Le grand mesa circus

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Le voleur d’éternité Tome 1 - Le grand mesa circus





LE VOLEUR D’ÉTERNITÉ Tome 1 - Le grand mesa circus



Jacques Schryver

LE VOLEUR D’ÉTERNITÉ Tome 1 - Le grand mesa circus



A ma femme.



Le vieux guerrier Le Tank fonça vers moi en hachant l’espace par de vastes crochets. Il balançait son corps de cent quarante kilos comme s’il était dopé aux amphétamines. C’était après tout probablement le cas. Terreur des rings du combat libre, le tank s’était déjà présenté complètement ivre. Interrogé par les journalistes quant à ses motivations, il répondait souvent : Ici, on me paie pour faire des choses qui, à l’extérieur, me conduiraient en prison. J’aime faire mal. Je suis heureux d’être ici. C’était l’un des rhinocéros du circuit, soulevant deux cent trente kilos en développé couché, mauvais sujet, QI au minimum syndical, c’est à dire proche de zéro. Il perdait plus souvent qu’il ne gagnait et provoquait des dégâts définitifs plus fréquemment que la moyenne. Il avait gravement blessé à la tête plusieurs adversaires. On lui opposait depuis des durs qui n’avaient pas l’air de ce qu’ils étaient, des maîtres de l’étranglement, des puncheurs, ou encore d’autres géants. Il ne craignait que l’étouffement qui était pour lui insupportable, une véritable phobie. On savait donc comment le prendre.

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Pour l’instant, j’évitais ses coups de marteau pilon en pivotant au dernier moment. Il me regardait droit dans les yeux, de ses petits yeux porcins qui brillaient d’une joie malsaine. Il sentait d’une sueur pleine de toxines. Me faire mon affaire, il y croyait. Il savait conclure un combat sur un seul coup. Lorsqu’il frappait, il ne s’arrêtait jamais. L’arbitre devait le tirer en arrière, souvent en vain. Ce fou furieux ressemblait à un bébé mongolien géant, la hargne et le caprice incontrôlés en plus. Son dernier combat s’était soldé par une mâchoire brisée chez son adversaire. Il en jubilait encore.

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Pour l’instant, j’évitais ses coups en utilisant ma vitesse et ma souplesse, ce qu’il en restait du moins. Je sentais le vent des boulets. Je ripostais à peine. C’était inutile. Il faisait le travail de sape à ma place. Il s’énervait. Il commençait à souffler comme un vieux phoque asthmatique. Il devenait trop lent pour se défendre. Il manquait d’oxygène. Il étouffait sous ses propres mouvements. Jadis il avait détruit en quinze secondes un géant hawaïen de cent quatre-vingt kilos. Mon pied se leva et le frappa à la tempe. Je me penchais sur la gauche. Mon pied passa derrière lui et revint. Mon talon percuta sa nuque. Il vacilla de façon rigolote, comme dans un dessin animé, une forme de naïveté s’inscrivant sur son visage. Il s’écrasa sur le sol comme une toupie. Cette bouteille de Saint Galmier n’était qu’un gros culbuto. Je savais qu’il avait bu le midi. J’en profitai pour doubler par deux directs qu’il encaissa comme un sac d’entraînement rempli d’eau. Il était out et moi j’avais mal aux poings malgré mes gants légers. Combattre le tank, c’était toujours difficile pour le corps. L’arbitre se précipita trop tard. Peut-être le faisait-il exprès car mon adversaire n’était pas populaire. J’eus encore le temps de fournir en bonus un coup de genou au menton. De toute façon, le tank,


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il lui manquait déjà des pièces. Un peu plus ou un peu moins, personne ne ferait la différence, surtout pas lui. Mon nom est Pierre Spirit. Un nom franco-américain. Je venais d’avoir quarante et un ans. Mon corps réveillait de vieilles blessures jusque là étaient endormies, comme des bernard l’hermite nombreux au fond de leurs coquilles soudain réveillés pour la soupe. J’étais un combattant professionnel. A ce titre j’avais infligé et subi des ko, des clés de bras et de jambes, de multiples coups dans les reins, sur la tête, les tempes, les côtes et même la nuque. Mes tympans avaient éclaté deux fois. J’étais fatigué. Mon corps comme mon esprit, malgré tout mon mental, sentaient le poids des ans. Comme beaucoup de guerriers, j’avais fini depuis longtemps de sentir les coups. J’avais un certain punch, mais certainement pas le feu, la dynamite, celle qui termine un combat en un coup. J’avais réussi des combats d’anthologie. Avec mes quatrevingt dix-huit kilos, j’étais venu à bout d’adversaires proches des deux quintaux. Mais ces monstres avaient un surpoids graisseux et en général une faiblesse dans les jambes et les artères. Ils s’essoufflaient vite et, passé les deux premiers rounds, ils ressemblaient à des punching balls éléphantesques. Il ne restait qu’à les fatiguer méthodiquement. Des low-kicks répétés déstabilisaient leur assise, leur broyaient les genoux et les ralentissaient encore. Leur respiration s’accélérait et le public ravi voyait un combattant presque léger, du moins comparé à eux, venir à bout de lutteurs au physique effrayant. J’étais l’un des rares combattants français à avoir réussi au niveau international, participant à divers circuits au Japon, au Brésil et à Las Vegas. J’avais affronté des hawaïens proches de trois cent kilos, des anciens sumotoris en général, des canadiens, des américains, des africains, des sud-américains

