Catherine Calvel
L’ENCLAVE ABSOLUE Première partie : la fraternité
L’Enclave Absolue Première partie : La fraternité
© Catherine Calvel, L’Enclave Absolue, 2014. Image de couverture : Lonely tree par Colum O’Dwyer
Catherine Calvel
L’Enclave Absolue Première partie : La fraternité
Chapitres
i/Sauveterre.............................................................. p. 15 ii/À travers les montagnes...................................... p. 87 iii/Le scriptorium de Mande-Nigra.......................p. 99 iv/Dans la tempête................................................. p. 125 v/Vers le Pog.......................................................... p. 139 vi/Lyon......................................................................p. 153 vii/Vers l’Enclave Absolue.................................... p. 213
« La précieuse égide, inaltérable et pure, D’où pendillaient cent franges merveilleusement tressées, Tout en or fin, et dont chacune valait bien cent bœufs. » Athéna jeta sur ses épaules l’effrayante égide Aux poils mouvants, où s’étalaient, en un grand rond, Déroute, Et Discorde et Vaillance et Poursuite glaçant les cœurs, Avec la tête de porte en son centre la tête de Gorgo, ce monstre épouvantable, Terrible, grimaçant, signe de Zeus le Porte-Égide. » Homère, Iliade, V, v.738 sqq « Et Athènè, fille de Zeus tempétueux, laissa tomber sur le pavé de la demeure paternelle le péplos subtil, aux ornements variés, qu’elle avait fait et achevé de ses mains. Et elle revêtit la cuirasse de Zeus qui amasse les nuées, et l’armure de la guerre lamentable. Elle plaça autour de ses épaules l’Aigide aux longues franges, horrible, et que la Fuite environnait. Et là, se tenaient la Discorde, la Force et l’effrayante Poursuite, et la tête affreuse, horrible et divine du monstre Gorgô. Et Athènè posa sur sa tête un casque hérissé d’aigrettes, aux quatre cônes d’or, et qui eût recouvert les habitants de cent villes. Et elle monta sur le char splendide, et elle saisit une pique lourde, grande, solide, avec laquelle elle domptait la foule des hommes héroïques, contre lesquels elle s’irritait, étant la fille d’un père puissant. » Homère, L’Iliade, chant V, traduction de Leconte de Lisle (1818-1894)
Sais-tu ce que tu cherches ? Si je le sais, je ne cherche plus. Non, je ne sais pas.
i/Sauveterre
Athwen déchiffrait un livre des temps passés à la couverture noire et orangée : sur une planète perdue dans l’espace un insecte géant se dressait au-dessus d’une jeune femme effrayée qui levait les bras pour protéger son visage, dans le plus pur style de l’art cinématographique du milieu du vingtième siècle, le dernier avant la Transition. L’artiste-enlumineur de l’époque n’avait nullement respecté la vraisemblance : l’héroïne, outrageusement maquillée, marchait sans la moindre combinaison sur la surface de la planète inhospitalière qu’illuminait d’un soleil verdâtre ; elle affrontait le monstre de kératine à mains nues. L’illustration laissait une impression de danger excitant, et paradoxalement d’une innocuité enfantine. Entre les doigts gantés de la lectrice, le papier jauni s’effilochait, dégageant une odeur de moisi. Il est probable que ses ancêtres goûtaient ce genre de distraction profane et superficielle. Elle non. Mais elle n’avait rien d’autre à mettre sous ses yeux en ce moment : ce vieux livre abandonné restait le seul moyen d’oublier son angoisse. Elle avait du mal à comprendre la langue employée, faute d’une transcription. De fait, sa rêverie s’était arrêtée sur la couverture de l’ouvrage. Que recherchaient ses ancêtres dans de telles lectures ? L’oubli ? Un peu de distraction dans leur siècle de fer ? La maison était plongée dans un profond silence depuis des heures. Les minutes tombaient autour d’elle comme des gouttes de neige lourde. Un petit félin sauta sur ses pattes, arqua son dos puis s’étira en bâillant. Sa gueule découvrit des dents acérées, blanches sur le rose
