En eaux profondes
autres atmosphères
&
Daniel Bouchacourt
En eaux profondes et autres atmosphères
Daniel Bouchacourt
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En eaux profondes
Ce matin-là, John s’était levé avant même que le réveil n’ait fait retentir la sonnerie de 6 h 20. Il s’était glissé hors du lit en prenant soin de ne pas découvrir Patricia, plongée dans un profond sommeil matinal après une nuit entrecoupée d’insomnies, car ils continuaient à partager le même lit. En ouvrant les volets du salon, John avait constaté un ciel gris et une pluie fine. Sous la douche, il avait aimé le jet fort de l’eau chaude. Les lames du rasoir qu’il pilotait toujours avec la précaution des myopes avaient fini de le réveiller. Le thé, les tartines grillées, le jus de fruit constituaient les démarreurs du matin. Ce jour-là, il avait mis une chemise blanche, une cravate bleue foncée, un blazer bleu et un pantalon gris, donnant une touche d’élégance qu’il appréciait et des souliers noirs anglais, comme toujours parfaitement cirés.
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Lorsqu’il activa le bouton du volet mécanique du garage et sortit sa vieille Safrane, il ne se doutait pas que cette journée allait marquer une nouveauté dans sa vie. La pluie redoublait et c’est avec précaution qu’il avança jusqu’au feu tricolore. Au lieu de tourner à droite, comme d’habitude, il décida (pourquoi ?) d’aller tout droit ce matin-là pour longer la petite route bordant le lac, il la trouvait moins encombrée que la départementale vite engorgée dès qu’il pleuvait. Tout en conduisant prudemment John pensait à une de ses lectures récentes, une courte nouvelle écrite dans les années 80 et traduite il y a peu. Il y parlait des relations dans le couple, de l’amour tiré par le désir et le désir après le désir. Lorsque celui-ci semblait s’émousser, il fallait trouver à le régénérer par tous les moyens physiques, matériels, intellectuels, psychiques, en allant même jusqu’à la frontière, jusque sur le fil du rasoir. Il fallait toujours garder espoir, tant que le fil reliant deux êtres, aussi fin qu’il paraisse, n’était pas rompu. La nuit n’était toujours pas levée et les phares scintillaient sur la pellicule d’eau recouvrant l’asphalte. Il conduisait depuis 5 minutes quand il aperçut à
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une centaine de mètres à droite sur le bord du lac une forme noire qu’il identifia rapidement comme une jeune femme en ciré noir et chevelure noire. Elle avait le pouce levé de l’auto-stoppeuse. Pourquoi s’arrêta-t-il, ce qu’il n’avait jamais fait en vingt ans de conduite ? « Qu’est-ce qui vous arrive ? » « J’ai raté mon bus, pourriez-vous me rapprocher de la rue Océane ? » « Montez, je vais dans cette direction » Pourquoi avait-il dit cela alors que ça allait l’obliger à un détour conséquent ? « Quel temps ! » dit-il banalement « Moi, j’aime la pluie et l’eau en général, plate ou gazeuse » répondit-elle avec ce qu’il prit pour de l’humour. « Que faites-vous dans la vie ? » Il avait été étonné d’avoir posé cette question ! « Je viens d’arriver et je passe un entretien ce matin chez l’armateur Martin. » « Et vous ? » « Je travaille dans une entreprise d’informatique, 3KR », réponse vague, il ne souhaitait pas en dire plus à quelqu’un qu’il venait de rencontrer 5 minutes avant !
