La promesse du chant des grillons

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Agnès Janin

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Elle, dimanche, lundi. Un froid intense pour la saison. Qui serre la peau sur les os. Du vent à n’en plus finir. Qui remplit le cerveau en s’insinuant par les oreilles, qui descend, coule et tourneboule le cœur. Qui anéantit jusqu’à l’envie de se reposer mais qui ne laisse de place que pour tourner et retourner en rond. Des bruits sourds et des petits craquements. C’étaient les bruits que faisait sa maison. Elle en avait pourtant peur petite de tous ces sons-là. Et puis, petit à petit, ils l’avaient apprivoisée et elle avait tissé à leur égard une respectueuse indifférence. Ils appartenaient à un autre monde. Quand elle avait acheté la maison, elle avait su qu’ils accompagneraient sa vie de loin comme des voisins distants, presque étrangers à son univers clos. Son univers qu’elle avait doucement, pas à pas, ancré au plus profond du réel. Pour sentir la vie couler, pour connaître et éprouver son flot. Pour être façonnée, polie par le cours du temps. Au fur et à mesure qu’elle avait senti les faux-semblants poindre puis grandir en elle, elle s’était retournée de ce côté-là. Du côté du vrai. Ce vrai, qu’elle ne pouvait, ni savait définir alors que pourtant tout en elle poussait vers ce point de mire. Elle le rencontrait dans la caresse brûlante du soleil d’été, dans le froid douloureux des matins de gel, dans le pi-

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cotement de saisissement qui irradie quand on plonge les pieds dans une rivière fraîche, dans la croûte du pain qui craque sous la dent, dans ce qui pique, démange, gratouille, dans ce qui apaise l’irritation, dans le sel des larmes, dans le bois rugueux, dans l’odeur des pieds, dans les cheveux que l’on coupe et qui tombent au sol. Heureusement pour elle, la liste était longue. Comme la vie ne lui avait pas rendu les espoirs qu’elle avait placés en elle, elle avait décidé d’imprimer au plus profond de son être les petits bonheurs et désarrois de l’existence. C’était la façon qu’elle avait trouvée d’être vivante. Et, à sa grande surprise, elle ne s’en accommodait pas mal la plupart du temps. Aussi, ne savait-elle pas pourquoi elle repensait à tout ça ce soir, à ses choix qu’elle avait pris l’habitude de ne plus remettre en question. Peutêtre le responsable était-il le vent plus fort et tenace que d’habitude, ou les lourds nuages jetant une chape de plomb sur la campagne, grisâtre et étouffante comme la suie, ou encore la pluie incessante, insistante, qui pesait lourd sur le feuillage des arbres et le pelage des bêtes. Ses bêtes. Elle pensa qu’elles non plus n’aimaient pas tout à fait ce temps bien qu’elles puissent se mettre à l’abri. Ce temps avait trop duré. Elle décida de se lever plutôt que de se tourner et de se retourner dans ce grand lit de toute façon inconfortable cette nuit. Il ne faisait pas chaud en dehors de l’alcôve des couvertures. Malgré tous les aménagements qu’elle avait faits dans la maison et les chauffages à bois qui tournaient, le vent du nord, quand il soufflait fort, continuait à trouver son chemin entre les parois, le toit et les divers subterfuges construits pour


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le dérouter, et pénétrait jusqu’aux confins de la maison. Elle s’enroula dans sa grosse veste grise mais resta en liquette pour sentir le froid lui mordre les mollets. Elle mit la bouilloire à chauffer sur le gaz et en attendant que l’eau soit chaude, elle plongea le nez dans chacune de ses boîtes à thé et s’imprégna de leur parfum capiteux, suave ou acidulé. Et comme d’habitude, après un long débat intérieur, elle choisit inéluctablement le même et soupira. La bouilloire sifflait. Elle versa l’eau frémissante sur le thé. Elle s’assit à la table de la cuisine puis elle lapa son thé à petites gorgées lentes et bruyantes. Elle se tourna vers l’horloge qui délivrait consciencieusement son tic-tac régulier, délicat mais intraitable. Un autre sillon du temps dont elle avait voulu s’imprégner, les secondes égrainées. Il n’était que trois heures quarante. Il aurait fallu tenir encore deux ou trois heures. Elle dormait mieux depuis qu’elle s’était construit cette vie. Le sommeil, régulièrement, lui réclamait son dû, et elle ne se faisait pas prier pour lui donner ce qu’il venait chercher. Elle s’abandonnait volontiers à lui tout en sachant que l’arrangement était fragile et que si elle revenait sur le serment qu’elle avait fait de ne pas douter, le sommeil s’enfuirait, laissant la place, vengeur, aux idées noires. Cela arrivait malgré tout parfois. Et si ses nuits d’insomnies étaient moins fréquentes, leur violence en était plus redoutable et il lui arrivait de se retrouver dévastée au petit matin. Malgré tout, elle tenait bon en général. Elle avait choisi de regarder ce que la vie n’avait pas voulu lui offrir et s’en souvenait. Alors elle repartait à l’assaut, à l’affût de ces stigmates du quoti-

