Le buisson d'or

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Alexina Caillé-Ligo

Buisson Le

d’or




ISBN : XXX © Alexina Caillé-Ligo, Le Buisson d’Or, 2014.


Alexina Caillé-Ligo

Le Buisson d’Or



Le Buisson d’Or



À mon père… À tous ceux qui nous ont quittés aussi À mes enfants À ma famille À mes ami(e)s Et tous ceux qui m’ont soutenu.



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Selon mon père, la vie doit être vécue au présent. Sur ce point, je ne lui donne pas tort. D’autant qu’aujourd’hui notre pays ne connaît que la guerre. Les extrémistes religieux veulent imposer à tous leurs idéaux et chacun défend farouchement son dogme. Nul n’est épargné par les conséquences de ces affrontements. Depuis ce matin, j’erre seule dans les décombres de ce qui autrefois s’apparentait à la ville où j’habitais. Cette nuit marqua ma dernière passée en famille. Les bombardements incessants m’ont arraché tout ce que je possédais. Mon père, ma mère, mon petit frère et moi vivions heureux dans notre simple maison bourgeoise située le long de la grande avenue. Papa travaillait à la commune. Maman, institutrice de fonction, s’occupait d’Anthelme, encore à son sein. Autour de moi règne le chaos. Des pleurs, des cris, des appels à l’aide. Les flammes lèchent les décombres. La fumée sature l’air ambiant, à peine dissipée par le vent et la pluie qui tentent désespérément de nettoyer les dégâts. Les survivants semblent vouloir s’organiser. Une vieille dame s’est munie d’un crayon et d’une feuille de papier pour prendre bureau où elle le peut. Il s’agit de la secrétaire de mairie. Elle demande à chacun son nom. Je m’approche. « Yusumi Sokorushi, déclaré-je d’une voix vide, à l’instar de mes semblables.

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– Tu es seule ? – Oui, Madame. – Tu sais où est le reste de ta famille ? – Ils sont tous... Une larme roule sur ma joue, en dépit de mes efforts pour la contenir. – Oh ! Je comprends ! compatit la femme. Tu as quel âge ? – Seize ans, Madame. – Des connaissances en premiers soins, médecine, approvisionnement, logistique ou quoi que ce soit qui pourrait nous être utile ? – Je sais cuisiner, entretenir une maison et m’occuper d’enfants en bas âge. – Très bien, ponctue la secrétaire. Dans ce cas, je t’envoie au pensionnat. Connais-tu le grand bâtiment qui siège sur la butte Milord ? – Celui que l’on dit hanté ? questionné-je avec appréhension. – C’est ce que croient tous ceux de ton âge, en effet. Mais je te rassure, il n’en est rien. Nous y avons regroupé tous les orphelins et les enfants perdus. Monsieur Franco a besoin d’aide. Il est seul pour s’occuper d’une trentaine d’enfants, dont le plus vieux, à onze ans. – Je serais ravie de me rendre utile, Madame, je vous remercie. – Tu partiras accompagnée des deux jeunes hommes qui attendent là-bas. Au revoir. » Son regard passe de suite à l’individu derrière moi sans plus d’empathie. D’un pas traînant, mes vêtements en lambeaux frottant contre mes multiples égratignures. Je rejoins les personnes que m’a indiquées la secrétaire. Je n’ai aucun bagage et eux non plus. Ils sont tous deux dans un état similaire au mien. Bien que la cité ait été de taille moyenne, tout le monde se connaît. Pourtant, c’est la première fois que je vois ces deux adolescents et pour sûr, je les aurais reconnus si j’avais eu la chance de les croiser auparavant. Deux grands gaillards, taillés en athlètes de haut niveau. Aux traits aussi harmonieux, expressifs et fins que ceux d’acteurs ou de mannequins, on ne peut les oublier. Car par chez nous, les gens ont plutôt le visage buriné des habitants de la côte.


