Équivoques d’un parallélisme
Eric Martins da Fonseca
Équivoques d’un parallélisme
Éric Martins da Fonseca
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Première partie Prodomes
1. Claude
Il ne faisait pas très beau pour un mois de juin. J’étais sortie cet après-midi vers une heure et demie pour aller faire le ménage chez une de mes clientes. J’avais rendez-vous à deux heures et le temps de prendre ma voiture en évitant au maximum les petits embouteillages que l’on trouvait dans toutes villes à ces heures, j’étais arrivée juste à l’heure. Elle habitait à Marmanhac, petit village à dix-sept kilomètres d’Aurillac. Dès la sortie de la ville, ça roulait bien. J’y ai bien passé deux heures. Elle me réglait en chèque emploi service. À Jussac en revenant j’étais allée chez un vieux monsieur, autre client qui ne bougeait pratiquement pas de chez lui. Je lui faisais aussi ses courses. Il était gentil. Ça faisait trois ans que je faisais ce boulot. Si on pouvait appeler ça un boulot. Disons que c’était un gagne-pain. Mais j’y tenais parce que sinon c’était le RSA qui m’attendait et là j’arrivais quand même à me faire neuf cents euros
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à peu près, gazole déduit. Je me demandais même si je ne me m’installerais pas auto entrepreneuse. Il aurait fallu que je cherche une formation pour savoir comment m’y prendre. Mais je n’étais pas pressée, et de toute façon je ne pouvais pas arrêter de travailler pour ça, je n’avais pas envie de perdre mes clients. Il fallait que je sois chez eux et à l’heure. En tout cas, vu qu’il pleuvait il y avait moins de flics sur la route, c’était déjà ça. Mes horaires étaient assez extensibles et il pouvait arriver que je finisse ma journée à midi comme à vingt-deux heures. J’avais mon portable toujours sur moi au cas où l’on m’aurait appelée pour préparer un repas, garder des gosses, voire passer la tondeuse. Ce soir je finissais tôt. À dix-neuf heures, j’étais chez moi, dans mon studio. Il n’était pas très grand, quarante mètres carrés, et sous les combles d’un immeuble de trois étages. Je n’avais jamais vu les propriétaires, c’était à l’agence que j’avais affaire. J’étais arrivée à Aurillac par hasard. J’y étais venue pour voir le festival de théâtre de rue. On m’en avait parlé plutôt en bien, même en très bien. Alors j’y étais allée. C’était vrai, le festival était plutôt cool. Et la ville m’avait plu. J’y étais venue seule (j’étais très souvent très seule), et comme j’étais au chômage et n’avais pas d’attache, ni mec, ni enfant, j’avais
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décidé d’y rester. J’étais remontée à Paris larguer mes affaires puis étais redescendue dans le Cantal. Ma mère me disait que c’était de la folie mais moi, j’en avais envie. Je ne connaissais personne, mais n’ayant jamais eu trop d’amis, ça ne me gênait pas. Et puis j’avais fêté mes trente ans, alors… Ma seule véritable amie, Sophie, vivait à Strasbourg, et comme elle me l’avait dit dans une lettre après que j’ai eu emménagé, « il ne fait pas plus froid là où tu es que là où je suis ». Elle était mariée et avait deux enfants. Nous avons fait le lycée ensemble, section littéraire. Elle était devenue prof de français et son mari, Paul, était ingénieur en je n’ai jamais très bien compris quoi. Un matheux. Elle me téléphonait à peu près une fois par semaine, ou bien c’était moi. Sur le portable on avait choisi toutes les deux nos numéros gratuits. Je pouvais en choisir trois gratuits, mais je n’avais que son numéro à elle. Ma mère n’ayant que le fixe je lui téléphonais avec mon fixe. Et puis… j’avais internet. Lorsque j’avais le temps, je surfais. Je m’étais inscrite sur un site de rencontre gratuit. Mon choix s’était fait lorsque je m’étais dit que je ne voulais pas payer pour trouver l’âme sœur. Payer, c’était un petit peu se prostituer. Le mot est trop fort, mais il y avait de ça quand même. Alors je m’étais
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inventé un pseudo et sur « Amour au top » j’avais rempli ma fiche de présentation. Une fois validée avec ma photo, s’il vous plaît, j’avais pu reluquer un max de mecs. Il y en avait trop. Souvent avec une fiche maquillée. Trop beau pour être vraisemblable. J’avais quand même sélectionné ceux d’Aurillac, juste pour voir, et j’étais tombé sur neuf postulants à l’amour. Tous n’avaient pas mis de photos. J’avais lu leurs fiches correspondantes, mais soit c’était insipide, soit ils avaient choisi un texte préétabli par le site. Donc rien sur Aurillac pour ce soir encore. Mais je ne passais pas toutes mes soirées devant l’écran de l’ordinateur. Étant donné que j’habitais impasse de la Pomme, j’étais tout près du quartier « chaud ». Elle donnait sur la rue du Consulat, entre la rue des Forgerons et la rue Marchande. Il y avait là des bars, pubs et autres cafés. Des sandwicheries aussi. Le théâtre n’était pas loin, par contre le cinéma, dans la rue des Carmes, était un peu plus éloigné. Le centre de toute façon n’était pas très grand et si, lorsque j’étais arrivée je me perdais un peu dans ses ruelles, aujourd’hui je pourrais m’y balader les yeux fermés. Le soir donc, j’avais pris l’habitude de descendre de mes étages pour aller boire un verre au pub le plus proche. Non que ce soit sa proximité qui me plaisait,
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mais le patron était une patronne. Ça rapprochait. Elle s’appelait Elsa et son bar, la Caravelle. Un nom qui donnait envie de s’envoler.
