Y ves Caldor
L’enfant de la Puszta
L’enfant de la Puszta
© Yves Caldor, 1997. Tous droits réservés
Yves Caldor
L’enfant de la Puszta
Cet ouvrage a reçu le Prix quinquennal Alex Pasquier 1998 décerné par l’Association des écrivains belges de Langue française pour un roman historique. Il a été traduit en hongrois par Zora Barca et édité à Budapest en 2001 chez General Press.
À mes enfants Jérôme Gaëlle Yann Élisa En souvenir de Károly Káldor ce grand-père resté là-bas qui aurait tant voulu m’emmener plus souvent à bord du Gyermakvasút le train où rêvent les Enfants.
Rêver est un fleuve profond qui jaillit d’une source lointaine, où pullulent, au matin, les vérités. Carlo Emilio Gadda
PREMIÈRE PARTIE
« D’une île lointaine aux confins du monde connu »
Préambule Dixième jour de ce mois de septembre de l’an quinze cent vingt-six. Il est tard, la nuit a tout ennoirci, la maisonnée s’est assoupie. Au loin, chevaux et buffles se sont tus. Seules quelques cigognes claquettent encore. Je peux enfin prendre le temps de m’épancher sur ces feuillets. Écrire en m’appliquant, bien tracer mes lettres. Peut-être arriverai-je à retrouver un peu de calme. Mes douloureuses songeailles et remembrances ne me causent nul plaisir : la mort de Suzanne, et celle, plus récente, de mes amis Gauthier et Anna. Ma vigueur disparue. Et ma chère Puszta livrée au pillage de soldats hongrois désœuvrés... Le seul remède, puisque le corps, de plus en plus, refuse d’obéir, réside dans ces petits jambages tracés avec soin sur le papier que j’ai réussi à me procurer. Couché par terre, un soldat gît, tant recru de fatigue qu’Ivan doit nourrir tout comme enfançon en ses langeailles, à la becquée. Dix longues journées maintenant que ce pauvre hère est arrivé à Hortobagy, couvert de boue, la tête vide. Tel un abruti. Les cinq premiers jours, il n’a rien fait que dormir. Nous devions le tirer de ses brumeux sommeils, lui ouvrir le bec tout comme on fait d’une oie pour la gaver, avant de le hisser derechef sur sa couche. Le sixième jour, il a trouvé juste assez de force en lui pour saisir sa cuillère et avaler sa soupe, se traîner à la fenêtre, les yeux effarés par la lumière crue de la Grande Plaine. Épuisé, il ne peut rester longtemps debout. Dormir
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encore. Dormir pour oublier. Durant son sommeil, nous l’entendons balbutier des cris, de sombres imprécations. Ses nerfs sont à bout. Éveillé, il refuse de parler. Ses armes jonchent le sol, il n’a pas encore eu la force de les fourbir. Quinze septembre. Notre convalescent reprend lentement goût à la vie. Hier, il a fait le tour du domaine, humé les senteurs du verger, flairé les écuries. Puis il a englouti comme vrai bouffart1 le chapon préparé par Marie. Vingt-cinq septembre. Aujourd’hui, pour la première fois depuis son retour, Jérôme est remonté à cheval. Il n’était pas très sûr de ses gestes. Artabase l’a senti, et a presque réussi à le désarçonner ! « Mes jambes manquent de souplesse, père », a-t-il avoué. Ses premières paroles.
