Les demi-창mes
Eric Martins da Fonseca
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Préambule
Puisque vous lisez ces lignes, c’est que je suis mort. Je les ai écrites avant ma dernière expérience. Au cas où. J’ai laissé le soin à Éric, l’auteur, de rédiger le cheminement qui m’y a conduit. Il aura été mon meilleur ami depuis notre adolescence, et comme il est écrivain, il n’aura aucun mal à raconter mon engouement à sonder par la physique quantique, l’au-delà. Éric m’a accompagné dans ma démarche. Ne comprenez pas, par ce détour, qu’il y connait quelque chose. Il ne comprend rien aux mystères des physiciens. Simplement il mettra les mots justes, quant aux espérances vécues, aux déboires vaincus, et finalement au fier destin de ma condition. Parce que, puisque je suis mort, alors c’est que j’avais raison. Je vous laisse donc avec lui, non sans avoir une dernière pensée pour ma femme, Alice, et mon fils, Alexandre. Professeur Kader Miassou
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Comme vous l’a annoncé mon ami Kader, je vais vous raconter l’histoire insolite de sa quête. Pour des raisons tout à fait banales, inhérentes à l’ordre d’apparition de mes souvenirs, j’aurais à cœur de ne pas relater de façon continue. La douleur de sa disparition, s’est atténuée depuis cette belle journée ensoleillée et fatale. Il était entouré de cette machine qu’il avait conçue et qui décida, tel un croupier impassible, de lui donner et ensuite d’affirmer qu’il avait la main. Je ne possède pas pour autant de véritable fil conducteur, si ce n’est, conter l’histoire qui amena mon amitié à partager la découverte d’une vérité. J’ai simplement été là, souvent, et ma présence souvent requise, fut mise à rude épreuve. Kader avait connu sa femme, Alice, sur les bancs de l’université à Toulouse. Elle était en licence de mathématiques, je n’ai jamais compris exactement lesquelles, lui finissait son doctorat en physique des particules. Deux grosses têtes, qui au cours d’une soirée étudiante et arrosée, avaient fini dans le même lit. J’étais moi aussi à cette soirée, et plutôt
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imbibé. Nous étions déjà amis, Kader et moi. Je me pris dès lors d’amitié pour Alice. Elle était très belle. Fine et grande, des cheveux châtains et longs, des yeux bleus en amandes, avec un nez busqué sur une bouche adorable. C’était la première fois qu’ils se rencontraient, et si Kader était un bon dragueur, Alice n’était pas une prude. Kader, sur la fin de sa vie et après le décès d’Alice, m’avoua qu’il l’avait demandée en mariage au petit matin de leur première nuit. Elle avait dit oui sans hésiter. Et je pense qu’il lui avait fallu du courage, d’épouser un français d’origine maghrébine, avec toutes ces considérations racistes qui traînaient çà et là. Je ne suis pas raciste, et elle ne l’était pas non plus, alors j’ai été le témoin de Kader. Ils se sont mariés trois fois : une fois à la mairie, une fois à l’église grâce à un curé pas regardant sur les dogmes, et une dernière fois à la mosquée, grâce à l’intervention d’un imam ouvert d’esprit. Qu’est-ce que j’ai pris plaisir à les voir se confier l’un à l’autre. Ils rayonnaient. Kader, mon ami, où que tu sois, que ta découverte et comme tu la considérais, ne me fasse pas omettre tout ce qui avait une importance fondamentale à tes yeux. Je n’inventerai rien. Ce que je ne sais pas, je ne l’imaginerai pas. Ce sera ton secret, à toi, à Alice.