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de son palais. Il rôda précautionneusement le long des rideaux qui émirent un léger frisson métallique à son passage. Athwen ramassa ses jambes sous elle, s’enveloppa plus serrée dans sa couverture. Elle renifla légèrement et l’idée de la maladie l’effleura, grippe, pneumonie, « simple rhume » mais chez eux rien n’était jamais « simple ». Une malepeur serra son diaphragme : cinq parmi les habitants de la communauté étaient morts l’hiver dernier faute du vaccin et des traitements légaux auxquels ils n’avaient pas droit. Eux. Il lui faudrait vérifier son stock de plantes et demander au Chercheur s’il avait reçu les lots de médicaments de l’Enclave Absolue. Ils étaient arrivés trop tard l’an passé. Athwen balaya ses pensées, referma le livre qui lui expédia dans les narines un nuage de poussières et de champignons centenaires. Il fallait s’extraire de la chaleur de la couverture, reprendre ses activités, son temps de relevée terminé. Elle ramassa le chat et le coucha à sa place dans le creux que son corps avait imprimé dans les fibres de laine. C’était un animal haut sur pattes, au poil gris fer, oreilles étroites, yeux très étirés, museau pincé, joues creusées. Il devait être le seul de son espèce à des kilomètres à la ronde. Quand il mourrait, ce qui ne saurait tarder étant donné le grand nombre d’années pesant sur ses épaules de chat, il n’y aurait plus de petite bête de compagnie dans la maison car les chats ne survivaient pas dans la région. Celui-ci était né dans une des généralités de l’Ibérie Renouvelée, bien loin dans le sud. Il avait été l’animal familier du dernier Chercheur que ses parents avaient hébergé. Avant de quitter Sauveterre à l’heure de se retirer et de laisser la maison à la jeune génération. « Longtemps », pensa-t-elle, associant à ce mot un réseau de pensées/souvenirs/émotions, qui tracèrent dans son cerveau un faisceau d’analogies. Le feu, qu’elle n’avait pas rechargé depuis le matin, baissait dans le poêle cubique bâti de céramiques réfractaires ornées des signes oghamiques, Force et Énergie, adjuvants précieux qui tenaient au chaud la maisonnée. Dans leur pays de montagnes, les flammes, pour vivre, outre la dextérité des hommes, réclamaient la protection supérieure que les cryptogrammes canalisaient autour du poêle ou de l’âtre. Le feu, la chaleur, l’énergie, les principaux soucis d’Athwen. Parmi
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d’autres. Faute de cette chaleur, surveillée, nourrie sans cesse de bois et des menues prières quotidiennes qui accompagnaient les gestes maternels vers le foyer, ils mourraient dans le froid et l’obscurité. Sans que personne ne s’en soucie ou même ne s’en aperçoive. Tout au moins immédiatement. Il fallait marcher plusieurs heures pour rejoindre ceux de Sauveterre. Athwen vérifia le circuit de recyclage des fumées, le taux de monoxyde et d’humidité, puis elle enfourna les bûches de bois compressé qui maintiendraient environ 17° dans la salle commune où ils dormiraient ce soir. Le système géothermique conservait les autres pièces hors gel ; le poêle envoyait par ses bouches une partie de la chaleur dans la chambre-bureau d’Ennekko, son frère, ainsi que dans l’étuve. Athwen ne faisait pas plus de bruit que son chat, dont les yeux jaunes allumaient deux étincelles fixes dans les replis de la couverture. Lui aussi recherchait la chaleur en dépit de sa fourrure. Puis elle s’accouda sur le rebord de l’unique fenêtre de la pièce, véritable œil ouvert sur l’extérieur, et tenta de distinguer quelque chose à travers l’épaisseur floue du verre armé. Si elle avait su ce qu’était un hublot, la mer ou les poissons, elle aurait eu l’impression de se trouver au fond d’un