Les Enfants de la nuit

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Selyne

Les Enfants

de la nuit La Trahison des De Kerdrel 





Les enfants de la nuit La Trahison des De Kerdrel



SĂŠlyne

Les enfants de la nuit La Trahison des De Kerdrel



Pour Steph. Pour mes deux garçons Théophile et Valentin. Pour vous tous qui me suivez et m’encouragez à continuer. Pour Catherine B. et Steph sans qui je n’aurais jamais écrit Le Sacrifice de Xavier.



I

Stanislas entra rapidement dans le vestibule, ferma soigneusement la porte d’entrée et déposa son chapeau haut de forme ruisselant de pluie sur la commode en bois de rose aux dessins précieux surmonté d’un miroir, puis se ravisa et l’accrocha au porte-chapeaux en jetant un coup d’œil plutôt satisfait à son reflet ; c’était un jeune homme blond, mince, les cheveux légèrement ondulés, les traits fins, les yeux gris. Une fine moustache soigneusement taillée ornait sa lèvre supérieure. Des gouttes de pluie tombaient sur le plancher sombre, dégouttant de son long manteau gris. Il sortit une bourse de sa poche et se rendit dans le salon bibliothèque, qui était aussi un fumoir, où Morganne, son épouse, l’attendait assise dans son fauteuil préféré. Une bouteille d’absinthe était posée sur le guéridon en acajou qui se trouvait à coté d’elle. Morganne de Kerdrel était une magnifique jeune femme aux cheveux d’un brun foncé presque noir, torsadés en une lourde tresse qui lui tombait jusqu’aux reins, et aux yeux verts. Elle était vêtue simplement d’une robe d’intérieur en foulard de soie à fond mauve et broderies écrues, qui soulignait à peine son corps mince. Elle avait préparé deux verres de cristal ; la pelle à absinthe d’argent ouvragé était posée sur l’un d’eux. A côté de la bouteille, une coupe de cristal taillé contenait des morceaux de sucre et une carafe d’eau était posée sur le rebord de la fenêtre entrouverte. L’orage avait éclaté en début de soirée ; le mois de juin avait été sec cette année ; aussi la pluie était comme une bénédiction. Stanislas retira son manteau et le suspendit à un fauteuil devant la cheminée ; geste purement machinal puisqu’elle était froide et vide. Malgré tout la chaleur dans la pièce était étouffante. Un chandelier à cinq branches en bronze ouvragé garni de bougies neuves que Morganne avait allumées quelques minutes avant l’arrivée de son époux 11


était posé sur une table, à droite de la fenêtre et sa lumière rendait la pièce plus accueillante. La lourde odeur du tissu mouillé emplit le petit salon. Morganne regardait son mari sans rien dire, le regard neutre, son fume – cigarette en ivoire, vide pour le moment, à la main. Enfin, elle lui demanda très doucement : -

Combien, ce soir ?

Stanislas laissa négligemment tomber la bourse en cuir qu’il tenait à la main sur le guéridon, à côté de la bouteille d’absinthe. Morgane s’en empara et la soupesa. Elle secoua la tête et eut un étrange sourire, mi approbateur, mi coupable.

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-

Les gens sont crédules, si crédules, dit Stanislas d’un ton nonchalant en traversant la pièce pour aller chercher la carafe d’eau. A ces mots, Morganne eut un imperceptible froncement de sourcils que son mari ne remarqua pas.

-

Peu importe, du moment qu’ils paient, dit-elle enfin doucement en allumant un nouveau cigare. Elle avait l’habitude de fumer de fins cigares qu’elle faisait venir des colonies ; elle les payait cher mais c’était son seul luxe. Stanislas au début détestait cette habitude, disant que l’odeur l’incommodait. Pourtant, il fumait lui aussi ; alors, Morganne avait fait de cette petite pièce une sorte de salon mi-fumoir mi-boudoir, dont elle se réservait l’usage. Seul Stanislas avait l’autorisation d’entrer dans cette pièce, aux meubles d’acajou et de palissandre, aux étagères emplies de livres, de statuettes et de bibelots en biscuit ou en cristal, tarabiscotés. Morganne y allumait aussi souvent des résines d’encens et des bougies ; des flacons de parfum ouvragés étaient posés sur une des délicates commodes en bois de palissandre, au dessus de marbre rose avec des poignées et garnitures en bronze et laiton. Ils habitaient pour l’instant l’ancienne maison de la mère de Morganne, qui s’était retirée dans la demeure ancestrale, une grande ferme située quelque part dans la campagne Bretonne, il ne savait pas où exactement. Il n’y était jamais allé. Il aimait sa femme, mais il ne s’intéressait pas du tout à sa famille. Stanislas se contentait de cette maison bourgeoise, assez petite mais confortable ; pourtant il avait l’espoir d’en partir un jour ou l’autre ; il désirait avoir une immense maison luxueuse où il pourrait faire des séances de spiritisme et de sorcellerie, sa passion.

