Eric LE SENEY
Jonathan Pluperson, Les Canons de la Baronne
Éric Le Seney
Jonathan Pluperson, Les Canons de la Baronne
Flons Flons chez Birhenpils
Certains matins de janvier, la cour carrée du Louvre devient un cercle très fermé. D’ailleurs, le Louvre, en général, contrairement à ce que son nom cherche à faire croire, n’est pas un lieu particulièrement ouvert. En ces jours de flons-flons, où la mode démode la mode précédente, si je veux conserver un mince espoir de me faufiler au travers des mailles du filet chargé de la surveillance, je n’ai carrément pas intérêt à l’ouvrir ! Coincé dans la file d’attente, je suis d’ailleurs loin d’être le seul à la fermer. Que du beau monde ! Madame Vieille-Poë, Monsieur Gross-Peï, un sosie de Popeye, un cameraman japonais, Madame de Saint-Petit, Madame de Saint-Pagros et, au milieu de tout ça, bonne poire s’effaçant pour faire croire qu’elles ont de la poitrine… ma pomme. À vrai dire, celui qui a le plus de chance de parvenir à nos fins, c’est le Nippon. D’abord, il se confond avec les murs, et surtout, ses images feront de la pub gratuite au grand, au somptueux, au mirifique… Franz Birhenpils ! Franz Birhenpils, roi de la jaquette bavaroise et prince du demi-bouton-pression… Franz Birhenpils, l’elfe du houblon, l’homme qui ferait d’un lit en portefeuille un doigt de pied en éventail. Lui, l’énorme, l’unique, le divin, l’extra-terrestre qui offrit à l’humanité la levure en mousseline et la mousse en capeline, sauvant d’un trait de génie sans bouillir, d’un seul coup, d’un seul, une centaine de petites mains de la débauche et l’avenir de la brasserie munichoise… Franz Birhenpils… Raaah !
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Vite, un éventail sans faux col ! Ma collègue du Petit Écho des faubourgs tombe en pâmoison. Une hôtesse de passage lui fait diligemment avaler un doigt de schnaps et la gente demoiselle reprend gaillardement sa place dans l’interminable cortège des amis de Franz ayant réussi la prouesse d’obtenir une invitation… Comme chaque année à la même époque, la Haute Couture fait son cirque d’hiver sur le mode printemps-été. C’est à la fois pas évident et assez compliqué. Il faut suivre… La mode, elle a toujours six mois d’avance ou six mois de retard sur l’agenda… On vous balance de l’hiver en juillet, du printemps en janvier… pour peu que vous rentriez des antipodes, c’est un truc à attraper la grippe un 14 juillet… En parlant de fête nationale, justement… Si le Tout-Paris frétille ce matin aux marches de ce beau palais, c’est qu’il est venu pour applaudir les dernières élucubrations de l’ineffable concepteur d’événementiel Rasta Bigoudy qui nous propose le cent cinquantième défilé du siècle : la collection printemps-été de Franz Birhenpils, mise en boîte, en musique et en bière par le maestro lui-même ! Rasta s’est même déplacé en personne, histoire de vérifier si ses trente-deux assistants ont bien fait leurs jobs. Une journaliste new-yorkaise née à Knock-le-Zoute tente de l’interviewcepter, savant mélange d’interview, d’inter de Milan et de questions débiles : – Mossieur Bigoooouuuuudy, et si je vous dis haleine ? – C’est une bonne réponse, euh, pourquoi… mais en fin de compte, pourquoi pas… madame Charcot… la blonde aurait pu remplacer la rousse, mais je préférais la brune… L’important, voyez-vous, c’est le rot final… c’est épique, c’est un cœur, atout trèfle, c’est… je coupe et dix de der… d’autres auraient pu le faire, bien sûr, mais ça aurait coûté moins cher… non… je ne sais pas… je m’interroge… et vous ? Ça fait déjà un moment que le SAMU a emmené la journaliste hébétée vers la tente de réanimation la plus proche… Pourtant à Knokke Heist, d’habitude, on tient la chopine… Un infirmier suisse armé d’un masque à gaz demande poliment à Bigoudy d’avoir la gentillesse de rendre visite à son dentifrice lequel, dit-on, flirte depuis un certain temps avec la brosse à dents de l’actrice Germaine Quedalle.