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Je ne déroge pas à la règle avec mon physique classique quoiqu’un peu rond. Brune aux yeux noisette, ma peau blafarde m’a souvent fait passer pour plus faible que je ne le suis. Au collège, j’étais régulièrement victime des moqueries de mes camarades, mais je me réconfortais en me répétant que ces mauvais moments ne dureraient pas et qu’un jour, chacun irait vivre sa vie de son côté. Je n’aurais plus à les côtoyer quotidiennement. Maintenant, malheureusement le sujet n’est plus à l’ordre du jour. Les gars se mettent en marche dès mon arrivée. Aucun des deux ne me prête attention. Je n’ai le droit ni à un bonjour ni au moindre regard. Peu importe, j’ai l’habitude de telles attitudes. Je reste donc un peu en arrière. D’un naturel réservé, je n’ose pas m’imposer ni engager une conversation, ce qui n’aurait pas freiné Yoni, ma meilleure amie. Nous avançons rapidement. Cela dit, le manoir de la butte Milord se situe assez loin du centre-ville. En voiture, je me souviens que nous devions rouler au moins une heure et demie pour ne serait-ce que l’apercevoir. Le chemin est aujourd’hui cahoteux et impraticable. Mon estomac commence à faire des bruits qui me font honte. En y repensant, c’est normal, je n’ai rien mangé depuis hier matin, au début des bombardements. « Mon corps n’a qu’à puiser dans mes réserves, j’ai de quoi ! pensé-je. » Un des jeunes hommes se retourne et m’adresse un regard réprobateur avant d’accélérer le pas, imité par son frère. Tentant de suivre le rythme, je suis presque obligée de courir. Soudain je heurte une pierre et bascule en avant. Évidemment, je viens de plonger tête la première dans une énorme flaque. Une chance que je sois bien couverte et qu’il ne fasse pas trop froid. Cependant, je risque d’attraper la mort si je ne me change pas rapidement. Mais vu les circonstances actuelles, cela m’est impossible. Comment réagir dans une telle situation ? Certes, celle-ci peut prêter à sourire, mais là où d’autres feraient fi de leur maladresse et se relèveraient tête haute en poursuivant leur chemin coûte que coûte — ce qui au fond est la plus saine des réactions en temps de guerre — eh bien moi, fidèle à moi-même, éternelle rêveuse, naïve, idiote, insouciante, puérile — appelez ça comme vous voudrez — moi, la première

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pensée qui me traverse l’esprit, c’est : « Quel spectacle vais-je offrir à mes compagnons de route ? » Ils constateront une fois de plus que je ne suis qu’un boulet ! Ou plutôt, ils ne vont même pas me prêter attention et me laisser seule, en proie à la guerre et aux caprices des éléments ! En même temps, pourquoi diable deux charmants jeunes hommes comme eux se soucieraient-ils d’une pauvre fille comme moi ? À l’inverse, si j’avais été grande, belle, blonde aux yeux bleus m’auraient-ils adressé la parole ou soutenue pour marcher ? Résultat, je reste plantée dans l’eau, comme paralysée, cherchant des réponses à des questions futiles et sans importance. De quoi exaspérer n’importe qui. Perdue dans mes pensées, je ne vois pas devant moi la main qui m’est tendue. « Arrête l’autoflagellation et prends plutôt ma main ! ordonne la voix suave d’un ange. – Elle s’est peut-être cogné la tête plus fort que nous ne le pensions ? s’enquiert une seconde voix. » Je me décide donc à lever la tête et regarder dignement droit devant moi. « Tu as l’air assez coincée comme ça ! N’en rajoute pas et mets-toi debout ! » Mon regard incrédule croise les yeux de jade d’un des deux frères. « Oui, c’est bien à toi que je parle ! Toi qui t’entêtes à vouloir rester les fesses dans l’eau. – Tu y vas peut-être un peu fort, Kyo ! – Et depuis quand tu es mon conseiller, Kone ? » Je n’en reviens pas. Ce à quoi je m’attendais le moins au monde m’arrive ! Des personnes normales s’intéressent à moi ! Et se contestent même à mon sujet ! « La normalité est un point de vue, commente Kyo. – Que... comment ? Je... euh ! bafouillé-je. » Je rêve ou ils lisent dans mes pensées ? C’est à faire froid dans le dos. « Pour répondre à ta question... – Kyo, non ! intervient Kone. Plus tard !