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dien : le froid, l’effort, la corne aux mains, les yeux qui piquent face au vent, les échardes en bricolant, les épines en jardinant, les rides des yeux plissés par le soleil, le rouge aux joues. Et puis elle rentrait se dorloter chez elle. Trop tôt pour l’activité, trop tard pour espérer ne pas penser… Elle décida d’aller voir les bêtes à l’étable. Elle enfila de gros collants de laine, d’épaisses chaussettes, ses bottes, des pulls sous sa veste, les uns par-dessus les autres, attrapa un ciré dans l’entrée et sortit. Elle jeta un coup d’œil au paysage secoué en tous sens par les intempéries furibondes. Morne bête résignée, il attendait que ça passe. Elle ouvrit la porte de l’étable et l’odeur des bêtes l’envahit. Elle se retourna une dernière fois. Elle distingua au loin la silhouette des ânes sous les arbres, serrés les uns contre les autres. Elle s’engouffra alors dans le bâtiment. Les bêtes étaient paisibles, résignées elles aussi, à moitié assoupies pour la plupart. La laine des moutons avait bien repoussée. Les agneaux de l’année dernière avaient bien grandi, les nouveaux arrivaient et tout ce petit monde se portait à merveille. Les animaux la regardaient d’un air mi-morne, mi-indifférent. Seuls les plus jeunes semblaient réceptifs à sa présence. Certains paraissaient même enclins au jeu. Elle s’assit au milieu d’eux et leur chaleur, leur odeur doucereusement aigre la réconfortèrent. Elle attrapa par le cou sa plus vieille brebis qui poussa un long soupir et tourna la tête. Elle jeta un regard circulaire autour d’elle pour contempler son troupeau et fût satisfaite. Elle fût alors saisie d’une douce et moelleuse langueur et s’allongea au milieu des bêtes. Cette fois, elle s’endormit.


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Elle fût réveillée au petit matin par les bêtes qui s’agitaient. Elle émergea doucement de son profond sommeil, se frotta les yeux. Le soleil perçait à travers les planches, tapait aux carreaux. Il devait être plus de huit heures… Lentement, elle s’étira et ôta la paille emmêlée dans ses cheveux. Elle remua les pieds, les mains, puis les jambes pour se les dégourdir et se leva, ragaillardie par ce reposant interlude. Elle délivra quelques caresses aux bêtes qui avaient faim puis les écarta avec ses jambes tout en ouvrant la porte de la bergerie. Elle sortit chercher de quoi les nourrir et revint rapidement alimenter les mangeoires. On était dimanche matin. Le vent n’avait pas totalement cessé et si le soleil était au rendez-vous, il faisait encore froid ce matin. Elle fut giflée par une rafale cinglante et courut jusqu’à la maison, passant devant les ânes en train de brailler. Elle rentra et claqua la porte derrière elle. Ce nouveau matin portait une certaine joie. Les idées noires se tapissaient à l’ombre, le soleil menaçant de les dessécher, les calciner. Au moins jusqu’à leur prochaine renaissance. On n’en était pas encore là, pensa-t-elle. Elle chantonna et se dit qu’elle jouerait de la guitare un peu plus tard. Elle ouvrit la huche, en tira son gros pain et s’en coupa deux belles tranches. Elle sortit le beurre du frigo, l’étala généreusement sur le pain. Elle décida aussi d’ouvrir un nouveau pot de confiture. Elle les passe tous du doigt en revue, après avoir soulevé le rideau voilant l’intérieur du placard. Abricot, Framboise, Groseille… Ce sera Rhubarbe ! Elle avait envie d’acidité sur sa langue. Elle

