Le pourquoi de mon comment
Caroline Perraud
Le pourquoi de mon comment
Š Caroline Perraud, 2014.
Caroline Perraud
Le pourquoi de mon comment
Introduction Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours beaucoup pensé, je me suis toujours posé beaucoup de questions. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours beaucoup observé, j’ai toujours cherché à comprendre. Pourquoi, ce mot je ne le connais que trop bien, parce que chaque jour de ma vie, ce mot me hante. Je veux savoir, j’ai besoin de savoir, je veux comprendre, j’ai besoin de comprendre. Et puis trop souvent, je me suis demandé pourquoi je réagissais comme ça, pourquoi j’avais l’impression d’être étrange ? Je me sentais différente, à la fois j’aimais l’être et voulais l’assumer, à la fois je voulais me fondre dans la masse parce que j’avais l’impression que cette différence me handicapait. Au fil du temps, à force de chercher à me comprendre, les réponses sont enfin arrivées, mais elles n’étaient pas où je les avais cherchées…
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Je suis toute petite, je ne sais pas beaucoup de choses, je sais que je suis là, dans mon lit blanc, avec une couverture à fleurs et ma peluche bleue, ma mère s’approche de moi avec une étrange boîte dans ses mains, elle y accroche par-dessus une deuxième boîte, plus petite. Elle me demande de la regarder. Elle appuie sur un bouton, la petite boîte se transforme en lumière blanche très forte. Elle est en train de me prendre une photo. Je me souviens exactement ce que je me dis à ce moment-là, je me demande ce qu’elle fait, je ne comprends pas à quoi ça sert de me faire mal aux yeux avec une grosse lumière blanche. Des années plus tard, je tombe sur une photo, je m’en souviens, comme si j’y étais encore, tout y est, la peluche, la couverture, le lit blanc, puis moi dans le lit. Je me souviens exactement du moment où cette photo a été prise, je me souviens exactement de toutes ces questions qui se posaient dans ma tête à ce moment-là, mais en regardant bien la photo, je me rends aussi compte que je n’ai que 8 mois sur cette photo. Instantanément, des multitudes de questions m’envahissent, un grand frisson parcours mon corps, « pourquoi je me souviens si bien d’un évènement passé
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quand j’étais si petite ? », « comment j’arrivais déjà à me poser autant de questions alors que j’étais si petite ? »…
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Je vis dans un appartement de 60 m2 environ, avec mes parents, ma grande sœur et mon petit frère. C’est un petit appartement au deuxième étage d’une vieille maison de village, en plein centre-ville. Au sol, encore les fameuses tomettes rouges, le séjour est plutôt petit, environ 15 à 17 m2, avec une tapisserie marron chinée et une moquette marron zébrée ; la chambre elle, a une moquette vieux rose, et des murs recouverts d’une tapisserie vieux rose passé. La salle de bain est plutôt spacieuse, avec des murs recouverts de tapisserie blanche à fleurs bleues ; quant à la cuisine, elle a droit à de la peinture sur les murs, une couleur entre le vieux rose et le saumon sur les murs crépis. C’est un vieil appartement, autrefois une grange pour les chevaux, il n’est pas très bien entretenu alors nous devons nous adapter et faire avec. Il n’y a qu’une seule chambre, réservée pour les enfants, les parents dorment sur le canapé-lit dans le séjour. La chambre a beau être grande, une fois trois lits et deux armoires installés, il ne reste plus beaucoup d’espace. Nous devons passer notre temps à être sages, silencieux, à ne pas courir, à ne pas sauter, nous n’avons pas beaucoup d’espace pour jouer, et nous n’avons d’ailleurs que peu de jouets. Nous n’avons pas l’habitude de faire beaucoup de promenade ou de sortie, nous passons donc la plupart de notre temps dans cet appartement petit et encombré. Un peu plus tard en grandissant, ma sœur et moi avons eu
