L'éthiopien d'Archiane

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ISBN : x-xx-xxx


L’Ethiopien d’Archiane



L’Ethiopien d’Archiane par Hervé Buchwalter

roman



A l’homme qui plantait des arbres, et Au vieux qui lisait des romans d’amour,

Deux hommes qui, à n’en pas douter, pourraient n’être qu’un.



« Le travail paisible et régulier, l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres ? » Jean Giono

« Antonio José Bolivar ... coupa une grosse branche d’un coup de machette, s’y appuya et prit la direction d’El Idilio, de sa cabane et de ses romans qui parlaient d’amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes. » Luis Sepulveda



1 Lucien

Été 1916. Le soleil était pâle et triste, meurtri par la folie des hommes. L’atmosphère était gorgée du sang répandu dans les herbes. L’odeur poisseuse de la mort imprégnait l’air. Remodelées par les impacts d’obus, la plaine et les collines n’étaient plus qu’un désert hérissé de buttes et pavé de cratères. L’absurdité humaine et la démence meurtrière avaient transformé le pays en enfer. Plaqué au sol, Lucien regroupait ses forces, se préparant à plonger en avant. Son cœur battait à tout rompre. Des pensées loufoques se bousculaient tandis qu’il tentait de surmonter sa peur. Le temps de son enfance était étrangement présent. Un, deux, trois, Soleil ! Il fallait courir et s’immobiliser à temps, juste avant que le meneur de jeu ne se retourne. Ils avaient l’impression de risquer leur vie alors. Atteindre la prochaine butte. Echapper aux balles ennemies. Survivre. Survivre à tout prix. Lucien avait la capacité d’observer sa vie de l’extérieur. D’acteur, il

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devenait spectateur par une sorte de pas sur le côté, un décalage parfois salutaire. Il se voyait depuis la cime des arbres situés à la lisière du bois face à lui. Il s’observait rampant dans la boue pour échapper à la ligne de tir ennemie. Il y avait de quoi rire et se divertir de l’absurdité de la situation. Il y avait de quoi pleurer de l’aliénation et de la fureur humaines. Comment imaginer que des hommes aient pu vivre tranquillement ici, qu’ils aient pu élever du bétail paisiblement sur ces terres ? Comment croire que ces collines suintant la mort aient pu un jour être verdoyantes et sereines ? Le sous-officier Lacasse leur avait annoncé la nouvelle vers minuit, tandis qu’ils se préparaient à une nouvelle veillée dans leur tranchée humide et nauséabonde. « A sept heures du matin, la section passe à l’attaque ! », avait-il tonné, les deux pouces calés sur sa ceinture. Une ceinture qui embrassait des entrailles plantureuses qu’une rafale de mitrailleuse répandrait, comme bien d’autres, sur la colline d’Eix dès le lendemain. Fort heureusement, l’homme ignorait son destin en cet instant. La mort ne prévenait pas. Elle n’envoyait ni invitation ni faire-part. Alors il haranguait ses hommes sans ménagement et les préparait à monter au combat. Ils étaient restés silencieux, comprenant trop bien l’avenir qui se dessinait derrière les propos de l’ancien sergent. Une fois encore, de nombreuses vies seraient perdues pour tenter de gagner quelques dizaines de mètres sur cette stupide colline grise et inutile. Cette fois, il faudrait rejoindre la lisière du bois qu’ils pouvaient distinguer dans la pénombre. Ceux qui l’atteindraient devraient remonter sous le couvert jusqu’à la crête de la colline. De là, faire feu sur la ligne ennemie et tenter de

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reprendre la position. Quoi qu’il puisse en coûter. Quel que soit le nombre de vies perdues. Chacun savait sa dernière heure peut-être venue au petit matin. C’était inévitable, « mathématique » disait l’ami Louis dont les dispositions lui faisaient regretter de ne pas avoir passé le certificat d’études. Une bonne partie d’entre eux n’atteindraient pas la forêt. Pour ceux-là, la vie s’arrêterait quelque part entre la tranchée et la ligne d’arbres. A l’aube, ils devraient sortir de leur trou malodorant qui tout à coup leur semblait un havre de protection et de paix. Et tenter de traverser une centaine de mètres à découvert. Autant dire l’infini, avec la promesse d’une brutale éternité pour ceux qui se feraient cueillir par les projectiles allemands.

