Il faut que je vous dise

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Marie Souffron

IL FAUT QUE JE VOUS DISE

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Du même auteur Le fil invisible, roman, septembre 2003 Le temps d’une partie d’échecs, nouvelle dans le recueil « De temps en temps », mars 2008

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Marie Souffron

IL FAUT QUE JE VOUS DISE

Laura Mare éditions 11 Rue Dupuytren 42100 Saint Étienne http://editions.lauramare.com SIRET 50506017800017 APE 5811

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©Laura Mare Éditions Dépôt légal 4eme trimestre 2008 ISBN 978-2-918047-01-8

Toute reproduction, dans le cadre d’une utilisation collective, intégrale ou partielle, faite sans le consentement préalable de l’auteur ou de ses ayants cause, serait illicite et constituerait une contrefaçon sanctionnée par la loi en vigueur propre au Code de la propriété intellectuelle.

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Quelques mots…

Dans le milieu littéraire, comme partout, il arrive que l’on croise des personnes d’exception, à la gentillesse, à la sensibilité hors norme. C’est ce qui s’est passé avec Laura et Marie, deux amies qui ne se connaissaient pas, l’une éditrice et auteure, l’autre auteure. Entre elles deux le courant est passé et aujourd’hui leurs talents respectifs se conjuguent ici pour nous offrir une histoire forte, où l’émotion est constamment au rendez-vous. Marie, au doux sourire, me surprend toujours par la puissance de ses écrits… De sa plume adroite elle nous entraîne dans un florilège de sentiments. Il faut que je vous dise est une histoire qui nous attrape le cœur. Impossible de rester insensible face à la terrible fatalité qui se dresse sur la route de Quentin, Tom et Charlotte… Personne n’est préparé à la mort, à la perte brutale d’un être cher, et lorsqu’un tel drame surgit dans une vie, il faut juste tenter de survivre malgré cette difficulté à continuer d’avancer. A la seule disparition…

condition

d’accepter

cette

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C’est cette histoire bouleversante, où réalité et surnaturel se mélangent, que nous raconte Marie, au milieu d’une panoplie de personnages tous autant attachants les uns que les autres. Lecteurs attentifs, nous évoluons avec eux et mettons nos pas dans les leurs, tant nous avons envie de les aider à s’en sortir… En fermant le livre de Marie, je me suis dit que ce roman je n’étais pas prête de l’oublier, qu’il resterait au fond de moi, avec la certitude d’avoir lu un très beau livre… Impossible d’en dire plus sans risquer d’en révéler trop… « Il faut que je vous dise » de simplement vous laissez porter par les mots…

Marie-Laure Bigand

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D’un geste nerveux, l’homme dans sa voiture alluma la radio. La voix d’Henri Salvador s’envola dans l’habitacle pour diffuser sa chanson douce. Les arbres blancs défilaient au rythme de la vitesse ; ils s’élevaient, de chaque côté de la route, vigoureux et majestueux, pendant que Quentin pouvait percevoir, à travers la vitre grande ouverte, leurs odeurs sourdes et lentes, leurs couleurs atténuées par les cristaux de neige. Deux larmes glissèrent le long de ses joues, qu’il essuya d’un revers de main, puis il éteignit la radio. Le morceau qu’elle diffusait lui nouait les tripes, c’était insupportable. Il roula donc en silence et plus il approchait de son village natal, plus il ralentissait. Quand il vit le panneau indiquant Saillac, quinze kilomètres, une sueur glacée perla sur le haut de son front. Il enfonça doucement la pédale de frein tout en regardant la petite photo collée sur le tableau de bord. Ses deux enfants, Tom et Charlotte lui offraient de beaux sourires épanouis. Il les caressa d’un index tendre, jusqu’à ce qu’un reflet du soleil fit briller son alliance. Fébrilement, il promena alors le bout de ses doigts sur son cou, y trouva sa chaîne d’or et la sortit de sous sa chemise. Au bout de la chaîne étincelait l’alliance de Marianne, qu’il pressa sur ses lèvres sèches. Un gros sanglot s’engouffra dans sa gorge contractée et il fut obligé de s’arrêter sur le bas-côté. Il se prit la tête entre les mains et il resta un long moment, le front appuyé contre le volant, marmonnant, entre deux gémissements, le doux prénom de sa femme.

