Thierry Labro
Les vies volĂŠes
Les vies volĂŠes
Š Thierry Labro, Les vies volÊes, 2014.
Thierry Labro
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A toi l’ami qui m’a poussé sans me pousser, demandant invariablement des nouvelles de ton personnage préféré…
Avertissement au lecteur La coïncidence. Rencontre fortuite de circonstances, selon le Larousse. En face d’un millier d’informations chaque jour, notre cerveau les trie en fonction de nos propres désirs, souhaits, vœux, aspirations profondes. Deux fois en situation identique, il est possible de ne pas ressentir les coïncidences de la même manière. « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. » Ou pas…
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Épisode 1
Quand elle se réveilla, la porte de sa salle de bain était ouverte. Elle était sûre de l’avoir fermée, la veille au soir, comme elle la fermait tous les soirs, au moment de se mettre au lit, après avoir vérifié si la porte d’entrée était bien fermée elle aussi. Dans son vieil appartement, ce n’était pas la première fois qu’une chose la surprenait. Mais une porte qu’elle avait fermée la veille au soir et qui était ouverte à son réveil… Elle tenta de se souvenir si oui ou non elle s’était relevée cette nuit, ce qui ne lui arrivait que très rarement tant elle avait le sommeil lourd. De temps à autre, si elle ouvrait les yeux au milieu de la nuit, elle regardait son vieux radio-réveil et tapait sur le bouton qui lui permettait d’écouter une radio qui parlait. Pas une de ces radios sur laquelle de jeunes imbéciles passaient leur temps à rire de chaque mot ni même une de ces beugleries indescriptibles de sons interminables, mais une station où l’on parlait encore. CarolinaFM. C’était sa préférée. Elle passait ses nuits à écouter de pauvres insomniaques raconter à une animatrice à la voix sirupeu�se toutes leurs misères en espérant qu’elle saurait leur
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prodiguer LE conseil qui les remettrait sur les rails de cette normalité rassurante. Elle alla donc jusqu’à la porte. L’entrouvrit un peu plus. Appuya sur le bouton de la lumière, là, à gauche. Et découvrit avec stupeur un homme nu couché dans sa baignoire. Un Marat qui ne semblait pas ensanglanté. Là où d’autres auraient hurlé ou se seraient évanouies, elle s’approcha. Tira sur le bras. Comme un enfant qui voudrait attirer l’attention. - Eh, oh, Monsieur ! Qu’est-ce que vous faites là ? Houhou, il ne faut pas rester là ! En même temps qu’elle dit cette phrase à voix haute, elle en mesura l’absurdité. Comment un homme pourrait-il dormir, nu, dans SA baignoire, alors qu’elle ne le connaissait pas et que les deux cadenas de la porte d’entrée étaient bien verrouillés depuis la veille au soir. Elle alla jusqu’à la porte et les trouva effectivement dans la position où elle les avait laissés. - Je ne boirai plus jamais un verre de vin rouge en regardant la télévision, maugréa-t-elle en faisant traîner ses chaussons chauds. Elle retourna dans la salle de bain, mais l’homme était toujours là. Il n’avait pas bougé. Elle tenta encore de le réveiller, mais faute d’y parvenir, alluma la douche, la régla sur froid et l’aspergea généreusement sans provoquer la moindre réaction. - Et puis nu ! Où sont ses affaires ? Qu’il soit nu dans ma baignoire passe encore. Mais nu AVANT d’être entré chez moi ?