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remit aussi de l’eau à chauffer et dégusta ses tartines debout en faisant des allées et venues devant la fenêtre. Le chat arriva miaulant à la porte. Elle alla lui ouvrir et s’assit sur le perron. Le vent se calmait, le soleil dardait ses rayons avec de plus en plus d’entrain. Elle aperçut alors une voiture claire stationnée au-dessus des champs d’en face sur le vieux chemin en mauvais état qui menait aux étangs. La présence de cette voiture et de son conducteur expliquait l’agitation matinale des ânes. Le chat revint se frotter à elle, il avait faim. Elle rentra et tout en servant le chat en nourriture, se mit à penser à ce qu’elle allait faire de sa journée. On était dimanche et dimanche le travail ne pouvait occuper toute la journée. Il fallait trouver d’autres parades. Un peu de cuisine sans doute. Elle avait quelques légumes qui attendaient d’être mis en conserves. Mais d’abord une douche, se changer et aller voir les ânes. Elle monta les escaliers, se déshabilla dans la salle de bain, jeta un coup d’œil à son image dans le miroir. « Plutôt jolie, encore » pensa-t-elle. Cette idée, bizarrement, la réconforta. Il ne faisait pas très chaud dans cette pièce. Elle entra prestement dans la baignoire, s’assit et commença à faire couler de l’eau chaude sur ses épaules avec le pommeau de douche. Elle se frotta avec un gros savon à la verveine acheté au marché, rinça le tout, sortit. Elle s’épongea dans un vieux peignoir râpé dont l’épais coton était abîmé par les lavages successifs. La buée s’était déposée sur les carreaux de la fenêtre. Elle y déposa le bout de ses doigts, la main ouverte, puis les retira d’un coup, laissant cinq petites traces ovoïdes. Elle se détourna et


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se dirigea vers sa chambre en laissant des empreintes de pieds humides sur le parquet clair à larges lattes. Elle chantonna en farfouillant dans ses tiroirs. Elle s’habilla lentement, releva ses cheveux à l’aide d’une barrette et redescendit dans sa grande pièce à vivre. Elle alluma la radio et entreposa sur sa table de cuisine, son vieux billot, tout le matériel nécessaire à la réalisation de ses conserves. Elle avait cueilli la veille et stocké à la cave des céleris branches et des blettes en grande quantité. Elle les remonta de la cave et commença à les préparer. Elle s’attaqua d’abord aux branches de céleri. Elle adorait l’odeur piquante et vive que les branches exhalaient sous l’action du couteau. Elle ôta les fils des branches, puis débita ces dernières en petits morceaux et les plongea dans l’eau bouillante. A côté, les pots en verre étaient soumis à stérilisation. Elle passa ensuite aux blettes : elle mit les morceaux de branches d’un côté et conservation les feuilles dans un autre récipient. Elle plaça ensuite les petits bouts de branches dans une nouvelle casserole et blanchit les feuilles rapidement avant de les égoutter. Elle ferait sans doute une tarte avec les feuilles et stockerait les restantes au congélateur. Elle arriva au bout des légumes en même temps que de sa matinée. Midi allait sonner. Elle retira les derniers morceaux du feu et les égoutta avant de se laisser tomber sur sa chaise. Elle n’avait pas le courage de se préparer un repas pour le midi. Et elle avait envie de sortir. Elle décida de se confectionner un petit sandwich : pain de campagne, beurre frais, pâté et cornichons. Elle prit aussi le temps