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Mais nous ne sommes pas là pour réécrire le Monde, les rewriters nous en voudraient et Dieu seul sait à quel point ils sont nombreux ! Le grand Saoulitzky n’a pas raté une si évidente occasion de se faire tirer le portrait sous tous les angles et toutes les focales. Engoncé dans un costume trois-pièces avec mezzanine, il tente d’éviter de faire tomber les cendres de son havane sur le caniche de sa voisine de droite tout en s’entretenant avec Lilly Puttwoman au sujet du lifting de son living. Conversation animée d’ailleurs, l’un parlant de son loft, l’autre de son vécu. Deux colosses me séparent encore du paradis fiscal. Le premier ressemble à Rocky III à la fin du film, le second au prochain Rambo. Je leur tends ma carte de presse, une invitation fauchée sur le bureau de mon assistante préférée que vous rencontrerez un peu plus tard, si vous êtes patient, et leur décoche le plus candide de mes sourires professionnels. Le futur Rambo prend son rôle très à cœur et répète son prochain monologue : – Vous vous appelez ? – C’est marqué sur la carte, dis-je en lui montrant que son homologue est en train de la lire. – Je vous demande pas si c’est marqué, je vous demande comment vous vous appelez ? – Pluperson… – Comment ? – Pluperson. P. L. U. P. E. R. S. O. N. Jonathan Pluperson. – Vous êtes journaliste ? – Exact… Rocky III me rend mes attributs : – Okay, m’sieur vous pouvez y aller… Je passe entre les deux molosses. Derrière moi, Rocky chuchote à Rambo : – Eh t’as vu Billy, c’est Jonathan Pluperson ! C’est pas la honte, mais presque ! Il n’y en a qu’un sur les deux qui m’a reconnu ! On se demande parfois si les gens regardent vraiment la télé ! La tente Birhenpils vibre déjà de l’émotion des grands événements. Les divers accents de la musique, savant mélange de tyrolienne, de
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corne de brume et de congas à la sauce Bigoudienne, accompagnent les french cancans des dames du dernier rang sur les dames du premier rang. Nous avons là la fine fleur de l’aristocratie recyclée dans la mangeaille à tous les râteliers : Madame de Cielmonmari, la Marquise de Jambenlair, la fille Delair, Susy pour les intimes… Elles sont venues, elles sont toutes là pour célébrer Bacchus, Euterpe, Terpsychore et, pour celles dont la culture vacille, le sacro-saint Franz Birhenpils… Les flons-flons s’arrêtent. Le noir se fait. Les murmures se taisent. Deux cents photographes, trois cents appareils photo et cinquante caméras se mettent en branle, trouvant d’emblée leur place dans ce bordel organisé, pour mieux jouir de leurs voyeurismes amusés. Une poursuite blanche balaie la foule. Le voile se déchire. Le podium s’allume de mille feux. Pas de musique. Juste un chant psalmodié par les chœurs de l’armée Rose dirigés par le surdoué John Vladimir Kraschmankovlaskystein et emmenés par Jessie Malokran et Melika Seltzer : « Ein, zwei, drei : Bier… Ein, zwei, drei : Bier ! Ein Bier, zwei Bier… Ein, zwei, drei : Bier ! » Au bout du podium, idée sublime, deux énormes chopes de bière ruissellent de mousse fraîche. Le suave liquide pétillant de malt et de malice se répand lentement, au rythme des chœurs, commençant à inonder de ses largesses les robes des dames du premier rang et à provoquer, de ses effluves, des hauts le cœur chez les dames du dernier rang… Instantanément, ce public international et cosmopolite, blasé de tout et de tout blasé comprend pourquoi on lui a distribué des sacs en papier parfumé à l’eau de rose. Ébahie, Madame de Jambenlair, qui a pourtant la réputation d’avoir un certain nombre d’heures de vol à voile – plus quelques-unes à vapeur –, découvre avec stupeur l’arrière-cuisine du défilé. Derrière les chopes, dans les « bockstages », des filles à poil courent après le styliste qui lui même cherche désespérément à retrouver son assistant pour lui interdire de regarder de trop près la permanente du coiffeur-maquilleur. Tous les assistants sont affublés de maillots rayés jaune et noir et de charmants petits bonnets rouges qui les font si gentiment ressembler à du Birhenpils servi à la sauce Bigoudy. Au fond à droite, l’habilleuse en chef tente vainement d’apprendre la brasse coulée à la divine Ashley