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et des hollandais, dont certains auraient dû être internés chez les fous. Je m’étais frotté au gratin. Je combattais sans catégorie de poids, donc chez les lourds et super-lourds. C’était une belle vie si on aimait les voyages et les femmes, dont certaines ne pouvaient résister aux tueurs que nous étions. Dans une bagarre de bar, le moindre d’entre nous, membre du circuit de free-fight, venait à bout de trois à cinq adversaires simultanément, cassant, déboîtant, brisant, luxant sans état d’âmes. Il y avait sans cesse quelqu’un pour nous défier, ne serait-ce que pour avoir été mis ko par une vedette, comme si c’était un privilège. Le monde était bizarre.

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J’avais vaincu le Tank. A mon âge c’était aussi inespéré qu’une seconde jeunesse. Cela me permettrait de durer encore un peu, avant une retraite désargentée. Je n’avais jamais su économiser. L’argent me brûlait les doigts. J’étais un panier percé. Je dépensais tout aussitôt gagné. Si la maturité se définit comme l’aptitude à prévoir l’avenir, alors j’en étais encore loin, prisonnier de l’adolescence et de l’insouciance comme de sables mouvants. Il aurait été plus facile à un singe d’apprendre à lire. J’étais bon vivant, philosophe. Je me laissais flotter comme un rat crevé au fil de l’eau. Toujours de bonne humeur, bouddha irresponsable, j’avais des amis, des guerriers comme moi, physiquement courageux mais inaptes aux aspects administratifs de la vie quotidienne. Nous nous connaissions entre nous et pour la plupart, nous étions calmes. J’avais un passé de lutteur de gréco-romaine, j’avais même été demi-finaliste aux jeux olympiques voici bien longtemps, ratant la médaille de bronze d’un cheveu, un de ceux qui commençaient à me manquer, avec mon début de calvitie. Nous tentions de vivre de notre art. Certains étaient de super techniciens et nous les admirions. C’étaient


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en général des brésiliens adeptes du jiu-jitsu ou du valetudo. Ils connaissaient la physiologie, étaient patients comme des moines copistes. Ils n’avaient l’air de rien. C’étaient eux les vraies terreurs. En vaincre un, c’était se croire invincible, la pire erreur dans notre métier. On comptait parmi nous peu de boxeurs, car les coups ne sont pas toujours efficaces. Ce qui marchait, c’étaient les clés de pied, de jambe, de bras. Elles entraînaient une soumission pratiquement immédiate. Les nouveaux venus, adeptes en général du full-contact, de la boxe thaï ou autres sports de frappe, croyaient en général montrer à des amateurs ce qu’étaient de vrais durs. Dès leurs premiers combats, ils étaient amenés au sol et martyrisés sans difficulté même par des poids légers. Ou ils apprenaient nos techniques, ou ils partaient dans la honte, déçus d’eux-mêmes et allégés de leurs illusions. Les blessures graves étaient rares, mais curieusement, on ne voyait pratiquement jamais les grands anciens. La raison en était simple, je l’appris trop tard, ils étaient morts, le corps usé par les coups répétitifs. Ils partaient principalement de rupture d’anévrisme, de cancers pour ceux qui s’étaient dopés, de maladies cardiaques et même d’arrêts du cœur soudains et inexpliqués. Pour angoisser les caisses de retraite, mieux valait choisir un métier plus calme. Après mes années de lutte amateur, je m’étais demandé comment gagner ma vie. Je n’avais aucune formation professionnelle véritable. Mes diplômes généralistes étaient en apparence brillants, mais de façon concrète, ils ne menaient à rien. Que faire avec un DESS Image et Communication, lorsqu’on n’a pas vraiment le sens artistique ? Et au final, l’ordinateur m’énervait. C’était trop passif pour mon goût, même si mes amis le ressentaient comme intellectuellement hyperactif. Je n’étais pas un intellectuel, tant pis. Mes débuts sur le circuit professionnel débutèrent après un séjour de