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de se préparer un thermos de thé bien chaud et de prévoir le chocolat. Elle rangea le tout dans un petit sac à dos. Un panier aurait été plus joli mais moins pratique. Elle se dit que de toute façon ça n’avait vraiment pas d’importance. Elle s’habilla chaudement malgré le soleil qui s’intensifiait, le vent pouvant rugir de nouveau à n’importe quel moment dans la région. Elle hésita à prendre son écharpe mais trancha et s’enroula dedans pour finir. Elle franchit le seuil et traversa la route pour aller saluer les ânes. Elle passa la barrière, les ânes arrivèrent. Elle leur frotta le chanfrein, un peu boueux, un peu crotté. Leurs yeux se plissaient de plaisir. Elle en profita pour les ausculter rapidement : les flans, les oreilles, les sabots. Elle leur avait apporté une petite friandise qu’ils avaient repérée. Ils la mangèrent chacun dans sa main. L’été, elle les louait de temps à autre, notamment aux quelques touristes de passage. Ça n’avait pas l’air de trop leur déplaire. Après les avoir flattés et câlinés, elle ressortit du pré et commença à gravir la pente qui menait à la route des étangs. La sueur commença à perler dans son dos. L’air était encore frais mais le soleil tapait fort et l’effort de la montée la réchauffait beaucoup. Tout en grimpant, elle laissa couler sa main le long des herbes hautes de la pente, graminées, ombellifères. Leur contact était de temps en temps caresse, de temps en temps griffure, de façon imprévisible. Ne pas les regarder, ne pas anticiper, juste les sentir contre sa peau, en ressentir la morsure dans sa chair, courant le long de ses nerfs pour atteindre son cerveau. Quelques minutes de sensualité volée à la vie. Elle s’arrangeait comme elle pouvait. À défaut de


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baigner dedans, se créer de petites pépites quotidiennes. Mais c’était aussi très frustrant, de toujours se sentir à l’affût du moindre sursaut d’existence. Finalement ça la rendit triste, elle s’arrêta. Le soleil chauffait de plus en plus fort. Elle continua à monter la pente. Arrivée sur le plateau, elle souffla un coup, les deux mains sur les hanches. Puis elle but quelques gorgées d’eau, par petites lampées. Elle s’engagea ensuite rapidement dans le sous-bois. Le chemin était encore boueux, il fallait sinuer pour éviter les flaques. Les branches cassées jonchaient encore le sol. Quelques ornières venaient d’être fraîchement creusées par une voiture à pneus étroits. À mi-chemin, elle dérapa et faillit s’étaler de tout son long dans la boue. Elle se rattrapa de justesse avec les mains et jura. Elle avait les mains pleines de boue et entreprit d’en essuyer le plus gros avec des feuilles puis sur son pantalon pour ce qui restait. Elle aboutit bientôt à la clairière à partir de laquelle les chemins menant aux différents étangs bifurquaient. Pour accéder à celui qu’elle préférait, il fallait prendre le chemin oblique un peu à gauche qui replongeait un moment dans le sousbois, laisser celui tout à gauche qui longeait les champs cultivés tentant aujourd’hui, car agréablement ensoleillé. Elle se rendit d’ailleurs compte que la sueur qui avait formé des gouttes à la surface de sa peau durant la montée lui donnait froid après ce passage à l’ombre, encore plus si elle restait immobile. Elle frissonna. Elle fut tentée par le chemin le plus ouvert mais se ravisa en pensant que l’étang sur lequel il aboutissait était lui plus encaissé et ombragé que celui vers lequel elle pro-

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jetait de se rendre. Un troisième étang était accessible en empruntant un chemin sur la droite mais à ses yeux il était moins attrayant. Moins propice au vagabondage de son esprit.

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Avant de prendre sa décision finale, elle jeta un dernier coup d’œil au chemin de droite. Son œil y détecta une voiture garée sur le bas-côté. Ce devait être cette voiture qui avait creusé les quelques ornières sur le chemin en sous-bois. Elle se dit que le conducteur devait être bien naïf pour oser monter jusque-là avec une voiture de ville, car vraisemblablement, et même si les branchages lui cachaient en partie la voiture, cette dernière, petite, appartenait plutôt à la catégorie citadine. Voilà peutêtre ce qui piqua sa curiosité. Une voiture citadine, ici. Pas l’un des pêcheurs ou exploitants du coin ne pouvait avoir conduit cette voiture jusque-là. C’était trop de travail inutile. Pas une mère de famille emmenant la marmaille en balade non plus, trop imprudent. Non quelqu’un d’ailleurs sans doute. Elle eut l’impression d’être restée un bon paquet de minutes à observer la voiture de loin. Elle ne savait pas vraiment pourquoi. Elle jeta des regards circulaires autour d’elle pour vérifier qu’elle n’était pas observée, elle. Personne en vue. Puis elle haussa les épaules. Après tout, elle pouvait bien s’approcher et vérifier son hypothèse en regardant la plaque d’immatriculation. Elle s’avança vers la voiture d’un pas mesuré, avec un faux air nonchalant en prenant soin de bien regarder aux alentours. Elle eut un petit cri de joie intérieur lorsqu’elle fut assez près pour distinguer les