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Baskett qui ne supporte apparemment pas le port du pince-nez qu’on tente de lui implanter… – C’est chou… mais c’est chou… murmure un futur assistant-réalisateur assis à la droite de l’assistant du bras droit de la copine du directeur photo. Sur la scène, quatre par quatre, arrivent de plantureuses stop-models. Habillées façon bavaroise avec slip de dentelle et gilet de cuir, elles tiennent chacune dans chaque main cinq chopes d’un litre de bière blonde. Au passage, elles en offrent à ces dames qui trouvent l’idée exquise… Au dernier rang, la petite secrétaire qui s’est tapé tous les faire-part n’en finit pas de ruminer : – On comprend pourquoi il a viré Inès de la Cuisse de Jupiter, elle aurait pas supporté le choc ! Les deux chopes continuent de dégouliner sur l’assistance médusée… Quatre nouveaux groupes de mégères rondouillardes s’engagent sur le podium. Vêtues de bikinis vert pomme réajustés de volants moutarde, elles tentent de se servir de leurs éventails pour ne pas être asphyxiées par les vapeurs nauséabondes que les chaleurs des varylite multicolores font remonter vers leurs narines. De la main droite, elles présentent un dé à coudre rempli de schnaps qu’elles proposent aux dames du troisième rang, les deux premiers ayant été définitivement engloutis par le flot désormais flasque et stagnant de la bière moussante… La salle exulte. Ces gens d’habitude si réservés, si distingués, se battent pour accéder aux dés à coudre. Certains parviennent même à enjamber les rambardes qui les séparent du paradis, tout de suite repoussés par l’ardeur des stop-models qui ont vite compris que Bigoudy a vu un peu juste côté résistance du podium et qu’elles risquent de finir pataugeant dans la mélasse comme la Comtesse de Saint Thétik, le fils Boucentrain et la duchesse Von Autone… La musique enfle, monte, redescend… La voix laconique du grand Franz Birhenpils parle : – Et maintenant, tous ensemble, amis, nous allons émettre le grand rot salvateur… Êtes – vous prêts ? Allez… Rotez ! Un escadron d’hôtesses vérifie que personne ne resquille et distribue des diplômes aux convives… Je me laisse aller et ça me fait le plus grand bien. Une hôtesse m’apporte mon certificat :
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– Monsieur Jonathan Pluperson, grand reporter de Channel 19… A roté ! Quinze cents personnes du gratin international poussant un rot collectif, je vous laisse imaginer le phénomène ! Il n’est pas inscrit au Livre des Records parce que la bière n’était pas la bonne, mais c’est regrettable, croyez-moi… Bigoudy a bien fait les choses. Un gigantesque aspirateur avale en quelques secondes les flots de bière blonde devenus immobiles et d’immenses sèche-cheveux remettent un peu d’ordre dans la toilette des dames. Je note que Madame de Saint Pagros est une fausse brune et que le shampoing à la bière jouit d’une audience peut-être un peu exagérée… Le défilé reprend son cours et le public son quant-à-soi, sauf la danseuse Christelle Béate qui a arrêté la philo en sixième. Un frisson parcourt l’assemblée… C’est maintenant que les choses sérieuses vont commencer. Tout le monde l’attend… Elle va apparaître dans quelques secondes… la somptueuse, la divine, la craquante, la voluptueuse… La Pulpeuse !
Bière qui coule,
n’amasse pas mousse ...