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Ses enfants l’attendaient chez sa mère. Il avait peur de les retrouver, l’angoisse gênait sa respiration. Il imaginait leurs deux beaux visages, ouverts et confiants, tournés vers lui. Comment leur dire l’indicible ? Tom, Charlotte, mes enfants chéris, vous ne serez plus jamais les mêmes : maman est morte, papa est fou de douleur. Non, il savait pertinemment qu’il ne pourrait pas, que jamais il ne pourrait dire cela. Plus que quinze kilomètres. Sa vue était floue et il devenait dangereux. Il fallait qu’il reste un peu là. Pour réfléchir. Pour se rejouer le film tragique qu’il se repassera, encore et encore, celui-là même qui a brisé sa vie et qu’un vilain petit être en lui prend un malin plaisir à rembobiner pour le rediffuser, alors qu’il aimerait tant qu’il n’ait pas même existé.

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« Maman, maman, où es-tu ? » Il n’y eut pas de réponse, mais le jeune garçon n’en espérait pas : Sa mère n’était plus là. Cela faisait un mois qu’elle avait disparu. Une éternité. Tom se disputait à tous moments avec sa petite sœur et Marianne n’en pouvait plus de leurs querelles incessantes. Elle a crié qu’un jour elle s’en irait, pour ne plus les entendre. Après, elle a pleuré et elle les a embrassés. Et si elle était partie, vraiment partie, mais pour aller où ? Elle ne les aurait pas quittés sans leur dire au revoir. Tom avait renoncé à ses luttes quotidiennes avec Charlotte pour établir une sorte de complicité affectueuse et bienfaisante, mais c’était trop tard. Sa mère n’était plus là pour apprécier ce qu’elle avait tant désiré. Et si elle était… morte ? Ce mot lui faisait peur. Il ne savait pas vraiment ce que cela voulait dire, il en avait entendu parler souvent bien sûr, mais c’était toujours les autres qui mouraient, pas les membres de sa famille. Seule sa grand-mère maternelle était déjà partie pour le mystérieux royaume d’Hadès quand il est né. Il se souvenait la mort de doudou, son lapin nain. Il était

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devenu froid et dur. La petite lumière au creux de ses pupilles s’était éteinte. Ses pattes avaient cessé de bouger. Tom n’avait pas oublié à quel point à ce moment il avait eu envie de sentir ses griffes sur ses bras et la chaleur de son petit corps dans ses mains. Il l’avait enterré dans le jardin, avec l’aide de sa mère. Il avait été triste pendant une semaine au moins et puis il n’y avait plus pensé. Si seulement il osait demander à son père. S’il osait lui dire cette petite phrase qu’il répétait dans sa tête à chaque heure de chaque jour : Papa, je crois que maman est morte et que tu ne veux pas me le révéler. Mais l’enfant restait muet. Et son père était sourd. Pardon maman, si j’avais su… J’ai oublié de te dire… Il avait aussi oublié de serrer ses bras autour d’elle, il avait oublié d’écouter son cœur battre, il avait oublié de toucher sa peau si douce. Il avait oublié… Son père disait qu’elle était là, mais il la cherchait sans la trouver, il la regardait sans la voir, il l’écoutait sans l’entendre. Il avait peur, si peur de l’avoir perdue pour de bon. Quentin lui mentait, il en était sûr. L’un redoutait de s’ouvrir à la vérité pendant que l’autre tremblait de la comprendre. Alors ils restaient dans leur monde de chimères, en

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silence. Leur courage était parti avec Marianne. Tom se sentait abandonné et seul. Terriblement seul. Avant cela, il avait été un enfant heureux, sans le savoir. Il avait passé les vacances de fin d’année avec sa petite sœur Charlotte chez leur grand-mère, à la campagne à Saillac, pendant que leurs parents étaient allés au Canada.