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– OK ! C’est toi qui l’auras voulu ! Mais je vais quand même la porter sur mon épaule, nous irons plus vite ! – Fait ! Mais endors-la tout de même, mieux vaut pour nous qu’elle ne se pose pas trop de questions. » Ce sont les derniers mots que j’entends ce jour-là et ceux qui marqueront le début de ma nouvelle vie. « Cette odeur ! Je la connais ! Du pain grillé, oui c’est ça ! Hum ! Et du café frais ! J’ai faim et ça sent bon… » J’ouvre les yeux. Je suis dans ma chambre ! Dans mon lit ! Il y a toutes mes affaires ! Je jubile. Je m’assois et observe. Tout est en place. J’ai donc rêvé. Tant mieux ! Mais quel horrible cauchemar ! Je n’en reviens pas de cette imagination débordante dont je peux faire preuve parfois. Sur ma commode, comme à son habitude, ma mère a déjà disposé un uniforme propre. Bien plié et fraîchement repassé, afin que je sois prête au plus vite pour le lycée. Intérieurement, je la remercie. La nuit dernière fut un enfer. Voilà une chose de moins à faire. Je saute du lit. Je déborde d’énergie et de joie de vivre. Rien de plus logique. Après de tels songes, on relativise. Au vu de la lumière qui filtre à travers les persiennes, je sais que le ciel est couvert, mais qu’il ne pleut pas. Je cours dans ma salle de bain. « Que la douche me fait du bien ! » Je termine ma toilette, m’habille et ouvre la porte pour rejoindre ma famille. À l’heure qu’il est, père est en bout de table, à prendre son café en lisant le journal. Je l’entends déjà résumer oralement les nouvelles du jour à mère. Ils débattent tous deux comme d’habitude des faits divers survenus la veille tandis que maman finit son petit-déjeuner et s’installe confortablement, le sourire aux lèvres pour qu’Anthelme, à son sein, s’abreuve goulûment avec toute l’insouciance de son âge. J’imagine d’avance mon arrivée dans la pièce ! Comme à l’accoutumée, lorsque j’irai l’embrasser, père me gratifiera d’un ébouriffement de cheveux en règle. Et sans même que j’aie à lui demander quoi que ce soit, mère enclenchera d’une main le micro-ondes afin que le bol de café au lait qu’elle m’a préparé plutôt chauffe tranquillement.

