L'amour les yeux ouverts

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Dolores Riviere

L’amour les yeux ouverts





L’amour les yeux ouverts



Dolores Riviere

L’amour les yeux ouverts



Avertissement au lecteur

Écrire ces mots fut pour moi un moment de plaisir sans limites, un instant délectable de libération et d’évasion. Lorsque j’étais étudiante en Lettres, on remettait souvent sur le tapis la question du destinataire de lettres rédigées par des individus qui s’adonnaient simplement au plaisir de l’enchaînement musical, apaisant et parfois violent des mots… Pour qui écrit-on ? Je dois bien avouer que l’acte d’écriture a souvent été pour moi comme un traitement homéopathique, l’apaisement d’une envie d’ivresse m’amenant vers de lointains horizons, dans un univers aux confins de l’oubli, de l’ailleurs. Je ne cache donc pas la dimension cathartique de l’histoire que je raconte ici. Mais surtout, j’ai fini par livrer ces mots pour que chacun de ceux qui

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poseront les mains sur ces pages puisse, le temps d’une lecture, partager le plaisir qui fut mien. Je voudrais que ces phrases, qui prennent la forme de l’épître confidentielle et romanesque d’une jeune femme prise dans le tourbillon de la vie – et qui s’apparentent donc à des confessions intimes, à des mémoires faites de moments douloureux – soient lues comme une vie fictive que j’ai créée avec mon encre… Je ne fais ici qu’esquisser subrepticement un sujet féminin contemporain, comme j’aurais pu retracer l’histoire d’une vie semblable à celle de mille autres. Je n’invite donc pas à la lecture d’un acte d’accusation ni des confessions d’une pénitente qui aurait besoin de reconnaissance. Toute individualité recréée dans ce livre, n’est qu’être de papier… Et pour captiver le lecteur, l’emprisonner dans la toile de mots formée par mes lettres arachnéennes, je n’ai pu m’empêcher d’avoir recours à l’hyperbole sensorielle pour l’emporter avec moi, pour le garder un peu plus longtemps à mes côtés. C’est donc bien dans le tourbillon de mon imagination que je lui propose de se laisser emporter. Si j’ose aujourd’hui l’acte de publication, c’est avec l’unique objectif de montrer que les égratignures et


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les plaies du cœur, parfois même les plus profondes, trouvent toujours un pansement [on panse les blessures, on soulage la souffrance- j’utilise justement l’image de l’égratignure, de la blessure profonde] à leur souffrance et qu’il faut fébrilement et fermement croire en la vie, même si la mort nous guette. Tout n’est que sempiternel recommencement, et parfois dans les moments les plus noirs il suffit juste de croire en l’humain, en ses forces imprévisibles, en sa bonté essentielle pour tenter de voir à nouveau la lumière… Je tiens également à préciser que ce livre est agrémenté de références littéraires et artistiques, comme un hommage à notre patrimoine culturel et une invitation à découvrir – ou redécouvrir – ces grandes œuvres qui ont participé à ma construction. Le plus essentiel pour moi est de rappeler la dimension universelle que j’ai voulu donner à mes écrits : que chacun s’y reconnaisse.



Je dédie ce que j’oserais dénommer « mon objet littéraire » à toutes les personnes que la fatalité et le hasard ont mises sur ma route pour que je sois celle que je suis aujourd’ hui. Je remercie tout particulièrement mes amis, ma famille et mes professeurs qui ont répondu présents à chaque fois que mon existence était perturbée par les éclats fulgurants de ce monde : Reine-Claude, Agnès, Jacquie, Lisa, Marion, Mazarine, Sophie, Eddy, Fabienne, Patricia, Dominique, Fabrice, Papa, Ma mère, Pépé, mon adorable Linda, La Douce Nathalie, Ma Belle Fabiola, mes frères, mes neveux, mes nièces, ma gentille Stacy ; mes professeurs de lettres et de philosophie – madame Mariani, madame Michel, monsieur Dodille, monsieur Herrmann, madame Meure, et les autres – qui m’ont transmis la passion de la lecture et de l’ écriture, qui m’ont donné ces armes qui me font croire encore en l’ humanité aujourd’ hui. Également, toutes ces personnes qui ont pris le temps de m’ écouter et de m’apaiser quand je croyais que mon monde allait si mal… Et enfin, surtout, Stéphane, celui que j’ai rencontré un jour et qui a dérouté ma vie… Pourvu que le plaisir de la lecture vous emporte !