– Carotta… Ouais elle casse plus des briques, maintenant… trois liftings et deux seins siliconés, c’est beaucoup, non ? Tiens, on m’a même dit qu’elle était lesbienne, quelle horreur ! Décidément le futur assistant a toutes ses chances ! La divine Carotta se fait attendre. Dans la salle, le public bien élevé, donc le mieux assis, fait semblant de prendre ça pour un effet de style, mais les photographes, qui, eux, ont encore trois défilés à se payer dans la journée, commencent à la trouver saumâtre… Les chuchotements deviennent rumeur, la rumeur, mauvaise humeur, et la mauvaise humeur, quolibets. Un cri strident arrête net tout ce remue-ménage… « The show must go on… » disent les gens qui ont peur de perdre du fric si jamais le show ne goes plus… Eh bien là, ils en seront pour leurs frais et leurs petits fours, les investisseurs ! Parce que Carotta, elle ne subira probablement pas de quatrième lifting, sauf en cas d’autopsie… Pantin désarticulé aux longs cheveux épars, regardant fixement le sol du podium gluant, elle présente, pour la dernière fois, une guêpière de velours jaune saumon relevé de broderies turquoise et parme sur un élégant tailleur classique moutarde et vert émeraude. Carotta a commis la faute de goût suprême : porter du rouge sang sur un foulard bleu canard ! Son corps pend lamentablement sur le rebord de la grande chope de droite…
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Même Birhenpils et Bigoudy réunis ne peuvent avoir eu une aussi mauvaise idée. Le public l’a vite compris et se dirige déjà vers la sortie sous les flashes crépitant des photographes qui ne s’attendaient pas à pareille occasion de se faire un extra. Aux quatre coins du globe, les téléscripteurs crépitent déjà de toute leur hargne à véhiculer les mauvaises nouvelles de ce bas monde : « Carotta, dite La Pulpeuse, mannequin vedette de la maison Franz Birhenpils a été assassinée ce matin à Paris en plein défilé… Annexe suit… » Aux quatre coins de la tente, des vigiles vocifèrent dans leurs talkies. La sono crache de tous ses haut-parleurs : – Mesdames, Messieurs… La police vient de boucler la cour carrée et va procéder à une vérification générale d’identité… Veuillez vous diriger vers les sorties dans le calme… et faciliter la tâche des enquêteurs… Nous vous remercions par avance de votre compréhension et vous prions d’agréer, Mesdames et Messieurs, l’expression de nos sentiments les plus confus… Assis en tailleur au pied de la chope de gauche, Franz Birhenpils récite quelques vers de Rilke, mais on sent que le cœur n’y est pas… Son assistante lui éponge le front en tentant de le faire sortir de son delirium à grands coups d’éventail… Rien n’y fait. Le beau Franz a ses vapeurs. Son petit nœud papillon se dresse sporadiquement au-dessus de sa glotte comme un clitoris fatigué surpris par le hoquet. L’assistante préfère abandonner et commence à s’éventer elle-même. Deux cerbères descendent la divine Carotta de son funeste perchoir à houblon… Dehors, on commence à vérifier que Madame de Saint-Pagros s’appelle bien Germaine Dugland… Toutes les lèvres, les petites comme les grandes s’épanchent sur le funeste destin de Carotta. Sauf sans doute, celles qui l’ont vraiment connue… – De toute façon, elle était en fin de contrat… Le futur assistant a décidément son avenir devant lui… si l’on peut s’exprimer ainsi… – Ça, c’est encore un coup de pub… Tu verras que demain, on apprendra que c’était un gag…
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Je veux bien vous entendre, Madame de Saint-Petit, mais, elle avait quand même pas l’air en grande forme, Carotta La Pulpeuse… Et puis, côté pub, si vous avez raison, je crois que le budget Birhenpils risque de changer, prématurément d’agence ! Enfin, à mon humble avis… Le commissaire Déluvre, arrivé dare-dare, entame sa quatrième pipe en tentant d’interroger le troisième sous-assistant de la scripte du régisseur qui s’appelle Régis, a toujours été fils unique et n’a rien vu d’anormal. Le commissaire Déluvre est un homme averti, il ne se déplace jamais sans son Saint-Christophe, ne boit jamais en conduisant et sait mettre les pieds dans le plat quand il le faut, en dépit de son grand regret de ne pas avoir pu faire son service militaire dans la marine… Il a débuté rue Saint-Denis, à la grande époque, avant d’être muté au Trocadéro pour incompatibilité de mœurs. C’est un homme d’âge moyen, taille moyenne, un charmant garçon bourré d’initiatives et pas si con que ça… J’ai déjà eu