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chiffres indiquant le département d’immatriculation du véhicule sur la plaque. Paris. Elle se dit qu’elle était très satisfaite d’avoir eu raison ou… Ou de trouver un peu de sel sur sa route ? Non, non, elle chassa très vite cette idée d’un revers de la main, manifestation physique du malaise que cette pensée provoquait en elle. Elle décida de faire le tour de la voiture. Oh, juste comme ça, pour voir si la montée puis la traversée du sous-bois n’avait pas trop endommagé la voiture. C’était effectivement une petite citadine gris clair. Bien que maculée de boue, la voiture ne semblait pas avoir souffert de sa bucolique et champêtre excursion. Elle lui trouva même l’air candide et serein du touriste qui trouve un plaisir tout particulier à s’imprégner du « local », dût-il en souffrir un peu, y laisser de sa personne. Elle se reprit, personnifier les voitures révélait sans doute son manque criant de compagnie. Elle ne pouvait aller plus loin sur cette piste. Cette vérité crue, qu’en cet instant elle n’était arrivée à repousser, lui fit mal, lui cingla les deux joues. Mais elle avait émergé du plus profond d’elle-même sans crier gare. Dans ces cas-là, il était illusoire de ré-enfouir. Elle endura la blessure. C’était aussi pour elle une façon de conserver un peu d’honnêteté avec ellemême, de lucidité. Cela la rassurait. La folie n’était pas là puisqu’elle maîtrisait les subterfuges rendant sa vie possible, lissée, un peu apaisée, au moins en surface et c’était ce qui comptait. Regarder bien en face ces éclairs de lucidité qui la foudroyaient, voilà un rempart, une garantie pour ne pas devenir victime du leurre. Rester quand même maîtresse et pour cela supporter quelques

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ardentes blessures. Elle était un peu vexée quelque part que cette voiture la bouscule un peu. Elle avait envie de décocher un gros coup de pied dedans, mais en général ce genre d’impulsion vaine et pathétique, ne donnait rien de bon pour elle.

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Pourtant elle restait à tourner autour de la voiture, comme aimantée. Impossible de faire demi-tour. Elle avait envie, très envie d’en savoir plus sur cette voiture. Elle en refit le tour à la recherche d’autocollants divers avec lesquels les automobilistes ornent parfois leur voiture. Rien. Pas d’autocollant publicitaire pour un parc quelconque ou une compagnie d’assurance. Pas de « Bébé à bord » censé inciter les conducteurs alentour à la prudence (ou plutôt une manière, vantarde, de clamer son statut familial). Pas d’appartenance politique, associative ou de régionalisme. Rien de ce côté-là qui ne transparaissait. La voiture semblait plutôt neuve et sobre. Pas d’accroc de carrosserie. Pas non plus d’objet ou de sapin désodorisant pendu au rétroviseur. Rien qui ne traînait sur la plage de la lunette arrière. A l’avant, une vignette d’assurance en cours de validité. Dans le vide-poche central, une petite boîte d’allumettes publicitaire, pour un bar quelconque qui ne lui disait rien. Mais un fumeur les aurait prises avec lui. À moins qu’il ne soit tout près et qu’il ne soit pas sorti pour très longtemps de sa voiture. Elle fit un bon en arrière, honteuse, coupable, les joues pourpres à l’idée que le conducteur puisse la prendre en train de fouiner autour de sa voiture. Car elle se rendait bien compte qu’elle avait commencé


