La fuite des tuyaux

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La fuite des tuyaux


ISBN : 978-2-36673-014-2 © Patrick Foulhoux 2014


Patrick Foulhoux

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« Le punk, c’ était nous, les gamins ordinaires. » John King (Human Punk)



-1Patricia remercie le public bigarré du Raymond Bar. Une centaine de personnes qui applaudit à s’en déboiter l’omoplate et qui en redemande, d’un sifflement, d’un proverbial « une autre chanson » ou, plus folklorique, d’un « trop payées ». Après un concert déchainé où on l’a vue muer de brebis égarée en louve affamée dans un torrent continu de décibels, la chanteuse habitée des Cinnamon Girls rattache sa longue crinière de feu avec un chouchou mauve qu’elle sort de

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la poche arrière de son short en jean. Perchée sur des talons-aiguilles rouges, elle affiche un sourire Colgate à vendre une yaourtière zéro pour cent à un déménageur de pianos : « On a joué tout le répertoire, on va pas refaire “I Wanna Be Your Cat” une troisième fois quand même. On est mortes. Merci encore bisse-t-elle avant de quitter la minuscule scène derrière les quatre autres musiciennes du groupe, pour s’engouffrer dans l’étroit escalier en colimaçon qui mène à la loge tapissée d’affiches de concert. » Avachies sur les chaises, elles sourient, ravies d’avoir encore emporté la mise haut-la-main. Chacune munie d’une bière fraîche ou d’un soda piochés dans le frigo recouvert d’autocollants témoignant de l’activité du club, une cigarette ou un pétard selon sa conviction tabagique, un Carambar pour Patricia, une serviette pour s’éponger, les filles débriefent le concert en vitesse. Une ou deux blagues scabreuses sur le beau mec devant la scène qui n’a pas perdu une miette du déhanché suggestif de Karine, à moins qu’il n’ait été captivé par son jeu de basse à la Lemmy, le poireau sur la joue en moins.


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Surtout quand elle tournait le dos au public fait remarquer Odile, la batteuse. Après avoir repris leurs esprits, Patricia et Odile rejoignent Frank au stand de merchandising pendant que Karine et les deux guitaristes, Sarah et Delphine, retournent sur scène aider leur sonorisateur, Marco, à plier les câbles et ranger le matos. Sauf la batterie. Odile interdit d’y toucher. Une Ludwig de 1966 en parfait état, offerte par son oncle qui faisait du bal avec et qui a raccroché après le décès de sa femme, c’est précieux. Un bijou de famille. Au bout d’une cinquantaine de concerts, ce petit rituel s’est instauré. Patricia et Odile discutent avec les spectateurs et signent des autographes. L’esprit rock star, ce n’est pas trop leur truc ! Mais si c’est demandé gentiment, impossible de refuser au risque de passer pour des bêcheuses. Pareil pour les photos, elles acceptent de prendre la pose genre glamour dépenaillé, pas trash connasse déguenillée. Frank annonce à Patricia la bonne recette du soir en vertu du principe bon concert / bonne vente. Plutôt pas mal pour un mardi entre noël et premier de l’an. Pour fêter ça, Patricia dé-

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gaine un Carambar de sa poche et le déballe à moitié. Elle le tient entre ses doigts et le suçote pour prolonger le plaisir. Trois heures du matin, le petit club s’est vidé en un quart d’heure. Odile plie sa batterie pendant que Karine, Delphine, Sarah et Marco empilent le matos dans un caisson noir en neutrinos expansés conçu pour le transpondage. Mathieu, l’organisateur du concert, un trentenaire au regard malicieux, barbu et tatoué jusqu’au creux de l’oreille, la casquette Today Is The Day en capuchon, s’approche de Patricia et Frank pour leur remettre le cachet en liquide comme convenu. Frank glisse les billets dans la sacoche en cuir accrochée à sa ceinture, sans les compter, la confiance est de mise dans le milieu même s’il lui est arrivé d’avoir de mauvaises surprises comme à Milan la semaine précédente avec cinq billets pliés en deux dans la liasse, ce qui en faisait quinze au lieu de vingt convenus. Il a eu le nez creux de compter les billets un à un avant de quitter le squat.