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« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé



Chapitre I - Le chérubin banni

Son père venait de mourir, et il était temps pour elle de retrouver les terres ancestrales. Elle avait sauté dans un avion pour retourner dans son enclave insulaire. Voilà plusieurs années qu’elle n’avait pas mis les pieds sur ce petit caillou océanique au cœur volcanique, ce tas de roches basaltiques qui renfermait en son sein des plaies qu’elle croyait à jamais guéries. Une fois arrivée, elle se laissa facilement emporter par le parfum des jacarandas, le doux va-et-vient des vagues marines, le chant nocturne des criquets et le ciel magnifiquement étoilé de l’hémisphère sud. Elle était alors loin, bien loin de la tourmente parisienne. Elle était enfin chez elle et s’apprêtait à renouer avec son passé, un passé qui lui semblait très lointain, enfoui aux confins de ses souvenirs d’enfance. Elle se baladait sur les dalles en pierre qui formaient le sentier de fortune jusqu’à l’immense jardin tropical de ses parents. Son regard oscillait entre les

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cocotiers, les palmiers, les hibiscus, les pétunias et autres bougainvilliers. Le jaune éclatant des alamandas1 la transportait déjà vers de profondes rêveries. Derrière le gigantesque manguier qui trônait de manière impériale sur la faune et la flore locales se cachait une minuscule cabane en bois que ses frères et elle avaient construit enfant. Eux l’avaient quitté plus tôt, et elle était finalement devenue son antre secret. Elle n’avait pas oublié son existence, mais l’odeur du bois humide et presque pourri lui rappela violemment que le temps avait indéniablement passé, comme en témoignaient les quelques rides qui frisottaient aux commissures de ses lèvres rosâtres. Elle hésita un instant avant d’y entrer, et c’est avec délicatesse qu’elle finit par pousser la porte qui, au lieu de s’ouvrir, se fracassa littéralement. Et elle retrouva avec surprise ses trésors de fillette, d’adolescente et de jeune fille, tels qu’elle les avait laissés, ou presque. En s’approchant, ses yeux s’arrêtèrent sur cette boîte en fer forgé dans laquelle elle dissimulait le manuscrit qui racontait ses premiers maux d’amour, l’histoire qui avait perturbé son existence de jeune adulte et que, malheureusement, elle ne parvenait toujours pas à oublier. 1

Fleur aux pétales jaunes de l’hémisphère sud


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Elle s’avança. Il fallait qu’elle l’ouvre et que ces papiers jaunis, empreints de sa lâcheté d’antan, se donnent de nouveau à ses yeux… Les mains tremblantes, elle posa son regard fébrile sur ces mots tracés de son encre amère au goût de souffrance qui remontait brusquement comme un raz-de-marée dévastateur. Elle se recroquevilla dans un coin de cet abri enfantin où un rayon de lumière arrivait encore à traverser les lattes de bois abîmées par le poids des années, où son âme allait renouer avec ses craintes de femme fragile le temps d’une lecture ramenant à la surface des réminiscences enfouies… C’était un manuscrit qu’elle osa honteusement écrire, comme un « témoignage posthume », à ses parents, à ses amis, et à lui qu’elle aimait tant, dans un moment où elle croyait la vie insoutenable. Elle voulait simplement leur expliquer pourquoi elle avait fait ce choix ignoble, mais raisonnable… Les yeux de Lola déchiffrèrent ces phrases tracées par les mains nerveuses d’une jeune femme perdue dans un monde où le chaos s’était substitué à la lumière. L’appréhension d’un retour fracassant du passé la hantait, mais elle ne put s’empêcher de tourner la page, et de commencer cette lecture qui allait transporter sa conscience loin dans le temps…

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« À vous, à mes parents, à mes amis, à tous ces êtres qui m’ont prouvé que l’amour existe, aujourd’hui je prends la plume dans un effort surhumain pour vous écrire. Expliquer un départ, surtout impromptu, mais tout de même organisé, n’est jamais chose facile. Pourtant, il faut aujourd’hui que je trouve les mots justes pour répondre à ce « pourquoi ? » qui, peutêtre, vous torture. Mais personne n’est responsable, nul ne doit se sentir coupable de ma volonté, de mon désir ardent, de mon envie insatiable et, peut-être, déraisonnable, de vouloir m’envoler vers cet ailleurs dont personne ne connaît ni ne peut vérifier l’existence. S’il existe, alors tout va bien. Je dois sans doute penser à chacun de vous en ce moment, rire de vos têtes macabres, ou pleurer en me disant que vous allez me manquer ou que vous me manquez déjà. Oui, vous et vos fous rires farfelus, vos plaisanteries que nous étions les seuls à comprendre, nos discussions qui tournaient en rond, faites de racontars qu’on se dévoilait comme s’il se fût agi des derniers potins politiques indispensables à l’avancée de ce pays. Pourquoi donc faire ce choix ? Je ne veux pas raconter ma vie, ces bribes de souvenirs s’amoncelant en mon esprit, cela serait bien insensé. Puisque de


