Jean Weil
2e
Initiations autour du monde
INITIATIONS AUTOUR DU MONDE
JEAN WEIL
INITIATIONS AUTOUR DU MONDE
À toutes les personnes qui m’ont aidé, de près ou de loin, à l’élaboration de ce livre, en particulier à Paolo, Giulia, Elise, Ginou, Valérie, et Maria Riegler pour la correction. À mes parents, mon frère, mes ami(e)s et à tous ceux que j’ai rencontrés lors de ce voyage.
INTRODUCTION
Les vacances. Quel moment agréable, apaisant, loin du stress et des obligations que nous inflige notre vie routinière ! Certains partent camper, se dorer la pilule au bord de la plage, dans un hôtel, ou dans la maison familiale… D’autres ont la curiosité de visiter d’autres villes, d’autres pays, ou partent pratiquer une activité qu’ils ne peuvent pas faire chez eux… Quelles que soient les destinations et les motivations, les vacances restent un excellent moyen de faire un « break », de courte durée, pour décompresser et s’adonner à ses plaisirs. Tous les ans, été comme hiver, mes parents avaient déjà l’habitude de nous emmener, mon frère Fred et moi, en vacances. J’ai ainsi eu la chance de me rendre en Italie, en Hollande, au Maroc, en Sardaigne, en Corse, dans différents coins de France, en Martinique, à l’île Maurice… Très jeune, j’ai été largement initié à découvrir d’autres environnements. Plus tard, à partir de 18 ans, j’ai profité des joies du camping entre potes sur la côte Basque, de la randonnée dans les Alpes françaises, des road-trips en Espagne et au Portugal. Au-delà des moments de rigolade et de franche camaraderie, se dessinait quelque chose d’encore plus excitant et que j’ai adoré : l’improvisation et la démerde.
11
Jean Weil
2008. Changement de décor. Marie, ma copine de l’époque, avait pris une disponibilité au cours de ses études et avait décidé de partir pendant trois mois en Argentine, au Chili, au Pérou et en Bolivie. J’ai profité de cette opportunité et l’ai suivie six semaines dans les deux premiers pays. L’Homme a besoin de repères s’il ne veut pas être trop déstabilisé, surtout en terres inconnues. Avant notre départ, nous avions souligné tout ce que nous voulions visiter dans le fameux Guide du Routard. Nous sommes même allés jusqu’à imprimer notre itinéraire détaillé au jour le jour. Nous ne voulions pas en perdre une miette. Tout était organisé. Je suis rentré émerveillé par tout ce que j’avais vu et vécu. En premier lieu, par des paysages à couper le souffle, vastes et impressionnants, qui ne correspondaient en rien à tous ceux que j’avais déjà pu admirer avant. Les vertigineuses chutes d’Iguazú, l’apocalyptique Terre de Feu, le massif glacier Perito Moreno, les montagnes colorées et les canyons d’Argentine. Les crachats de fumée du volcan Villarica, l’infini désert d’Atacama du Chili… En second lieu, j’ai découvert l’itinérance, l’adaptation à de nombreuses situations, les rencontres avec d’autres voyageurs et quelques locaux… Les longs trajets en bus, les nuits en auberges de jeunesse… L’apprentissage d’une nouvelle langue, d’autres manières de fonctionner… J’avais des étoiles plein la tête et, surtout, j’avais la sensation d’avoir appris énormément de choses en vivant ces moments. Pris d’un énorme intérêt pour la culture latine et l’envie de progresser en espagnol, je n’avais qu’une idée en tête : repartir en Amérique du Sud. L’année suivante, Marie ne pouvait pas m’accompagner. J’ai alors proposé à Fred, qui accepta avec joie. Nous avons embarqué pour le sud du Pérou et l’ouest de la Bolivie, sur une partie des quelques traces qu’avait laissées Marie après mon départ d’Argentine. C’était son premier grand voyage, mais aussi la première fois que nous partions rien que tous les deux, entre frangins. J’avais pris mes marques lors de mon précédent voyage « hyper organisé » et je souhaitais donner à celui-ci un peu plus de souplesse. Nous avions
12
Initiations autour du monde