aquarium. Des ombres passaient sur le blanc grisâtre du ciel. La ligne sombre du palis et du mur de protection qui bornaient leur enclos en direction de l’ouest, limitaient l’espace lactescent. Il était impossible d’identifier la moindre silhouette, le moindre être vivant à travers le carreau opaque. Derrière la vitre épaisse, la neige tombait avec ce bruit doux, crissant, qu’Athwen devinait plus qu’elle ne l’entendait. C’était une méchante neige dure et froide, une pluie de cailloux glacés, jetés sur le toit, tambour roulant au-dessus de sa tête alors qu’aucun bruit dans la maison ronde, à demi enterrée, bâtie d’un liais local, de bois et de peaux, ne troublait le silence intérieur. Les ancêtres bâtisseurs avaient choisi les formes aérodynamiques adéquates pour les Habitats Adaptés : le cercle protecteur, unificateur, égalitaire, maternel, la goutte d’eau, si souple contre la neige et les vents dominants qui butaient sur ses faces arrondies et fuyaient le long des parois effilées, perdant leur force dans la courbe des moellons as-
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semblés à sec. Les habitats s’épaulaient en grappes de pierres, enchâssés entre les coupe-vents, comme chacun des membres de la Fraternité. Aucun écho ne venait troubler le silence cotonneux de cette fin d’après-midi de printemps. Dans leur forme hexagonale, parce que le froid subissait un fléchissement temporaire au début du printemps, les premiers flocons de cette saison cliquetaient aussi durement que de petites écailles sur le toit ; par la suite, ils auraient leur belle géométrie cristalline à six branches quand la température se stabiliserait à nouveau avant l’été au moment de la rapide et brutale mais parfois imprévisible débâcle. Le poêle, nourri, donnait à nouveau une chaleur plus confortable qui engourdissait le dos d’Athwen. Seuls son visage et ses mains collés contre le vitrage se refroidissaient. Elle resta longtemps ainsi, oubliant qu’elle s’était donné une série de tâches à accomplir dans l’étable, épuisant ses yeux à essayer de percer la pâleur de l’atmosphère. Parfois, un bruit d’eau, courant dans quelque canalisation, laissait deviner que la maison vivait sa vie propre, ailleurs que dans la pièce centrale chauffée. Alors, Athwen écouta mieux : le sas d’entrée, à sa gauche, grinça près d’elle. Il y eut le choc sourd caractéristique des portières de peaux retombant lourdement, celui des bottes heurtant le sol, et d’autres sons plus assourdis, ceux des raquettes probablement. Elle se rapprocha du poêle pour éviter le courant d’air, même léger, qui ne manquerait pas de se produire en dépit des précautions que prendrait l’arrivant. La porte s’entrouvrit. Le rideau or et argent de polyester métallisé, fin comme un voile, portant entre ses plis l’Arbre de Vie, emblème de leur clan, s’écarta. – Bonsoir Athwen. Athwen se tourna vers son frère, dont les joues froides rosissaient au différentiel thermique : « Je commençais à penser que tu ne rentrerais pas ce soir. Je n’aime pas te savoir dehors aussi tard seul. Tu aurais dû retarder ton retour à demain matin. Il vaut mieux passer une nuit supplémentaire à l’abri, tu le sais quand même. Tu es parti trop tard dans la journée. » Ennekko, prêtre de la paroisse de Sauveterre-en-Montagne, entendit l’angoisse mâtinée de colère dans la voix de sa sœur saluant un retour