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toute façon les moindres événements qui ont eu lieu, je les ai partagés avec vous tous, les bons comme les mauvais. Malgré cet horrible sentiment de solitude qui me ronge et me consume depuis tant d’années, vous n’avez jamais été absents… Je ne veux surtout pas faire peser sur vos épaules les souffrances terribles d’un sentiment profond de culpabilité. C’est la vie et les chemins sinueux dans lesquels elle nous transporte qui ont fait de moi cet être si fragile qui a fini par sombrer en croyant fermement qu’il ne serait jamais « aimable ». Pourtant, animal amans2, je l’ai été. Je vous aime à profusion, sans limites aucune ; je donnerai sans hésiter mon existence pour chacun de vous ; je serais prête à suivre Hadès jusqu’aux Enfers s’il fallait me sacrifier pour récupérer l’une de vos âmes. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait pour vous, en ayant à chaque instant à l’esprit vos visages et vos sourires indélébiles, merveilleux cadeaux qui étaient pour moi de simples remerciements… C’est pour vous que, chaque matin, je trouvais la force de quitter ce lit pesant dans lequel je ne rêvais pourtant que d’une chose : une burlesque métamorphose. À la Kafka 3, sûrement pas, non ! Les cancre2 3

Expression utilisée par Platon Référence au roman de Kafka : la Métamorphose

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lats me faisaient trop horreur. Je détestais leurs ailes noirâtres, leurs antennes télématiques. Je ne pouvais supporter leur présence. La petite Lola voulait simplement devenir un papillon aux ailes vacillantes qui s’envolerait, loin, bien loin… Pourtant il y avait vous, et je n’ai pu prendre cet envol dont je rêvais tant, et je restais dans ma somptueuse chrysalide. Mais à présent, les souvenirs me brûlent, me consument, me tuent ! Personne ne peut m’aider, le navire dans lequel je me suis seule embarquée est en train de sombrer. Nul ne serait capable de porter avec moi le poids de ces images qui ressurgissent du passé, des réminiscences évanescentes qui laissent sur leur passage ces sensations qui ont d’ores et déjà brisé mes ailes de verre que j’aurais voulu d’acier et d’airain. Il faut maintenant que je tente de répondre à ce « pourquoi ? ». Je n’ai pas le droit, ni la force, ni le courage de vous laisser là sans réponse, avec l’amertume pesante d’un regret qui n’a pas lieu d’être. Je dois trouver la force de relier mes pensées à ce clavier qui me guette, à ces touches qui m’appellent, à ces lettres qui, par leur alignement, sont ma seule possibilité de réponse. Mes pensées s’agitent, mais il faut pourtant commencer. Expliquer ? Je ne sais pas si j’y arriverai. Si


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vous ne comprenez pas mon geste, j’espère au moins que vous me comprendrez… Les « pourquoi » sont souvent les questions les plus ardues, les « parce que » les réponses les plus opaques. *** De mon enfance, je garde des images heureuses de rires entremêlés de chamailleries puériles, de lectures abusives de livres à la couverture rose, d’heures passées entre filles à regarder les films et les feuilletons derniers cri, commentant sans relâche de belles histoires d’amour à l’eau de rose, sarcastiques… J’ai ancré dans ma mémoire les baisers passionnés d’une Valène et d’un Gary dans l’impitoyable Côte Ouest4, les rires sataniques d’un J. R. Ewing face à une épouse dépérissant dans l’alcoolisme5, les larmes d’une Scarlett O’Hara6 ou d’une princesse Sissi dévastées par l’amour et le chagrin qui bien trop souvent en découlait. J’ai vu tant de femmes pleurer, et tant d’hommes s’enfuir ou se cacher… Je me souviens de cette Guerre des Roses 7 qui me laissait toujours entre rires et larmes. Et puis, parfois, Feuilletons américains des années 80 Référence au feuilleton américain Dallas. 6 Héroïne du film Autant en emporte le vent (Gone with the Wind), film américain de Victor Fleming réalisé en 1939 7 La Guerre des Rose est une comédie américaine de 1989 basée 4 5

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