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Pendant le quart d’heure suivant, jusqu’à l’arrivée rue Océane, ils avaient échangé sur des sujets banaux. Il avait appris qu’elle venait d’arriver, qu’elle ne mangeait pas de viande mais raffolait du poisson, tous les poissons, qu’elle allait tous les jours à la piscine et qu’elle n’était pas frileuse (il avait remarqué que hormis le ciré noir, elle ne portait qu’une jupe courte et un pull noir). Il la déposa devant le no 11 de la rue Océane, devant l’immeuble. Quand il arriva à son bureau, il était 9 h 30, heure tardive pour lui, si matinal habituellement. La journée se passa en réunions, en appels téléphoniques, en rédaction d’une note de fin de mission ; activités banales et ennuyeuses en fait. Le déjeuner rapide avec quatre collègues fut l’occasion de parler de la situation économique française et de ses répercussions dans la région. Ce fut aussi, comme chaque mercredi, le moment de parler des films qui venaient de sortir, puis d’échanger quelques histoires drôles ou qui voulaient l’être. Pendant la journée il repensa à sa rencontre du matin. Ce qui lui revenait n’était pas, ce jour-là, le physique agréable ou l’esprit peut-être troublant de
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cette femme mais finalement l’impression que le froid et la pluie n’avaient aucune prise sur elle. Lorsqu’il rentra chez lui ce soir-là, il ne parla pas de sa rencontre du matin, mais évoqua la banalité de sa journée, ce qui avait le don d’énerver Patricia. Le repas familial fut silencieux et tendu, comme depuis quelque temps. Heureusement un coup de fil de leur fils aîné égaya un peu la soirée. Le lendemain matin, il reprit instinctivement la route longeant le lac mais, avec déception, ne croisa pas la silhouette noire rencontrée la veille. Le mardi soir était celui, pour lui, de la piscine, il y allait désormais régulièrement, alors qu’au début il avait fallu le « pousser ». Ça illustrait sa difficulté à « entrer dans les choses » ; mais une fois lancé, il l’avait transformé en planning, en routine. Il nageait depuis un quart d’heure quand il entendit un « bonsoir ». « Ah ! Bonsoir, comment allez-vous ? » « Alors et votre entretien ? » « J’aurai la réponse lundi prochain. » Il reprit sa brasse, et fut surpris de l’aisance de la nageuse, de sa capacité à des apnées longues et à l’efficacité des mouvements palmés de ses jambes.
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Lorsqu’il sortit de l’eau, il l’aperçut toujours infatigable sous l’eau. Arrivée chez lui, Patricia l’informa qu’elle avait déjà dîné et qu’il n’avait qu’à ouvrir le réfrigérateur, ce qu’il fit : salade, fromages, fruits. L’ambiance familiale avec sa femme, depuis plusieurs mois, était toujours tendue. Les choses s’envenimaient souvent, et il en souffrait intérieurement. La semaine s’écoula sans rien de particulier. Le mardi suivant à la piscine, il retrouva son inconnue de la rue Océane. En le voyant finir sa troisième longueur, elle le héla et lui annonça « qu’elle était embauchée ». « Bravo » répondit-il ; « ça s’arrose » « Je vous offre un pot à la sortie ? » « D’accord répondit-elle ». Une demi-heure plus tard, ils étaient attablés au bar de L’Avenue. Elle avait encore les cheveux dégoulinants d’eau, sans que cela paraisse la gêner, malgré la température fraîche de la soirée. Il prit un demi, elle une eau plate dans laquelle elle versa (ça c’est la première fois qu’il rencontrait une personne le faisant !) du sel de la salière posée sur le comptoir. Il lui demanda (se rappelant qu’elle venait d’arriver en ville) d’où elle venait. Elle resta évasive, « de la côte » dit-elle. Il n’osa pas lui demander de laquelle
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(Côte d’Azur ? Côte Atlantique ?) de peur de passer pour trop curieux. Il lui proposa de la déposer chez elle. Elle commença par refuser : « Non, non, ce n’est pas la peine » mais devant son insistance, elle accepta : « Laissez-moi, là où vous m’avez pris l’autre matin, en bordure du lac », ce qu’il fit. Il la regarda s’éloigner et s’étonna d’une démarche plus traînante que les personnes de son âge (il lui donnait 30 ans) contrastant avec sa fluidité dans l’eau. N’ayant pas parlé jusque-là de ces rencontres avec cette inconnue à Patricia, il décida de continuer à ne rien dire se disant qu’il n’avait rien à se reprocher dans son comportement ou son attitude. Ce soir-là, il pensa à ses quelques rencontres avec l’inconnue, il ne savait pas comment les considérer : simples rencontres ? Il ressentait quelque chose qu’il n’arrivait pas à définir. Le lendemain, ayant emprunté la route le long du lac (désormais il la prenait chaque jour sans réfléchir, par réflexe), il arriva tôt à son bureau. Premier arrivé, tout était calme, il se décida donc à analyser ce « quelque chose » qu’il ressentait. Se remémorant ses rencontres, il décida de faire une approche analytique. Il reprit le film : lac,