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* Excusez mon désarroi. Mais quand je pense à Kader les larmes m’étreignent. Même si je sais qu’il a rejoint Alice, je ne peux m’empêcher d’être triste. C’est viscéral. À ce propos, je n’ai jamais compris les croyants qui pleurent leurs proches alors qu’ils sont sûrs qu’ils sont au Paradis. Kader, lui, avait, par son amour voué à sa femme, mis à jour un concept inédit. Ça lui était venu au fil de sa compréhension du monde des humains, mais aussi des particules. Après ses expériences, il concluait toujours que tel électron était différent de tel autre. Tout comme une pierre est différente d’une autre, un végétal d’un végétal, un animal d’un animal, et oh suprême délice, un humain d’un autre humain. Les particules auraient du, selon lui, porter des noms et des prénoms, pour les différencier. L’année 2011 apporta la nouvelle de la découverte d’un neutrino plus rapide que la vitesse de la lumière. Juste quelques km/s de plus, mais bon. Cela conforta Kader dans ses recherches. Il alla trouver ses pairs, des chercheurs, et discuta, argumenta, lu des rapports conséquents. Soit ce neutrino était passé dans une autre dimension, un raccourci donc, et n’avait peut-être pas dépassé la vitesse de la lumière, soit la théorie de la relativi-
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té d’Einstein n’était plus universellement valable. Dans ces deux cas, et de toute façon, Kader tenait là une pierre d’angle pour sa théorie particulière. Il avait à ce moment trente et un ans et était déjà professeur à l’université de Rangueil, à Toulouse. Toujours dans sa spécialité. Il n’y enseignait que six mois sur douze, le reste du temps étant consacré à l’édification, et les recherches, sur la validité d’une théorie que l’on peut qualifier d’audacieuse. Alice et lui avait eu un enfant, un garçon. Le bébé s’appelait Alexandre, et ne fut pas baptisé. Je leur en sais gré pour lui, car il pourrait ainsi choisir plus tard ses croyances. Alice qui enseignait les mathématiques au lycée Bellevue, en face de l’université, ne profita que de son congé maternité, et reprit le travail à la rentrée suivante. Alexandre connaîtrait beaucoup de nounous au cours de sa petite enfance, mais celle qui fut la plus attachante et qui s’occupa de lui à partir de ses cinq ans jusqu’à sa majorité, et qui resta attachée à la famille Miassou, après, s’appelait Marie. Elle prodigua autour d’elle autant de tendresse que de bonté d’âme. Elle aimait l’ordre et la propreté, et Alice et Kader lui doivent beaucoup. Elle fournit en particulier, et dans un moment où Kader piétinait dans ses recherches, la matière première pour l’expérience, soit la mort de son père, Gérard. Lui-même
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fut d’accord pour être le cobaye. Il avait un cancer et de toute façon voulait donner son corps à la science. Il n’avait jamais pensé que son passage de vie à trépas intéresserait qui que ce soit, mais Kader lui démontra le contraire. Alors il se prêta au jeu de bonne grâce, sans comprendre toutefois, qu’il était nécessaire qu’il fasse beau pour que l’expérience soit pleinement réussie. Kader le lui expliqua, et s’enquit aussi de ma présence à cet instant. Je serai une sorte de témoin. L’expérience réussit, mais en découvrant des facettes que Kader n’avait pas prévues. * Mais tout cela se passait bien vingt neuf ans après l’intuition qu’il eut et qui lui insuffla cette pensée qu’il traqua pour la formaliser par des équations. C’était une belle journée de printemps et nous étions tous les deux en train de nous promener en montagne. Les Pyrénées accueillaient encore peu de touristes en ce mois d’avril. La ballade s’avérait facile mais longue. Arrivés au refuge de Pombie, nous nous étions restaurés, et reposés. En repartant nous avions à traverser un chaos de rocs assez escarpés au pied du Pic du midi d’Ossau. Facile d’accès pourtant, bien qu’il faille un pied sûr. Nous en avions parcouru