-

Ils paient, crois-moi, reprit Stanislas, qui s’était assis dans le


fauteuil près de la cheminée, en posant un morceau de sucre qu’il venait de prendre dans la boîte en porcelaine sur la pelle en argent, et en faisant couler un mince filet d’eau sur le sucre. Il regarda les gouttes d’eau sucrée tomber lentement dans le verre et le liquide vert aux reflets dorés changer de couleur pour devenir d’un blanc laiteux. Morganne, fascinée, regardait aussi en fumant lentement. Elle souffla une longue bouffée de fumé les yeux plissés. -

Mais tu connais les règles, murmura-elle enfin gravement en secouant la cendre de son fin cigare dans une coupelle en cristal, sans quitter le verre ouvragé des yeux.

-

Oui, oui, je sais… ne pas prédire leur mort. Je trouve ça complètement idiot, mais bon… je respecte tes croyances, et je ne le ferai pas. Ne t’en fais pas pour ça ; ce qui les intéresse, c’est la richesse… et attirer des personnes du sexe opposé bien entendu. Et je ne parle pas d’amour. Tu sais bien qu’on ne peut pas les forcer à tomber amoureux… et de toute façon, ce serait factice. Ce ne serait pas du vrai amour.

-

Non, bien entendu, acquiesça Morganne pensivement. Il n’a jamais été question de faire cela, bien sûr. Mais cependant… si tu vois vraiment toutes ces choses, leur avenir, tu ne dois pas leur en dire trop, sinon ils vont faire leur chemin en fonction de tes prédictions et ainsi devenir prisonniers des Puissances du mal ; attirés par l’appât des gains que tu leur promettras ils vont faire en sorte de les obtenir et pour cela faire des choses contre nature…

-

Mais la nature de l’être humain est mauvaise, tu le sais, coupa Stanislas calmement. Et puis moi, je ne suis pas comme toi. Je ne suis pas croyant, je ne pense pas que les Puissances du Mal, ou l’Enfer, ou quelque soit son nom, existe. Néanmoins je ne suis pas là pour leur faire commettre des crimes. Je veux juste… disons gagner un peu plus d’argent que mon emploi de médecin ne m’en procure. Et la bonne aventure, ça rapporte bien. Tu ne pourrais pas te payer tes petits cigares ni tes jolis meubles sans cela, très chère, ajouta t-il d’un ton un peu sarcastique.

-

Je ne te demande rien, protesta Morganne. Je gagne moi-même de quoi me payer tout cela, et tu le sais parfaitement. 13


Stanislas ne répondit pas. Il savait que c’était vrai. Morganne n’exerçait pas de réel métier pourtant. Elle était à l’occasion écrivain public, mais ce qui lui rapportait le plus était son talent pour les potions et les décoctions de toutes sortes. Aucune plante n’avait de secrets pour elle. Elle soignait, guérissait, désenvoûtait les personnes qui se croyaient ensorcelées, posait sous des oreillers des petits sacs de tissu remplis d’herbes mystérieuses mélangées à des cheveux ou à des ongles, jetait des sorts, fabriquait à la demande philtres de sommeil ou potions pour faire tomber la fièvre. Mais Morganne était aussi connue pour ses talents de faiseuse d’anges, ces femmes qui pratiquaient en secret des avortements pour les dames riches qui n’étaient pas enceintes de leur légitime époux, ou bien des jeunes filles qui avaient fauté avant le mariage. Les familles aisées lui versaient des sommes énormes pour qu’elle leur évite le déshonneur ; aussi ne mentait-elle pas quant elle disait à son mari qu’elle n’avait pas besoin de l’argent qu’il rapportait. C’était elle, d’ailleurs, qui avait en partie meublé la maison et qui l’entretenait en état. Ils avaient à leur service une bonne et une cuisinière, un jardinier et une bonne d’enfant qui s’occupait de leur fils unique Théophile, alors âgé de cinq ans. Morganne avait vingt-six ans, Stanislas vingt-huit. Ils étaient mariés depuis presque sept ans, maintenant et s’entendaient bien, sauf à quelques occasions comme cela arrivait à tous les couples. La querelle, d’ailleurs, ne dura pas et Morganne alluma un cigare en regardant son mari s’affairer près du guéridon. L’absinthe avait fini de couler. Stanislas reprit la pelle ouvragée et la posa sur le second verre, y déposa un morceau de sucre et recommença le rituel. Morganne tapota son porte cigarette, puis tira une ultime bouffée de son mince cigare. Elle regarda son mari quelques instants sans rien dire. Elle savait que ce qu’ils faisaient était mal du point de vue de la religion ; ils pratiquaient la sorcellerie et la magie ; elle avait beau se dire qu’il s’agissait de magie blanche, à chaque fois qu’elle devait enterrer un fœtus elle craignait pour son âme. Elle était croyante et elle avait peur du Diable et des esprits du mal. Elle jetait de l’eau bénite à chaque « ange » avant de l’envelopper d’un linge blanc et de l’enterrer sous la maison. Et si elle buvait l’absinthe avec son mari le soir, c’était en partie pour pouvoir dormir sans que le remords et la peur du châtiment divin ne viennent hanter ses rêves. Stanislas avait moins de scrupules qu’elle, et elle savait bien pourquoi. Dieu et les églises lui importaient peu ; ses croyances étaient ailleurs. La conversation qu’ils venaient d’avoir le confirmait. 14