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Premier jour d’octobre. Des soldats en fuite sont passés non loin de la ferme. Les chiens ont aboyé longuement. Les soldats ont préféré s’éloigner. Même livrée au pillage, ma Puszta, heureusement, n’a pas changé de visage. Toujours aussi belle, le ciel changeant d’humeur et les oiseaux alors soudain attentifs. Aujourd’hui, Jérôme accepte de parler. « Père, pardonnez mon peu d’entrain à vous narrer nos malheurs. J’essaye de les oublier justement, mais ne le puis et revois malgré moi l’un ou l’autre moment de la bataille. La chaleur était insupportable. Dans ces circonstances, l’armure devient plus pesante encore, nous ralentit autant qu’elle nous protège, et sous la visière du casque, on étouffe, on voit mal. Il faut relever la vantaille2, mais alors le danger de recevoir flèche ou carreau d’arbalète en travers de la gorge me hante l’esprit. Devant moi, l’escadron royal, dont je fais partie
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pour la circonstance. Chacun se bat, férocement, même mon roi, qu’on appelle entre nous « Louis l’enfant de la Chance », que pas une flèche n’a jamais atteint où que ce soit. Pourtant, des batailles, il en a livrées. Soudain, un grand cri s’élève de milliers de poitrines : les Turcs s’éloignent, sont défaits. La joie nous assaille, déraisonnable. Nos soldats ôtent leurs armets3, plantent leurs lourdes épées dans le sol, ouvrent un flaconciau de vin... La vie est belle après tout, et le nombre des morts pas si élevé. La joie est de bien courte durée. À peine le temps de deux rasades. Un autre cri fuse des poitrines angoissées. Le Turc n’est pas parti. Il revient. En force. Rien qu’une ruse. Le Hongrois, tel un enfant, réfléchit après la bataille. Le proverbe a raison. Cette fois, la vague envahit nos lignes, bouscule nos défenses, submerge nos énergies. Plus rien à tenter, sauf la fuite. Louis II Jagellon4 doit s’encourir comme pet de lévrier, dos à l’ennemi. Fuir où, sinon devant soi, sans plan ? La seule issue, ce sont les traîtreux marais, dont nous avions constaté la proximité sans même nous en inquiéter. Bientôt mon maître n’est plus qu’un pantin désarticulé que l’eau saumâtre réduit en quelques secondes au silence. Ce que traits et boulets avaient épargné trouve ici sa fin honteuse. Et le soleil ardait de plus en plus fort. » *** Jérôme s’est lentement remis de ce cauchemar. Il me semble que j’en suis maintenant prisonnier, moi le vieillard que septante-cinq hivers n’ont point épargné. Avais-je envie de connaître encore cela ? Mohács, notre défaite5. Mohács, leur victoire. Désormais, les Turcs ne sont plus seulement un « péril ». Désormais, les Turcs ont vaincu les Hongrois. La suite n’est pas bien difficile à deviner ! Pourtant, la tristesse ne m’assaille pas autant que j’aurais cru. Serais-je un mauvais citoyen ? Feu mon maître Mathias Corvin, roi de Hongrie, n’aurait certes pas été de cet avis ! Ne m’a-t-il pas gardé sa confiance jusqu’à sa mort ? Alors, pourquoi ? C’est très paradoxal. Il me semble que
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la victoire de Süleyman II le Magnifique remet les choses au point. D’accord, les Turcs ottomans (ou Osmanlis comme ils se nomment) sont nos ennemis. Bien sûr, ils ont commis et commettront des milliers d’atrocités. Mais qui est le plus condamnable ? « L’ennemi de toujours » (affirmation vague et bien commode !) qui nous envahit de l’extérieur, ou ceux de nos compatriotes qui commettent mille autres exactions sur nous pour la seule raison qu’ils appartiennent à un état plus élevé ?... Je n’ai rien d’un traître, j’affirme simplement que la situation d’avant ne pouvait plus durer : avoir préféré combattre, puis torturer et exécuter György Dózsa6 et ses paysans-soldats au lieu de les aider précisément dans notre lutte contre les Turcs, quelle perversion mentale de la part de ces barons présomptueux ! Certes, les paysans-soldats avaient pris l’initiative et retourné leurs armes contre la haute noblesse, mais n’était-ce pas prévisible ? Que peut faire d’autre un être humain que l’on affame ? Un pauvre n’a-t-il qu’un demi-estomac ? Les grands en ont-ils deux ? Et devaient-ils, au nom de leurs intérêts égoïstes, interdire cette expédition contre les Turcs, rendue indispensable par la gravité de la situation ? Je n’ai même plus de fiel dans le cœur en écrivant tout ceci : les années l’ont dilué. Mais ma mémoire est intacte. Notre Dózsa était un véritable chef militaire, il aurait pu, à la tête de son armée de paysans et d’artisans, de bourgeois et d’étudiants, chasser ces mêmes Turcs. Mais s’il gênait ceux-ci, il menaçait encore bien plus nos grands nobles infatués et pleins de morgue. Lui qui ne voulait qu’un peu moins d’injustice, ils l’ont assis sur un bûcher, l’ont coiffé d’une couronne de métal brûlant pendant que, sans attendre sa mort, ses propres compagnons, affolés par quinze jours de jeûne, lui arrachaient des lambeaux de chair rôtie... Quant à ses fidèles, ils n’en ont pendu que quelques milliers. Le reste était bien trop précieux pour cultiver leurs terres ! Les Ottomans n’auraient pas agi avec plus de raffinement ! « En dehors du prix de son travail, le paysan n’a aucun droit à la terre de son seigneur, la propriété de toute la terre appartient à ce dernier. » Ainsi le proclame l’Opus tripartitum juris