2. Dominique
Satané juin deux mille dix. Il pleuvait et au col de Cabre ça glissait. Mes chaussures de montagne étaient trempées et ma tenue de pluie était aussi trempée à l’intérieur, à cause de la transpiration, qu’à l’extérieur. Il fallait vraiment aimer la montagne pour s’aventurer dehors par ce temps. Il y avait eu des éclairs tout à l’heure et je n’étais pas rassuré, mais puisque j’étais parti pour la journée, je n’allais pas renoncer maintenant. D’ailleurs la balade n’était pas difficile. Et puis je pouvais l’écourter en coupant à un endroit que je connaissais, si je me trouvais en difficulté. Le tout était de ne pas se casser la gueule. De toute façon j’avais mon portable. Par contre pour manger, ça allait être mouillé. Enfin, quand on avait une journée de libre, il fallait en profiter. Je travaillais comme formateur à la CCI du Cantal, à Aurillac. Formateur en informatique. Excel n’avait pas de secret pour moi, ni Word. J’avais
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des élèves de tous âges qui venaient de leur plein gré, subir mes interventions. Salariés, RMistes, créateurs d’entreprises, etc. Alors je faisais mes heures, mais j’avais droit de par mon statut à des journées de compensations. Des élus ayant décidé que ce métier étant vraiment fatigant, il fallait que je puisse récupérer. Tant mieux. Alors dès que j’avais quelques jours, je partais en montagne. Le plus souvent seul. Je marchais vite et j’avais le pied sûr. Et puis ça me faisait cracher ma clope. Malgré le mauvais temps, j’arrivai quand même au pied du Puy Griou. Le cirque que formaient les montagnes était noyé, les couleurs étaient délavées. Il y avait bien quelques pierres sur lesquelles j’aurais pu m’asseoir, mais elles étaient mouillées. J’avais faim mais l’eau refrénait mon désir de manger. Je calculai qu’il me fallait trois quarts d’heure pour redescendre au Grand Tournant retrouver ma voiture. Je décidai de rentrer. Je mangerai au sec. Quand j’arrivai au parking, il n’y avait que mon auto garée là. J’aurais peut-être pu me restaurer au buron de Rombière. J’y aurais été au sec mais je n’aurais pas eu le cœur à reprendre le sentier sous la pluie. Alors dans la voiture je m’installai à l’arrière, après avoir enlevé mes chaussures et mon ciré, et déballai mes victuailles. J’avalai la salade de tomates
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en un clin d’œil. J’attaquai le saucisson d’une main ferme, et le fromage passait comme une lettre à la poste. Quand on a faim… Et puis je repris le chemin du retour. Je m’arrêtai boire un café à Mandailles. Je connaissais le patron de l’auberge et nous discutâmes un moment, le temps d’échanger nos points de vue sur la météo. Il faisait lui aussi de la marche, mais son métier le clouait le plus souvent derrière son bar. Vu qu’il n’avait personne ce jour-là, on se permit de fumer une petite cigarette à l’intérieur. Avec mauvaise conscience naturellement.
