Jean-Michel Raffalli
In lux limine Au seuil de la lumière
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Jean-Michel Raffalli
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Prologue Le sable s’enfonçait sous le poids de Simon et de l’inlassable mouvement des vagues. Il était à chaque fois un peu plus recouvert par l’eau. Le petit coffret flottait à côté de lui, il le regardait s’éloigner. Le déplacement était si naturel qu’il ne semblait présenter aucun danger. Pourtant, s’il ne faisait rien, les secrets du monde, la vérité sur nos origines, tout ce qu’auraient pu permettre ces découvertes sombrerait encore dans l’inconscience collective, dans l’amnésie de quelques privilégiés. – Simon ? Il leva la tête. Au milieu des étoiles, il vit les contours du visage de Lucie. Il se leva en ramassant le petit coffret. Il était trempé, ses vêtements pesaient une tonne et ruisselaient abondamment. Lucie fit deux pas en arrière pour sortir de l’eau, Simon la rejoignit. Il la regarda avec tendresse, la boîte l’embarrassait, il ne savait qu’en faire. Il la posa sur le sable et put enfin enlacer la jeune femme. Cette étreinte fut longue et passionnée. Nul besoin de parler pour entrevoir l’immense désillusion qui la scellait. La déception venait-elle de ce qui avait été découvert ? La vérité était-elle si terrible ? Si lointaine des espérances de l’homme ? – Mon Dieu, Lucie, c’est affreux, qu’est-ce qu’on doit faire ? L’été battait son plein. L’insouciance était dans tous les esprits des jeunes gens de leur âge et pourtant ils étaient là avec ce pouvoir immense comme un fardeau. Les doigts de Simon effleuraient le dos de Lucie. Il sentait une sangle sur l’épaule, il s’étonna, Lucie ne portait pas de soutien-gorge. Pour s’en assurer, il passa sa main par-dessus l’épaule, tout le long de la bretelle. Effectivement, ce n’était pas le soutien-gorge… Il
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continua ses recherches et finalement sous l’épaule, sa main s’arrêta sur un corps glacé et sans vie : le 38 spécial de Lucie. – Je ne sais pas, répondit la jeune femme dans un souffle. Il faut attendre les autres, après nous verrons. Quelqu’un approchait, Simon plissa les yeux pour tenter d’apercevoir le nouveau venu. Lucie sortit son arme. – Laisse tomber ton flingue ou je le bute… La voix était résolue et les individus qui avançaient vers le couple n’étaient pas encore suffisamment proches pour que Lucie et Simon puissent voir leurs visages. Ils ne devinaient que des ombres, mais les rayons de la lune faisaient scintiller le métal de l’arme. Comment avait-il pu les retrouver si vite ? – Allez, dépêche-toi ! L’homme ne plaisantait pas. Lucie s’exécuta… – La formule… Où est la formule ? Questionna-t-il. Le coffret était toujours sur le sol. Simon le regarda. La cupidité, la convoitise et la vanité de l’Homme étaient en train d’empêcher le rêve de l’humanité de se réaliser. Il assistait désemparé et impuissant à une nouvelle chute. De nouveaux errements qui ne permettraient sans doute pas l’alliance ultime de s’accomplir. Pouvait-il y faire encore quelque chose ? Sa mission était-elle achevée ? Il leva les yeux vers Lucie qui le regardait aussi. Tout autour d’eux, s’oubliait brutalement au profit de cette violence. Simon savait que s’il ne faisait rien pour l’arrêter, pire encore qu’un bonheur qui ne se réaliserait pas, ce serait une définitive destruction qui s’opérerait. Une détonation brisa le silence. Un instant la lumière fut plus forte et les visages éclairés davantage. Un cri de douleur se prolongea comme une réponse à l’explosion. Lucie fit mine d’avancer. La lueur de l’arme se dirigea vers elle. – Arrête-toi… et file-moi la formule… dépêche-toi… La voix était affreusement sereine, Lucie se baissa et prit le coffret. Elle avança vers l’agresseur et sa victime. Les ombres commencèrent à se préciser. Alors que l’homme était trop occupé à surveiller Lucie, Simon baissa les bras. Il n’aimait pas les armes à feu, cependant il se souvint brusquement du petit Browning. Il était toujours là, la crosse dépassant de la poche intérieure de sa veste restée à terre. D’un côté, un amateur qui n’avait jamais tiré de sa vie et de l’autre, un professionnel, que pouvait-il faire ? Simon ne savait même pas si l’arme était chargée, s’il fallait débrayer un cran de sécurité… Peut-être pourrait-il réaliser une diversion et donner ainsi l’occasion à Lucie de reprendre la situation en main…