défini un parcours, mais sans le programmer au jour le jour. Non soumis à une stricte feuille de route, nous avons été beaucoup plus libres dans l’organisation sur place. Au cours de notre itinéraire – La Paz1, le Sud Lípez, Potosí en Bolivie, le lac Titicaca, la vallée des Rois, le Machu Picchu au Pérou –, je retrouvais avec délectation tout ce que j’avais éprouvé l’année précédente. À côté de ça, d’autres découvertes m’ont littéralement envoyé au septième ciel, notamment l’histoire des Incas, berceau de la culture sud-américaine. Je suis resté subjugué par leurs croyances, leurs mythes, leurs avancées et connaissances en matière de mathématiques et d’astrologie. Pour couronner le tout, en partageant avec Fred ma petite expérience du voyage, j’ai également pu jouer, pour la première fois de ma vie, mon rôle de grand frère. Je pense que ça l’a beaucoup rassuré dans un premier temps, et rendu notre escapade encore plus extraordinaire. À notre retour, mon envie de repartir commençait à être de plus en plus pressante. J’ai décidé de me focaliser davantage sur l’Amérique du Sud, puis de partir vers d’autres directions. Marie ayant mis un terme à notre relation, Fred et moi sommes naturellement repartis explorer le nord du Pérou et le centre de l’Équateur. Cette fois-ci, nous n’avions aucun plan. L’unique objectif était de relier Lima2 à Quito3. Il ne s’agissait plus de « voir un maximum de choses en peu de temps », mais de se laisser aller en fonction de nos envies et sensations du moment. Rien n’était prévu. Tout s’est organisé sur place. Du pur bonheur. Au gré de nos simples désirs de l’instant, nous nous sommes retrouvés à passer des cols à 4000 mètres d’altitude dans la Cordillère blanche, à marcher durant une semaine dans la forêt primitive de la jungle amazonienne, à faire l’ascension du Cotopaxi4… Ces moments nous ont aussi beaucoup rapprochés. 1. Capitale de la Bolivie 2. Capitale du Pérou 3. Capitale de l’Équateur 4. Volcan équatorien culminant à 5900 mètres
13
Jean Weil
Parallèlement à ça, mon niveau d’espagnol progressait encore et encore, et m’a donné l’occasion d’échanger avec la population locale, ce qui n’avait pas été possible auparavant. J’avais l’impression de pouvoir accéder, à petits pas, à l’intimité du pays. Je sentais que j’avais franchi un grand cap. J’avais le virus du Voyage dans le sang. J’en avais tous les symptômes : un goût exacerbé pour la découverte de nouvelles terres, une curiosité envers d’autres cultures et environnements, une envie de diversité et de sensations nouvelles. Voyager est une drogue et j’en suis accroc. Rentré en avril 2010 de ce troisième voyage, je retourne péniblement dans la vie de tous les jours. Au fil des semaines, la routine me pèse et les gens m’énervent. Pour compenser, je sors tous les weekends, je bois, je sors encore plus, je bois encore plus... Une réelle envie de repartir ne me quitte pas. L’idée du tour du monde a émergé alors que Fred et moi étions en train de prospecter pour notre prochaine destination, radicalement différente, le Népal. En même temps, je réalisais que j’étais parti trois fois de suite avec quelqu’un de très proche et que je savais à ce moment ce que signifiait être avec quelqu’un vingt quatre heures sur vingt quatre, pendant plusieurs semaines. Partage, échanges, complicité, délires, prises de gueule… Aussi merveilleux et intense que ce fût, je ressentais au fond de moi une certaine frustration. À plusieurs reprises, j’avais éprouvé le besoin d’évoluer seul. Je désirais m’affranchir des influences et obligations imposées par l’autre, qui m’empêchaient de répondre à certaines de mes envies immédiates. Rester plus longtemps dans un endroit, partir plus tôt, changer d’itinéraire… Par ailleurs, je commençais à entrer en contact avec la population locale et il m’apparaissait clairement qu’en étant deux, les gens venaient moins vers nous. Je voulais aller plus loin… J’ai beaucoup hésité. Partir à nouveau ou rester gentiment sur place et me contenter de cette routine ? Le sort décidera pour moi. Je me suis réveillé le 2 octobre 2010, le lendemain de mes 30 ans, à quatre heures du matin, allongé dans la rue avec une intense douleur aux mâchoires. Black-out complet.
