Je te laisserai des mots CĂŠdric Doumerc
Je te laisserai des mots
CĂŠdric Doumerc
Je te laisserai des mots
Introduction Que dit-on dans sa première introduction ? Bonjour ? Je suis ravi de vous rencontrer ? Que nos chemins se croisent ? Que vous me lisiez ? Tant de fadaises pour exprimer une vérité sincère, je suis heureux que vous ayez ouvert ce livre. Ce recueil, ou livre-concept, est un projet à part. Bien que j’en sois tout aussi fier que de mes autres travaux. En effet, moi qui suis un habitué du registre fantastique, voilà que je tente une incursion dans le domaine sentimental. En soi, ceci apparaitra presque comme de la science-fiction pour ceux qui me lisent d’ordinaire. Tout est parti d’une idée simple, inspirée par le sublime morceau de Patrick Watson « Je te laisserai des mots » auquel le titre du livre que vous tenez fait référence. Et si un de ces mots que nous écrivons à l’ être que nous aimons se perdait en chemin. S’ il finissait par
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croiser quelqu’un d’autre que celui ou celle à qui nous le destinions, à quoi, à qui penserait cette personne, que ressentirait-elle ? Nous avons tous connu plusieurs histoires d’amour. Partagées ou non, heureuses, tristes, belles ou sombres. Des histoires qui nous ont marqués, qui ont laissé des traces jusque dans notre vision même de l’amour. C’est ainsi qu’est né ce projet, que j’ai imaginé cette lettre dont les fragments ont été confiés au vent avant de trouver ceux et celles qui les ont ramassés, et de se frayer un chemin jusqu’ à leur cœur. Tout comme j’espère parvenir au vôtre.
Au début était le verbe A imer Je l’ai attrapé au vol. Un minuscule bout d’amour. Un iceberg de nostalgie. C’est un filet d’air qui passe sous la porte l’hiver alors que c’est un vent terrible qui souffle au-dehors. Pourquoi est-ce à celui-ci que je pense ? Celui que j’ai écrit à cette puéricultrice quand je savais à peine dessiner les lettres et reconnaître de loin le sens des mots. Tout me revient. Cette odeur de café, de papier plastifié qui recouvrait les livres des « grands », celle de l’encre, et de l’alcool à polycopier. Les couleurs du carrelage, celle des portes vitrées, des meubles, des arbres. Il paraît que c’est rare, mais malgré mon âge – avancé, diraient certains – je me rappelle mon premier jour de classe. Ce jour où vous comprenez quand votre mère vous lâche la main que vous
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pénétrez dans le monde. Ce jour où vous comprenez qu’elle n’est qu’une partie de ce monde. Cette séparation a pesé sur mes relations toute ma vie. Presque instantanément, je dus remplacer une affection par une autre. Avoir quelqu’un à aimer. Transposer cet amour sur quelqu’un d’autre et être aimé en retour, ou tout du moins chercher à être aimé en retour, même mal, même peu. ***
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Quand j’y repense, revoyant dans mon esprit ma mère s’en aller et me laisser là, je me rends compte que le fait d’avoir découvert un visage aussi rassurant m’a sauvé, et a déterminé ma façon d’aimer pour le reste de ma vie. Ne jamais laisser une place vacante dans mon cœur. À quarante ans passés, j’en suis encore là. Je suis tombé amoureux comme un enfant tombe amoureux, certes, mais amoureux tout de même. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas pour rien si c’est le terme tombé qui convient le mieux dans cette phrase. J’ai appris à aimer en apprenant à tomber, comme on apprend à marcher en tombant. Dès ce jour, dès cette séparation, je n’ai plus eu d’yeux que pour elle. Mon amie, ma confidente, le seul nom au bout de mes lèvres.