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quelques centaines de mètres, lorsque nous vîmes un objet par terre, à quelques pas devant nous et que nous reconnûmes pour une gourde, lorsque nous nous rapprochâmes. Puis une chaussure apparue, derrière un rocher devant nous, juste après. Le tout était sur le chemin, et un mollet, enveloppé d’une chaussette, surgit sous la chaussure. Nous nous penchâmes, et trouvâmes un corps inanimé juste en dessous. Il appartenait à une femme. Elle geignait et semblait très mal en point. Elle était tombée dans un trou entre deux gros rocs. Nous nous précipitâmes mais il était difficile d’y tenir à deux et c’est Kader qui y mit le pied. Il soutint la tête de la dame, et elle gémit et ouvrit les yeux. C’est alors qu’elle leva la main en désignant du doigt le ciel, qui était d’un bleu intense. Kader et moi dirigeâmes nos regards vers la couleur du ciel. N’y voyant rien nous reportâmes notre attention vers la blessée, qui encore une fois montra le ciel, tout en y dirigeant son regard de plus en plus perdu. Nous regardâmes encore une fois le bleu. Et comme tout un chacun peut le constater en le scrutant, Kader y reconnut ces petites, comment dire, lucioles, lumières, en tout cas ces petits points lumineux, qui apparaissent et disparaissent, en ayant parcouru quelques virages et sans jamais se toucher. Et c’est là, que Kader à ce moment
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précis, détecta un espace, petit mais bien visible, dans lequel il n’y eut plus de ces particules. Puis, comme par magie, il remarqua qu’une particule lumineuse se créait en son centre et entamait aussitôt sa course. De quelle manière, avait elle frayé le passage qui la fit se fondre parmi les autres ? Il ne le savait pas, mais ce fut là le point de départ de sa théorie. L’opération avait duré moins d’une seconde, me dit-il par la suite. Et en tout cas dans l’instant nous avions une morte sur les bras, avec les yeux fixés sur l’infini, et moi j’avais le cœur gros. Kader murmura une prière en Arabe. L’instant était solennel, et nous pouvions entendre la brise pourtant ténue. Nous ne pouvions pas la transporter, et nous rebroussâmes chemin jusqu’au refuge pour signaler l’événement. Un hélicoptère viendrait chercher le corps. Nous décidâmes de passer la nuit au refuge, car l’obscurité nous aurait surpris au retour. Nous n’avions pas apporté de quoi manger pour le soir, mais il y avait sur place de quoi se sustenter. Et c’est en prenant notre repas que Kader m’entretint de l’étrange phénomène qu’il avait perçu. Moi je n’avais vu que le ciel bleu, lui avait décelé dans son entendement une expérience insolite. Et il échafaudait déjà maintes hypothèses. Nous n’avions alors même pas la vingtaine, mais c’est à cette occasion qu’il manifes-
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ta son désir d’apprendre la physique des particules, convaincu que le signe qui l’avait touché ce jour là, le prédestinait à cette science. Moi, je me suis dit que cela ferait le départ d’un bon roman. Et je suis aujourd’hui en train de l’écrire. Peut-être est-ce en la mémoire de la défunte, sûrement en sa mémoire à lui. Il crut dès lors que cette petite lumière qui était apparue était l’âme de cette femme. Il pensa dès lors que toutes les autres étaient des âmes. Il se ravisa plus tard, en infirmant sa pensée, pour mieux la préciser. * 18
Kader tâtonna longtemps pendant et après son doctorat pour mettre au point une théorie valide. Il savait de toute façon que l’interprétation qu’il en ferait, serait mise à mal par la plupart des gens et en particulier les physiciens. Il me disait souvent que même si l’idée de départ était humaine et concernait l’être humain, sa naissance et sa mort, si lui-même la considérait comme prémisse d’une description de sa condition, et impliquait par là toute une philosophie, celle-ci ne serait jamais reconnue de son vivant. Ni dans les siècles à venir. Il découlait de ses théories qu’il faudrait réviser toutes les cosmogonies antérieures, et ça, pensait-il, personne ne le voulait.