14
Initiations autour du monde
Aucun souvenir. Le diagnostic fut sans appel : « fracture du plancher orbital et double fracture de la branche zygomatique du côté droit de la face ». Cet élément déclencheur sonna le glas. Deux semaines plus tard, j’achetais un billet d’avion « Tour du Monde ». Le départ est fixé au 10 Janvier 2011. Je partais trotter autour du globe pendant un an. Pour bénéficier d’une autonomie et d’une indépendance totale, l’envie de me lancer en solitaire me paraissait une évidence. J’apprendrais bien plus tard que Fred m’en avait voulu de l’avoir laissé au bord de la route, de manière aussi subite. Je m’excuse encore auprès de lui. Afin d’en profiter au maximum, il m’avait semblé évident de partir sur une longue durée et de laisser derrière moi tout ce qui pouvait me lier de près ou de loin à ma vie de tous les jours. J’avais quitté appartement, boulot, sécurité sociale, abonnement téléphonique… Pour vivre un total dépaysement, j’avais prévu de ne jamais me renseigner sur les pays que je comptais visiter, que ce soit sur les capitales, leur géographie, leur histoire, les choses à voir… Je ne connaissais rien du tout. Je débarquais et je me renseignais sur place. L’itinéraire était déjà pensé et repensé dans ma tête depuis des mois. J’avais décidé de passer par le Mexique, le Guatemala, le Belize, la Californie, l’île de Pâques, Tahiti, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, Sydney, la Thaïlande, Hong-Kong et terminer par le Népal… Mes intentions étaient claires : sortir des sentiers battus et satisfaire ma soif de recherche de nature, de rencontres humaines et de nouvelles cultures. J’étais également animé par une irrésistible envie de tester mes capacités d’adaptation, d’improvisation, de prises de risque en solitaire, sans me douter que j’allais expérimenter encore davantage… Je m’appelle Jean, j’avais 30 ans.
16
PREMIERS PAS
Mexique – Guatemala – Belize – Mexique : deux mois
10 janvier 2011 Aéroport de Paris Charles-de-Gaulle. Depuis trois semaines déjà, mon cœur battait la chamade. Quelquefois, je pensais même qu’il allait s’arrêter. Mon esprit se scindait en deux. Une partie, très anxieuse à l’idée de plonger seul en terres inconnues, loin des miens et de tout le confort de ma vie quotidienne, me disait de rester. Une autre, impatiente de débuter ce long voyage et excitée de quitter pour un temps cette inconsciente routine, me donnait la force de mettre un pied devant l’autre. J’ai tendu fébrilement mon billet d’avion aux contrôleurs, passé les portiques de sécurité les jambes tremblantes, coton, avant de me poster devant la porte d’embarquement. J’avais l’impression de ne plus toucher terre. Direction le Mexique, via Houston, trajet d’une durée de seize heures, dont onze en Transatlantique. Je me suis retrouvé assis en milieu de rangée, les genoux collés contre le siège de mon voisin de devant1. Face à moi, pas de télévision individuelle habituellement 1. Un des inconvénients de mesurer 1,94 m
17
18
19
incrustée à l’arrière des sièges, ni même de films sur les écrans communs à tous les passagers. Juste ces informations redondantes sur la progression du vol, que toute personne qui a déjà pris l’avion connaît par cœur. Comme beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de fixer cette maudite carte présentant successivement et inlassablement les mêmes informations inutiles : intégralité du trajet, un zoom sur la position de l’avion en temps réel, indications sur la distance parcourue, heures de vol restantes, altitude et vitesse de l’appareil… À force, je pensais que je n’arriverais jamais à destination. En plus, la batterie de mon ordinateur portable n’a tenu que deux heures et demie et j’en ai vite eu marre de faire des mots fléchés et de lire… Siestes et nuit inefficaces… J’ai eu l’impression d’avoir passé trois jours dans ce taudis métallique. J’emmerdais American Airlines qui me poussait à me retrouver face à moi-même. Je me posais trente-six mille questions, qui me paraissaient