-

Dis-moi, reprit Stanislas doucement, la tirant de ses réflexions. Est-ce que tu te souviens de mon ami Louis qui est parti à Londres ?

-

Celui qui voulait avoir son propre établissement de boissons ?

-

Oui. J’ai eu de ses nouvelles récemment, il m’a écrit une lettre. Je ne savais pas comment t’en parler tant ce qu’il dit est étrange, absurde. Il a ouvert son établissement, et ma foi ça marche plutôt bien, d’après ce qu’il m’écrit. Mais Louis a entendu et vu des choses étranges, à propos de meurtres qui auraient eu lieu à Londres.

-

Des meurtres ? répéta Morganne en fronçant les sourcils.

-

Oui. Il y a eu une histoire de femmes éventrées. Ils ont arrêté un homme ; mais Louis pense qu’il n’est pas coupable. Il pense que cet homme couvre quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui selon lui ne serait pas tout – à fait humain.

-

Comment, pas tout-à-fait humain ? répéta encore une fois Morganne, incrédule. Cela n’existe pas. Ou on est humain, ou on ne l’est pas. Mais je ne comprends pas le rapport avec toi, ajouta t-elle.

-

Il a dit qu’il était allé célébrer la fête de Samain en Irlande avec un ami, l’année dernière, reprit Stanislas, ce que Morganne interpréta plus ou moins comme une réponse.

-

Samain ? Cette assemblée de druides qui a lieu au début de Novembre ? Oui, j’en ai entendu parler, mais je ne pensais pas que c’était réel. C’est juste un prétexte pour manger et s’enivrer.

-

D’après Louis, ça l’est : crois-le ou non, il prétend que son ami a ouvert un portail vers un autre monde. Louis dit qu’il a rencontré des créatures tout-à-fait extraordinaires, des nonhumains. Il dit que ces gens vivent parmi nous, qu’ils ont la même apparence que nous, du moins pendant la journée. Mais la nuit, ils prennent leur véritable apparence, et certains d’entre eux s’attaquent aux humains.

-

Et pourquoi t’a-t-il raconté cela ? interrogea Morganne, mais avec plus d’intérêt cette fois. 15


Stanislas ne répondit pas tout de suite. Il but une gorgée de son absinthe et s’approcha de la fenêtre ouverte, à laquelle il s’accouda, regardant dehors. Il ne pleuvait plus, mais l’air était plus frais. Stanislas ouvrit un peu plus la fenêtre. Il regarda le ciel qui s’assombrissait, prenant le temps de la réflexion. Ce qu’il avait appris l’avait profondément changé. Il avait découvert, à travers les récits de son ami, de nouveaux mondes, des êtres nouveaux, et à présent il était fasciné par toutes les perspectives que cela ouvrait. Il avait découvert que dire la bonne aventure à des personnes crédules ne l’intéressait plus. Il voulait plus. Il voulait réellement prédire l’avenir. Son ami lui avait ouvert les portes d’un monde où tout était possible. Il voulait voir ce monde de ses propres yeux et en recevoir des pouvoirs inconcevables.