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à ausculter minutieusement cette voiture avec une curiosité méticuleuse et avide. C’est à ce moment-là qu’elle s’aperçut que les portières n’étaient pas verrouillées et qu’elle projetait déjà de les ouvrir et de se glisser à l’intérieur. Second choc. À la fois un signal d’alarme retentissait dans sa tête, lui suggérant de s’éloigner immédiatement, le retour du conducteur étant imminent, tandis que son regard s’aiguisait à la vue du loquet levé et cherchait déjà au-delà, ce qui cachait à l’intérieur. Elle sentit de nouveau la sueur perlée le long de son échine. Mais ce n’était dû cette fois, ni à l’effort physique ni aux ardents rayons du soleil. Son corps se rappelait à elle et cela eut pour effet de lui rendre son esprit pratique. Elle se rapprocha de la voiture et posa délicatement une main sur le capot. Froid. Cela faisait donc un petit moment que le conducteur s’était arrêté. Information à double tranchant, cela faisait longtemps qu’il était parti, ce n’était donc pas une simple pause pipi qui l’avait contraint à s’arrêter et cela signifiait aussi qu’il aurait peut-être bientôt fini ce qu’il venait faire ici, il pouvait en avoir eu le temps. Tout à coup, elle revit dans un éclair, la voiture grimpant le chemin du plateau le matin même par sa fenêtre. Elle ne doutait plus que ce soit la même voiture, les conducteurs imprudents s’aventurant sur ces chemins boueux et défoncés étaient trop rares. De nouveau son regard darda à l’intérieur. Le siège passager à l’avant était couvert de poils de chien beige. Pour finir de se convaincre, et bien que ses nerfs aient déjà pris une décision - n’était-elle déjà pas en train d’actionner la poignée ? - elle se dit qu’elle entendrait

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aboyer si d’aventure son maître et lui-même se mettaient à rappliquer, qu’elle aurait le temps de sortir de la voiture, voire de se soustraire à leur vue assez rapidement. Elle défit la sangle ventrale de son sac à dos, ôta les bretelles et le posa de l’autre côté du chemin. Elle revint à la voiture et s’assit sur le siège du passager. Dans le vide-poche latéral, rien ne laissait supposer la présence d’un passager autre que le chien. Seules étaient entreposées quelques cassettes audio visiblement assez anciennes. Sur les bandes adhésives de ces dernières, plusieurs noms de musiciens ou de groupes de musique se superposaient. Les plus anciens rayés, les plus récents en écriture épaissie pour ressortir sur le fond gribouillé. Elle avait très envie de les écouter, là maintenant, ces cassettes. Mais même si elle avait pu enclencher d’une manière ou d’une autre le contact, l’autoradio n’était équipé que d’un lecteur CD. Pourquoi la présence de ces cassettes alors ? Elle aurait aussi aimé voir quelles étaient les fréquences radio en mémoire. Mais ça, c’était hors de sa portée. Il lui restait néanmoins une mine d’or à explorer. Elle commença par ouvrir le cendrier mais elle fit chou blanc. Rien à l’intérieur. Pas de chewing-gum mâché, pas de mégot écrasé, pas d’emballage roulé en boule. Pour l’instant toujours pas d’information sur le genre du conducteur. Elle ouvrit ensuite la boîte à gants. La carte grise ne figurait pas dans son contenu mais elle trouva à l’intérieur des cartes routières en grand nombre et des cartes de sentiers de randonnées de la région, une boîte d’ampoule de rechange pour les phares, un paquet de bonbons à moitié vide, une lampe de poche, une


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paire de chaussettes de tennis en boule, des chaussettes d’homme visiblement, pointure 43. UN conducteur et pas une conductrice semblait-il. C’était sa conviction depuis le début. Mais le paquet de bonbons… Était-ce vraiment masculin ? Cela pourrait révéler la présence d’un enfant mais pas de siège auto en vue. Un enfant de temps en temps alors ? Un enfant avec une femme dont il serait séparé ce conducteur ? Un neveu ? Et si c’était un conducteur gourmand ? Boulimique ? Bon l’hypothèse de la conductrice ne pouvait être exclue. Il fallait plus d’indices. Elle trouva encore dans la boîte à gants un tournevis et des tickets de carte bancaire. Essentiellement des péages ou de l’essence, tous récents. Les plus anciens dataient de plus d’un mois en arrière puis, régulièrement, des tickets en provenance de la même carte avaient été édités tous les deux ou trois jours. Il semblait qu’il y avait des jours de pause dans le parcours de cette voiture. Cela faisait quelque temps aussi que le conducteur s’était arrêté dans les environs. Presque deux semaines. Elle avait envie de garder ces tickets pour reconstituer l’itinéraire de cette voiture. Mais le conducteur s’en apercevrait à coup sûr puisqu’il semblait conserver méticuleusement ces bouts de papier imprimés. Elle fouilla tout au fond de la boîte à gants à la recherche d’un stylo. Elle en trouva un mais il ne restait plus d’encre à l’intérieur. « Quelle idée, se ditelle, de garder un stylo vide ! Une négligence, une flemme ». Elle enragea intérieurement contre le peu de sens pratique du conducteur. Elle était néanmoins consciente que cette colère était due à sa contrariété de