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Trop d’attachements aux religions, trop d’habitudes de réflexions, trop de logiques apprises. Dans ces moments où il devenait triste de l’incompréhension qu’il tenait pour certaine de ses contemporains, il se réfugiait dans le travail, et, devant sa feuille, se lançait dans d’interminables calculs et équations, qui l’amenaient toujours à aller encore plus de l’avant. C’est ainsi qu’il conçut le premier prototype de sa machine. Il l’appela Audela I. Il en construisit plusieurs modèles tout au long de sa carrière. Quatre, très exactement : Audela I, Audela II, Audela III, et Audela IV. Elles délivrèrent chacune des mesures qui lui donnèrent du fil à retordre. Il explora plusieurs pistes pour élaborer ses théories. Il se trompa souvent, soit qu’il fut allé dans de fausses directions, soit qu’il commit de funestes erreurs d’étourderies. Il ne regrettait pas les premières, puisqu’elles démontraient ainsi l’incohérence de son cheminement. Mais les secondes l’importunaient profondément, et cela le transportait dans de grandes colères, vite éteintes par son feu sacré. Et il recommençait, fort de ses incertitudes et de ses déconvenues. Audela I fut achevée deux ans après son cursus universitaire. Il s’était inspiré de je ne sais quel accélérateur de particules, qu’il avait visité. Il avait retenu les multiples façons d’observer leurs trajectoires et
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toutes leurs caractéristiques ; charge, spin, masse, énergie, et que sais-je encore. Lui, il voulait observer une particule plus rapide que le photon. Et plus précisément, sortie d’un être vivant au moment de sa mort, ou entrant au moment de la conception. Parce que, si cette particule s’enfuyait au moment de rendre l’âme, pourquoi ne se précipiterait-elle pas au moment où le spermatozoïde perce la paroi de l’ovule pour atteindre le noyau. Son ambition était très précisément centrée sur l’être humain. Il pensait bien que les chats devaient avoir une âme, même si cette ipséité n’était, le plus souvent, pas reconnue. Mais il voulait que ses expériences concernent l’être humain. Ce qui les rendait difficiles d’accès, car peu nombreux sont ceux qui veulent confier le secret de leur mort, ou la conception de leur enfant, à un prétentieux. Alors, il commença par son propre couple. * Nous étions au restaurant, Kader, Alice, Alexandre et moi. Kader voulait fêter une découverte qu’il avait faite. Et c’est au milieu de ce repas asiatique que nous affectionnions, qu’après avoir fait durer le suspense, Kader nous la dévoila. Il disait qu’il tenait enfin quelque chose de nouveau. Il avait
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mesuré avec Audela II une masse négative de la particule qu’il traquait. Je lui demandais comment une masse pouvait être négative, pour moi ce n’était pas possible. Il chercha ses mots pour expliquer la situation qui s’était présentée à lui. Puis il se lança, et même Alexandre du haut de ses quinze ans s’échina à essayer d’imaginer ce que son père racontait. Il nous dit d’imaginer un objet qui irait tellement vite qu’il serait à un endroit à un instant précis, mais que ce qui ferait qu’on le considère comme existant, du point de vue de sa réalité, et dans le monde en trois dimensions tel qu’on le connait, serait déjà ailleurs. Autrement dit sa masse serait ici, mais lui serait déjà partit. Son âme serait ailleurs sans sa masse. Il fallait donc lui retrancher sa masse pour le décrire. Il avait donc une masse négative. Il était à un endroit avant que sa masse n’y soit. Il devançait sa masse réelle. Et pour cela il suffisait selon lui qu’il aille plus vite que la lumière. Une telle entité ne pouvait être qu’une âme. Il se pouvait selon lui qu’il y ait d’autres particules appelant d’autres manifestations que la naissance ou la mort, mais il ne reconnaissait que celles-là. Cette particule n’était donc ni un photon, avec sa masse nulle, ni un neutrino qui a lui une masse extrêmement faible, mais une masse. La masse négative de la particule de Kader semblait être