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Tom et Charlotte déballaient leurs cadeaux, au pied d’un magnifique sapin illuminé. Mamie Jeanne avait un goût incomparable dans l’art de la décoration et leur arbre de Noël était le plus beau qu’ils aient jamais vu. Un feu crépitait dans la haute cheminée et diffusait sa douce chaleur. Sur le bord de la hotte, un petit cadre doré retenait la photo d’un homme que les deux enfants n’avaient pas connu, un homme jeune, figé dans un sourire éternel. Il aurait été leur grand-père. Les restes du repas garnissaient la table nappée de branches de houx. Des petits bouts de bougies bleues et blanches finissaient de se consumer. Au milieu des paquets, Charlotte avait trouvé une grande carte avec des angelots, signée de leurs « papa et maman » qui leur souhaitaient un joyeux noël. Tom avait reconnu le graphisme de sa mère. Une écriture de petite, lui disait-il pour la taquiner, et cela la faisait bien rire. Tom adorait la regarder s’appliquer à dessiner soigneusement ses lettres, avec des pleins et des déliés, en serrant ses lèvres à la manière d’une élève sérieuse et sage. Mamie Jeanne s’était installée confortablement dans son fauteuil à bascule et elle regardait ses petitsenfants d’un air doux et tranquille, à travers les verres de ses lunettes à monture dorée. Charlotte sortit d’un carton une poupée à tête de porcelaine. Elle commença à la bercer, en se balançant d’avant en arrière, comme s’il s’agissait d’un véritable bébé. Tom déballait un cadeau en arrachant le papier avec convoitise et il découvrit une belle boîte noire de

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magie. Il devinait que cela venait de sa grand-mère, mais il faisait semblant de croire au Père Noël, pour Charlotte. Il sentait ses yeux s’agrandir, sans qu’il puisse rien y faire, au fur et à mesure qu’il sortait ce que contenait le coffret : il y avait de jolis foulards de toutes les couleurs, des cartes spéciales de magie, et, ho, des balles de jongleur ! Ce fut automatique. Sans même y penser, Tom se mit à jongler. Jongler, pour lui, c’était comme marcher ou faire du vélo, c’était naturel. Il maniait donc ses balles avec aisance, satisfait d’épater sa sœur et sa grand-mère. Il était joyeux, et il s’égosillait : - Regarde mamie, je suis le bateleur, le fou du roi, regarde ! Je serai bientôt aussi fort que papa ! Tout en jonglant, il incorpora une quatrième balle à son jeu. Sa grande chienne, une golden retriever blanche, sortit de sous la table et fit la belle, en levant ses deux pattes avant. Il savait pertinemment ce qu’elle voulait, mais il continuait ses jongleries avec agilité, tout en la fixant des yeux. Il attendait de la sentir prête, et soudain, il la prévint d’un « à toi, Lhassa ! », et il commença à lui lancer une balle sur quatre. Charlotte et sa grand-mère les applaudissaient, ravies. Tom complimenta sa chienne : - Bravo, ma fille, tu es la meilleure ! On continue tant qu’on peut ! Leurs échanges se succédèrent, jusqu’à ce que Tom veuille tenter une nouvelle prouesse :

