LE CODE K-ROL
Le Code
K-RoL
Le Code
C’est le même rituel hebdomadaire, qu’il pleuve, qu’il vente ou que la température frôle les 40 degrés : à 15 h 30 le samedi Marion sonne à l’interphone du grand portail blanc. Et elle attend, en général moins d’une minute, que la secrétaire lui dicte agacée, le code : ce code qui depuis des années n’a jamais changé et ne changera pas, d’où l’agacement justifié de la secrétaire. Mais Marion ne le retient pas, elle n’aime pas les chiffres, elle est tête en l’air, c’est son excuse officielle et capricieuse. Marion est con ! Enfin c’est certainement l’opinion du cerbère dicteur de numéro planqué derrière sa banque, qui va l’accueillir dans moins 7
d’une minute, en lui lançant : « Bonjour, vous ne le retiendrez donc jamais ?! » « Bonjour, non, jamais ! » Marion est con et surtout se plait à emmerder le cerbère à lunettes. La voix grésille et souffle dans le hautparleur, Marion appuie sur les touches et les bras métalliques déplacent les grilles : « Merde ça marche ! » pense-t-elle. Effectivement tout fonctionne à merveille et il n’y a absolument aucune raison pour que le cerbère à lunettes se plante dans le code, mais malgré tout, l’emmerdeuse de service en nourrit l’espoir fou. L’idée d’un jour pouvoir faire sonner à nouveau l’interphone en disant d’un ton moqueur « ce n’est pas ça » lui procure une de ces petites joies impartageables et jouissive. Grincement du portail, et mise en route de la machine extratemporelle. 8
Elle traverse le jardin jusqu’aux portes automatiques à détecteurs de mouvements qui s’écartent bien grand pour la happer vers ce monde parallèle. Elle est repérée : C’est magique ! Enfin, à vrai dire, électronique, mais Marion se plaît aussi à transformer tout ce qui est logique, mathématique et scientifique en magique pour que ces phénomènes trouvent leur place dans la grande aventure féérique qu’est sa vie. Marion est con et immature. Donc, selon son « il était une fois » mental, à ce stade de la situation initiale, elle n’a plus aucune possibilité de faire demi-tour. Elle entre, le cerbère à lunette lève la tête, récite : « Bonjour, vous ne le retiendrez donc jamais ?! », comme Aladin aurait dit « Sésame, ouvre toi » et Marion réplique la suite de la formule : « Bonjour, non, jamais ! » en avançant toujours. Cinq pas tout au plus pour accéder à l’immense salle blanche immaculée et une 9
trentaine d’yeux se braquent immédiatement sur elle, masquant la quinzaine de visages plissés auxquels ils appartiennent. Certains sont vides et regardent par habitude, certains pétillent parce qu’ils se passent quelque chose, d’autres marquent une seconde d’espoir, de joie, de surprise, ou d’étonnement avant de reconnaitre que la visite de Marion n’est pas pour eux, d’autres encore sont éteints à force de solitude, d’abandon, d’incompréhension, d’attente, et, quelques uns fixent… fixent quoi ? Ils fixent de l’invisible… Il n’y’a que les bébés et les vieux qui savent faire ça. Les deux de Germaine, dans un coin de la pièce, s’illuminent ! Ils semblent dire « eh les gars, bingo, c’est pour moi » ! La vieille dame bientôt centenaire se redresse sur sa chaise à l’approche de la silhouette on ne peut plus familière, puis ses traits se tendent d’un coup, parce que « bingo c’est pour moi, d’accord… mais qui c’est ? » 10
« Bonjour mémé ! » Un soulagement joyeux suit la phrase clef. Le mot « mémé » est la réponse à l’énigme à l’instar de « colonel moutarde dans la bibliothèque avec le chandelier ! » « Mémé » et tout se remet dans l’ordre rapidement, les pièces se rassemblent, « élémentaire, mais bon sang, c’est bien sur ! » Enfin… pas pour longtemps, faut pas rêver ! Et là Marion s’installe sur la chaise à coté de sa grand-mère, boucle sa ceinture…Embarquement immédiat dans le vaisseau du grand n’importe quoi avec aux commandes le capitaine Germaine ! « Allo tour de contrôle virtuelle, demande autorisation de décollage. » Et une voix of devrait répondre : « Condition météo o. K. : c’est un jour avec, le cerveau est à peine voilé, nous allons passées en questions automatiques et survoler en boucle les 90 dernières années. Tout 11
l’équipage de la maison de retraite médicalisée vous souhaite un agréable voyage… heu, un pas trop mauvais voyage… o. K., juste un voyage. Les sorties de secours se trouvent… Ah pardon y en a pas ! » Le capitaine Germaine enclenche alors le protocole de vérification de l’appareil : « C’est gentil ma chérie d’être venue. » « Comment va maman ? » « Elle travaille ? » Logiquement Marion devrait répondre : « Maman : o. K. ! », « o. K. » même si nous sommes samedi, « o. K. » même si sa mère est à la retraite depuis un bail, « o. K. » juste pour qu’on puisse y aller ; mais elle fait juste un signe de tête. Et Germaine enchaine. « Et papa ? » « Ça va, papa ? – Maman : o. K. ! – Papa :o. K. ! » on continue ! « Et toi ? Tu révises pour tes examens ? C’est difficile le baccalauréat ? Mais tu l’obtiendras ! » 12