Acte I Au commencement‌
1. Quelques semaines auparavant… Paul et Aurore sortaient du bureau du professeur Vangelis. Dans les couloirs de la clinique flottait une odeur d’antiseptique. Les doigts de la fillette flottaient dans la main de son père au gré de ses enjambées. Elle regardait le sol et faisait tout pour éviter de toucher les dalles noires. Elle sautillait de blanches en blanches comme si sa vie en dépendait. – Ça sent drôle, tu trouves pas ? Lança-t-elle sans rompre sa concentration. – Quoi ? … Oui, ça sent le médicament ma chérie… Paul se disait que la vie était bien cruelle. Ses yeux se mouillèrent. Il était sonné par l’annonce du médecin. Il n’y avait plus rien à faire ! Rien, sauf un miracle, n’arrêterait le processus de la maladie. Cette saleté qui avait tué son épouse en quelques mois s’exprimait à présent dans le petit corps d’Aurore. Elle allait mourir, dans les mêmes souffrances que Sophie. Elle allait partir, elle aussi, et le laisser seul pour digérer la dureté de cette vie. Cette existence, il ne la supportait plus, il n’en voulait plus. Malheureusement, son calvaire, il fallait qu’il le vive jusqu’au bout. Il devait accompagner sa fille, lui faciliter le passage comme il avait essayé de le faire pour sa femme. Ensuite, plus rien ne le retiendrait… Aurore était magnifique. Haute d’une dizaine d’années, ses longs cheveux blonds pleuvaient sur des épaules frêles. Ils descendaient jusque dans le creux de ses reins. Lorsqu’elle s’apprêtait à sauter, la petite main serrait davantage celle de son père. Elle se rassurait, elle savait qu’elle
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pouvait compter sur lui, qu’il ne la laisserait pas tomber sur une noire, « les noires, c’était pas bon, il fallait les éviter. » Lorsqu’un saut mal ajusté lui en faisait toucher une, elle laissait échapper un petit cri et reprenait aussitôt sa progression. Elle avait vu sa mère disparaître et savait ce qui l’attendait. Elle était pleine d’un courage indécent devant cette mort qui la réclamait alors qu’elle venait de naître. Paul avait peur, il supportait seul la réalité, en tout cas il le pensait. – Papa, on va manger une glace ? – … – Papa, je voudrais une glace, s’il te plait… Elle tirait maintenant sur le bras de son père… Ses yeux ouverts s’animèrent, avant de se retourner, il essuya ses yeux d’un revers de la manche et se força à sourire. – … Oui… d’accord, on y va ma chérie… La lumière au bout du couloir laissait entrevoir le beau soleil qui les attendait à l’extérieur. Dehors, leur main libre se mit spontanément devant leurs yeux. Face à l’hôpital, la terrasse du salon de thé était remplie. Aurore lâcha la main de son père pour s’installer à une des rares tables restées libres. – Un banana Split… et toi ? – Je sais pas encore… Oh ! je vais prendre comme toi… Elle se leva et interrompit la serveuse qui était en train de prendre une commande. – Deux banana Split s’il vous plaît madame… – … Aurore… reviens t’asseoir… attends enfin ! Elle obéit et les gros yeux que lui fit Paul étaient si peu crédibles qu’elle en sourit. La serveuse arriva : – Alors… à nous ! Vous avez dit deux banana Split mademoiselle, c’est bien ça ? – Oui, excusez-moi madame… – Ce n’est rien, je vous amène ça tout de suite. Paul, la tête dans le creux de sa main dévisageait sa fille et les larmes, une fois encore, lui mouillèrent les yeux. Elle se leva en faisant la moue, passa derrière lui et entoura son cou de ses petits bras. Sa joue était contre celle de son père. Il eut cette fois ci un vrai sourire éveillé par la fraîcheur de la peau d’Aurore. – Allez papa, on mange une bonne glace et après on rentre tranquillement chez nous d’accord ?