toutes plus débiles et irraisonnées les unes que les autres : « Dans quoi je me suis lancé » ? « Qu’est-ce qui m’attend » ? « Comment ça va se passer » ? « Est-ce que je vais changer » ? Fermer les yeux et se concentrer sur son souffle bloque les montées d’angoisse. J’écoutais aussi, à moitié, mon voisin de gauche, un Français qui me parlait entre autres des ruines d’Angkor au Cambodge… Mexico City, que les Mexicains appellent « El Distrito Federal » (ou DF), fut la première étape de mon voyage. En survolant la capitale de nuit, je fus pris d’une tétanisante sensation de vertige devant ses lumières, à perte de vue. Je n’arrivais même pas à voir de zones plongées dans l’obscurité. Ce véritable tapis incandescent me donnait l’impression de passer au-dessus d’un cratère volcanique prêt à entrer en éruption. Des haut-le-cœur me transperçaient la poitrine, comme à bord d’un grand huit de parc d’attractions ou lors d’un saut à l’élastique. Je n’aime pas les grandes villes, j’ai vite l’impression d’étouffer. J’allais être servi : Mexico, deuxième
20
agglomération la plus peuplée au monde, compte plus de 22 millions d’habitants. Au même moment, je me remémorais les quelques émissions vues à la télé peu avant mon départ, qui traitaient des trafics de drogue, des narcotrafiquants mexicains et de leurs meurtres d’une extrême violence. Pendaisons, décapitations, corps criblés d’une vingtaine de balles traînés en guise de trophée sur la route, à l’arrière d’une voiture… Par extrapolation et projection, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’allais atterrir dans un pays dangereux et devoir être vigilant à chaque coin de rue. Quand la peur assaille, tel un chien enragé, elle ne lâche pas. Il ne reste plus qu’à redoubler d’efforts pour s’en débarrasser ou se rouler en boule et espérer qu’elle ne nous bouffe pas. J’avais très partiellement éprouvé cette sensation en Équateur, mais mon frère était avec moi. Maintenant, il fallait que je gère tout seul. 20 h. Arrivée à l’aéroport de Mexico, relativement calme. J’ai très vite pu récupérer mon sac, devenu à présent ma vie, mon fidèle compagnon et tout ce que je possédais. Le Jetlag1 dans les jambes et les yeux cernés de ce pénible voyage, je me suis présenté au comptoir des douanes, au-dessus duquel était écrit « Bienvenido a México ». J’ai tendu mon tout nouveau passeport2, prêt à recevoir son premier tampon. « Buenas Noches3 » « Muchas Gracias4 ». Mon périple en solitaire n’a pas débuté tout de suite. J’avais prévu de rendre visite à Julie, une fille avec qui j’avais été pendant presque un an avant ma relation avec Marie. Architecte de formation, elle avait décidé de tenter l’expérience au Mexique et vivait à Mexico City depuis trois ans. Je n’avais plus de nouvelles depuis. Peu de temps avant mon départ, nous nous étions finalement revus à l’oc1. Décalage horaire 2. On m’avait volé l’ancien dans un bus en Équateur 3. « Bonsoir » 4. « Merci beaucoup »
21
casion d’une de ses visites éclair à Strasbourg. Le fait de la revoir m’avait fait un pincement au cœur et les évocations de nos souvenirs communs nous avaient conduits à passer une nuit ensemble. Sachant que j’allais entamer mon tour du monde par Mexico, Julie m’avait proposé de m’héberger chez elle. Motivée par mon projet, nous avions aussi prévu de voyager quelques semaines ensemble. Passées les douanes, je me suis lancé à sa recherche. Après une bonne demi-heure d’incessants allers-retours entre les nombreux halls d’arrivée de l’aéroport, j’ai enfin fini par apercevoir cette tête à la chevelure brune, au sourire radieux et aux grands yeux bleus. Comme prévu, Julie était là et m’attendait, accompagnée d’une de ses deux colocataires mexicaines. Après de grosses embrassades, nous avons pris un taxi en direction de leur appartement, situé dans le quartier de la « Roma », à l’ouest du centre-ville de Mexico. Comme il faisait nuit, je n’ai pas pu voir grand-chose de l’impressionnant magma urbain aperçu depuis le hublot de l’avion. Je