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-

Je pense qu’il veut que je fête Samain avec lui cette année, murmura t-il enfin, toujours en regardant dehors. Il veut que je le rejoigne et que je devienne son disciple.

-

Et tu comptes le faire ? interrogea simplement Morganne.

-

Je ne sais pas encore, avoua Stanislas. Ce qu’il m’a raconté a changé ma perception des choses. Ce monde que je croyais connaître, notre monde, je le perçois maintenant de façon totalement différente. Je veux le voir de mes yeux ! Tu imagines ces êtres étranges dont il m’a révélé l’existence ! Ces « non-humains » aux pouvoirs extraordinaires avec qui nous coexistons sans les voir, Louis les a vus ! Il leur a parlé !

-

Tu viens de dire que tu trouvais cela absurde… Et si Louis t’avait menti ? S’il voulait juste te faire venir à Londres pour une autre raison ? As-tu pensé à cela ?

-

Je me suis posé la question. C’est vrai que Louis a toujours été un opportuniste et un pique assiette. Mais il a été mon ami, même si ça a parfois été de façon intéressée, et maintenant j’ai envie de voir si ce qu’il dit est vrai ou non.

-

Mais c’est mal, si c’est vrai, protesta Morganne. Nous sommes humains et les mondes dont tu parles, seraient différents même s’ils existaient. Si nous ne pouvons pas les voir, c’est qu’il y a une raison à cela. Nous n’en avons pas le droit, peut-être.

-

Mais toi, tu crois comme moi qu’il pourrait y avoir d’autres mondes, n’est-ce pas ?


-

Ma foi, dit Morganne pensivement, je ne pense pas que ce soit impossible, en tout cas. Tu sais bien que je suis croyante et cela c’est déjà croire qu’il y a une vie au-delà de la mort, alors pourquoi pas un monde au-delà du nôtre ?

Stanislas revint s’asseoir dans son fauteuil, un fauteuil à haut dossier, tapissé de velours à fond noir et bouquets de roses d’un rouge sombre. Il prit dans son propre étui un cigare qu’il alluma après en avoir coupé l’extrémité avec un coupe-cigare. -

J’ai l’intention d’y aller, de toute façon, dit-il simplement.

Morganne le regarda longuement, un peu inquiète de cet engouement soudain pour « les autres mondes ». -

Tu n’es pas sérieux, dit-elle, au bout d’un moment. Samain n’est qu’un prétexte pour s’enivrer et se gaver de nourriture. Il n’y a rien de mystique là-dedans.

-

C’est plus que cela, affirma Stanislas avec conviction. J’en suis sûr. Il y a vraiment un passage vers un autre monde, et je veux voir ce monde. Je veux y entrer, l’observer, absorber leur savoir et leurs pouvoirs.

-

C’est sûrement un monde interdit, où ils ont leurs propres lois…

-

Et une fois par an ils nous permettent d’entrer en contact avec eux, de les voir, de faire pendant quelques heures, quelques jours, partie des leurs, interrompit Stanislas qui s’animait.

Morganne ne répondit pas. Stanislas, accoudé à la fenêtre, son verre à la main, regardait le jardin. Elle était inquiète, mais pas vraiment étonnée. Stanislas avait découvert quelques années auparavant qu’il pouvait « voir » l’avenir tout à fait par hasard, par des petites anecdotes, et depuis il n’avait eu qu’une idée en tête : devenir riche en utilisant ce don. Morganne l’avait observé sans essayer de le dissuader, tant elle était persuadée que tout cela n’était que coïncidences. Mais depuis un moment, elle se posait des questions. Ses « prédictions » se vérifiaient régulièrement. Et depuis un an ou deux, ils vivaient à leur aise, en partie grâce à elle, mais une grosse partie de leurs revenus venaient du talent de Stanislas. Les gens se l’arrachaient, il était devenu le voyant à la mode, les gens venaient de plus en plus loin pour le voir. Il restait 17