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Elle eut vite fait d’inspecter son petit trois-pièces dans cette résidence tranquille à peine troublée par une voiture ou deux à cette heure matinale. En plein milieu de la semaine. Un homme nu dans sa baignoire. Entré chez elle sans clé et sans effraction. Et sans vêtements. Elle eut beau retourner la question dans tous les sens, revisiter les classiques de cette littérature policière qu’elle affectionnait, revoir tous les épisodes des séries policières américaines, britanniques ou même françaises, même si elle les jugeait fadasses et manquant cruellement de rythme, elle ne trouva aucun élément qui aurait pu lui suggérer cette scène. Elle l’avait décidé : ce n’était pas réel, ce n’était pas possible, elle ne faisait que projeter des éléments qu’elle avait dû piocher à droite ou à gauche. Elle devait en terminer avec sa nuit de sommeil et elle allait se réveiller. Elle se frotta les yeux, les poings fermés, prononça deux ou trois incantations magiques. Le réveil sonna. Un journaliste, surpris au beau milieu d’une phrase, égrainait déjà les misères du monde si on les avait ratées pour préférer dormir. « … ième jour de combat en Israël où le gouvernement reste pour l’heure sourd aux demandes de la communauté internationale. En France, le gouverne… » elle tendit le bras, mais ne toucha pas le réveil et pour cause : elle était toujours dans la salle de bain. À se demander où résidait l’astuce de cette apparition… Elle voulait comprendre où était le truc de ce tour de magie. Où était la caméra cachée.
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Elle observa le corps de l’homme. Puisqu’il ne semblait pas donner signe de vie. La quarantaine bien entamée, certainement pas un membre de ces équipes de rugby dont les vidéos nourrissaient l’imaginaire érotique de ses amies sur Facebook. Attention, pas un avorton rachitique confiné dans la cave d’une bibliothèque !, se surprit-elle à dire comme si elle devait parler de son nouveau et improbable mec à sa meilleure amie. Elle se voyait pérorer. « Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à dormir dans la baignoire puisqu’il refusait de me dire qui venait de lui envoyer ce SMS coquin ! » Face à une Marga qui dodelinait de la tête pour approuver, elle poursuivrait sa litanie, sur ces hommes cochons jamais rassasiés de ces femmes qui n’avaient rien dans le ciboulot. Elle dirait plutôt “qui n’avaient pas l’intellect correspondant à leur physique”, car enfin, il s’agissait tout de même de rester solidaires. Elle dirait… Elle ne dirait rien du tout parce qu’elle était dans sa salle de bain, à ne même pas savoir quoi faire de cet inconnu. L’image de ses cheveux en bataille et de son air hagard dans le petit miroir carré au-dessus de l’évier blanc, pour une fois, la fit sourire. Tu t’ imagines si ce pauvre mec se réveille ? Il va avoir une attaque en te voyant alors qu’ il pensait probablement s’ être endormi sinon chez lui du moins chez une femme chez qui il avait envie de se réveiller. Moi, si j’ étais sa fiancée, je préférerais le retrouver dans la baignoire de la maison plutôt que dans celle d’une inconnue. Oui, mais moi, cela ne risquait pas de m’arriver puisque je n’avais pas de mec, puisque je n’en voulais pas et puisque je n’aurai pas
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donné si facilement les clés de chez moi, même sans y cacher d’autre trésor que moi. À ce dernier “trésor”, elle se sourit dans la glace. Cela lui faisait du bien, ce compliment. L’inconnu était toujours là, inanimé, mais elle commençait à émerger. Elle avait envie de ses gestes matinaux. Relever sa chemise de nuit blanche à petites fleurs en coton si confortable, s’asseoir sur la cuvette, soulager sa vessie. Mais là, avec cet inconnu… Il ne se réveille même pas à l’eau froide ! Et puis s’ il se réveille, il n’aura qu’ à dire quoi que ce soit, il sera bien reçu ! Elle s’approcha donc des W.C. suspendus, remonta sa chemise de nuit et… l’homme se réveilla ! Non. Son téléphone sonna. À six heures et demie du matin ? Une fois, deux fois, trois fois. Elle se releva, l’attrapa et décrocha en bougonnant. - Allô ? – Allô, Leti ? C’est Marga ! Tu peux venir tout de suite s’il te plaît, il m’arrive un truc affreux ! – Quoi ? Tu as un homme nu et que tu ne connais pas dans ta baignoire ? – … – Ben… Comment tu le sais ? – Ben moi aussi, figure-toi ! – Leti, PEUX-TU ARRÊTER DE TE FOUTRE DE MA GUEULE, BORDEL DE MERDE, CE N’EST VRAIMENT PAS LE MOMENT ! – Je ne moque pas ! Moi aussi ! – Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Leti, tu es sérieuse ?