l’occasion de le rencontrer maintes fois et il me fait le plaisir d’abandonner le troisième sous-assistant pour me serrer la main. – Alors, Pluperson… sale affaire, hein ? – Sale, on verra, commissaire, mais étrange, sûrement… – Ah, bon, vous trouvez ça étrange, vous ? – Un peu, oui… Pas vous ? – Peut-être, après tout. Mais sale, en tous cas, c’est sûr. – Vous dites ça à cause de la bière, mais ils auraient pu mettre du mazout si les consignes de sécurité n’étaient pas aussi draconiennes… – C’est vrai, Pluperson, c’est vrai… Le commissaire Déluvre ne supporte pas le houblon, il préfère les grands bruns. D’un pas alerte, il m’entraîne sans ménagement vers le bockstage de droite où le mannequin vedette de la maison Yves Gentil ne se fait pas prier. Le commissaire Déluvre ne fait jamais rien de bon avant sa cinquième pipe… La star est excitée comme une puce excitée comme une folle : – Ils viennent d’annuler le défilé. Tu te rends compte, c’est jamais arrivé chez Yves Gentil. Ah, Ben, dis donc tu t’rends compte ! L’inspecteur Pills, pour sa part, a arrêté de fumer depuis sa dernière belle lurette et inspecte à tout va du côté des loges des stops-modèles
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essayant de les persuader qu’il les interrogerait assurément mieux si elles voulaient bien lui communiquer leurs numéros de téléphone. Le seul qui fait son boulot, comme d’habitude, c’est l’inspecteur Tabet. Agenouillé auprès du cadavre de Carotta, il semble perplexe… – Salut, Tabet, lancé-je en sa direction sachant qu’il adore la passe à dix. Il a d’ailleurs raison, c’est bon marché… – Ah, c’est toi Jonathan… Alors toujours sur les bons coups, hein ? reprend-il au bond. L’inspecteur Tabet est un bon flic, et en plus il a le sens du second degré, ce qui est rare. C’est une profession où on a souvent le sens unique… – Oui, Tabet, oui… si on peut dire. – Tu la connaissais bien, toi, la divine Carotta… – Un peu, enfin, oui, je la connaissais… – Tu la connaissais… au sens biblique du terme ? – Je t’en prie, Tabet, tout le monde sait qu’elle faisait pas dans la dentelle masculine. Tabet se contente de secouer la tête, comme pour reprendre le fil de ses pensées… – C’est étrange, murmure-t-il en réussissant l’exploit de se frotter le menton de la main gauche tout en posant son poing droit sur la hanche la plus proche. – Ah ! Toi, aussi ? Oui, tu vois, Jonathan, je me demande pourquoi on a voulu faire croire qu’elle s’était étranglée façon Isadora Duncan alors que manifestement elle a été poignardée par-derrière. – C’est une bonne question, Tabet, c’est une bonne question, reste à y trouver une bonne réponse… – Et ça, crois-moi, c’est pas demain la veille, Jonathan, parce qu’avec cette bande de freluquets farfelus, on va pas avoir grand-chose à se mettre sous la dent… – Je suis assez d’accord avec toi, Tabet… À moins que pour une fois les techniques de ton patron ne s’avèrent payantes. – Bof… Tu sais bien qu’il fait pas ça pour le fric…
Sweet little cantine
En sortant de la cour carrée, côté rue de Rivoli, je fais le point. Il n’y a pas trente-six solutions. Il y en a deux. Soit je prends à gauche vers la Concorde, soit je choisis la droite, vers Bastille. En deux secondes, le problème est brillamment résolu. La rue de Rivoli étant à sens unique, j’irais vers la Concorde ! Ça tombe bien, c’est justement la direction de l’avenue Sabaigne, de mon bureau, de ma machine à café, de mon téléphone et de mon rédac » chef… Une telle accumulation de coïncidences ne peut être le seul fait du hasard et ça me met de bonne humeur. En plus, comme par miracle, un taxi me tend les bras de l’autre côté de la rue ! Il y a vraiment des jours où l’on est bien obligé d’admettre que le destin doit être écrit par un très bon scénariste… Le taxi est blanc, le chauffeur est noir et d’origine polonaise… Pardon ? Vous pouvez répéter la question ? Comment je peux savoir autant de choses sur un taxi en aussi peu de lignes ? C’est simple, suivez le guide. Sur le taxi, vous pouvez lire, comme moi : « Les Taxis Roses, boissons à toute heure, demandez au chauffeur… » C’est un piège, le taxi n’est pas rose, il est blanc, comme Michel, comme Éric, comme Laurent, comme neige, comme vous et moi, sauf si vous ne l’êtes pas… Ensuite, le chauffeur est noir parce qu’il respecte à la lettre le slogan de la maison et qu’entre boire et conduire, il a choisi depuis longtemps : il boit au volant ! Ça va, vous suivez ? Si au lieu de vous endormir douillettement sur vos lauriers, vous aviez comme moi, jeté un coup d’œil sur le tableau de bord du véhicule, vous auriez sûrement remarqué les portraits de Lech Walesa et