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– … D’accord ma chérie, on va faire ça ! Aurore ouvrit de grands yeux lorsqu’elle vit arriver les glaces sur le plateau de la serveuse. Elles étaient énormes, mais cela ne l’effraya pas. Elle se jeta dessus, si bien qu’elle en avait déjà dévoré une bonne partie avant même que Paul n’ait commencé. Ils restèrent là un moment sans échanger ni mot ni regard. Ils habitaient un petit trois pièces un peu en retrait des tumultes de la ville. Sophie et Paul l’avaient acheté à la naissance d’Aurore. Ils avaient fait une affaire, mais ils pensaient déménager assez rapidement : ils se sentaient à l’étroit. L’appartement se trouvait au rez-de-chaussée d’un immeuble assez ancien. Lorsqu’on entrait, une chaleur, une émotion vous étreignaient immédiatement, vous incitant à prendre possession de cet univers. Les sols étaient carrelés à l’ancienne. Une espèce de mélange de fragments faisait ressembler le plancher à un assortiment de cailloux de formes et de couleurs différentes. Les murs étaient tapissés de blanc et quelques tableaux les ornaient çà et là. Le blanc des portes était jauni par le temps, les fumées et la poussière. La cuisine était immense et à elle seule une invitation à pénétrer l’intimité de cette famille. Ensuite à droite se trouvait un petit bureau servant à l’occasion de chambre d’amis. La modestie de l’appartement aurait dû exclure l’opportunité d’une telle pièce et au contraire on la sentait indispensable, comme si ceux qui avaient organisé l’ensemble n’envisageaient pas les choses autrement. Encore plus loin à droite la chambre d’Aurore. La plus grande de l’appartement. Des jouets jonchaient le sol, un bureau d’écoliers, sobre et en bois massif paressait dans un coin. Le petit lit occupait le centre de la pièce. Les draps étaient défaits et le coussin déformé par une nuit très certainement agitée et les rêves d’une enfant malade. À côté se trouvait la salle d’eau. Un carrelage vert pomme aux murs et des sanitaires de la même couleur donnaient le faux espoir d’y être lavé de tous malheurs et protégé de l’infortune crasse de la vie. Le salon donnait sur un petit jardin où une table, des chaises, un barbecue recouverts par les mauvaises herbes et devenu logis pour les araignées, témoignaient de l’esprit de fête qui régnait autrefois dans cette demeure. Paul s’était affalé sur le canapé qui lui servait aussi de lit. D’un geste machinal, il pressa un bouton sur la télécommande et le poste s’ébruita avant que l’image n’apparaisse. Un vieux film noir et blanc, thriller des
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années cinquante, rempli de clichés sonorisa l’appartement. La vie qui semblait l’avoir abandonné revint artificiellement par l’intermédiaire de cette télévision. Aurore ouvrit le réfrigérateur et regarda d’un air distrait ce qu’elle pouvait en tirer : pas grandchose ! De toute façon, elle n’avait pas vraiment faim, elle avait juste sommeil. Les examens d’aujourd’hui l’avaient fatiguée, même si elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour éviter des lamentations inutiles, elle souffrait beaucoup ! Elle rejoignit son père dans le salon et se jeta dans ses bras. Un soupir de surprise ébranla Paul. Perdu dans une prière désespérée, il s’était résolu à lancer un appel à ce soi-disant Dieu qui était en train de lui ôter tout ce qu’il lui avait d’abord offert. – Papa, je vais me coucher, je suis fatiguée… papa ?… Il se retourna vers elle en prenant un peu de recul, la proximité l’empêchait de la voir vraiment. D’un geste de la main, il lui écarta quelques mèches turbulentes qui lui cachaient le visage. – Oui, ma chérie, vas-y, je viens t’embrasser… Ce petit être occupait cette maison et lui donnait une âme. La gaieté qu’elle portait en elle, l’innocence face aux drames et l’insouciante fraîcheur qu’elle produisait, hurlaient l’injustice de la dureté de sa jeune existence. Le regard de Paul resta un moment figé. La tendresse qui en était à l’origine avait peu à peu disparu et les traits s’étaient durcis. La peine et le désespoir en avaient à présent