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C’est alors que je lui déposerai un baiser sur la joue puis me mettrai à genoux pour en laisser un autre sur le front de mon frère, avant de venir attendre le « ding » du four. Ensuite je m’assiérai sur la chaise juste à côté de mère et d’Anthelme, en face de père. Maman m’aura déjà beurré mes tartines de pains grillés. J’en salive d’avance. Ah ! Quoi de plus rassurant que le quotidien familial ! Certes, il y a quelques jours, je n’aurais peut-être pas dit cela, comme beaucoup d’adolescents de mon âge. Aujourd’hui, c’est différent. Cette nuit, j’ai cru avoir tout perdu. Et l’intensité avec laquelle j’ai vécu cette mauvaise histoire me permet ce matin d’apprécier toutes les richesses que je possède à leurs justes valeurs. Sur le pas de ma chambre, je m’arrête net. Le sol du couloir a changé. Sous mes pieds nus, je sens une moquette douce et chaude. C’est du carrelage blanc et froid que je rencontre habituellement ! Et les murs ! Ils sont entièrement recouverts de lambris en bois brut ! La lumière est tamisée, diffusée par une faible lampe à huile accrochée à la cloison par un clou rouillé. Le puits de toit qui surplombe ma porte de chambre a disparu ! Père n’a tout de même pas eu le temps de faire ces travaux durant mon sommeil ! À moins que je ne me sois endormie plus de trois jours, ce qui est peu probable. Il n’y a donc qu’une solution… Une boule douloureuse vient grossir dans ma gorge et m’empêche de déglutir. « Non ! Non ! C’est impossible ! Nous ne sommes pas en guerre ! Non ! Je n’ai pas perdu toute ma famille ! Père, mère et Anthelme m’attendent dans la cuisine ! Ils ne sont pas morts ! » Je me retourne tout de même pour vérifier que c’est bien ma chambre qui se trouve derrière moi. Un détail m’avait échappé jusqu’à présent. Ma fenêtre est normalement de taille standard, or celle que je vois en face de moi est minuscule. Aussi ridicule qu’une lucarne de toilettes ou de salle de bain ! Je ne suis pas chez moi ! Tout ce que j’ai cru sorti de mon imagination est en fait réel ! Quel esprit pervers a bien pu m’installer dans une reproduction de ma chambre ?


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Soudain, ma vue se trouble. Je me liquéfie, mes jambes se dérobent. J’ai du mal à respirer. Mon cerveau se brouille et explose. Des larmes chaudes inondent mes yeux. Ma gorge, sous la pression de l’angoisse et l’horreur de la réalité, laisse échapper des cris, voire des hurlements. Plus rien n’existe autour de moi. Ce qui va m’advenir ? Je m’en fiche ! Je suis seule ! Seule maintenant et à jamais ! Comment peut-on vivre sans ceux qu’on aime ? J’ai mal. Horriblement mal ! Je me sens vide, nue et livrée aux affres d’une tempête. Pourquoi ne suis-je pas partie avec eux ? Pourquoi suis-je encore là ? Jamais je ne pourrai exister sans eux ! Je sais pertinemment que pleurer ne les fera pas revenir. M’apitoyer sur mon sort non plus. Mais je n’arrive plus à m’arrêter. Ce que je refusais de voir hier m’apparaît clairement aujourd’hui. J’ai laissé tomber les barrières de mon cœur et de mon âme. Tout est à vif ! Soudain, des bras m’entourent. Une poitrine masculine recueille mon visage et l’on me caresse les cheveux. Quelqu’un est là, et cherche à m’apaiser, me soutenir. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit. Mes sanglots redoublent d’intensités. Je suis prise de tremblements. De grandes mains douces, mais fortes enveloppent mes joues et m’invitent à sortir de mes pensées obscures. Je ne vois plus rien et je n’entends plus rien. Du moins, je ne le veux plus. L’on me parle, doucement, tendrement. La voix est mélodieuse et rassurante bien qu’indistincte. Je souhaite de toutes mes forces rejoindre ma famille. C’est mon seul objectif. La personne qui me console à l’air de bien l’avoir compris. Elle tue son timbre. Les doigts se retirent. La poitrine s’éloigne. Mais tout revient rapidement. À nouveau la tiédeur d’un corps m’enveloppe et me porte. On m’allonge sur un lit et me recouvre.