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de Jean Paul II qui trônent en évidence entre le klaxon et la commande d’appels de phare… – Vous connaissez la dernière blague du Tout-Paris, Monsieur Pluperson ? En plus, ce chauffeur est physionomiste et flatteur, allez donc me dire que ce taxi n’était pas le bon, maintenant… – Non, mais vous allez sûrement me la raconter, non ? – C’est Christophe qui me l’a raconté ce matin… – Christophe ? – Oui, Christophe Bathachier… – Bien, bien… – Oui alors, vous savez pourquoi on s’inquiète de plus en plus pour la zigounette de Benoît XVI ? – Non… – Ben, y’a tellement de gens qui s’amusent à jouer avec les couilles du pape qu’on se demande si elles vont pas finir par tomber ! Ça, c’est juste le genre de blague qui ne me fait pas rire. Dans la mesure où ça vient de Christophe Bathachier, ça ne peut d’ailleurs avoir un quelconque intérêt. Le chauffeur, lui, n’en peut plus : – Vous me direz, hein, les couilles du pape, à quoi ça peut bien servir ? – Très juste… Vous me déposerez devant la cantine. J’vous dois combien ? – 10 euros… Euh, si c’est pas trop vous demander, Monsieur Pluperson, je pourrais avoir un petit autographe pour mon fils. Et puis si vous aviez un ou deux pin’s Channel 19, ça lui ferait tellement plaisir… Tu parles ! Des pin’s à cent balles la bête, je comprends qu’il en ait envie, le taximan. En plus, il a vraiment pas une tronche à avoir un môme ! Enfin, il a au moins eu l’hypocrisie de demander un autographe… Savez-vous que la plupart du temps, ils demandent même plus l’autographe, ces ostrogoths ? Ils pourraient se fendre un peu… avec le trafic des pin’s, ils doivent facilement doubler leur salaire à la fin du mois ! La cantine de Channel 19 n’est pas une cantine comme les autres, c’est la cantine de Channel 19. Pour y accéder, il faut soit être connu
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par les vigiles, soit être accompagné par quelqu’un de connu par les vigiles. Certains disent qu’il suffit d’avoir un laissez-passer Channel 19, mais c’est complètement faux. Ils disent ça parce qu’ils sont connus des vigiles, comme moi… La meilleure preuve, c’est que j’ai perdu mon laissez-passer dans la fermeture éclair de Madame le PDG un soir de grand vent et que ça n’a pas changé ma vie, malgré ses cinquante-quatre printemps. Autre preuve : les gens qui ont un laissez-passer s’accumulent sur le trottoir pendant que les gens connus des vigiles se font des courbettes pour savoir qui va aller grailler le premier. Ceci dit, je ne peux pas m’empêcher d’avoir un frisson au moment où je passe devant tous ces braves gens. Et si les vigiles devenaient soudainement amnésiques ? Et s’ils s’en allaient me demander, là, tout de go, mon laissez-passer, devant ce parterre de pigistes affamés et de secrétaires trop fardées ? Ouf… Ça y est je suis à l’intérieur. Excusez-moi, mais, des fois, j’ai un peu peur qu’on ne me reconnaisse plus dans ces endroits-là. La cantine de Channel 19, c’est tout de même la moins chère de Paris… et la mieux fréquentée. Bon, bien sûr, il faut faire la queue. Bien sûr, il faut se payer les tronches réjouies des collègues qui sortent des placards, les faciès émaciés de ceux qui y sont et les sourires narquois de ceux qui y restent tout en s’en mettant un maximum dans les fouilles grâce à la boîte de production qu’ils ont montée pour arrondir leurs fins de mois. Mais tout ça ne permet-il pas finalement de s’y retrouver dans le vaste fatras du paysage audiovisuel ? On vous disait untel à l’agonie, pourchassé par le fisc, viré pour détournement de fonds… Vous retardez, il vient d’être nommé directeur des programmes d’une petite chaine privée dans les îles où le blé circule plus vite que la vitesse de la lumière… Celui-là devait prendre sa retraite anticipée… non, non. Il vient de resigner pour trente ans… Ils sont tous là à l’heure de la cantine, l’une pour montrer sa dernière permanente, l’autre pour faire croire qu’elle ne boit que de l’eau, et la petite dernière pour souffler dans l’oreille du présentateur du JT : – T’as vu la petite Sophie, elle veut en bouffer de la caméra… La petite dernière a de l’avenir, elle finira pas entrer dans le décor à force de s’y incruster et un beau jour elle réussira sûrement à imposer son numéro de cirque, à la météo, aux courses, au journal ou au Loto.