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différente pour chaque individu, ce qu’il avait vérifié sur trois personnes, et la calculant, elle était à chaque fois proportionnelle à celle du corps restant après un décès. Ce qui le tarabustait, c’était à chaque expérience, cette autre particule du même type qui faisait irruption en décrivant un demi-tour. Il avait déjà expérimenté, à ce stade, sur des personnes en fin de vie et des conceptions avec Audela II. Gérard serait le dernier cobaye volontaire avec cette machine. Il s’était adressé à un médecin de ses amis pour les fins de vie. Il l’avait rencontré au cours de ses études, et ils avaient, à l’époque, sympathisé. Ils étaient restés en contact. Travaillant dans un centre pour sidaïques, Le professeur Viala, intéressé par les recherches de mon ami, accepta de se prêter au jeu. A condition que les résultats obtenus lui soient divulgués. Il était curieux, même s’il trouvait les idées de Kader assez loufoques. Celui-ci lui avait parlé de ses trouvailles avec Audela I, car il avait fait une expérience avec une conception in vitro grâce à lui, et Viala s’engagea à faire part à certains de ses patients, ouverts à la science, de l’opportunité de la faire avancer. Le concept en était simple. Ils devraient se trouver, au moment de leur trépas, dans la pièce aménagée où Kader avait installé ses appareils. Il y eut cinq malades qui acceptèrent cette idée. Deux
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femmes et trois hommes. Etant donné qu’il fallait qu’il fasse beau, et qu’il faille être là au moment du passage à l’au-delà, il n’y en eut que trois qui décidèrent du sort positif de l’expérience, plus Gérard. Ce qui était déjà d’une forte improbabilité. Il y avait là, Joëlle, Nathalie, Adrien, Jean et Stéphane. Ils étaient tous en phase terminale de la maladie, et tous souhaitaient une sorte de revanche sur la vie qui les quittait. Se rendre utile une dernière fois. Le confort était spartiate, mais il n’empêchait pas le recours à la personnalisation, et chacun des candidats y alla de sa touche individuelle. Les accessoires pour les besoins quotidiens ainsi que les repas étaient pris en charge par Kader et sa petite équipe, qu’il avait triée sur le volet. Les appareils de mesure circonscrivaient la pièce, et étaient transparents, ceci afin d’observer le ciel. Ce laboratoire, puisque cela en était un en fin de compte, ressemblait à une bulle de verre, mais était en fait en plexiglas. Les moments des morts des trois élus séropositifs furent accueillis avec joie, ceci après que l’ingénieure, les deux techniciens, Kader et moi, décelions dans l’azur, les anomalies, et que nous comprenions, en regardant les écrans de contrôle, que des particules avaient été au rendez-vous. *
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Sa petite équipe, Kader l’avait choisie avec circonspection. L’ingénieure était une femme, spécialisée dans les instruments de mesures sur les particules. Elle s’appelait, Madame Sile, mais tout le monde disait Sisi. Elle avait étudié la théorie de Kader alors qu’elle n’en était qu’à ses balbutiements. Et, la comprenant et l’approuvant tout en y faisant des remarques, elle s’était mise à élaborer une machine permettant la description de ces étranges particules sous les directives de mon ami. Pendant sa formation initiale, dans une grande école, elle s’était familiarisée avec tout ce qui touchait à la mécanique quantique, la théorie des cordes, les quarks, etc... Elle s’était vivement intéressée à ce que Kader proposait, et malgré les difficultés, ils avaient réussi à mener à terme les plans de la première machine, Audela I. Au fil du temps les autres suivirent. Jusqu’à la fin tragique, mais ô combien victorieuse de mon ami, elle resta fidèle au poste. Elle avait à peu près notre âge et nous avons eu souvent ensemble, des fous rires ravageurs. Elle avait un humour caustique, qui me faisait son petit effet. Audela I fut assemblée grâce aux deux techniciens : Ralf, un costaud, roux, et Rodolphe, un grand noir tout en longueur.