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Charlotte, quand je te le dis, tu m’en lances une cinquième ! Mais Charlotte, le visage excité, brandissait un petit papier doré plein de mystère. Curieux, Tom cessa brusquement son face à face avec son golden. La grande chienne attendait sans comprendre, une lueur dansant dans sa pupille verte. Sur le papier, juste trois mots étaient écrits à l’encre violette : « Dans la grange ». Tom lâcha les pelotes blanches, sachant que sa compagne de jeux allait les reprendre les unes après les autres et les reposerait dans leur boîte. Les deux enfants se ruèrent dehors et coururent jusqu’à la grange. Ils ouvrirent l’énorme porte de bois à la volée et la neige amassée sur le seuil tourbillonna en flocons doux et humides, alors que leurs yeux s’arrondissaient de stupeur. Au milieu de la paille et des noix, les lèvres rieuses, ils découvrirent un superbe théâtre de marionnettes. Un théâtre vraiment spécial, fait rien que pour eux. Tom avait surpris son père à travailler le bois et il se doutait un peu que Quentin leur préparait une surprise. Mais s’il s’était attendu à un tel cadeau ! Les marionnettes étaient sculptées dans du teck, son père lui avait précisé le nom de ce bois, elles atteignaient environ un mètre de haut et, reliées à une vingtaine de fils, elles étaient entièrement articulées. Le jeune garçon pensait à l’énorme tâche de Quentin, tout en examinant les finitions, quand sa

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petite sœur, qui étalait les marionnettes les unes à côté des autres, le fit sursauter sans ménagement : - Regarde Tom, on dirait moi ! Et celle-là, c’est toi ! Et voilà maman et papa, avec leurs habits de scène ! Prodigieux ! C’était tout simplement prodigieux ! Leur grand-mère était venue les rejoindre, frileusement enroulée dans un immense châle d’une laine bien chaude. Elle s’était assise sur le vieux banc et observait les enfants, toute joyeuse de leur étonnement. Son petit-fils manipulait les poupées, se trompait, mélangeait les fils, puis recommençait. Quand il se sentit à l’aise, il sollicita sa sœur avec une allégresse expansive : - Allez Charlotte, on improvise ! Je prends papa et toi maman. Les marionnettes étaient presque aussi grandes que la fillette. Son frère tira sur les fils du pantin revêtu d’un costume noir, celui-ci se leva, ses jambes de bois se déplièrent et d’une façon un peu saccadée, comme s’il sortait d’une longue convalescence, il se mit lentement en mouvement : - Bonjour, je suis Quentin le magicien ! Et voici ma femme, fit l’enfant d’une grosse voix ! Je vais la rendre invisible, mais attention, elle sera invisible « pour de bon » ! Charlotte fit se lever la poupée à la robe bleue et essaya d’imiter la voix de leur mère :

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Invisible, oui, mais n’oubliez j’entendrai tout ce que vous direz !

pas,

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Marianne et Quentin fêtaient Noël pour la première fois sans leurs enfants, loin, très loin d’eux. Ils étaient à Québec, une superbe ville entourée de hautes et majestueuses montagnes, de forêts qui feraient germer des idées dans la tête d’un architecte, de lacs aux eaux transparentes et frissonnantes et de rivières glacées aux courants silencieux, du fier fleuve Saint Laurent et surtout, de la splendide chute Montmorency, à plus de huit milles kilomètres de chez eux. Un gala de magie les avait menés jusquelà. Quentin était magicien et il partait fréquemment loin de son foyer. Le plus souvent, Marianne restait à la maison, avec leurs enfants, mais cette fois, l’agence qui les employait exigeait un tandem : « Alias Canada », agence de communication évènementielle, recherche un couple de Magiciens pour les fêtes de fin d’année. Référence de l'offre : acu 0018888 Secteur d'activité : Art et Spectacle Titre de l'offre : Magicien Lieu de travail : Canada Rémunération : à définir Compétences : une expérience de plusieurs années de pratique est exigée ; imagination et créativité seront appréciées. Vous devrez apporter votre propre matériel et avoir plusieurs tours de magie dans vos poches. L’un de vous devra impérativement devenir invisible