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Tant bien que mal, collés les uns aux autres, ils avaient grappillé un peu de sommeil en s’efforçant de contenir la peur qui les étreignait comme un étau. Puis le matin était venu et l’ordre était tombé, implacable et sans surprise. Le visage collé dans la boue, Lucien sentait remonter à sa mémoire les odeurs de la terre lorsqu’heureux il courait dans la campagne la main dans la main avec Emilienne. Que la vie était belle et douce alors... Aujourd’hui il enviait les insectes. Il jalousait les vers. Il aurait donné cher pour pouvoir comme eux s’enfoncer dans la glaise. Disparaître entre les mottes pour échapper aux balles qui sifflaient au-dessus de sa tête. S’infiltrer dans le sol, se fondre dans le terrain. Faire la nique à la mort et se soustraire à la bêtise des hommes. Emilienne ! Il n’avait pas su sauver l’enfant, mais il avait promis de revenir vivant de cette guerre stupide. Il ne pouvait pas la trahir une seconde fois. Il devait honorer sa promesse en échappant à cette frénésie meurtrière. Il devait survivre et s’évader de ce charnier.

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Il se propulsa une fois encore en avant, gagnant quelques précieux mètres sous la mitraille qui faisait rage. Chaque effort semblait surhumain. Chaque pause paraissait une éternité, chaque seconde de vie épargnée un siècle gagné sur l’adversité. Louis, son ami de toujours, rampait non loin. Le hasard les avait réunis dans la même compagnie, au sein de la même section. Ils s’étaient retrouvés lors de la mobilisation à Grenoble. Ah, ils en avaient vu du pays ! Les Vosges, la Somme puis l’Artois, la Champagne, l’Alsace. Et maintenant l’enfer de Verdun dans lequel ils se débattaient depuis un mois. Bientôt deux ans d’effroi et de misère. Chaque jour passé au front était un sursis, une rémission momentanée contre la mort infligée méthodiquement par cette lèpre des hommes qu’était la guerre. Lucien vit Louis s’élancer en avant. Dans un instant, ce serait à son tour de courir. Mais le destin avait décidé que ce jour ne serait pas jour de chance pour Louis. La mort avait mis Louis à son menu. Vision brutale et fugace. Lucien vit le crâne de son ami se disloquer, fracassé par une balle, et un flot de sang jaillir dans les airs. Puis il entendit le bruit sourd de son corps qui retombait lourdement sur le sol. Lucien hurla sa rage et son désespoir, le visage planté dans l’argile humide. Il hurlait de toutes ses forces et mordait la terre à pleines dents. Il criait sa révolte et sa souffrance. Il n’y avait pas eu de contretemps pour sauver Louis, pas de décalage, aucun pas sur le côté. Louis et la balle tueuse avaient rendez-vous et tous deux étaient parfaitement à l’heure, avec une précision millimétrée.