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N’importe où pourvu qu’on voie sa trombine dans la lucarne. Ça dérangera personne puisqu’on aura pris l’habitude de voir sa trombine à la cantine. Pourquoi pas à la télé ? ` Ils sont tous ventrus, ils sont tous gras. Excepté, bien sûr, ceux qui n’ont plus intérêt à être là, étant sans doute devenus trop gros et qui sont au centre de tous les commérages… – La vieille, il parait qu’elle a commencé comme dame pipi… – Lui ? Il est pédé comme pas un…
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Bref, tout va bien. Ce midi, il y a des feuilletés au haddock garnis de pointes d’asperges… Ça me changera du jambon-beurre… Tiens, qui voilà ! ? Emile Rectangle, mon vénérable rédacteur en chef ! – Ça va Jonathan ? Tu rentres de la cour carrée ? Tu nous fais une bonne nécro sur Carotta pour le 20 heures, hein ? Un truc bien, avec images d’archives et tout… Pas trop de pub dans le commentaire, hein, coco ? – Ça va être difficile de ne pas citer Franz Birhenpils… – Oui, okay, mais ça, ce n’est pas de la pub, c’est de l’info.. Fonce, coco, fonce… – Okay, boss, je fonce, je fonce… C’est quoi le plat du jour ? – Bœuf carotte ou magret de canard au miel de Meaux… – Je vais prendre le magret. Les carottes aujourd’hui, il me semble avoir déjà donné… J’aime beaucoup la caissière de la cantine de Channel 19 et elle me l’a bien rendu certains jours de pluie. Elle s’appelle Chantal, ses copines l’appellent Tatal, mais dans le boulot elle se fait appeler Edwige Cognac-Jay pour montrer qu’elle a à la fois de la culture, des relations et de l’entrejambe. Sa théorie, c’est qu’on ne peut pas réussir sans être capable de jeter un œil sur la braguette du chef du personnel tout en gardant l’autre sur le tiroir-caisse. Chaque jour, elle s’entraîne assidûment en espérant que le chef du personnel daignera venir manger à la cantine. Elle est très forte, surtout de l’œil droit, mais ça lui donne parfois un strabisme convergent qui nuit à ses intentions. N’empêche, je l’aime beaucoup. Surtout les jours de pluie…
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– 5 euros, Jonathan… – Tu es sûre d’avoir tout compté ? – Oui, oui… Dis, tu as vu la météo ? – Non, qu’est-ce qu’ils disent ? – Ils annoncent de la pluie toute la semaine… – Mmmh, Tatal, tu sais bien qu’ils se trompent tout le temps. – On se voit un de ces jours ? – Promis, juré ! Au premier cumulo-nimbus, j’accours et j’arrive… En parlant de la météo, justement, j’aperçois Élodie Gnangnan qui me fait de l’œil. Elle vient de se faire peindre en blonde et ça lui va comme un gland. Depuis plus d’un an, elle préfère préparer sa météo en se plongeant dans le marc de café, ça lui parait plus fiable que Météo France… Je l’évince d’un sourire tout en inspectant du regard cette vaste assemblée que seule l’odeur du magret arrive à rendre supportable. Tiens, tiens, voilà la belle Sophie ! Une vraie blonde celle-là, la superbe, la zozottante, la prolixe Sophie Sonsex ! Celle qui présenta jadis « Le Maxi-Sexe » sur Banal Moins et « Les enfants du froc » sur Antenne Ten… Ouaaaouh, j’en ferais bien mon quatre heures, moi ! Pas de chance, elle déjeune avec Émile Rectangle. C’est pas le moment de faire un impair, surtout avec une exhib » pareille… Cherchons ailleurs… Il y a bien Denise, mais elle bouffe à tous les râteliers et elle est assise en face de Grégoire Bitrone, lequel radote tellement que j’en ai peur de mal digérer… Jacqueline ? Non, elle a vraiment grossi ces derniers temps… Yvette ? Elle vient d’épouser le chef comptable… Ah ! Josiane ! Non, pas Josiane, la dernière fois elle m’a tenu la grappe pendant trois heures et j’ai été obligé de finir la journée à l’infirmerie… Bon, alors ! Je vais manger tout seul, moi, si ça continue… Ah, non, voilà, j’ai trouvé ! Je vais m’inviter à la table de Paulette, bien sûr ! Tant qu’à perdre son temps, autant gagner aux courses !