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pendant la soirée. Vous serez mobiles géographiquement et disponibles les deux réveillons. Sans cette annonce alléchante, leur vie n’aurait pas dérapée. La jeune femme serait celle qui disparaît aux yeux de nombreux spectateurs, dans une parfaite mise en scène. Pour ce qui fut de la rendre invisible, l’illusionniste ne sut pas si bien faire : il l’a réellement rendue invisible. Car tout fut de sa faute. Il ne culpabilisait pas bêtement, non, tout fut réellement de sa faute. Le spectacle se déroulait sur un rythme infernal. Le prestidigitateur donnait toute son énergie. Il aimait son public, il aimait son métier. La magie était toute naturelle pour lui. Elle n’était ni facile, ni difficile. Ce n’était pas un effort, c’était comme de respirer. Avec la magie, un monde sans limite s’était ouvert à lui, un univers qui ne se terminait nulle part. Avec Marianne, ils étaient d’une beauté particulière sur scène. Il avait endossé son costume noir très chic, avec une chemise de soie blanche et un nœud papillon et elle portait, avec son élégance habituelle, sa longue robe bleue, qu’ils avaient achetée à Venise, l’année d’avant. Ses cheveux étaient libres sur ses douces épaules nues. Quentin prit quelques secondes pour jauger l’assistance. Il avait pour habitude de s’attacher à un visage et d’oublier tous les autres. Au deuxième

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rang, une femme blonde se distinguait. Un jeune garçon était assis à côté d’elle, attentif, bouche bée. C’est lui que Quentin choisit. Il revint vers Marianne et lui sourit, avant de la recouvrir d’un long voile bleu et translucide, du même bleu que sa robe. À ce moment, elle se mit à danser et ce fut véritablement magique. Elle était un fantôme bleu et léger qui resplendissait d’une grâce enchanteresse dans l’accomplissement de rapides virevoltes, de joyeuses impulsions, de ravissants élans, elle évoluait avec charme, douceur et élégance et Quentin en restait coi. Heureusement, il se rappela le public, il attrapa un pan du voile bleu, puis il tira le tissu d’un geste sec : Marianne avait disparu. Ils avaient travaillé cette scène jusqu’à la perfection et elle était parfaite. Pourtant, Quentin ressentit un drôle de malaise. Un mal-être serait le mot le plus approprié. Une migraine le surprit et lui fit mal, s’incrustant sournoisement dans chaque infime partie de son crâne. Les applaudissements éclatèrent alors et ce fut pour lui comme si le feu du ciel se mettait à gronder et à faire écho dans sa tête soudain fatiguée, prolongeant et amplifiant ainsi le son du tonnerre. Quentin se força à se concentrer, il plia délicatement le tissu et le mit tranquillement dans sa poche, suggérant par ces gestes un retour au calme, puis il demanda à l’enfant (sûrement le fils de la

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femme blonde), par le biais de son micro, un numéro de un à dix. Le garçon choisit le trois. Quentin ressortit le tissu, le déplia, puis le déploya loin et haut devant lui, avec les grands gestes théâtraux du magicien, tout en disant d’une voix forte : un ! Il ramena le tissu jusqu’à lui, puis le lança à nouveau en avant, en disant : deux ! Puis : trois ! Et là, il laissa quelques secondes s’écouler… Rien ne se passait… Silence total dans la salle… Le cœur serré de Quentin cognait à tout rompre contre ses côtes, comme les graves roulements d’un vieux tambour. Marianne n’était plus là ! Quentin ressentit une sorte d’intuition bizarre qui lui fit mal. Il se sentit pâlir légèrement, il se passa la main sur le front et il vacilla. Il fallait qu’il se reprenne vite et qu’il fasse face à l’assistance. Il feignit adroitement d’être angoissé, tout en l’étant vraiment et, tel un soldat découragé, il posa sa main droite sur son cœur : - Eh bien, c’est terrible, elle a vraiment disparu ! Ils y ont cru ! C’était insensé mais ils y ont cru ! Ils ont hésité. Quelques personnes ont tapé des mains, suivies de quelques autres qui s’enhardissaient, puis d’autres encore. C’est drôle comme on oublie vite la souffrance, dès qu’elle ne fait plus mal. Il n’y avait plus que la joie du public