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consuetudinarii Hungariae, le code juridique que István Werböczy7 rédigea pour le seul profit des grands seigneurs en 1514, peu de temps après l’écrasement de la jacquerie menée par György Dózsa. De cette époque date le servage, qui jusqu’alors avait épargné nos contrées. Peut-être est-ce l’annonce – prévisible – de la victoire des Ottomans qui m’a donné un choc soudain et salutaire, toujours est-il que j’ai secoué ma naturelle nonchalance, mon inclination à la méditation et aux plaisirs et que j’ai rouvert mon écritoire. Le sentiment de ma fin maintenant proche m’y a aussi poussé. L’époque que j’ai traversée m’a réservé nombre de surprises, bonnes ou mauvaises ; à l’époque de Mathias, la Hongrie fut un pays prospère, traitant d’égal à égal avec le reste de l’Europe, et je l’ai connu tel. J’étais jeune, avide de vivre et le hasard m’a comblé. Maintenant, le corps débile, je me survis. Dans ce cas, la seule chose à faire, c’est d’exhumer ces faits lointains de ma mémoire et les coucher sur parchemin. Pour mes enfants – ils savent lire eux aussi, ce qui n’est guère fréquent à notre époque ! –, et puis les enfants de mes enfants. Il ne s’agit que de souvenirs, car je ne prétends pas posséder la solution aux malheurs communs, et que chacun connaît : le fossé qui déchire notre pauvre pays depuis la mort de notre roi Mathias le Juste ; d’une part les « grands » impitoyables et égoïstes, nous-mêmes d’autre part, gens du peuple et de petite noblesse, qui devons nous contenter de si peu. Qu’y puis-je si je suis révolté par tant d’injustice ? En ce monde si misérable, que pouvons-nous espérer ? Simplement, chacun fraye son chemin pour garder le cap dans certaines situations. C’est déjà bien beau. Le reste, la lumière éternelle et la pape au riz, comme supputent mes amis des Pays d’en Bas8, c’est pour après la mort, si le dieu des Écritures, que nous voulons miséricordieux, accepte d’avoir pitié de nous.
1 Mihàly et Maria sont mes Père et Mère ; père et mère, mes dieux nourriciers, punisseurs ou cajoleurs selon le cas. J’ai pour frère Antal, avec lui je me barbouille de sable et de jus de ribizli, que Français nomment groselles ou groseilles et qui sont rouges comme rubis. Une fille plus âgée et délurée complète ce monde clos et sûr où le doute comme le mal n’ont point de place. Leur ferme est très vite devenue mon château fort, le verger mon océan, un simple balai mon cheval de guerre ; je ne devais partager tout cela qu’avec Antal. Puis je découvris que mon château gouvernait un pays : mon univers était alors celui que mes yeux d’enfant pouvaient embrasser aisément ; en me tournant et retournant, mon regard glissait sur de lointains bosquets, des mares herbues, des bandes de sable d’or fin, des mers de coquelicots. Plus tard, j’empruntais quelques heureux chemins pour prendre d’assaut des dunes pelées ou envahir des clairières que je trouvais belles comme l’église d’Hortobàgy. Le problème, le seul, c’étaient les chiens. Pour eux, le devoir avant tout : garder les moutons ; inutile d’essayer de les en détourner, tout de suite ils montraient les dents. Quant aux buffles, leurs cornes m’impressionnaient bien un peu, mais ne m’empêchaient pas d’approcher ; ils levaient la tête posément, leur souffle chaud et humide me caressait le visage. Il y avait aussi les taureaux et les oies, avec lesquels je me montrais plus circonspect. Mais les kis béka, les petites grenouilles, abondaient, et même quand elles étaient en train
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de fabriquer des bébés, je liais familièrement conversation avec elles. C’était moins facile avec les cigognes, qui dédaignaient la terre ferme et préféraient s’échanger des messages codés. Je les trouvais un peu distantes et les avais surnommées les surveillantes des cheminées. De temps en temps, je tombais nez à nez avec un lézard somnolent. Je ne m’offusquais point de son silence et lui faisais aussitôt mille et une confidences à chuchotis. Et puis bien sûr, il y avait les chevaux ; mais leur parler était difficile, car ils ne suivaient pas très bien la conversation et détournaient trop fréquemment la tête à mon goût. Ce pays était le mien. Je ne savais pas encore que j’en étais amoureux. Mais déjà, je ne voulais rien d’autre. D’ailleurs, on m’eût bien surpris et même scandalisé si l’on m’avait assuré qu’un autre monde existait.