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Patricia l’aide à faire les comptes et à remballer le stand dans le container avant de le transponder au local de répète. Elle embrasse tout le monde, les organisateurs, l’équipe des Cinnamon Girls : « A demain quinze heures les filles, au Jimmy pour la balance ? » Frank et Marco se comptent parmi les « filles ». Un petit coup de griffe dans un univers rock machiste, une forme de reconnaissance pour eux. Ils y prennent même un malin plaisir quand une personne extérieure à l’équipe assistant à la scène se trouve embarrassée. « Ouais, comme convenu répond Karine. La bise à Fabrice. - Yep. Embrassez vos tribus. » Patricia remonte à l’étage. Rassemble ses affaires. Décroche sa veste léopard rouge et noire pendue derrière la porte. Prend son sac à main Elle-Oh-Die rouge en vinyle recyclé. Empoigne son téléphone, “vous avez un message vidéo” parmi une vingtaine d’audio. Fabrice : « Ma chérie, Laurent m’a invité à dîner bafouille-t-il. Je pense être rentré avant toi, mais au cas où, je préfère te prévenir. On sait jamais

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avec ce grand serin à quelle heure ça va se terminer et dans quel état. A tout à l’heure. Je t’aime, bisous. » Patricia a un sourire en coin, Fabrice fait ses yeux de chien battu comme si Laurent l’avait forcé. Tu parles oui, il profite qu’elle soit en concert. Elle le connaît l’oiseau, mieux que sa mère. Elle l’aime aussi pour ça, il est chou quand il s’emberlificote les pinceaux. Elle déplie l’emballage d’un Carambar avant d’appuyer sur la fonction transpondeur neutrinique du smartphone, tape sa destination préenregistrée, chez elle, et plaque le viseur contre le microprocesseur implanté sous la peau sur le poignet gauche puisqu’elle est droitière.


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-2Les premiers transpondeurs neutriniques installés sur les portables ont dix ans. Désormais, tous les smartphones en disposent en vertu de la loi Sécurité et mobilité. C’est la fonction la plus usitée sur les smartphones d’identité. Grâce à cette technologie clairement ludique, festive, conviviale, jubilatoire, innovante et durable, issue de l’économie sociale et solidaire, que du bonheur, juste trop grave etc., voilà en fait lol, le Gouvernement Central se félicite d’une baisse notable et constante des

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radiations dans l’air et du nombre de cancers de la thyroïde, de la prostate et du cuir chevelu parmi la population chauve. La borne de réception est installée dans le salon, à côté de la platine vinyle. Patricia jette sa veste sur le dossier du fauteuil en cuir rouge et pose son sac sur la table basse noire en polypropylène à densité variable selon l’hygrométrie. Elle roule en boulette l’emballage du Carambar pour la mettre dans le cendrier, non sans avoir lu la blague qu’elle connaît par cœur, ce sont toujours les mêmes depuis qu’elle est gamine. Elle a commencé à avaler des Carambar dès l’âge de six ans, quand elle était à l’école primaire d’Hard-sur-Couze. Elle ôte ses talons et se masse la plante des pieds d’une main en appuyant l’autre sur le mur pour garder l’équilibre. Elle lève ses yeux bleus surlignant un visage aux traits délicats, constellé de tâches de rousseur. Tout est éteint. Soit Fabrice n’est pas encore rentré, soit il dort. Verre d’eau – pipi – douche – brossage de dents, de cheveux et de chaussures avec sa


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brosse portative multi-usage, elle est prête pour un tour de cadran sans escale. Fabrice n’est pas couché. Elle n’a pas encore totalement évacué l’excitation du concert. Elle prend King Suckerman posé sur la table de nuit, à la page cent-trentehuit. Elle le relit pour la quatrième fois. Trois ou quatre pages avant d’éteindre la tête de mort rouge qui fait office de grigri pour chasser les mauvais esprits de la chambre et, accessoirement, de lampe de chevet. Elle n’est pas superstitieuse, elle prend des précautions à l’en croire ; son côté « je bois pas, je me désaltère » la charrie Fabrice. Elle vire dans le lit, elle tourne. Elle est chagrinée. Quelque chose la maintient éveillée. Elle pense à ses copines qui doivent être couchées maintenant. A Sarah dans les bras de John, son nouveau copain, installé à Bath, rencontré au Havre le mois dernier durant le concert avec les City Kids, les Dickybird et les Backsliders. Un garçon charmant qui regrettait ce jour-là l’oubli des rudiments de français, enfouis dans de vagues souvenirs d’école. Il tentait tant bien que mal un “ma grand-mère

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est dans l’arbre avec le singe” avec un accent so british que Sarah a craqué. Karine vit toujours chez ses parents, à Nice, heureux propriétaires d’un F4 dans une résidence cossue avenue Sainte-Marguerite. Le parc Florentin. Son père est un commerçant renommé d’Antibes à Menton. Un boucher réputé pour larlépem largomuche du louchébem à ses clients, son plus-produit se vante-t-il depuis un stage de marketing à la Chambre de Commerce et d’Industrie. A vingt-cinq ans, Karine aimerait s’installer à Melbourne, là où sont tous ses artistes rock préférés. Elle en rêve toutes les nuits répète-t-elle à l’envi. Après avoir fait le tour des amis et de la famille sans parvenir à baisser les stores, Patricia rallume et reprend le livre. Par réflexe. Pour s’occuper l’esprit qui est ailleurs. Elle a une intuition. Quelque chose la chiffonne. Elle se lève, retourne au salon pour appeler Fabrice. C’est la messagerie. Il est encore chez Laurent à écouter des disques à onze, sinon, il aurait entendu la sonnerie attribuée à son numéro, l’intro au piano de “One Monkey Don’t Stop No Show”. Elle prend un Carambar et tente le