repris possession. Un cri horrible émanant du poste de télévision le sortit de sa torpeur, il baissa le volume tout en se levant. Lorsqu’il pénétra dans la chambre de sa fille, le silence lui serra la gorge. Elle était allongée et dormait déjà profondément. Recouverte d’un simple drap, elle serrait dans ses bras une peluche. Paul n’osa pas la toucher. Il déposa un baiser sur sa joue et dans le même mouvement, éteignit la lumière qu’elle avait pris l’habitude d’oublier. « … Je suis sûr que tu n’oublieras pas de venir me voir avant de te coucher ! » lui avait-elle dit un jour. Comme s’il pouvait oublier d’embrasser son trésor ! Il sortit et appuya la porte sans la fermer afin d’éviter que la pièce ne se trouve dans un noir profond et inquiétant. Paul tourna un moment dans le petit appartement à la recherche d’un calme qu’il ne pouvait trouver ici ! Trop d’odeurs, trop de chaleur, trop de Sophie remplissaient l’atmosphère. Elle était présente dans chaque recoin, dans chaque poignée de porte, dans tous les endroits que son regard accrochait, que ses mains touchaient ou que son corps effleurait. Dès qu’il fermait
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les yeux, elle apparaissait, riant aux éclats et respirant la joie de vivre, heureuse d’élever son bébé qu’elle adorait et pleine d’espoir dans l’avenir. Paul n’en pouvait plus, il fallait qu’il sorte, qu’il aille se perdre quelque part. Il se leva brutalement comme pour secouer ce corps que la douleur et les épreuves n’en finissaient pas d’épuiser. Debout, il prit une profonde inspiration, se dirigea vers la chambre, jeta un œil à travers la mince ouverture puis s’en détourna. Il sortit de chez lui et monta un étage. Devant la porte, il haussa les épaules et se mit à réfléchir. Il se décida enfin à sonner. – Oui… voilà… Le verrou grinça, une femme entrouvrit la porte, puis, visiblement rassurée l’ouvrit davantage. – Paul ? Comment ça va, tu veux entrer un moment ? – Non, non… Brigitte, je te remercie, je voudrais sortir au contraire, j’ai besoin de prendre l’air… tu peux… Le sourire de Brigitte tomba, elle pensait que Paul venait passer un moment avec elle, mais non ! Il avait simplement besoin de savoir qu’Aurore serait en sécurité. – Ne t’inquiète pas, tu peux y aller tranquillement… Je descendrai de temps en temps m’assurer que tout va bien… – Merci… à demain…
2. Les bruits de course s’éloignaient de plus en plus. Les deux hommes étaient toujours à sa recherche, mais ils ralentissaient. Simon courait depuis presque dix minutes, l’oxygène commençait à lui manquer, il avait besoin de se reposer. Il pénétra sous une porte cochère. À l’intérieur, une petite cour et trois entrées d’immeuble. Au centre trônait fièrement un monument qui avait dû être une fontaine, aujourd’hui à sec. Quatre anges jouaient de la lyre dans des positions différentes. Leurs bouches ouvertes semblaient vouloir chanter. Le bassin était rempli de saletés diverses, paquets de cigarettes, boîtes de soda et autres poches plastiques. Le pavement à l’ancienne présentait une surface irrégulière et certaines dalles bougeaient sous ses pieds. Des pots de fleurs étaient disposés au sol, un treillage était posé contre l’un des murs. En se rapprochant Simon aperçut les restes desséchés de branchages. Sans doute du lierre ou de la vigne. Il reprenait peu à peu sa respiration. Il l’avait échappé belle. Les hommes du Boiteux n’étaient pas des tendres ! Il sortit lentement et avec prudence, regarda de chaque côté et se mit à marcher en relevant le col de sa veste de lin noir. Comment avait-il pu se laisser entraîner dans une histoire pareille ? Lui qui était si sobre, si tranquille, que lui était-il arrivé ? Il réfléchissait tout en marchant et se fit injurier par un automobiliste en traversant une rue sans regarder. Il sentit une boule de papier au fond de sa poche, la sortit et s’apprêtait à la jeter lorsqu’il se rendit compte qu’il s’agissait d’un billet de cent euros, un rescapé ! Il marcha encore un moment et s’engouffra finalement dans une rue sombre et humide.
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