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C’est donc tout naturellement qu’elle fut la première à qui j’écrivais une lettre d’amour quatre ans plus tard, dès lors que mes mots me le permirent. L’enfance a cette grâce, ce vent joyeux qui la porte, qui l’emporte. Tout y est mêlé, les sentiments négatifs et positifs, les rêves et les cauchemars, les douleurs et les moments de joie. C’est une litanie en elle-même. Un diamant pur qui reflète chaque minuscule source de lumière ou de ténèbres, dans le même éclat, et sans discernement. Ni filtre ni polarisation. C’est tout aussi beau que dangereux. Déjà, à cette époque-là, ma vision de la vie, de l’amour, avait été gangrenée par la télévision, la lecture et la musique. J’avais besoin d’aimer. Comme on s’éveille en pleine nuit rêvant d’eau dans le désert alors que notre bouteille est vide. J’idéalisais l’amour. Encore aujourd’hui d’ailleurs. Et puis, il faut reconnaître que l’école elle-même, et la cour de l’école en particulier, a toujours été ma bête noire. La voir, là, pouvoir échanger avec elle, plonger dans ses grands yeux clairs et me savoir écouté, c’était comme une oasis dans le désert. Une fontaine magnifique, ornée des plus beaux joyaux. Bien sûr, je me faisais des films. Mais oseriez-vous demander à un enfant de ne plus croire à l’amour ? Je me rappelle ne pas avoir dormi pendant une bonne semaine, répétant dans ma tête les mots et les lettres qui les composaient pour les écrire au mieux. Quand je me suis enfin décidé à les apposer sur le
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papier, j’ai arraché la dernière feuille du grand bloc qui trônait près du téléphone. Ces feuilles étaient épaisses, granuleuses. Je dus m’y reprendre plusieurs fois avant d’avoir écrit convenablement les quelques mots que j’avais soigneusement préparés. Le grand jour arrivait. La kermesse. Je savais depuis des jours comment j’allais m’habiller. Je me faisais beau pour elle. Pour la première fois, la boule qui s’agitait dans mon ventre à la seule pensée de me rendre à l’école n’était pas de la terreur, mais de l’excitation. Comme au matin de Noël, je n’en pouvais plus d’attendre. Je commençais par réveiller mes parents. Les poussais dans la salle de bain. Les tirais par le bras aussitôt qu’ils étaient prêts. C’est bizarre ce qu’on ressent en ces jours-là quand on est môme. La plupart des élèves sont présents. Ceux qui sont invisibles d’habitude sont mis en avant par leurs parents. Les terreurs se tiennent à carreaux. Comme je ne fais partie ni des uns ni des autres, je contemple tout ça plus bêtement que béatement. Et enfin, elle arrive. Je distingue son visage au-dessus des vagues de cette marée humaine qui s’engouffre par le portail laissé grand ouvert. Elle ne me regarde pas, alors que je ne vois qu’elle. Ses cheveux dansent à chacun de ses pas, son sourire illumine son visage. Les mouvements de son bras paraissent retenus. C’est en cherchant ce qui la
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retient que je le remarque. Il marche à ses côtés, partage son sourire. Elle ne me voit pas. Et je sais ce qu’elle fera quand elle me verra. Elle voudra me le présenter. Je ne veux pas ça. Je veux lui donner ce mot. Ce mot que j’ai eu tant de mal à écrire. Ce mot qui m’a tant coûté. Ce mot dans lequel je lui confiais la seule chose que je n’avais pas osé lui dire. Je t’aime. Il me semblait presque le sentir dans ma poche, se plier sur lui-même, devenir un oiseau de papier. Déjà, il s’envolait au loin. Loin, il avait dû s’écraser sur le sable d’une île déserte, et déverser ces lettres qui n’avaient fait que l’encombrer tout le long de son périple. Loin, il disparaîtrait dans le silence. Les vagues finiraient bien par l’engloutir, diluer l’encre, avaler le papier, étouffer le cri que je retiens. Mais non, ce maudit papier était toujours dans ma poche. J’abandonnais mes parents et me ruais dans la marée. Je voulais me perdre. Je ne voulais plus que l’on me voie. Ce jour-là, je bâtissais un mur en moi. Suffisamment haut pour qu’on ne distingue pas mes sentiments de l’extérieur. J’errerais toute ma vie au milieu des vivants qui ne comprendraient jamais mes difficultés à être parmi eux, qui ne comprendraient jamais mon temps de réponse lent et mesuré. Le temps qu’il me faut pour discerner les sentiments de ceux qui m’entourent.
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Une fois l’agitation passée, une fois la journée terminée, une fois chez moi, je prenais soin de réduire le mot en autant de morceaux que mes maigres forces et la dureté du papier me le permettaient. Je ne le mettais pas dans la poubelle de la maison. Non, pas là où l’on aurait pu le retrouver. Je le jetais dans le grand conteneur extérieur dans lequel les confettis se glisseraient entre les détritus épars et ne seraient jamais découverts. Quand j’y repense, je sais pourquoi c’est ce mot précis qui me vient à l’esprit. Je n’ai plus jamais écrit de choses aussi honnêtes à une femme. Le langage de l’enfance fait qu’il n’y a aucun artifice, aucun effet de style. Tout est vérité pure. Protégez vos enfants, ne les laissez pas écrire ce qu’ils ressentent vraiment. Ils pourraient ne jamais s’en remettre totalement.
Papiers mâchés Je l’ai trouvé sur le pare-brise de ma voiture. Sans doute le vent l’y a-t-il poussé avant que la fine bruine ne l’y colle. Sur le coup, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un PV. Alors, quand j’ai vu ce que c’était, j’ai souri. Comme un gosse. Comme j’avais pas souri depuis longtemps. Il était illisible, à part quelques mots. Mais impossible de pas capter ce que c’était. Ça me mettait du baume au cœur de savoir que les gamins s’écrivaient toujours ces petits mots. Ceux qu’on faisait passer par les copains jusqu’à la fille au dernier rang, à côté de la fenêtre. Je me souvenais comment j’avais rêvé en la regardant. Je crois qu’elle s’appelait Sabrina. Il y avait plusieurs classes dans la salle de cours. C’est souvent comme ça dans les petits bleds, ça évite de fermer les écoles ou d’avoir à les agrandir. Ce qui faisait qu’on était avec des gosses qu’étaient bien plus vieux que nous.
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