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Bientôt, une main vient se poser délicatement sur mon front. D’elle, émane une chaleur étourdissante, mais bienfaisante. Je sombre dans le néant. Lorsque je me réveille, je suis éblouie. Tout dans la pièce où je me trouve est d’un blanc froid et immaculé. À mes côtés, une chaise en bois. Tout ce qu’il y a de plus banal et non loin d’elle une perfusion dans laquelle un liquide transparent se diffuse goutte à goutte le long d’un cathéter planté dans une veine de mon poignet. J’en déduis que je suis dans une salle de soins. Je tends l’oreille. Rien. Aucun bruit ne me parvient, ni chuchotement, ni claquement de talons sur le sol. Je suis seule. Je m’installe sur mon séant et entreprends de me défaire de mes entraves, lorsque la porte s’ouvre sur une femme vêtue d’une blouse blanche. Son visage est flou. Je cligne des yeux plusieurs fois et la regarde à nouveau. Tous les détails de la pièce sont nets pourtant, ses traits restent troubles. Sans un mot, elle retire l’aiguille de ma veine. Elle s’empare d’une pile vêtement dans l’armoire située sur ma droite, les dépose au pied de mon lit, puis quitte les lieux un instant avant de revenir avec un plateau-repas qu’elle dispose sur mes cuisses. Enfin, sur ces entrefaites, elle sort. Étrange est l’adjectif qui hante mon esprit. Je rassemble ce qu’il me reste d’exploitable dans ma tête encore groggy de douleur. Tout d’abord, il y a eu les deux frères qui m’ont paru pouvoir lire dans les pensées. Ensuite, ma chambre de jeune fille recréée à l’identique et maintenant, une infirmière aux traits indéfinissables. Oui, le terme « étrange » résume bien la situation. De lassitude, le sommeil m’emporte. Lorsque je refais surface, un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un costume et à la calvitie prononcée se trouve assis à côté de moi. La nourriture que je n’ai pas touchée a disparu. « Bonjour, dit-il d’une voix posée et grave. Tu te sens mieux ? »


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Je fixe son regard sincère. Pourtant, mon instinct me crie de m’en méfier. Comme je ne lui réponds pas, il enchaîne en me tendant une main que j’ignore. « Je me présente ! Ravière Franco. Je suis le directeur du Buisson d’or, en d’autres termes, cet établissement. – Enchantée. » Je viens de parler, mais c’est comme si j’entendais ma voix pour la première fois. Un son cristallin et mélodieux remplace ce qui autrefois me semblait masculin et dénué de couleur. Mon étonnement doit se lire sur mon visage, car Franco sourit en précisant que l’acoustique des lieux a été conçue pour moduler l’environnement afin d’apaiser et rassurer les orphelins. Je suis donc bien là où je dois être. La réalité me rattrape une fois de plus, quoique moins violemment. « Nous t’avons administré des calmants. C’était malheureusement nécessaire, explique Franco. – Je comprends. – Il faut que tu saches qu’ici, la vie continue. Nous essayons de former une grande famille et de créer un lieu où chacun se sente bien. C’est pour cette raison que nous avons décidé de te loger dans une réplique de ta chambre. Manifestement, l’idée n’était pas des plus judicieuses. – Certes. – L’équipe médicale et moi nous sommes concertés. Ton état de santé te permet aujourd’hui de quitter l’infirmerie. Tu vas donc pouvoir regagner tes quartiers. Et lundi, tu suivras les cours avec les autres lycéens de l’orphelinat. – Je pensais avoir été envoyée là pour vous aider à vous occuper des enfants. – Si besoin est, je ferai appel à tes services. En attendant, je veux que tu profites au maximum de ce dont tu disposes ici. Nombreux sont les adolescents de ce pays qui ne connaîtront que la guerre et ses tourments. Au Buisson d’or, tu es à l’abri de ce qui se passe à l’extérieur. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver les orphelins, mais comme tu t’en doutes, je ne pourrai pas tous vous aider. – Combien sommes-nous ? Je veux dire... ici ?