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droit à notre propre chambre commune, aménagée sous les combles dans le grenier ; pour y accéder, il faut ressortir de l’appartement et monter un étage supplémentaire ; mais nous sommes ravies d’avoir un peu plus de place et un peu plus de liberté. Je ne suis pas bien grande, j’ai hâte d’aller à l’ école. Ma sœur a la chance d’ être déjà scolarisée, moi aussi je veux apprendre des choses, moi aussi je veux apprendre l’alphabet à l’ école (je le connais déjà à force d’entendre ma sœur le réciter) ça semble si bien l’ école de ce que j’entends dire. En attendant, j’apprends quelques petites choses, mais c’est toujours compliqué dans ma tête. Par exemple quand ma mère me montre une couleur et me dit « c’est du rouge », au lieu d’ intégrer simplement que c’est du rouge, je ne peux pas m’empêcher de penser à la vitesse éclair : « comment elle le sait que c’est du rouge », « et si elle se trompe », « qui est-ce qui a décidé que c’ était du rouge ? », « si on m’avait dit que c’ était bleu, j’aurais dit aussi que c’est bleu, mais alors je me serais trompée »… Les questions fusent à vitesse grand V et s’enchaînent les unes après les autres, elles semblent ne jamais vouloir s’arrêter. Et souvent, je vois bien que je m’ égare dans mes pensées. Ça se passe souvent comme ça dans ma tête, je réfléchis dans tous les sens, des tonnes de questions viennent se poser sans attendre que j’aie terminé de répondre à la question précédente. Je me rends compte que je pense beaucoup, j’aime ça, mais parfois ces pensées incontrô-
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lables me font peur. Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe autour de moi, beaucoup de choses ne me semblent pas très logiques. Voici arrivé le jour de mon entrée à l’école maternelle, j’ai très envie d’y aller, mais je suis stressée, j’ai la pétoche parce que je ne connais pas. Et quand je ne connais pas, je suis très anxieuse ; alors j’observe encore plus, je regarde autour de moi tout ce qui se passe pour essayer de comprendre ce que je dois faire, où je dois aller.
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Nous sommes devant le portail de l’ école, nous attendons que l’ école ouvre. Enfin nous entrons, chaque maîtresse appelle les enfants de sa classe, un à un. Mon tour arrive enfin, ma maîtresse m’appelle, on me met un ruban bleu accrocher à ma robe avec une épingle à nourrice ; je suis dans la classe des bleus. Les parents s’en vont, je sais qu’ils reviennent nous chercher plus tard, je ne sais pas ce que je dois faire, c’est l’inconnu, ma mère m’avait toujours gardé jusqu’à présent ; j’adopte une technique qui me convient bien, je laisse toujours les autres faire avant moi pour pouvoir les regarder et les « recopier » pour être sûre d’avoir la bonne attitude ; par exemple si nous faisons un parcours de motricité, je me débrouille toujours à ne jamais passer la première afin d’avoir le temps de mémoriser ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. J’ai besoin que tout soit sous contrôle, tout le temps, j’anticipe, je ne laisse pas de place au hasard, l’inconnu m’effraie.
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Je suis une petite fille sage et calme, enfin je crois, très silencieuse, discrète voir très réservée, qui ne parle pas souvent ; mais je passe mon temps à regarder ce qui se passe autour de moi, je suis très curieuse. J’observe et analyse, je scrute du regard et me pose beaucoup de questions, je cherche toujours à comprendre. Quand j’apprends un nouveau mot, il faut toujours que j’analyse le mot, pour le comprendre, j’ai passé beaucoup de temps comme ça à décomposer des mots. Par exemple le mot « bonhomme », il se décompose en « bon » et « homme », du coup il signifie qu’ il s’agit d’un homme, et un homme qui est bon. Mais si ce « bonhomme » s’avère être méchant, on ne peut plus l’appeler « bonhomme » puisque du coup il n’est pas « bon », et la signification du mot n’a plus de sens ! Et voilà comment j’occupe mon temps, comment mon esprit divague, en étant toute petite, se laissant aller aux analyses et à la réflexion. Avec une ouïe bien développée, je n’hésite pas à laisser traîner mes oreilles à droite et à gauche, pour assouvir ma curiosité. À l’école, je suis très timide, dans mon coin, j’observe toujours de loin ce que les autres font, ce que les autres disent, je me sens plus spectatrices qu’actrice en classe. Je connais déjà pas mal de choses (chanson, chiffres, lettres…) toujours grâce à ma grande sœur que j’entends répéter ce qu’elle a appris à l’école. Ça me rassure un peu, car au fond de moi, j’ai peur de ne pas y arriver, j’ai peur que ce soit trop difficile pour
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moi. Ma sœur a toujours était mise en avant, et je dois probablement avoir peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas réussir à faire aussi bien qu’elle.