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un peu tardif dans la descente de la journée. Il se contenta de s’asseoir devant la porte vitrée du poêle et de tendre ses mains vers les flammes qui sautillaient autour des bûches. Athwen s’était adossée à la paroi chaude de céramique couleur lapis-lazuli, incongrue, presque irritante dans leur monde gris et blanc. Elle sentait sous ses doigts l’ornement en léger relief de du signe oghamique « Force-Soleil ». La chaleur y puisait sa force avant de rayonner dans l’air et le long de ses membres. Quand sa respiration se libéra, elle comprit qu’elle s’était anormalement inquiétée pour Ennekko. Sa tournée l’emmenait toujours dans les fermes environnantes et les hameaux collectifs car il ne se contentait pas de célébrer l’office pour l’église paroissiale ou d’y donner les sacrements. Il s’efforçait de rencontrer régulièrement tous les membres de la communauté des fidèles et pour cela, il parcourait des kilomètres entre les fermes-hameaux éparpillées dans les vallons. Il avait prévenu Athwen de sa prochaine absence, lui avait même précisément indiqué son itinéraire mais il s’était attardé à l’Uxellos et n’avait repris la route du retour que dans le mitan de l’après-midi, très tard au regard de la météo, d’autant plus qu’il se déplaçait sans guide même une fois les limites de la ferme-collective dépassées. Cette fois-ci, il avait visité le versant nord-ouest de la paroisse, un vaste croissant qui tout en embrassant la vallée la protégeait des vents dominants de son dos arqué vers l’ouest ; ses pentes accueillaient plusieurs villages communautaires étagés, les trebas de l’Uxellos, de Tarvos et de Stremon, qu’un réseau de pistes creusées et damées dans la neige reliait. Bordées de murets de pierres sèches, larges de deux passages d’hommes, elles permettaient de circuler en sécurité et retenaient la neige derrière leur palis. Dans les flancs de la montagne, à la profondeur isotherme, les fermiers avaient enterré les installations agricoles durant les décennies qui avaient suivi la Transition. On ne distinguait en surface que les dômes des Habitats semi-enterrés. Le plus haut de ces Habitats, dans la pente, l’Uxellos, abritait quatre groupes de fermiers associés sur l’exploitation : les familles, et leurs techs-metlos, spécialistes du végétal en biotope clos, leurs producteurs laitiers, techsmelk. À l’Uxellos, fermiers et techs n’appartenaient pas au même clan, alors que ceux du Tarvos et du Stremon affichaient farouchement leurs
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emblèmes claniques : la silhouette stylisée d’un taureau affrontée pour les premiers, les ondes symétriques d’un fleuve pour les seconds. Les techs portaient les insignes du clan sur leurs vêtements et leurs outils, indiquant leur filiation patrilinéaire. Aux yeux des fermiers des deux autres hameaux mais aussi pour les habitants de Sauveterre, ceux de l’Uxellos passaient pour des déracinés, des gens d’ailleurs, des étrangers car ils pratiquaient une gestion de la ferme en alternance, les fils et les filles ne succédant pas à leurs parents. Au changement de générations, tous les cinq lustres, d’autres fermiers venaient des terres lointaines de l’ouest, des plaines océaniques, où des prairies libres accueillaient des bêtes rudes et solides, aux longs poils laineux qui passaient à l’extérieur le temps de l’été. L’Uxellos avait la réputation d’être une ferme expérimentale tant dans sa gestion que dans son organisation sociale, notamment parce qu’il n’y avait pas de relation hiérarchique entre les fermiers et leurs techs. Les changements réguliers de population ne plaisaient guère à ceux de Sauveterre qui s’enorgueillissaient de tenir leurs maisons depuis la Transition voire bien avant, pas plus qu’aux tenanciers du Stremon et du Tarvos. Quand il montait à l’Uxellos, Ennekko aimait retrouver la compagnie de ces fermiers différents, toujours à l’affût de nouveautés ; leurs silhouettes trapues, leurs têtes rondes, leurs yeux noirs pris dans le réseau de rides, contrastaient avec les silhouettes plus élancées des habitants de la vallée. Ceux de l’Uxellos aimaient échanger, raconter, exprimer leurs sentiments et ne se muraient pas dans le silence profond des fermiers de Sauveterre. Les bordiers de l’Uxellos avaient reçu