me suis contenté de regarder défiler les longues et interminables avenues et rues illuminées, tout en discutant avec Julie. Arrivés à destination, elle me fit visiter les lieux. Elle logeait dans un agréable quatre pièces. La décoration était assez minimaliste, voire aseptisée. Dans le séjour étaient disposés un canapé, une table et des chaises, mais rien n’était suspendu aux murs. Seuls un miroir, un vase, des fleurs et des objets typiques mexicains étaient posés sur une commode : du « Papel Picado1 », quelques bijoux, des boîtes et une statuette très populaire au Mexique, appelée « Catrina2 », qui représente un squelette de femme portant un chapeau. Nous avons passé le reste de la soirée à discuter, tout en mangeant des « quesadillas », des galettes de maïs ou de blé3 accompagnées de fromage. Julie m’apprit qu’elle avait abandonné l’architecture. 1. Papiers de soie colorés, pliés et découpés selon différentes formes, puis assemblés pour constituer une guirlande décorative. Le Papel Picado est notamment utilisé pour célébrer les mariages ou cérémonies religieuses 2. Signifiant « Dandy » pour les Mexicains et rappelant que les différences de statut social n’ont aucune importance face à la mort 3. Les traditionnelles tortillas
22
Le boulot en agence ne l’intéressait plus. Elle donnait à présent des cours de français et, passionnée invétérée de stylisme et de haute couture, essayait de créer et de développer sa propre ligne de vêtements. Je fus très intéressé par ses propos. J’ai toujours admiré les personnes qui souhaitent changer d’orientation professionnelle, voire de vie, et qui ont surtout le courage de se lancer corps et âme pour atteindre leur nouveau projet. J’ai moi-même du mal à concevoir que l’on puisse garder le même travail pendant quarante ans. Exténué par cette intense journée, Julie me montra ma chambre et mon lit, qui n’étaient autres que les siens. Mes deux premières nuits furent un peu dures. Je me sentais encore relativement nerveux et j’avais chopé la crève dans l’avion. Je n’arrêtais pas de me réveiller en sueur, dans ce nouvel endroit inconnu. En plus, il n’y avait pas de volets, mais juste de fins rideaux, éclairés par les lampadaires de la rue, qui ondulaient sous l’effet d’une légère brise. Leurs ombres mouvantes sur les murs de la pièce procuraient une ambiance qui relevait plus du rêve que de la réalité. J’avais l’impression d’être immergé dans l’océan et de m’y noyer… Ce genre de choses n’arrive pas par hasard. Je prenais conscience que mon périple avait débuté et qu’il allait me falloir un temps d’adaptation. Le programme de Julie s’avérant chargé, nous avons décidé de passer une petite semaine au DF. Si cela ne tenait qu’à moi, je me serais extirpé de cette grande ville tout de suite. Je ne me sentais pas à l’aise. Le poids du béton et de l’agitation urbaine, concentrés sur les 1500 km2 de la ville, me compressait la cage thoracique et me donnait des vertiges. J’essayais de focaliser mon attention sur ce que je voyais, mais j’avoue ne pas y être totalement arrivé. La semaine est passée comme un lendemain de cuite : peu de souvenirs et beaucoup de préoccupation mentale… Heureusement, malgré toutes ses nombreuses activités, Julie profitait de son temps libre pour me faire découvrir quelques quartiers, notamment le sien, mais aussi une partie de la gastronomie mexicaine et de son cercle d’amis. Au cours de nos balades, je retrouvais le même style d’agencement
23