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pluie, avenue Océane, armateur, piscine, eau salée, cheveux mouillés, démarche alourdie. Et alors ? Rien de vraiment particulier. Lorsque le mardi suivant il rencontra à l’entrée de la piscine, à nouveau son inconnue, il décida d’en savoir plus sur elle. Il lui proposa donc cette fois-ci de dîner ensemble, ce qu’elle accepta. Bien qu’ils se soient rencontrés déjà plusieurs fois, il constatait qu’ils ne connaissaient pas leurs prénoms. Aussi prit-il l’initiative de lui dire qu’il se prénommait John, précisant même qu’il avait deux autres prénoms : James et Pierre. Il ajouta même qu’il était d’origine australienne ; son père qui était venu en Europe lors de la Deuxième Guerre mondiale avait épousé une Française et était resté en France quittant définitivement Sydney. Tout cela pour expliquer à son inconnue l’origine de ses prénoms peu franchouillards, hormis le dernier. « Et vous ? » Elle sembla hésiter à répondre, il le ressentit. Elle dit : « Moi, c’est Marine. » Au restaurant, où ce soir-là il y avait une foule inhabituelle, le patron leur proposa une table mal placée (à côté de la porte d’entrée). N’ayant pas d’autres alternatives, John accepta. Il prit une entrecôte, des haricots verts, un verre de vin rouge et une tarte aux pommes. Elle prit, des
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crevettes, un bar grillé sur lit d’algues et de l’eau plate qu’elle sala. Recevant un appel de son patron, il s’absenta quelques minutes. Quand il revint son entrecôte était à peine tiède, l’inconnue avait mangé le bar grillé. Lorsque le garçon retira les assiettes, il fut surpris de constater aucune arête, ni algue dans l’assiette. Insistant pour la déposer chez elle, Marine fit la même réponse qu’une semaine auparavant : « Au lac, ce sera très bien ». En la quittant ce soir-là, il lui tendit la main (c’était la première fois qu’il la touchait) et fut frappé par la froideur de sa peau, presque glacée. « Vous avez froid ? » lui demanda-t-il ? « Pas du tout » répondit-elle. La voyant s’éloigner, il trouva sa démarche encore un peu plus lourde que la fois dernière. Un déplacement professionnel à Paris, suivi d’une semaine de vacances dans les Alpes, et il ne revit son inconnue que trois semaines plus tard à la piscine. Elle lui annonça tout de go que pour sa santé, elle devait quitter la région et aller en bord de mer, et que donc ils ne se reverraient peut être plus ! Un peu choqué par cette annonce, John lui demanda « Et quand partez-vous ? » Elle lui répondit « Le plus vite possible. »
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Il constata qu’elle avait le souffle court et qu’elle se déplaçait plus lentement. « Puis-je vous être utile à quelque chose ? » se hasarda-t-il à lui dire. À sa grande surprise, elle lui dit « Oui ! » et ajouta « Pouvez-vous me conduire en bord de mer ? » Rendez-vous fut pris pour le surlendemain. « Je viens vous prendre chez vous ? » « Non, donnons-nous rendez-vous près du lac, comme d’habitude. » « Mais et vos effets, vos valises ? » « Je n’ai qu’un sac, ne vous inquiétez pas. » Pour ce jeudi, il prit un jour de congé. À 7 h 30, il retrouva son inconnue près du lac, avec son grand sac blanc qu’il mit dans le coffre de sa voiture. Le bord de mer était à 3 heures de route. Il ne roulait pas trop vite, comme s’il voulait prolonger ces moments. Elle ne parlait pas ou très peu, juste pour des choses assez banales. Au fur et à mesure qu’ils roulaient, il se demandait pourquoi il s’était engagé dans cette aventure, si éloignée de ses habitudes, pourquoi n’avait-il rien dit à sa femme de ses rencontres ? Avait-il au fond de lui-même tant de doutes qu’il voulait se prouver qu’il pouvait encore séduire ?