en héritage de leur patrie océane, une faconde incongrue, et se révélaient des hôtes redoutables : manger, boire, donner, parler, raconter, parfois inventer, occupaient leur temps libre quand ils en avaient. Par ailleurs, travailleurs infatigables, ils n’hésitaient pas à partager la litière d’une bête en attente de vêlage, ou souffrante. Mieux, ils avaient maintenu depuis la Transition, des transhumances non pas saisonnières mais générationnelles. Entre les plaines océaniques du piémont des Grandes Montagnes et Sauveterre, les drailles tenaces creusaient la neige, puis la terre lourde sous le pas des bêtes. Quand il montait vers les trebas,
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Ennekko terminait toujours sa tournée par l’Uxellos, y passant souvent une ou deux nuits avant de redescendre, accompagné par l’un des techs jusqu’aux limites de Sauveterre. Il avait en général célébré les offices, parfois un mariage, un baptême en urgence et bien souvent on l’avait attendu pour des funérailles chrétiennes qui, il le savait, avaient été précédées d’un rite de passage transmis par le Père-Peuple. Mais au moment où le père organisait son départ vers la vallée, Vixence, le maître pour cinq lustres de l’Uxellos, ne fit pas preuve de sa faconde légendaire et quelque peu théâtrale pour le saluer. Il regarda Ennekko dans les yeux et lui dit : « Frère, tu dois rester encore un peu. Nous te logerons si jamais le temps est trop avancé pour redescendre vers la maison Volques. » Il attendait l’arrivée d’un groupe non pas de pèlerins mais de marchands. Ceux-ci devaient faire halte sur le chemin de retour. En effet, ils avaient dû se rendre à Lyon négocier auprès de la Guilde le droit de pedaticum sur la vente des vins qu’ils faisaient venir d’Ibérie et entendaient commercialiser non plus seulement dans leur Vasconie mais aussi dans la capitale. Ils avaient tenté le voyage, traversant la Montagne Centrale plutôt que de la contourner et passer par la voie sud. Sur le retour, ils avaient fait halte au Pog, afin de remercier Notre-Dame de sa bienveillante protection lors de leur séjour dans les murs du ministère des Échanges Intérieurs. Les marchands voyageaient dans un véhicule à la fois capable de transporter du fret et de les abriter mais qui s’arrêta très en dessous des trebas en raison de sa masse. Ils firent le reste du chemin à pied guidés par deux techs dépêchés au-devant d’eux. Le maître de l’Uxellos reçut ses invités dans la grande salle, où il rassembla également les membres des trois autres groupes familiaux, sa famille, les techs. La Dame des lieux, Errlandeyxca, alluma devant eux tous un feu-vrai dans la cheminée centrale en signe de protection. La parole serait secrète et protégée durant tout le temps que le feu vivrait dans l’âtre. Vixence fit servir un repas qu’ils partagèrent rapidement. Puis il installa ses hôtes devant le feu. Trois hommes et deux femmes.
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Celui qui portait les insignes de sa corporation sur l’épaule droite prit la parole : « Frères, Sœurs, nous avons sollicité votre hospitalité sur le chemin du retour dans notre patrie, après un voyage fort éprouvant vers la capitale, et un arrêt par contre vivifiant auprès de Notre-Dame. Mère Adélaïde, abbesse du Pog, nous a instamment priés de faire une étape auprès de votre feu-vrai. Elle adresse ses amitiés au frère Ennekko qui fut, si j’ai bien compris, étudiant dans sa jeunesse entre les murs du séminaire… » Il chercha des yeux le destinataire du message et, ayant repéré le flocon stylisé, arrêta son regard sur lui. Ennekko inclina la tête, étonné du souvenir que Mère Adélaïde avait gardé de lui et du message envoyé jusqu’ici. « Elle vous fait dire que vous serez toujours le bienvenu dans les lieux que vous avez fréquentés. Et que vous bénéficierez