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– Hélas, l’établissement commence déjà à manquer de place. Ce qui signifie que je vais bientôt devoir m’absenter pour trouver un autre lieu où recueillir les enfants. Mais tout cela ne te concerne en rien. Toi, petite, je veux seulement que tu étudies au mieux afin de devenir un membre honorable de la société de demain. C’est bien compris ? ajoutet-il avec un geste qu’il n’aurait jamais dû faire. » Il passe sa main dans mes cheveux en les ébouriffant. Comme transpercée par un éclair, je bondis hors de mon lit. Je m’adosse à la porte et prends une profonde inspiration pour me calmer. Franco n’a pas bougé de sa chaise. Il me fixe avec incompréhension. En effet, il ne peut pas savoir. « Je m’excuse ! Je ne voulais pas réveiller en toi de douloureux souvenirs, avance-t-il, mielleux. – De quoi parlez-vous ? Ça ne m’a rien rappelé ! mentis-je. – Bien sûr ! ironise-t-il. Ce geste paternel t’est inconnu ? – Que... comment pouvez-vous le savoir ? remarqué-je. » Des frissons me courant la colonne vertébrale. « Il te reste beaucoup de choses à apprendre ! Proclame-t-il » Nonchalamment, il se lève et se dirige vers moi. Je m’écarte pour qu’il puisse sortir. Mais il se penche sur mon épaule et susurre à mon oreille avant de quitter la pièce : « Je vais te laisser, prépare-toi. Quelqu’un va venir te chercher et te ramener à tes appartements. Je compte sur toi pour travailler sérieusement. Je veux être fier de toi. » Je n’ai pas le temps de reprendre mes esprits que déjà le verrou tourne dans mon dos. Je suis enfermée ? Pourquoi me retenir dans cette salle ? Que cache cet établissement ? Je suis prête. J’attends assise sur le bord du matelas depuis longtemps maintenant. Lasse, je me laisse tomber sur le lit. Personne ne vient. Plusieurs fois, j’essaie de sortir, sans succès. Ma patience s’égratigne… Même si j’ai conscience que c’est inutile. J’ai envie de hurler « délivrez-moi ! ».


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Dans un silence de chat, quelqu’un ouvre la porte et fait le pilier devant, dos tourné. Il s’agit d’un adolescent. Certainement un des orphelins, il porte l’uniforme que l’on m’a prié de revêtir. Je rejoins le garçon. Il s’avance dans le long couloir sombre sans m’inviter à le suivre. Mon instinct me dicte de lui emboîter le pas. Nous longeons plusieurs pièces. Tantôt des salles de classe, tantôt ce que je qualifierai d’espace de jeux pour enfants en bas âge, d’autres s’apparentent à des salons avec billards et grands écrans. Les détours que nous empruntons me brouillent l’esprit. Curieusement, je n’ai vu aucun réfectoire. Chaque corridor à une décoration différente, accroché aux murs, des animaux empaillés côtoie une collection de statues en marbre d’hommes nus dans diverses positions notamment, celle du penseur de Rodin. De soi-disant sculptures contemporaines, amas de boîtes de conserve et de caoutchouc, fréquentent sans honte de vieilles bibliothèques au bois blanchi et à la composition désorganisées. Des dizaines de bibelots, toutes époques et provenances confondues, se bousculent sur des étagères fragilement suspendues. Le sol en béton brut s’habille d’un patchwork de linoléum, de moquette et parfois de carrelages. Les murs et les plafonds sont peints dans la majorité de l’établissement. Mais reste dans des tons grisés. Le manoir donne l’impression d’avoir été construit avec des moyens disparates, au fur et à mesure du besoin. Le résultat final colle parfaitement à l’ambiance du lieu. Mon guide fait peu de cas de ma personne. J’essaie à plusieurs reprises de lui poser des questions, sans succès. « Peut-être est-il sourd ? » Je tente de l’interpeller d’une tape sur l’épaule, sa réaction me glace le sang. Il émet un grognement sourd et agressif tout en me broyant les phalanges avant de me repousser la main violemment. Je reste donc en arrière à une distance qui me semble raisonnable pour ma sécurité. Bientôt nous arrivons devant une porte à double battant fait de bois massif orné de reliefs originaux, montrant des scènes de chasses plutôt incongrues. Pour cause, elles révèlent des humains en chassant d’autres.