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Kader, pour la tester, convint avec Alice de faire l’amour à l’intérieur, en vue de concevoir celui qu’ils appelleraient Alexandre. L’idée était que, si à la mort d’une personne, une petite lueur apparaissait dans le ciel, alors à la naissance, il devait y en avoir une qui disparaissait. Plus avant dans la pensée de Kader, une particule, l’âme, s’éjectait du corps au moment du trépas, et à la conception, une particule s’introduisait. C’était là son idée première. Ils avaient donc, Sisi et lui, mis au point tout un système de mesures pointues, qui devaient déterminer si l’hypothèse était plausible. Audela I était ronde et formée par une tranche de vide entre deux coques, où les mesures étaient réalisées. Posée et fixée au sol, elle était transparente et mesurait deux mètres de diamètre. Elle était reliée à un ordinateur qui transformerait par le calcul les données acquises durant l’expérience. La véranda dans laquelle elle était installée, permettait de voir le ciel. Pour l’expérience, Kader s’assura de mes services d’observateur. Je devais surveiller le ciel bleu. Sisi, elle, se tenait devant l’ordinateur. Kader s’était renseigné auprès de Viala sur le temps que mettaient les gamètes pour s’unir après l’amour. Ce temps variait suivant la morphologie des organes et suivant le périple des spermatozoïdes. Mais Viala lui indiqua qu’au bout de deux jours il n’aurait qu’à
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renoncer, ou recommencer une autre fois. Kader et Alice choisirent donc, avec le concours de la météo, le jour adéquat. Ce qui chagrinait Kader, c’était que la fusion pouvait s’opérer la nuit, et là, pas de ciel bleu. Le jour de la Saint Jean étant déclaré au beau fixe, ce fut lui qui fut choisit. Ce qui m’inquiétait, moi, c’est que je devais regarder le ciel durant deux journées et sans faillir. Sur un ton un peu paniqué je dis à Kader qu’il faudrait m’excuser si juste pendant un clignement d’yeux, je loupais l’instant magique. Il me répondit qu’il avait confiance en moi, et que de toute façon, il y aurait lui et Alice qui scruteraient aussi le ciel, une fois terminée leur petite affaire. Toutefois, Kader n’avait pas complètement prévu à ce stade de connaissance si sa particule irait plus vite que la lumière ou pas. Il devait vérifier, et pour cela Sisi n’avait mis au point qu’une mesure d’une célérité inférieure à celle de la lumière. Ce fut juste après cette première expérience qu’il fut persuadé d’une vitesse supérieure et qu’il la chercha, d’abord toujours avec Audela I, puis avec les suivantes. Pour ma part, je me forçais durant deux jours à fixer le ciel, sans manger de la journée. Nous avions pris des dispositions pour nos besoins naturels, et ce ne fut que quand le soleil se coucha, que nous pûmes les mettre en pratique. Alice était restée dans Audela I, puisque c’était en
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elle que devait se fondre les deux gamètes. Elle regardait elle aussi le ciel, et nous étions donc trois à tenir nos regards vers le haut. Kader et moi étions allongés sur des matelas. Sisi avait l’œil sur l’écran. Kader et Alice s’étaient unis vers six heures du matin. Sisi et moi avions attendu dehors. Kader était venu nous chercher une fois l’acte consommé, et nous avions tous pris nos places. La première journée n’apporta rien. Soit la particule était un mythe, soit la fécondation n’avait pas encore eu lieu. Kader, le soir, fit une prière pour que cela n’ait pas lieu pendant la nuit. Certes l’ordinateur aurait peut-être trouvé l’anomalie, mais rien n’aurait pu la relier aux petites lucioles, puisque seul le regard pouvait les déceler. La nuit fut donc agitée d’une espérance qui nous empêcha de dormir. Seule Sisi ironisait sur la soi-disant inconséquence des savants. Et puis l’aube approcha et nous reprîmes nos places. Vers dix heures du matin, je m’exclamais. Alice aussi, et presque en même temps. Kader se raidit. Il n’avait rien vu, peut-être une absence de sa part. Qu’avions nous vu, demanda-t-il aussitôt. Je décrivis la chose. Un cercle s’était formé au centre duquel il ne resta plus qu’une lumière. Elle disparut d’un seul coup et les autres reprirent leur danse. Alice confirma. Kader pestait d’avoir loupé le phénomène, mais
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