toujours de son aide et de sa protection. Vous et les vôtres. Mais…. » L’homme fit alors une pause. « Je tiens à vous faire part des choses dont nous fûmes témoins lors de notre séjour dans la capitale et dont Mère Adélaïde m’a recommandé de vous faire un récit des plus fidèles. » Il se tourna légèrement vers la femme assise à ses côtés comme s’il attendait d’elle une autorisation. Ennekko crut la voir baisser les paupières furtivement. « En tant que chef de la mission et Premier Marchand de ma corporation, j’ai pu me déplacer plus facilement que mes compagnons car je devais me charger des démarches administratives et donc aller d’un bureau à l’autre. Et Dieu sait si la Guilde sait multiplier leur nombre afin de rendre plus difficiles les choses. J’ai même marché dans les rues aux alentours des bâtiments du ministère et de notre hébergement. » L’homme fit une pause, il joignit ses mains et se lança dans la suite de son récit : « J’ai vu, mes frères, des stigmates récents d’incendies sur les murs des habitations construites sur étages. Sur le sol également d’immenses trainées noires étaient encore visibles. J’ai vu des immeubles en ruine, soit à cause d’incendies soit, je le crains, à cause de projectiles de gros calibre. Il y a eu des bombardements, c’est certain. Le portail du ministère des Échanges Intérieurs portait des traces de
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réparations fraiches. J’ai vu, dissimulées sous des bâches, des barricades à demi détruites. Ce à plusieurs endroits. Et même plusieurs carcasses carbonisées de véhicules dont je sais parfaitement qu’ils appartenaient aux forces de l’ordre public ou à la Milice. Par ailleurs, quand les fonctionnaires ne faisaient pas attention à moi et croyez bien que je me suis fait discret, ils évoquaient des émeutes, répétées, violentes, rassemblant énormément de monde. Peut-être plusieurs milliers de personnes. Visiblement, ils étaient encore sous le coup de la peur. Le couvre-feu régnait dès 16 heures le soir jusque 8 heures le lendemain matin. Je me suis vite rendu compte que les Miliciens étaient plus nombreux que lors de mon précédent séjour. Même dans les locaux officiels, des gardes armés se tenaient dans les couloirs, et aux entrées. On parle d’attentats qui ont touché des cibles au cœur du pouvoir. Je n’en sais pas plus et me suis étonné que nous ayons pu obtenir l’autorisation de nous rendre dans la capitale et même d’en repartir. C’est, je pense, le grand souci de la Guilde de garder les événements cachés qui l’a empêché de revenir sur les autorisations déjà données afin de ne pas donner prise aux rumeurs. Les Conseillers-Marchands sont effrayés, je crois, par la possible sécession des Cités Fédérées et la rébellion de leurs Quartiers Emmurés. On parle d’une réunion qui se serait tenue entre les délégués venus de dix villes et de cinq Quartiers. L’atmosphère est très tendue dans la capitale, je vous le confirme. » La femme prit alors la parole : « Au sein du conseil de la Guilde, il y a déjà eu et il y a encore en ce moment une lutte sévère d’influence entre les Conseillers-Marchands et les représentants de l’état major. Les Conseillers de l’Église auprès de la Guilde, eux, tiennent apparemment à conserver une position neutre en ce moment. Les stratèges de la Seconde Armée ont exigé l’augmentation de leur budget et surtout la mobilisation des moins de 16 ans et des plus de 5 O ans, hommes et femmes. Visiblement les combats dans le Grand Est prennent une tournure dramatique. Il faut envoyer plus d’hommes et de matériel pour protéger les zones d’extraction et surtout conquérir de nouvelles régions susceptibles de fournir des ressources énergétiques. Les forces armées auraient subi de lourdes pertes humaines et matérielles ces derniers mois. Bien évidemment, l’état-major refuse de confirmer.