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ne pas disposer d’un stylo pour mener à bien ce qu’elle souhaitait, mélangée au stress et à la culpabilité de faire ce qu’elle était en train de faire. Elle sortit de la voiture, courut jusqu’à son sac, plongea la main dans la poche du dessus à la recherche de son Bic. Elle, elle avait toujours un stylo à portée de main. Elle en ressortit son stylo mâchonné mais en état de marche et retourna à la voiture. Il ne voulut pas fonctionner au début et cela la déstabilisa quelques instants. Puis, en gribouillant dans un coin d’une des cartes routières, elle réussit à le relancer. Par contre, aujourd’hui, elle n’avait rien pour écrire dans son sac, pas le moindre morceau de papier exploitable. Alors elle remonta ses manches largement au-dessus du coude et recopia frénétiquement sur son avant-bras les lieux, les dates figurant sur les tickets d’autoroute. L’adrénaline était montée d’un cran. D’un, parce qu’elle commençait à être depuis un bon moment dans la voiture et que la peur d’être prise en train de fouiller était forte. De deux, l’excitation liée à ce qu’elle découvrait dans la voiture augmentait comme lorsqu’on cherche à résoudre une énigme, abreuvant sa curiosité, aiguisant son esprit de déduction et son sentiment de puissance. Elle poursuivit. Elle se déplaça vers le siège du conducteur en enjambant le frein à main et la boîte à vitesse. Pas de jeton de caddie de supermarché dans la petite case de rangement à côté du volant. Cela renforçait, un peu, l’hypothèse d’un citadin sans enfant. Quelques pièces de monnaie. Dans le vide-poche de la portière, une vieille serviette éponge faisait vraisemblablement office de chiffon. Et… des lunettes de soleil,


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larges, des lunettes d’hommes, style aviateur. Elle remit tout en place et se glissa ensuite à l’arrière. Elle ne trouva pas grand-chose sur cette banquette, mais tout de même quelques pépites étayant sa théorie du conducteur masculin. Une veste polaire taille L. Un homme, un homme ! Une baguette de pain frais entamée. Sous les sièges, mis à part un triangle d’avertissement et des gilets fluo, juste un vieux magazine TGV. Il était passé par une gare. Ça, en un éclair, elle décida de l’emporter. Pour lire ce qu’il avait lu. Pour glisser en dehors d’elle. Il était vieux et abîmé, sans doute laissé là aussi par négligence. Elle espéra qu’il ne le remarquerait pas. En ressortant, elle le roula et le glissa dans la poche arrière de son pantalon, sous son pull. Il lui restait le coffre. Elle eut un peu de remords en l’ouvrant mais ses trouvailles l’effacèrent rapidement. Elle le balaya, ce remords, en agitant encore la main comme on éloigne une mouche. À droite, bien calée était installée une volumineuse caisse en plastique transparent équipée de multiples compartiments. Elle put deviner d’abord que certaines cases contenaient des objectifs d’appareils photo de diverses tailles. D’autres contenaient du matériel électronique, des câbles USB, des batteries… D’autres enfin étaient obscurcies, on ne pouvait déterminer leur contenu. La boîte était quant à elle fermée à clé par un cadenas. Au milieu du coffre, trônait une paire de baskets, de ville là encore. À gauche se trouvait un sac de sport. Elle l’ouvrit et farfouilla rapidement. Il contenait uniquement quelques vêtements. Elle jeta rapidement un coup d’œil aux couleurs des vêtements du dessus,

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