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qui comptait pour Quentin. Envolée l’inquiétude, oubliée la drôle d’impression, les mains s’étaient mises à se frapper avec une telle vigueur que Quentin imaginait aisément le crépitement d’un feu gigantesque ! « C’est géant », aurait dit son fils. Derrière lui, pendant qu’il remerciait l’assemblée d’une révérence, deux hommes installaient déjà un nouveau décor pour Olivier, qui allait prendre le relais. Olivier, un garçon roux, en costume, chemise et chaussures rouges, était lui aussi magicien et surtout, il était l’ami d’enfance de Quentin. Lors du recrutement, l’agence Alias avait fait savoir à Quentin qu’elle recherchait d’urgence un autre magicien pour le gala et il s’était empressé d’en parler à Olivier. Quand Quentin arriva en coulisses, il vit que sa femme se changeait derrière le paravent. Rassuré, il laissa naître sur son visage un sourire amusé, puis il prit une voix très chevaleresque : - Que votre ombre est jolie, ma chère et tendre épouse ! Ils aimaient jouer ainsi à se vouvoyer. Marianne prit la même voix pour lui répondre, un peu hautaine : - Oh, vous trouvez ? Vous n’êtes pas mal non plus. Quoique… Je vous eusse préféré nu ! - Nu ! Vraiment ! Je ne demande qu’à vous plaire ma princesse, accordez-moi un instant.

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- Chiche ! Il retira sa veste et son nœud papillon, il commençait à déboutonner sa chemise… … Quand Violette, une acrobate, jeune canadienne brune frisée aux grands yeux noirs, fit son entrée en faisant la roue. Elle se déplaçait rarement de façon normale et Quentin l’avait tout de suite trouvée drôle, lors des présentations, mais à ce moment précis, elle ne le fit pas rire du tout. Il se sentait plutôt troublé, comme un adolescent pris en faute. Violette ne fit pas cas des deux époux, elle vint s’asseoir devant le grand miroir et décida de retoucher son maquillage. Marianne avait fini de se rhabiller. Elle s’approcha de l’oreille de Quentin et chuchota : - Ne soyez pas frustré mon amour. Cette nuit, à l’hôtel, nous nous rattraperons… Elle se redressa et lui fit un clin d’œil malicieux. Il la prit par la main et ils sortirent de la pièce en riant. Ils montèrent dans un ascenseur et se retrouvèrent enfin seuls. Naturellement, leurs corps s’enlacèrent sur le champ et ils s’étreignirent, cœur contre cœur, dans un long et chavirant baiser et Quentin se sentit si léger qu’il lui sembla s’envoler avec l’ascenseur, alors qu’en réalité, il descendait et dieu, qu’il était bien ! Lorsqu’ils arrivèrent au rezde-chaussée, il appuya discrètement sur le bouton du septième. Il ne savait pas si Marianne l’avait remarqué, mais elle n’en fit en tous cas rien voir… Au retour, un homme et une femme sont montés

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avec eux.. Lui, gêné, se mit à siffloter, elle, à toussoter… Dehors, sur le trottoir presque désert, Marianne planta ses yeux dans ceux de son mari : - Je t’ai lâchement abandonné tout à l’heure, tu ne m’en veux pas ? - Non rassure-toi mais, que s’est-il passé ? - Tu vas rire, j’ai eu un trac fou. Tous ces yeux fixés sur moi… Je ne pouvais pas revenir, il n’y avait rien à faire. - Ne t’inquiète pas, tu t’en es très bien sortie pour quelqu’un qui n’est pas du métier. Le public a cru que cela faisait partie du voyage. Il la prit dans ses bras, empreint d’une grande tendresse : - Mais je t’avoue que j’ai eu un instant de panique, je t’avais perdue ! Et là, Marianne a prononcé des mots qui le tortureraient par la suite, tous les jours et pour le reste de sa vie : - Tu ne me perdras jamais, Quentin. Je serai toujours là, tu le sais bien. C’était le soir du 24 décembre. Après la représentation, Marianne, Quentin et toute la troupe avec eux avaient prévu d’aller manger au restaurant. Quentin était heureux malgré le grand froid. Jamais il n’avait eu aussi froid qu’en ce mois de décembre au Québec. Ils allaient dîner dans un superbe

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