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Un jour, quand ma mère vient me chercher à l’ école, je suis sur la chaise des punis ; ça ne m’arrive jamais d’ habitude d’ être puni, je ne me fais jamais remarquer, mais ce jour-là c’est un peu différent. Ma maîtresse explique à ma mère que je me suis levée en plein milieu de la classe, sans rien demander, j’ai pris les cahiers des enfants, et j’ai gribouillé dessus au stylo rouge, j’ai tapé dans les mains et j’ai dit aux enfants de se mettre en rang devant la porte. Bien sûr, la maîtresse m’a puni ; j’ai traîné cette histoire pendant des années, j’entends encore ma mère raconter cet épisode, rire et dire « elle se prend pour la maîtresse, ce n’est pas demain la veille qu’elle sera maîtresse ». Ce qui s’est passé dans ma tête au moment où j’ai fait ça est tout autre ; je voyais la maîtresse passer beaucoup de temps à corriger les cahiers, les enfants qui attendaient autour de moi se mettaient à parler, à rire, à jouer, ce bruit me cassait les oreilles, j’avais envie d’aider la maîtresse pour gagner du temps, je savais que je pouvais l’aider à corriger, l’exercice à faire était facile, je sais reconnaitre les erreurs. Alors je me lève, ramasse les cahiers, dis aux enfants de se ranger… En une fraction de seconde, je me suis sentie poussée des ailes, il fallait que ce bruit qui irritait vraiment mes oreilles cesse ! À la maison, je suis un peu plus à l’aise, et heureusement, mais je traîne avec moi quelque chose qui me pèse
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et que je ne saurais expliquer. Je me sens drôle, j’ai souvent l’impression d’être sur une autre planète que les autres qui m’entourent ; je ne sais pas vraiment jouer, quand je joue avec ma sœur et mon frère j’ai toujours l’impression que c’est faux, et j’ai cette sensation que je m’ennuie. Je sais déjà écrire mon prénom, mais j’aimerais tellement écrire plus. Je prends un cahier, un crayon, j’aimerais faire de beaux dessins, mais à chaque fois c’est pareil, je n’aime pas trop les dessins, je veux écrire, au moins ce que j’ écrirais aura un sens, mais je ne sais pas encore écrire, je sais bien écrire mon nom et mon prénom, mais ça ne suffit pas. Alors j’ imite l’ écriture, je remplis des pages, des cahiers entiers, de semblant d’ écriture. J’ai cette frustration, parce que c’est encore pour de faux, j’aimerais tant déjà savoir écrire ! Souvent, je m’entends dire « je ne sais pas quoi faire ». Je suis une petite fille très sensible, fragile, qui a besoin de beaucoup d’affection. Je cherche la reconnaissance de mes parents, alors je fais ce qu’on attend de moi, et je grandis comme ça, en m’adaptant ; je fais ou dis ce que la personne attend de moi. Mais malgré toutes mes bonnes intentions et mes efforts, cela ne suffira malheureusement pas à attirer le regard des parents qui ne voient que par ma sœur. J’entends ma mère quand elle parle de moi, je lui pose des soucis, je suis malade, j’ai de l’asthme, je fais des allergies, à cause de moi elle passe du temps chez les médecins. « Elle a toujours quelque chose qui ne va
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