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La voix se radoucit. À trois pâtés de maisons l’une de l’autre, les deux amies devaient, en même temps qu’elles vivaient la même mésaventure, avoir le même geste pour tenter de trouver les caméras cachées de cette émission de télé-réalité dont elles raffolaient et qui allaient en faire la risée de la Terre entière ! - J’ai une idée, j’ai une idée, j’ai une idée ! Leti imagina Marga sauter comme une puce pour s’assurer qu’elle serait entendue. Elle avait toujours tellement de mal à être écoutée qu’il lui fallait adopter des comportements extrêmes pour attirer l’attention. - Tu vas venir chez moi, on s’occupe de faire sortir le mien. Puis quand on a terminé, on revient chez toi pour s’occuper du tien ! – Marga, tu n’es pas sérieuse ? Il n’y a qu’une seule chose à faire : appeler la police ! – Tu l’as appelé, la police, toi ? – Non. Pas encore. – Alors pourquoi ça te semble si évident tout à coup ? – À six heures et demie du matin, ce n’est pas la première chose qui me soit venue ! Mais c’est évident ! – OK. Je les appelle aussi ! À plus tard. Et Marga raccrocha sans autre forme de procès. Laissant son amie dans le flou le plus complet qui se décida elle aussi à composer le numéro de la police.
Épisode 2
Zihad, le commissaire Zihad, posa les deux mains à plat, de part et d’autre des quatre pochettes cartonnées de couleur. Il avait fait imprimer les procès-verbaux des auditions de ces quatre quadras qui, à une heure d’intervalle, enfermées chez elles, avaient appelé la police de cette petite ville de province pour signaler la présence dans leur baignoire d’un inconnu nu et inanimé… Mort. Quand l’inspecteur de permanence était venu lui signaler cette étrange coïncidence, Zihad avait directement voulu ne rien rater. Il avait demandé au lieutenant Riboulot, il savait pourquoi, d’emmener un inspecteur avec lui et de prendre toutes les dispositions nécessaires : légiste, perquisitions, ordinateurs et téléphones portables, relevés des communications, tout devait être passé à la moulinette ! - Rien ! Tu ne dois rien oublier ni laisser au hasard sinon tu pourrais entendre parler du pays ! Malgré son mètre 95, ses yeux bleus et sa dégaine de biffin qui aurait été recalé aux tests de mathématiques d’entrée en sixième, Riboulot n’aurait pas osé moufter devant son chef. Il baissa les yeux, les mains derrière la
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tête, comme il le faisait devant le commandant de la base aérienne où il avait effectué son service militaire et où il passait déjà pour une tête brûlée dont le seul objectif était de trouver une jeune femme assez ouverte pour assouvir ses fantasmes. Il n’avait guère changé avec le temps… Il téléphonait toujours à sa dernière conquête en mettant l’interphone pour faire rire ses collègues. De sa voix doucereuse, il l’invitait à répéter ce qui avait occupé leur nuit précédente, il l’amenait à revivre la scène, à dire ce qu’elle en pensait, pendant que le reste du commissariat se gondolait. Les soudards du commissariat seulement. Il y avait depuis quelques années quelques collègues féminines qui n’appréciaient guère. L’une d’elles venait de temps en temps prendre le téléphone pour expliquer à la femme à l’autre bout du fil quel genre de traitement le séducteur lui réservait… Mais Riboulot remarqua quand même quelque chose qui clochait chez le chef. À sa droite, il y avait deux autres pochettes. Le connaissant, il était sûr que cela avait un lien avec les quatre autres. - C’est quoi, ces pochettes, là ? – Qu’est-ce que cela peut te faire ? Tu le sauras bien assez tôt ! – Sympa, grogna Riboulot entre ses dents. – Ces deux autres dossiers sont deux autres femmes de la même tranche d’âge à qui il n’est pas arrivé là même chose qu’aux autres. – Ben alors, qu’est-ce qu’on s’en fout ! Quel rapport ? – C’est le reste de la bande !