toutefois un excellent médecin, et Morganne se rendit soudain compte que ses talents de médium y étaient certainement pour quelque chose. Il lui envoyait ses patients, avec une lettre, pour qu’elle leur prépare des potions. Ils fonctionnaient comme cela depuis quelques années, maintenant. Ils avaient mis pas mal d’argent de côté, à vrai dire, de quoi assurer une vie plus que confortable à leur fils. Mais maintenant, Stanislas prétendait qu’il y avait d’autres mondes, et elle commençait à se dire qu’il avait peut-être raison. Après tous, les pouvoirs de Stanislas étaient réels alors… peut-être que tout était possible, en fin de compte. Morganne et Stanislas venaient tous les deux de milieux plutôt aisés, mais leurs parents respectifs avaient perdu leur fortune ; d’ailleurs la mère de Morganne avait perdu son époux. Ils avaient donc, au début, voulu mettre l’argent de côté pour pouvoir payer une rente à leurs parents, afin qu’ils retrouvent un train de vie confortable, mais pour Stanislas, cela était lentement devenu une course à l’argent que Morganne n’approuvait plus, même si elle reconnaissait qu’au départ son époux désirait juste les mettre à l’abri du besoin. De toute façon, elle l’avait suivi en devenant à la fois apothicaire pour le compte de son mari, jeteuse de sorts, fabricante de potions et surtout « faiseuse d’anges ». Elle n’avait jamais rien eu de plus à lui reprocher qu’à ellemême. Cependant, cette fois, c’était différent. Il ne s’agissait plus d’argent mais de pouvoir. Etant croyante, elle comprenait vaguement que ce que Stanislas s’apprêtait à faire était mal. Seulement, elle ne voyait pas comment l’en empêcher. Il avait un air buté qu’elle ne lui connaissait pas et qui l’inquiétait. Il était plutôt, à l’ordinaire, d’un tempérament paresseux, doux, et accommodant. Le seul défaut qu’elle pouvait lui reprocher était d’être influençable. Et cette fois, il voulait rejoindre Louis pour une raison qui lui échappait totalement. Elle ne croyait pas vraiment à ce rituel de Samain. Elle ne savait qu’une chose : Louis avait parlé d’un meurtrier qui n’était pas humain et par qui il était visiblement fasciné. Elle ne voulait pas que son époux soit atteint par cette fascination. Il était malléable et risquait de se laisser entraîner sur la mauvaise pente. Mais elle ne voyait pas comment elle pourrait l’en empêcher. Il était adulte. -

18

Je ne veux en aucun cas être mêlée à tout cela, dit-elle cependant d’un ton ferme qui surprit son mari, peu habitué à la voir lui résister. Tu feras ce que tu voudras, et tu iras où tu voudras,


mais je ne veux rien savoir d’autre. Ce que tu t’apprêtes à faire est pour moi contre nature… -

Parce que ce que tu fais toi est naturel ? coupa Stanislas ironiquement.

Morganne le regarda avec étonnement. C’était la première fois qu’ils avaient une dispute concernant certaines de leurs façons plus ou moins troubles de gagner plus d’argent. Jusqu’à maintenant ils avaient enfoui profondément leurs doutes et leur culpabilité. Du moins, c’est ce que Morganne avait fait ; mais elle avait l’impression maintenant que, contrairement à elle, Stanislas n’avait jamais eu de scrupules. De ce fait, Louis, que pour sa part elle connaissait assez peu, n’avait eu aucun mal à entraîner Stanislas dans sa quête aux pouvoirs et à la connaissance de créatures surnaturelles. Si toutefois ces créatures existaient. En tout cas, Stanislas, lui, en était convaincu. -

Ce que je fais n’est pas bien et j’en suis consciente, dit-elle doucement. Mais je… j’essaie d’aider des personnes, enfin, je crois que c’est ce que j’essaie de faire, en mon âme et conscience. Toi tu veux avoir certains pouvoirs pour les utiliser à des fins personnelles, pour t’enrichir, et c’est ça qui est mal.

-

Tu te trompes, je t’assure. Je veux juste voir ces non-humains, s’ils existent. Je veux leur parler, passer du temps avec eux. Savoir qui ils sont et pourquoi on ne peut pas les voir d’ordinaire, les toucher.

-

Je ne sais pas, Stanislas. J’espère que tu es sincère. J’espère que tu n’es pas en quête de pouvoir.

-

Fais-moi confiance, murmura Stanislas. Je te promets qu’il s’agit de curiosité. Rien d’autre.