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Entrecoupé de quelques cafés noirs et de viennoiseries pour lui et d’eau pour elle, le voyage s’achevait. « Bon, au fait, où je vous conduis ? » lui demandat-il à quelques kilomètres avant l’arrivée. Il était 10 h 45, le soleil tapait déjà fort, le ciel était bleu, chargé çà et là de quelques nuages. « Prenons une chambre d’hôtel avec baignoire » fut la réponse de Marine. Il s’attendait à tout sauf à cela. Il savait les trentenaires adeptes du « droit au but », mais il marqua un temps d’arrêt. « Quoi se dit-il, elle souhaite une aventure ? » Il ne s’était pas préparé à cela. « Je connais un bon hôtel, allons-y » fut sa seule réponse. À peine dite, il trouva sa réponse complètement idiote. Arrivés à l’hôtel des « Quatre soleils » (il s’était toujours demandé si cet hôtel tenu par un couple dont le mari était mexicain tenait son enseigne de la référence au monde aztèque), il choisit une chambre au premier étage avec baignoire et donnant sur le jardin.
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Entrés dans la chambre, ils se regardèrent sans rien dire. Elle traversa la pièce pour ouvrir en grand la porte-fenêtre donnant sur un petit balcon.
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« C’est beau ici, vous sentez la mer ? » fut la première remarque de Marine. John ne sentait rien ! « Vous savez pourquoi je suis ici ? » enchaîna Marine. Il répondit maladroitement : « Non, vous m’avez demandé de vous accompagner ici, pourquoi ? » Marine ne répondit pas immédiatement. « J’ai besoin de vous mais asseyons-nous sur ces fauteuils du balcon » ajouta-t-elle. « Je viens de la mer, je dois retourner à la mer. » Il ne comprenait rien. Alors il écouta : « Dans notre vie (de quelle vie parlait-elle ?), nous avons un temps très court où nous nous transformons en humains, c’est un simple passage dans le cycle de notre mue ». « Vous avez remarqué, j’ai vu votre regard, l’évolution de ma marche, vous avez remarqué, mais sans globaliser, mon attirance pour l’eau et tout ce qui est aquatique.
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Ma peau encore douce va s’épaissir et va se couvrir d’écailles, ma respiration va devenir plus difficile et il va falloir que très fréquemment je me mette la tête et le corps dans l’eau, avant de retourner à la mer. Mes jambes vont se souder jusqu’à ne faire qu’une et devenir une queue de sirène. » Il était abasourdi, il se demandait si elle ne se moquait pas de lui en lui racontant une histoire à dormir debout. Mais si c’était vrai, il était effrayé. « Ma métamorphose va être rapide. Dans moins de 24 heures, je devrai replonger dans la mer, sinon c’est la mort assurée par asphyxie, par impotence, par inanition. » « Ma mue humaine est arrivée il y a un peu plus d’un mois, depuis je vis dans le lac, sous la pluie, à la piscine, je mange du poisson. » « Mais et la parole ? » se hasarda-t-il à questionner. « Nous avons cette faculté innée de parler, comme si de rien n’était, aussi naturellement que vous vous respirez ! Mais dans quelques jours je perdrai l’usage de la parole, bien que mon intelligence restera intacte. »
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