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– De la bande ? Vous voulez dire que ces six femmes forment une… une… Il ne trouvait pas le mot. Le seul qui lui venait était “bande”, mais il rechignait à l’employer pour des femmes. - Une bande ! Oui. Des copines, des amies, appelle cela comme tu veux. Toutes les six se connaissent ! – Donc les deux dernières n’ont pas trouvé de mec qui roupillait dans leur baignoire ? Elles n’ont pas de baignoire ? – Si ! D’ailleurs, tu devrais le noter ! Elles ont toutes une baignoire ! Encore une fois, Riboulot grommela entre ses dents. “Les femmes, ça cherche toujours une salle de bain avec une baignoire ! Comme si tremper leur corps était leur passe-temps favori ! Il n’y a vraiment rien d’exceptionnel là-dedans ! ” - Chef ? Vous connaissez celle du mec qui rentre chez lui et qui voit sa femme, chaque soir, dans sa baignoire avec un nouveau truc… Il n’eut pas le temps de terminer sa blague que Zihad avait dessiné une fermeture éclair de droite à gauche entre son index et son pouce sur sa propre bouche pour l’inviter à se taire. - Mets-toi au travail tout de suite ! J’ai peur que quelque chose nous échappe. – Qu’est-ce qu’on a fait des quatre nénettes ? – Des quatre femmes, tu veux dire ? On les a entendues pendant à peu près une heure chacune, séparément. Chacune nous a répété à peu près la même chose :
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elle s’est réveillée, un homme nu dans sa baignoire, elle ne le connaissait pas et la porte d’entrée était fermée. – Qui est allé sur place ? – Les quatre fois une équipe avec le légiste, qui a embarqué des prélèvements et les quatre corps. Pas de sang. Pas de traces de coups. Pas de traces d’effraction, rien. – Des traces de lutte ? D’activité sexuelle ? – Trop tôt. On a aussi procédé à tous les prélèvements dont nous pourrions avoir besoin. Lits, canapés, cuisine, machine à laver… Riboulot pouffa. - … ongles, cheveux, salive, poursuivit Zihad sans y accorder la moindre importance. – Il faut que j’y retourne, une par une, pour voir avec elles comment ils ont pu rentrer, c’est ça ? – Oui, je ne vois pas mieux pour l’instant. Nous verrons ce que nous trouverons dans les téléphones et les ordinateurs ! – Super… Il embarqua Genovi, qu’il ne supportait guère, mais dont le style très académique et la bouille perpétuellement pleine d’empathie passeraient mieux avec les donzelles que la sienne… - Viens, on va voir « Leti sexy » ! – Ne commence pas ! T’es lourd, lui répondit l’autre, visiblement enchanté de bosser sur un sujet comme celui-là avec un macho comme Riboulot… Elle leur ouvrit la porte dans un mouvement de recul. Le double mètre de Riboulot semblait impressionner la
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jeune femme, à peine rentrée de son travail, puisqu’elle portait encore son manteau et son écharpe. Ils avaient, très doucement, lâché leur “Police, nous voudrions vous parler”. - Nous sommes venus pour parler de… – Je sais ! Elle semblait vouloir reprendre le contrôle et se débarrasser du regard pesant de Riboulot. - Est-ce que vous pourriez nous montrer un peu comment votre réveil s’est déroulé ? glissa diplomatiquement Genovi. – Bien sûr, monsieur le commissaire ! – Euh, il n’est pas commissaire ! – Ce n’est pas grave, madame ! Laissez-le ! Les deux hommes se fusillèrent du regard et la suivirent. En moins de trente secondes, ils avaient fait le tour de la pièce, de la chambre, de la salle de bain. Un petit univers douillet et modeste, plus confortable que design, donnant une atmosphère triste…
Épisode 3
Vibrant dans sa poche, le téléphone de Riboulot perturba son érection à l’instant précis où il se demandait, dans un éclair inespéré de lucidité ce qu’il pouvait trouver à cette femme visiblement sans saveur, sans épaisseur, sans gourmandise, sans appétit. - Le commissaire…, glissa-t-il à son coéquipier en lâchant un sourire carnassier vers la jeune femme. – … – Mais commissaire… – … – On vient à peine d’arriver ! On a tout juste… – … – Ah bon ? Comment ça ? – … – Mais je croyais que les… – … – OK, on arrive… – … – Oui ! Tout de suite ! C’est bon, j’ai compris ! Puis, en raccrochant… – Quel chiant !
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