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numéro de Laurent, on ne sait jamais. Il décroche à la troisième sonnerie : « Allô ? - Salut Laurent, c’est Patricia, ça va ? - Oui, très bien, merci. - Je te dérange pas ? - Non. Tu ne me déranges jamais. Qu’est-ce qui se passe pour que tu appelles à c’te heure ? Fabrice a oublié son dentifrice chez moi ? - ‘Tes conneries. Non. Il ne répond pas au téléphone, je pensais qu’il était encore chez toi… - Non, il est rentré vers minuit à peu près. - Rentré ? Où ça ? Chez nous ? - Il m’a rien dit mais oui, je pense oui. Il est peut-être ressorti acheter des clopes à la gare remarque, il est tombé en rade avant de partir tout à l’heure. - Hum, non. Je suis là depuis une bonne heure, il serait revenu maintenant. C’est bizarre tu crois pas ? - Ouais, c’est pas son genre. Je m’habille, je suis là dans cinq minutes, il fait froid à Clermont-Ferrand ? Enchaîne-t-il. - Euh… Oui, il neige. Mais tu veux venir ?

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- Je suis insomniaque de toute façon, autant que je sois là avec toi en l’attendant. Enfin, si tu veux. - Euh, ok, d’accord, mais y’a pas mort d’homme… Enfin, si tu veux passer, je t’attends. Tu comptes mettre le nez dehors que tu me demandes s’il caille ici ? - Oui, j’en profiterai peut-être pour faire le tour du quartier. Je vais prendre une grosse veste et les godillots, il fait dix-huit degrés ici. - Rome, ville éternelle… Merci, je t’attends conclut-elle avant de raccrocher. »


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-3Cinq minutes s’écoulent avant que la lumière rouge clignote sur la borne de réception dans le salon à Clermont-Ferrand. Autorisation d’accès demandée. Patricia l’accorde en appuyant sur le petit bouton vert prévu à cet effet. Laurent se matérialise instantanément, une veste en cuir marron sur l’épaule et une paire de Caterpillar montantes aux pieds. Patricia a passé un sweat-shirt noir du groupe métal Sofy Major en grosses lettres blanches dans le dos et un pantalon de survêtement jaune :

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« Bonjour dit-il en lui claquant deux bises. Pas de nouvelles ? - Rien. - Il ne doit pas être loin dit Laurent, mot désuet toujours en usage malgré le transpondage qui a supprimé les notions de distance, de déplacement et de locomotion. Je l’appelle. - Je viens juste d’essayer, je suis encore tombée sur le répondeur. Pour la quatrième fois d’affilée. » Laurent compose le numéro de Fabrice. Chou-blanc. Il finira bien par rentrer se dit Laurent. D’où qu’il soit. Même s’il est dans l’hypergalaxie où certains se perdent parfois, suite à un transpondeur défaillant lors d’un transfert. On les a toujours récupérés grâce à un inversement de la charge électrique des protons à partir d’un émetteur-récepteur central. Cela dit, le risque d’un transpondage dans un champ neutre existe. Ça arrive. Rarement. Mais ça arrive. On n’en est pas là. Inutile d’affoler Patricia qui est suffisamment nerveuse comme ça.


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Fabrice a dû éteindre son portable pour une raison inconnue. Petit cachotier va, relativise Laurent. La Milice Gouvernementale est la seule à disposer de matériel pour tracer un portable, selon la propagande du Pentagone. Si Fabrice n’est pas rentré à six heures, Laurent appellera le bureau de la Locale pour lancer un avis de recherche. Il est un peu plus de quatre heures, il a le temps. Ce qui les inquiète le plus, ce n’est pas tant que Fabrice ne soit pas rentré qu’il traîne dans la rue la nuit. « J’appellerai ses parents tout à l’heure, son père se lève toujours tôt. Il est peut-être passé chez eux se rassure Patricia. Il ne t’a rien dit avant de partir ? - Non, rien du tout. Il t’aurait prévenu s’il voulait passer chez ses parents non ? De toute façon, à minuit, ses parents sont couchés. - Il a pu y passer pour récupérer les fringues qu’on a laissées le week-end dernier prétexte Patricia.

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