3. L’auteur
Quelle épopée suis-je donc en train de raconter ? Simplement deux vies de tous les jours, deux existences partiellement unisexes. Dominique aurait pu être Claude et Claude aurait pu être Dominique. Seules changent leurs histoires. Leurs prénoms sont interchangeables. Ils auraient pu être homos, mais ils ne le sont pas. Question de choix, de goûts. Ils sont tous les deux célibataires mais ont connu des aventures. Cherchent-ils le grand amour. Pas plus que n’importe qui mais avec sincérité. Plus que tout, ces deux-là sont authentiques, probes. Et s’ils doivent se salir les mains, souhaitons-leur que ce ne soit que pour la bonne cause. Pourquoi donc avoir choisi ces deux personnages ? Justement parce qu’ils sont deux quidams sans plus d’avenir que n’importe lequel d’entre nous. L’étrangeté de leurs parcours n’est percevable que par un observateur scrupuleux et s’ils se désignent
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eux-mêmes par je, ce n’est que pour en déceler leur plus éthéré. Ils sont grands, malgré leur petitesse d’existence et leur solitude d’âme. Mais les voici qui reprennent la parole.
4. Claude
Ouf, la journée de boulot était finie. Il était vingt heures et j’avais mangé. J’allais passer voir Elsa. Il n’y avait pas grand monde le mardi mais comme ça on pouvait discuter. Elle était derrière le comptoir quand j’arrivai. Il y avait un mec au bar qui sirotait une bière en lisant le journal. On se fit la bise. — Il m’en est arrivé une bonne hier soir, lui dis-je. — Raconte… — Le lundi soir presque tous les bars sont fermés, tu sais. — Ouais. Il n’y a presque personne qui sort. Attends deux secondes… Le mec au bar lui faisait signe de remplir à nouveau son verre. Elle y alla puis revint : — Tu prends quelque chose ?... — Un cognac. Elle me servit, essuya d’un coup de lavette quelques gouttes sur le zinc.
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— Je reprends, t’écoutes bien hein ? Elle hocha la tête. — Et ben voilà. Il devait être vingt-deux heures et je faisais un tour pour prendre l’air. Il ne faisait pas bien chaud et j’avais pris mon parapluie. Je suis passée par le centre, puis devant le Conseil Général j’ai continué direction boulevard du Pont Rouge. Je suis passée sur le pont qui enjambe la Jordanne, tu sais, et là cinquante mètres après, alors que j’étais seule, j’entends une voiture qui s’amène en faisant crisser ses pneus. Le mec accélérait comme un fou… Je me suis retournée, pour voir. Il m’avait surprise. — Pétard ! Et il te voulait quelque chose, ou quoi ? — Attends, laisse-moi continuer. D’un seul coup la voiture freine. Je ne te dis pas les traces de pneus. J’entends le mec gueuler à l’intérieur de la bagnole. — Tu t’es barrée en courant ? — Non, je me suis dit que ce n’était pas normal et je me suis demandé s’il ne fallait pas que j’intervienne ! Peut-être un enlèvement ou je ne sais quoi. Donc j’ai continué de marcher tout en faisant gaffe et tout d’un coup le mec repart, toujours comme un dingue. — Comme quoi, on dit qu’Aurillac est une petite ville tranquille mais… — Attends, ce n’est pas fini. Donc le mec repart et arrivé à ma hauteur se remet à freiner. Ça faisait de la
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fumée et un bruit d’enfer. Mais cette fois-ci, il sort. La fille qui était place passager, lui dit de se calmer. Elle l’implore presque. Lui il ouvre la portière arrière et se remet à gueuler, comme quoi, c’est pas encore fini non ?! — Tu l’as apostrophé ? T’as eu le temps ? Ou t’es partie ? Alors ? — Ben le mec est remonté, a redémarré comme une furie. Il a fait un dérapage autour du rondpoint et a pris le boulevard. J’ai eu la frousse qu’il ne m’agresse, mais non. — T’as bien fait de ne pas intervenir. Tu te serais attrapé un mauvais coup. — Je ne sais pas. Sur le moment j’étais sidérée et après, la prudence m’a paru plus sage. J’ai eu juste après le premier freinage, une montée d’adrénaline, je ne te dis pas. — T’as pas pensé à appeler les flics ? — Qu’est-ce qu’ils auraient fait. La scène s’est passée en même pas trois minutes. En plus je n’y connais rien en bagnole et j’aurais eu du mal à faire une déposition. C’est à peine si j’ai vu la tronche du mec. Et puis ce n’est pas mon genre. En plus, à part quelques infractions au code, je ne vois pas ce qu’il avait fait de répréhensible. Le mec avait gueulé, ça oui. Mais ce n’est pas interdit. Qu’aurais-tu fait toi ?
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