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L’élève sort de sa poche une clé dorée qu’il insère dans la serrure pour la déverrouiller. Derrière se trouve un hall d’entrée, entièrement recouvert de plomb, offrant quatre directions, chacune indiquée par un panneau de fer forgé sculpté, suspendu à des chaînes. Il m’est impossible de les déchiffrer, l’alphabet utilisé m’est inconnu. Devant moi, l’inquiétant garçon bifurque sur sa droite et s’engage dans la seconde allée. Il avance sur environ cinq mètres puis s’arrête. J’observe ce qui m’entoure. Je reconnais la moquette et le couloir de lambris qui m’avait tant fait souffrir. Il m’a donc bien ramené à mes quartiers. La pièce est ouverte, d’instinct j’y pénètre. La porte claque aussitôt sur mes talons. Le décor de la chambre est resté le même. Le bon sens aurait voulu qu’elle soit modifiée ! Sur mon bureau, plusieurs objets absents la dernière fois piquent ma curiosité. Ce sont des fournitures scolaires, des livres de cours ainsi qu’un emploi du temps et un plan de l’établissement. À côté de ma chaise, un cartable de cuir qui est loin d’être de première jeunesse, repose là, tel un chien attendant sa ration de croquette. J’y range donc mes affaires puis passe dans la salle de bain. Quoi de plus agréable qu’une douche pour se débarrasser de ce qui nous gêne ? À présent ce sont mes quartiers. À moi de faire mon possible pour m’y sentir libre et en sécurité. Je saute ensuite sur mon lit et allume mon écran de télévision. Il ne fonctionne pas. Dommage ! Je vais devoir tuer le temps différemment. Je m’empare de mon manga préféré. Il est factice ! Je fouille toute la pièce. Tout y est, aux détails près ! L’ordinateur, l’enceinte Bluetooth, la station d’accueil de mon iPhone, le réveil... même les lumières. C’est irréalisable ! À moins de scanner mon esprit… Dehors, il fait noir. Mon estomac vide me rappelle sa présence. Mais sur le plan, aucune cafétéria n’est indiquée.


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De toute façon, je suis prisonnière, dans ma... cette chambre. À ce titre, l’établissement aurait pu s’appeler « le buisson épineux doré ». Quoi qu’il en soit, j’ai faim et j’ignore comment y remédier. Je décide de me munir d’un crayon de bois HB et de coucher un vulgaire monstre totalement fictif sur une copie double à grands carreaux, afin de me concentrer sur autre chose. J’en suis à définir les ombres, lorsqu’un jeune homme enrobé, genre premier de la classe, s’engouffre dans mes appartements comme si on le poursuivait.



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Le lycéen dodu pénètre dans mes quartiers et me fixe étrangement. « Je peux te voir ! gémit-il. » Au son de sa voix, je sens qu’il a peur. Mais de quoi ? « Moi aussi je te vois ? lui répondis-je. En quoi est-ce... ? » Je n’ai pas le temps de finir ma question que déjà, il fait demi-tour et s’enfuit. Rapidement, je descends de mon lit et cours vers la porte. Elle vient juste de se refermer. L’adolescent l’a ouverte facilement. J’en déduis qu’elle n’est plus verrouillée. Je vérifie donc. « Eh oui ! C’est bien le cas ! Je peux sortir ! » Avant de partir vers l’inconnu, je me munis du plan du bâtiment. J’arpente les méandres de l’édifice. Curieusement, toutes les pièces que je rencontre sont inaccessibles. Cela commence à vivement m’inquiéter, j’ai l’impression de tourner en rond. Soudain, j’entends des bruits de pas, je me retourne avec une vélocité que je ne pensais pas posséder. C’est alors que je me trouve, nez collé au beau milieu d’un torse d’homme. Le souffle coupé, je recule de peur. Je constate qu’un splendide étudiant m’observe, un sourire au coin des lèvres. Il me semble le reconnaître. Sans me soucier de la bienséance, je le détaille de la tête aux pieds. Il porte un uniforme semblable au mien. Un liseré rouge cercle toutes les extrémités de sa veste et longe la jambe de son pantalon.

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