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Un jour, j’eus sept ans. Le début d’un homme, m’avait prévenu Mère. Le quart d’un csikos, consentit Père. Maintenant, en l’absence de Père, c’est moi le chef parce que je suis beaucoup plus raisonnable qu’Antal. Toinon est du même avis. Erzsébet sourit avec l’indulgence d’une demoiselle qui s’en moque, d’ailleurs elle file la laine avec Mère Toinon, elle n’est pas concernée. Il arrive souvent à Père de partir pour plusieurs jours accompagner les troupeaux. Il loge alors dans une cabane en bois, montée sur des roues et qui brinqueballe comiquement le long des chemins creux. Lorsqu’il ne part que pour deux ou trois jours, il dort sous une sorte de tente de paille. Il emmène son chien Fules avec lui, s’arme d’une épée et n’oublie jamais son grand fouet de csikos. Père l’a fabriqué lui-même. Mère n’aime point quand il part ainsi. Moi si, car durant ces journées, je peux chiper la toupie d’Antal, choisir nos jeux et surtout, lui interdire le bâton ; Antal adore se battre au bâton, il gagne souvent et tape sur les doigts. Lorsque Père revient, tout rentre dans l’ordre.
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Ce jour-là, nous étions à la besogne. Les chevaux n’étaient point tant calmes qu’à l’ordinaire. « Ils sentent l’orage ou alors c’est que quelque chose se prépare, mon garçon » lance Père. Soudain, les chiens se déchaînent. « Curieux, ajoute Mihàly, il ne vient pourtant pas grand monde à la ferme ces temps-ci. » Il sort de l’écurie, je tends l’oreille. « La bienvenue, messire, comment vont ceux de Buda ? – Bien rétorque une voix inconnue, comment va l’enfant ? » Et une ombre immense bouche l’entrée, se profile sur les chevaux, envahit mon regard. Une barbe, différente de celle de Père ; deux yeux qui me fixent. – Serais-tu Istvan ? –… – Eh bien, n’as-tu point de langue ? – Si fait, messire ! – Cela me rassure, une langue quelquefois est utile. Que fais-tu ici ? – Rien en ce moment, mais souvent j’aide Père, bredouillé-je déjà. – Allons, calme-toi, garçon, je ne suis pas venu pour te punir. L’homme est un peu moins grand que Père ; aux pieds, des bottes de voyageur ; il est armé. Il me fait peur. « Je te fais peur ? reprend-il à voix basse. –… – Bien sûr, tu ne me reconnais pas. Pourtant, je t’ai amené ici il y a quelque sept ans. Tu n’étais alors qu’un ballot gazouillant de linges souillés. » « Istvan, reprend l’homme plus doucement encore, je m’appelle Sàndor. Je suis ton père. Reviens ! – Non. – Que dis-tu ? – Non, vous n’êtes pas mon père ! – Ne l’écoutez pas, balbutie Mihàly, ce n’est qu’un enfant. » Mon visage prend feu. Pourquoi Père dit-il à cet inconnu que je ne suis qu’un enfant ? Le fait de n’être qu’un enfant permet-il de remplacer un père par un autre ? Je m’évade de l’écurie, cours, cours
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