Marion adore cet instant, celui où elle annonce l’excellente nouvelle à sa grandmère qui s’est, elle est aujourd’hui contrainte de l’admettre, tellement inquiétée de ne pas la voir suffisamment bosser. « Je l’ai eu Mémé, je l’ai eu ! » Il n’y a aucune malice dans la spontanéité avec laquelle elle prononce ces mots comme si c’était la première fois, peut être juste une demande d’absolution pour l’arrogance de son comportement quand elle avait 18 ans. Et Marion se garde donc bien d’ajouter : «… il y a plus de 20 ans, mémé, il y a plus de 20 ans ». Toute à sa joie et à sa fierté Germaine qui n’a connu ni collège ni lycée, se retourne vers le fauteuil roulant d’un vieil homme somnolant en déclarant « c’est ma petite fille : elle a eu le baccalauréat. » Il sursaute ! Enfin, il croit sursauter. C’est un sursaut avec effet spécial ralentissant 250 fois l’action pour que le spectateur se rende bien 13
compte du danger de la cascade. Phrase automatique et protocolaire du capitaine de vaisseau voisin : « Félicitations. » Je vous parle d’un temps que les moins de 80 ans ne peuvent pas connaitre en ce temps là le baccalauréat ouvrait bien des fenêtres… Et le papy entame aussitôt un piquet droit vers le fin fond de ses pensées et se crash immédiatement dans sa somnolence pendant que Mémé cherche dans son sac à main. Sac à main dont elle ne se sépare jamais. Elle le découvre vide, certainement pour la quarante-quatrième fois de la journée, elle en est surprise pour la quarantequatrième fois de la journée, et gênée elle promet à la chair de sa chair : « La prochaine fois, j’irai à la banque je te donnerai un petit billet, comme ça tu iras au bal avec tes amis. » La bonne nouvelle ? C’est qu’il y a une suite de deux idées consécutives dans la tête à Germaine : « réussite, récompense » ! 14
Bonne nouvelle toute relative, parce que qui dit « réussite, récompense » peut donner en cas de circonstances contraires « échec punition ». Marion trouve pathétiques ces connections ancrées suffisamment profondément à un devenir un reflexe de Pavlov. Les mauvaises nouvelles sont que la prochaine fois l’histoire va recommencer à zéro, que le sac sera tout aussi vide et finalement tant mieux ! Mauvaises nouvelles relatives aussi parce que nous en sommes à l’euro. La vue d’un billet pourrait être traumatisante pour Capitaine Germaine : le monde a bien changé depuis qu’elle est en pause, et l’argent n’a pas seulement transformé sa couleur mais aussi sa valeur. L’odeur monétaire d’une conversion de 10 000 anciens francs, (somme très élégante), en francs, (somme moins élégante), pour en arriver à l’inexistence d’un papier représentant mesquinement plus ou moins 15 euros, soulève le cœur de Marion. Elle 15
prend conscience que son vaisseau quotidien garé à l’extérieur pue aussi « un grand n’importe quoi ». Mais elle a son excuse récurrente et officielle pour assumer l’acceptation de l’évolution du monde appelé réel : elle n’aime pas les chiffres ! Et Germaine reprend son inventaire. Le vol est stable. « Comment va maman ? » « Elle travaille ? » « Et papa ? » « Ça va, papa ? Il travaille beaucoup. » « Et toi ? Tu révises pour tes examens ? C’est difficile le baccalauréat ? Mais tu l’obtiendras ! » Marion laisse glisser : le comique de répétition a ses limites, du moins aujourd’hui ! Parce que joueuse, (en plus de con et immature) il faut reconnaitre que de temps à autres, elle s’autorise à admirer deux ou trois fois d’affiler la cascade et le crash du vieux d’à coté. Donc : « Maman ? – Maman : o. K. ! 16
– Papa ? – Papa : o. K. ! – Bac ? – Bac : o. K. ! – Tes enfants ça va ? » Et hop, un énorme bond temporel dont le capitaine Germaine a le secret, toutes les alarmes se mettent à hurler, on risque de s’écraser en flamme. « Allo tour de contrôle, mayday, mayday, nous risquons une surchauffe des circuits avec fuite du liquide anachronique, mayday, mayday ! » La tour de contrôle ne répond pas, la tour de contrôle ne répond jamais. Heureusement, bien que formée sur le tas, Marion est un excellent copilote, elle cherche immédiatement à situer l’âge des enfants sur la carte mémoire du capitaine et détient LA technique. « Les enfants ? oui, oui ça va, et tu connais les enfants à cet âge… » Germaine en bon professionnel explicite son calcul : « Ils courent partout, c’est fatiguant. » ouf ! 17
C’est bon, Marion peut manœuvrer selon la précision approximative des données entre les anecdotes, sans trop de risque de percuter un souvenir de plein fouet. Puis de fil en aiguilles suivant un couloir aérien étrange et implacable, le vaisseau passe au dessus du gros sujet qui tache, de celui qui fâche : « Il n’est pas gentil ton frère, il ne vient pas me voir. » Deux options se présentent alors à l’emmerdeuse numéro un, au copilote en chef : « Mais mémé il est venu la semaine dernière », avec ce ton qui rappelle qu’elle perd la tête et que c’est parfois très lourd, ou « il viendra la semaine prochaine », avec celui qui valide le « il n’est pas gentil ». « Attention, attention, tour de contrôle à Grand n’importe quoi, vous allez traverser une zone de turbulences. Trouvez immédiatement un terrain pour atterrir ! Attention, attention ! » L’atterrissage dépend uniquement des conditions physiques et psychologiques de 18
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