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vacances au Brésil. Une publicité sur les académies de jiu-jitsu avait attiré mon attention. J’y fis un tour. Comme j’étais doué et que ma quatrième place aux jeux olympiques était une référence, on me proposa d’intégrer l’écurie qui suivait le circuit professionnel MMA, c’est à dire Mixed Martial Arts. Mon poids était idéal. Frôlant les cent kilos sans les atteindre, fort mais pas trop, raisonnablement souple et rapide, l’esprit consciencieux, presque laborieux, je pouvais espérer un revenu régulier et une vie agréable. Il suffisait de suivre la discipline nécessaire. Contre toute attente, je tins la distance, réalisant autant de victoires que de défaites, ce qui, vu les bestiaux auxquels j’étais confronté, n’était pas si mal. J’atteignis même les quarts de finale du K1, prononcer K One. Je fus classé dans les UFC, c’est à dire les Ultimate Fight ayant lieu dans un octogone, sans règle, sans reprises. Je fis même des combats de cage et des combats privés. Bref, pour quelqu’un qui comme moi ne savait rien faire d’autre, c’était plutôt brillant et agréable, les coups mis à part bien sûr, mais comme je l’ai déjà dit, on s’y habitue. Jusqu’au jour où je fus opposé à un canadien champion de bras de fer et rapide comme un cobra. Son poing m’atteignit en crochet au niveau de la tempe. Les lumières s’éteignirent. Je ne savais plus où je me trouvais. J’étais tombé dans le coma.


Guérison expérimentale Je flottais dans des limbes imprécises. J’étais environné de coton. Je reprenais conscience, je m’endormais, cela recommençait pour une durée indéterminée de demie lucidité. Les seules images que je retenais étaient celles de médecins parlant entre eux. Mon dernier combat avait eu lieu à Las Vegas, le Nevada étant le seul endroit en Amérique à autoriser les UFC, jugés trop violent dans les autres états. J’entendais des phrases bizarres qui peut-être s’adressaient à moi. Il est au seuil de la mort. Peu probable qu’il reprenne conscience. Il a eu la tempe enfoncée. Etonnant qu’il soit encore vivant. Il n’a pas de famille. Pas de famille connue. Nous sommes au Nevada, la police est de notre côté. Tu penses comme moi ? Nous sommes bien d’accord. De toute façon, dans l’état où il est, le traitement expérimental ne peut lui faire que du bien. Nous sommes

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près d’arriver au but. J’estime à une chance sur six le taux de réussite probable. Nous sommes bien conscient que s’il meurt, ce traitement n’aura jamais eu lieu. On y va…

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Je me laissai choir dans un nouvel abîme. D’autres phrases flottaient autour de moi. Le sénateur attend. Si cela marche avec celui-ci, on pourra tenter l’opération rapidement. Combien de temps cela prendra-t-il ? Dans quinze jours nous serons fixés. Le sénateur risque de mourir avant. Alors doublons la dose. Cela va le tuer. De toute façon, avec sa tempe enfoncée, il est à l’article de la mort. Je ne comprenais pas tout. Je savais qu’on s’occupait de moi, qu’on allait m’appliquer un traitement expérimental. On allait m’extirper de mon coma. Sinon j’allais mourir. J’étais à Vegas, la ville du jeu. J’étais à demi hors de mon corps. J’avais parfois l’impression d’être au plafond. Je voyais les médecins renvoyer les infirmières, puis me faire des piqûres en regardant de droite à gauche pour vérifier qu’ils n’étaient pas observés. Quinze centilitres maintenant. Et autant dans douze heures. S’il survit à cette dose, il aura ses chances. Et le sénateur aussi. Si cela marche, notre fortune est faite. Il faudra se débarrasser de celui-ci.


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Il ne doit pas savoir. J’étais donc condamné de toute façon. Inutile de s’apitoyer. J’avais enregistré le message. J’étais en danger. J’allais mourir. Seule note heureuse, si le traitement qu’on m’appliquait fonctionnait, je mourrais guéri. On ne pouvait rêver mieux. Sur cette pensée dérisoire et stupide, je partis de nouveau à la dérive. Je revivais mes plus beaux combats, j’étais à la frontière de la mort. Il existe chez la plupart des combattants un désir de gagner lié à l’identité. Etre une vedette adulée, tel est leur but. Il s’agit de construire son identité à travers ses résultats. On poursuit une image. De ce fait, en raison même de l’erreur liée à ce postulat, on devient dépendant de l’apparence. Le véritable guerrier est différent. Il n’est pas soumis à l’opinion d’autrui. Il avance fidèlement à des principes. Sa vie est une forme d’esthétique. Il progresse. Il se mesure à plus fort que lui, régulièrement, par étapes petites et régulières. Il respecte un code de l’honneur, une discipline personnelle. Il ne ressemblera jamais à un chien qui a volé un gigot et qui le dévore seul, en cachette, en l’absence des autres. Au contraire, il fait de son intégrité un drapeau. Sa vie est une œuvre d’art, une suite de principes en application. C’est un samouraï sans maître, car pourquoi aurait-on un maître ? C’est un rônin, un errant qui méprise le brigandage. Aujourd’hui, on ne dit plus errer mais faire le tour du monde. La grandeur du combattant se bâtit sur la justice, l’esthétique, la perfection. C’est un créateur de formes qui habite un monde d’idées. Il les fait vivre à travers son action. C’est pourquoi ses combats se déroulent avec harmonie. Il évite les coups avant d’en donner. Il utilise son cerveau,

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