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Soudain l’image de sa mère remplit l’espace de Lucien. Il la revit se tenant devant la maison et le disputant parfois lorsqu’enfant, il arrivait en retard de l’école. Subitement, il n’y avait plus d’ennemi à vaincre, plus de balles à éviter ni de vie à sauver, seulement une blouse salie après s’être roulé dans les blés sur le chemin de la maison. Il se demanda ce que faisait sa mère en cet instant, l’imagina préparant le café du matin, puis s’excusa bêtement auprès d’elle d’être ainsi vautré dans la glaise. Puis l’odeur de la terre fit émerger le souvenir du chien Pluton, baptisé en rapport avec ses amours célestes. Chaque fin d’après-midi, à l’approche du crépuscule, l’animal se plantait immobile, scrutant l’horizon en direction du point de lever de la lune et agitant sa queue en signe d’excitation. Par un mystère jamais expliqué, Pluton maîtrisait la trajectoire de l’astre. Les nuits de pleine lune étaient nuits de fête pour le chien qui restait figé le museau en l’air et qu’on retrouvait au petit matin scrutant l’horizon opposé, veillant au repos bien mérité de sa belle évaporée. Lucien pleurait, couché sur son fusil et sa baïonnette. Il pleurait et serrait les dents, s’efforçant de ne pas regarder le corps supplicié de Louis qui gisait tout près. Il ferma ses oreilles aux hurlements qui venaient de toutes parts. D’autres camarades tombaient sous les tirs ennemis. La mort jubilait et se rassasiait avec bonheur et délectation. Reine en son royaume, elle s’en donnait à cœur joie, dévorant les hommes à pleines dents et riant à gorge déployée.

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Lucien rampa encore quelques mètres puis roula sur le côté sous l’impact. La balle l’avait atteint dans le dos. « Cette saleté a sûrement traversé mon barda », pensat-il. Puis, sachant le lieu peu propice à la vérification de son paquetage, il se dit qu’il valait mieux déguerpir au plus vite. Toujours plaqué contre le sol, il tenta d’organiser sa progression. Subitement, il réalisa que la mort de Louis avait fait disparaître sa peur, maintenant remplacée par un profond désespoir et un immense dégoût. Ce qui le gênait n’était pas tant l’idée de quitter le monde des vivants que la perspective de mourir sans en avoir conscience. Comme Louis. Où était-il maintenant ? Que savait-il de son état ? Il jugea de la meilleure trajectoire et repéra le prochain trou d’obus qu’il lui fallait atteindre. De sa position il ne voyait que les semelles du camarade le précédant, et ne sut mettre un nom sur ces chaussures crottées. « Tant mieux, pensa-t-il, s’il doit mourir ici comme Louis, mieux vaut ne pas savoir qui c’est. »

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Attendant de pouvoir s’élancer, Lucien revit Emilienne qu’il étreignit par la pensée, geste de tendresse ultime, à moins que ce ne fût un besoin de se sentir protégé en cet instant critique. Il se remémora son village d’Archiane, le cirque de falaises tout autour, les contreforts du plateau du Vercors, et la petite Maélie. Il réalisa tout ce qu’il n’avait pas eu le temps de dire à Emilienne avant de partir. A moins qu’il n’ait simplement pas su. A nouveau, un sentiment de culpabilité l’envahit, nourri par la certitude de ne pas avoir offert à sa femme la vie qu’elle méritait. C’était au début de l’hiver 1913. Ils attendaient leur second enfant et Maélie allait sur ses deux ans. Malgré sa grossesse avancée et malgré le froid, Emilienne avait tenu à accompagner Lucien sur le plateau. Lucien revit le corps doré d’Emilienne, cadeau de sa mère éthiopienne. Des rêves de soleil inspirés par sa peau ambrée jaillirent à sa mémoire. Pourtant il n’était pas question de soleil alors, mais bien de neige et de blizzard. Lucien n’avait pas réussi à décourager Emilienne. Et il n’avait pas su lire dans les nuages les signes avant-coureurs de la tempête et du drame qui se préparaient. Comme souvent, ils avaient remonté la combe de l’Aubaise, avaient gravi le sentier débouchant sur la crête et étaient partis vers le nord, en direction des Hauts Plateaux. Lucien et Emilienne appréciaient les marches silencieuses dans ce décor sauvage, la tranquillité et la sérénité qui y régnaient. Ils s’y trouvaient bien, loin des regards et des commentaires que la couleur de peau d’Emilienne engendrait parfois. Et puis ces marches joignaient l‘utile à l’agréable depuis que Lucien avait quitté les travaux du tramway et que le couple avait ouvert le magasin. A la sortie du village, sous les contreforts de la montagne, on pouvait lire « Herboristerie Nouvelle - Emilienne et Lucien