Morganne le dévisagea un long moment. Il ne baissa pas les yeux. Il semblait si sincère qu’elle en fut désarmée. Elle se radoucit et le rejoignit devant la fenêtre, regardant dehors à son tour. Il faisait nuit. La pluie recommençait à tomber, mais plus doucement et l’air s’était nettement rafraîchi. Morganne ferma les yeux, respirant de grandes bouffées d’air mouillé et parfumé, les mains appuyées sur le rebord de la fenêtre. -

Je peux presque sentir les plantes pousser, murmura t-elle. C’est comme si elles me parlaient… ajouta t-elle, presque sans s’en rendre compte. 19


Stanislas la dévisagea. Il ne parvenait pas à comprendre comment ni pourquoi elle connaissait autant les plantes. Elle savait avec précision reconnaître chaque variété de plante, sa période de floraison, ses propriétés pharmaceutiques. Il l’avait toujours vue faire des potions de plantes, de la simple tisane à des décoctions plus mystérieuses. Il savait qu’elle n’avait pas fait d’études et que ses dons étaient innés. Il ne lui avait jamais demandé comment il se faisait qu’elle sache toutes ces choses, mais depuis que son ami lui avait parlé des autres mondes, il se posait des questions. Morganne leva les yeux et surprit le regard de son mari. -

Pourquoi me regardes-tu de cette façon ? lui demanda t-elle.

-

Comment se fait-il que tu connaisses autant de choses sur les plantes et leurs propriétés ? chuchota Stanislas.

-

Mais… je ne sais pas, balbutia t-elle, prise au dépourvu. Ma mère m’a appris tout ce que je sais.

-

C’est la seule raison ? insista t-il.

-

Bien sûr que oui, rétorqua Morganne sèchement. Tu sais bien que je n’ai presque pas connu mon père et que je n’ai pas d’autre famille, comment veux-tu que j’ai appris autant de choses seule ?

Elle ferma la fenêtre, but sa dernière gorgée d’absinthe et referma sa boite à sucre avec soin. Puis, elle prit son verre et se dirigea vers la porte, signifiant ainsi à son mari qu’elle ne souhaitait pas continuer la conversation. Lorsqu’elle revint de la cuisine, elle était un peu plus calme. Stanislas décida de laisser tomber l’histoire des non-humains et de la fête de Samain… du moins pour le moment. Mais il était résolu à en savoir plus. Pour cette fois, il se contenta de vider le fond de son verre d’absinthe. Puis il aida Morganne à remettre de l’ordre dans la pièce. Ensuite il la suivit dans l’escalier qui menait à leur chambre.

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II

Un peu plus d’un siècle plus tard, Morganne de Kerdrel rôdait autour du Manoir, à la nuit tombée, repensant à cette nuit maudite où Stanislas lui avait parlé pour la première fois de la fête de Samain. Elle était jeune à cette époque (même si, en un sens, elle n’avait pas vraiment vieilli…), si innocente. Les croyances religieuses que sa mère lui avait inculquées lui suffisaient. Elle n’aurait jamais pensé que d’autres mondes existaient, même si elle reconnaissait que quelque part, tout au fond d’elle, elle l’avait toujours su. Sa vie à cette époque, c’était son fils, sa maison, ses talents de fabricante de potions et son métier d’écrivain public. Elle se souvenait avec horreur de ce qu’elle faisait à la nuit tombée, autrefois. Mais elle avait cessé son activité de faiseuse d’anges après les événements qui avaient suivi… Après cette soirée de juin, Stanislas ne lui avait jamais reparlé de la fête de Samain. Mais à la mi-octobre, il était parti pour l’Angleterre par bateau rejoindre son ami Louis et elle était restée seule avec son fils et ses domestiques. Elle se souvenait de son attente angoissée, à se demander si son mari allait revenir, s’il aurait changé ou pas. Environ trois semaines après son départ, elle avait reçu une lettre de lui. Il lui racontait son arrivée à Londres, l’accueil de Louis, son installation dans la petite maison de ce dernier ; il lui disait également son impatience à se rendre à la fête de Samain. Il lui décrivait Londres, la vie de Louis, et apportait quelques précisions à son récit sur les créatures surnaturelles. Il lui écrivait aussi qu’il y avait eu d’autres meurtres et qu’il commençait à penser que Louis avait raison et que l’auteur des crimes n’était pas humain. Il ajoutait qu’il lui raconterait plus de choses encore à son retour, vers la fin de Novembre, sans doute. Il lui conseillait également d’aller visiter une certaine maison dont la réputation était d’être maudite et dont il souhaitait faire l’acquisition. Il pensait qu’elle conviendrait mieux à une activité de voyance et qu’il pourrait aussi y installer un cabinet médical s’il le voulait. Encore une fois, c’était Louis qui lui en avait donné l’idée. Elle avait alors réalisé qu’il ne comptait pas s’arrêter là dans sa quête de pouvoir. Elle lui avait donc répondu qu’elle ne 21


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