des rues que j’avais observé en Amérique du Sud : le système en « quadra », véritable quadrillage urbain qui découpe les différents quartiers de la ville en milliers de carrés d’habitations. Je constatais une autre particularité déjà rencontrée : la majorité des magasins et des entrées d’immeubles étaient tous décorés de jolies barrières métalliques, preuve que tout n’y est pas très rose. Julie me confia qu’elle s’était fait agresser devant chez elle, peu de temps avant mon arrivée. Malgré ça, la « Roma » reste un quartier assez dynamique, réputé « branché », multiculturel et très agréable. Les habitations dépassant rarement les quatre étages, j’avais quand même la sensation de pouvoir respirer un peu. Le long des rues se succédait une enfilade de restaurants proposant de la cuisine de toutes sortes1, des cafés, des bars, des stands de nourriture, des kiosques, des boutiques de vêtements… Aux intersections des axes principaux, il n’était pas rare de tomber sur des petites places aménagées de fontaines, de bancs, de statues et surtout d’espaces verts. Enfin un peu de nature dans cette ville grise… Nous nous asseyions souvent en terrasse le midi ou le soir. Elle me parlait de sa vie d’ici, des rencontres qu’elle avait faites, mais surtout de son grand projet de haute couture. Le concept était trouvé : arriver à jumeler architecture et mode, en ajoutant une touche de culture locale. Le nom existait déjà : « Cihuah », qui signifie « femmes » en nahuatl2. Elle avait même dessiné une première série de patrons. Il ne lui restait plus que l’essentiel : réaliser et diffuser sa future ligne de vêtements. Elle m’a rapidement demandé mon avis sur les différents types de logos de la marque, déjà conçus, et les autres idées qu’elle avait en tête. Elle était complètement animée et littéralement plongée dans son ambitieux dessein, son bébé, sa raison d’être encore au Mexique. Julie a toujours été quelqu’un d’obstiné. Une fois un objectif en ligne de mire, elle s’y tient et fonce sans se poser de questions, quels que soient les difficultés et les obstacles qui pourraient se dresser sur sa route. Son étonnant optimisme et sa motivation ont 1. Mexicaine, italienne, argentine, indienne, asiatique 2. La langue indigène la plus parlée au Mexique
24
souvent joué en sa faveur. Je l’ai toujours admirée pour ça. J’étais content de pouvoir apporter ma pierre à son édifice. Un jour, je l’ai accompagnée dans le centre du DF, à deux pas du Zócalo1, prospecter des boutiques de tissus afin d’acheter quelques exemplaires destinés à confectionner ses modèles. Je la regardais, impressionné, choisir ses étoffes, discuter et négocier avec les vendeurs, dans un espagnol irréprochable que j’arrivais plus ou moins à comprendre. Profitant de sa maîtrise parfaite de la langue du pays, je lui ai demandé de me donner quelques cours et de me parler de temps en temps en espagnol afin de perfectionner le mien. À travers mes précédentes expériences sud-américaines, je m’étais très vite rendu compte que les Hispaniques parlent très mal anglais. Le mien étant, à ce moment-là, également au ras des pâquerettes, il valait mieux que je me concentre sur l’espagnol, que je le maîtrisais davantage. De toute façon, il allait m’être nettement plus utile dans les semaines à venir pour communiquer avec la population locale. Il n’est pas nécessaire de parler parfaitement une langue, mais le fait d’en connaître quelques rudiments et de montrer que l’on s’y intéresse ouvre souvent les portes de la rencontre et de la discussion. Je me suis empressé d’acheter un calepin pour y noter des mots de vocabulaire, la conjugaison et certaines expressions. Grâce à Julie et à force de pratique quotidienne tout au long de mon séjour, mon niveau d’espagnol a explosé. En quittant le Mexique, j’avais largement dépassé le stade de demander à quelle heure partait le bus, combien coûtaient la chambre d’hôtel ou le repas… J’étais en mesure de tenir de courtes conversations avec les locaux et d’en apprendre un peu plus sur leur vie, leurs opinions sur le pays… J’ai rapidement pu passer de la théorie à la pratique en faisant la connaissance d’une partie du réseau d’amis que Julie s’était fait là-bas, constitué de quelques Français, mais surtout d’Hispaniques. Comme les Sud-Américains, les Mexicains ont le visage assez anguleux, rude, fermé, les cheveux très foncés et les yeux d’un noir abyssal. De prime abord, je les ai trouvés peu expressifs. Ils ne me parais1. Nom donné à toutes les places principales de quasiment toutes les villes du Mexique
25