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Colombier ». Alors les marches sur le plateau étaient l’occasion de recueillir, en fonction de la saison, les fleurs, feuilles et racines qu’Emilienne transformerait en onguents, tisanes et autres préparations réputées dans le village et dans toute la région alentour. Toutes ces pensées se bousculaient pendant que Lucien gagnait encore une dizaine de mètres. Il se tenait recroquevillé dans un trou d’obus. Tout autour de lui n’était que désolation. Dispersés au milieu des cadavres, des blessés hurlaient leur douleur et l’effroi d’une mort certaine. Lucien savait qu’il ne pouvait leur apporter aucune aide. Rien ne devait le dévier d’un seul objectif. Survivre. Et pour cela rejoindre la ligne d’arbres au plus vite. Puis il repensa à la tempête qui s’était levée et qui les avait forcés à trouver refuge dans une cabane de bergers du plateau. La longue attente d’alors, le vent qui hurlait et faisait craquer la masure, la neige très en avance sur la saison qui s’entassait soudainement en couche épaisse. Puis les contractions de plus en plus rapprochées d’Emilienne, la panique et l’accouchement que rien ne laissait présager, Emilienne qui accueillait elle-même le petit Jean pendant que Lucien tentait de réconforter Maélie. Tout cela revenait maintenant en flashs rapprochés à la mémoire de Lucien pendant qu’il continuait tant bien que mal sa progression. Encore une quinzaine de mètres à parcourir. Il lui faudrait trois étapes au moins pour avoir une chance de rejoindre sain et sauf les quelques camarades qui avaient déjà atteint le bois. Et puis le froid glacial pendant la nuit suivant l’accouchement, la fuite dès l’aube tandis que la tempête

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s’acharnait sur eux, l’effort exténuant pour tenter de se frayer un chemin dans la neige épaisse. Mais le combat était inégal, le froid polaire et le nouveau-né n’avait pas survécu. L’image indélébile du petit visage tout bleu, comme endormi, hantait Lucien. Il se remémorait l’errance dans le brouillard du plateau, l’épuisement d’Emilienne et de la petite et en dernière extrémité l’obligation d’abandonner le corps du bébé, enroulé dans des linges, entre les branches d’un grand arbre. Puis la fuite et la désespérance pour sauver Maélie et Emilienne de l’enfer dans lequel il les avait précipitées. Il était revenu bien plus tard, seul, mais n’avait pas réussi à retrouver l’arbre. Et le remords l’habitait et le dévorait. Il s’en voudrait jusqu’à la fin de ses jours. Pour réparer cela, il aurait voulu se dresser ici, maintenant, face aux rafales ennemies. Se tenir debout pour provoquer et insulter la mort. Mourir lui importait peu. Pourtant il savait qu’il n’en avait pas le droit. Il devait penser à Maélie et Emilienne à tout prix. Survivre était son obligation.

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Un dernier coup de reins. Lucien se jeta en avant en criant le nom d’Emilienne, franchit en courant les cinq ou six mètres qui le séparaient encore de la ligne d’arbres et plongea sous les branches. Les balles crépitaient, arrachant de larges échardes de bois des troncs mitraillés. Il avait réussi. Alors un canon allemand tira un obus qui fusa audessus du terrain de bataille, ouvrit une tranchée de feu dans la première ligne d’arbres et s’abattit sur le groupe d’hommes rejoint par Lucien. Un éclat de l’obus meurtrier, gros comme une soucoupe, atteignit Lucien de plein fouet à la tête et le projeta dans le néant. Le courage et la volonté d’un homme n’avaient pas suffi. Aucun contretemps, aucun pas sur le côté n’avaient pu le sauver.

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