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Paulette Hitebie, c’est une habile combinaison entre une bonne chute de reins et une solide culotte de cheval, le tout remodelé au grand galop par des chirurgiens pas trop regardants : – Salut Paulette, toujours au régime jockey ? – Toujours, Jonathan, toujours… – T’as pas un tuyau dans la troisième ? – Non, ils me l’ont enlevé ce matin… – Et l’espagnol, ça avance ? – Tu rigoles, mais tu sais que maintenant j’apprends sous hypnose… – Non ? Incroyable… – Si, si, c’est génial… d’ailleurs, c’est la seule technique qui me restait, j’avais épuisé tous les systèmes et surtout tous les professeurs. Et puis c’est médiatique… Tiens, t’as vu mon papier dans Télémoche ? – Non… – Dommage… T’es sur Carotta en ce moment ? – Non, je suis là, pourquoi ? – Allez, bisous, Jonathan, j’ai du turf, il faut que je fasse mes pronostics pour ce soir, j’en ai bien pour toute l’après-midi… – Tu vois qui dans le quinté plus de demain ? – Mon prof de golf, pourquoi ? C’est bon le feuilleté au haddock, mais alors le magret de canard au miel de Meaux, alors, là, j’en redemande… surtout arrosé d’un verre de Graves, ça aide à réfléchir. Car enfin, qu’est-ce qu’elle allait donc faire dans cette chope de bière, la divine Carotta ? Et l’arme du crime, hein où c’est-y qu’elle a été se couler l’arme du crime ? Couteau, sabre, lance, flèche, épée, ciseaux, poignard, arbalète, aiguille, seringue, marteau, pioche… il n’y a que l’embarras du choix. Encore que les ciseaux seraient assez adaptés au décor ! Mobile ? Un coup de pub pour Birhenpils ? Plutôt destroy comme technique… Une vengeance ? Peut-être, mais qui aurait pu vouloir se venger et surtout de quoi ? Carotta, c’était pas une flèche côté pois chiche et si elle avait eu l’occasion de faire du mal à une mouche, il aurait fallu que la mouche soit mal placée par la maquilleuse…
Jonathan Puperson, les canons de la baronne
À moins que ça soit un truc genre sexe ? Pourquoi pas, après tout, puisqu’à proprement parler, avec Carotta, on pouvait difficilement imaginer autre chose… Résumons : l’assassin aurait tué Carotta d’un coup de ciseaux dans le dos pour se venger d’avoir été éconduit… C’était sûrement pas ça puisque tout le monde allait arriver à cette conclusion et que si c’était le cas, le commissaire Déluvre et surtout l’inspecteur Tabet auraient depuis bien longtemps déjà retrouvé le criminel, fait tomber l’info sur les téléscripteurs et reçu les félicitations du ministre pour leur célérité. Or, rien n’était tombé sur les téléscripteurs puisqu’aucun de mes gentils camarades de cantine n’était venu me susurrer finement à l’oreille : – Jonathan ? C’est toi qui es sur l’affaire de la cour carrée ? Tu sais quoi ? Ils viennent juste d’arrêter le coupable… Pas de bol ! Il fallait donc chercher ailleurs après avoir pris un café serré. C’est l’un des aspects les moins clinquants de la cantine de Channel 19, on ne peut pas prendre un café sans jouer des coudes au milieu des : – Salut, toi, et comment tu vas ? Ça fait longtemps qu’on s’était vu, il faudrait qu’on se fasse une bouffe un de ces quatre… On ne saura jamais lequel des quatre ils ont choisi, mais qu’à cela ne tienne ! Étienne fait du bon café et c’est bien là l’essentiel.