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Mais d’après nos renseignements, les Conseillers-Marchands se sont opposés assez violemment à ces demandes. Pour une fois, profitant du silence de l’Église, les Conseillers-Marchands ont abandonné leur position consensuelle : ils sont conscients que dans la capitale, la population ne supportera pas une aggravation de sa situation. Ils se retrouveront en première ligne si les choses dégénèrent car les Conseillers-Marchands sont les gouvernants officiels. Cette situation s’est déjà produite lors de précédentes crises. Leurs propres services de renseignements laissent entendre que des mouvements spontanés, mais aussi des actions concertées se mettent en place et que l’opposition est au bord de s’organiser et surtout de se dévoiler au grand jour. Comme vous le disait le marchand Vasco, les Cités Fédérées et les Quartiers Emmurés qui entourent la capitale sont sur le point de conclure une alliance. Ils auraient envoyé des délégués pour une entrevue clandestine dont le lieu et la date restent inconnus. Nous pensons qu’un sérieux mouvement de révolte, pour ne pas encore parler de révolution, est en cours dans le cœur de la capitale. Nous ne saisissons pas encore s’il est organisé ou spontané et surtout nous ne comprenons pas encore les intentions des Conseillers-Marchands et de l’Église. Celle-ci est restée extrêmement silencieuse. Nous savons que l’état-major et la Milice par contre ne dérogeront pas à leur politique de guerre extérieure qui permet de maintenir les pouvoirs exceptionnels sur le pays et spécialement dans la capitale. » Son regard gris se posa sur Vixence : « Je vais rejoindre l’Enclave Absolue, siège du Premier Cercle des décisions, transmettre ces informations afin qu’elles soient analysées. Attendez-vous ici à recevoir des demandes urgentes et précises de notre part mais surtout attendez-vous à être les victimes d’enrôlements forcés dans les semaines qui viennent. La Guilde ne pourra plus se servir dans les rangs de sa propre population. Donc elle va venir ici, se servir parmi vous. Il faut vous mettre en état d’alerte. ». Dans l’assemblée, un homme portant la combinaison des techs se leva : « Veux-tu dire que nous devrons évacuer l’Uxellos ? » – Oui, je le pense. Il est hors de question de vous laisser partir dans le Grand Est. Nous ne laisserons plus partir aucun homme aucune femme vivant dans notre zone d’influence.
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Mais vous ne pouvez utiliser la violence face à la Milice. Nous savons tous que, d’une part, nous n’avons pas les ressources nécessaires pour nous opposer par la force et que, d’autre part, son usage est proscrit par les principes escapistes. Il faudra appliquer la politique de la terre brûlée et de la fuite. » Devant l’incrédulité puis l’hostilité naissante, elle rajouta : « Je parle au nom du Réseau. Je suis son envoyée dans votre secteur et je me suis jointe au groupe des marchands vascons dans le but de constater par moi-même la vérité de ce que nous soupçonnions déjà. » Ennekko n’osa pas prendre la parole : il était invité chez Vixence, n’appartenait pas à sa communauté. De plus son statut de prêtre chrétien l’obligeait également à la discrétion dans ce lieu où l’on pratiquait ouvertement les cultes du Père-Peuple. Mais un des hommes du clan prit la parole pour lui : « Qui es-tu toi aux yeux gris pour parler ainsi devant nous ? Nous tenons l’Uxellos depuis les temps de la Transition et de la fondation du Réseau. Nous l’avons toujours tenu de génération en génération, nourrissant les habitants de Sauveterre et hébergeant les pèlerins sur la route du Pog. Quand nous eûmes retracé notre filiation et qu’il est apparu que notre Père-Peuple à nous, les Vasco, était de souche plus ancienne que le vôtre, nous avons quand même fait alliance afin de réunir les Illibéri aux Keltoi. Le Réseau nous doit beaucoup, et nous savons ce que nous lui devons mais il ne peut décider pour nous. » La femme aux yeux gris se leva, sa cape tomba au sol. Elle portait le vêtement gris des femmes de la Congrégation des Fils et Filles de la Neige. Un flocon d’émeraude brillait sur son épaule. – Je suis Athénaïs, de la Maison de Penzance, sœur d’Adélaïde Dame, abbesse du Pog. Je suis Stratarum Magistra, Messagère du Réseau, et le représente ici en ce jour. Je puis parler librement devant le feu-vrai. Tu as raison de dire la valeur de l’Uxellos depuis les temps de la Transition, mais rappelle-toi aussi les principes d’obéissance en cas de danger et les règles de modestie et de prudence qui nous ont tant protégés. Le Réseau enverra un thérapeute escapiste pour vous aider à accepter une décision difficile mais peut-être indispensable pour votre survie. Le Réseau a besoin de ses membres, vivants et saufs. Et, si je puis me permettre de rajouter une chose, dans le respect de votre
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