Bernard Buisine
Les Éphémères
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Bernard Buisine
Les Éphémères Rien ne dure jamais
Avertissement au lecteur « …Je suis ce que je suis et vous êtes ce que vous êtes. Je poursuis mon chemin, vous poursuivez le votre ; si nous nous rencontrons, c’est merveilleux sinon nous n’y pouvons rien ! » F. Perls, “Gestalt therapy verbatim”, 1969
Pour un novice, se lancer dans un roman, c’est une forme de challenge entre soi et ce « passeur » que représente l’écriture, à l’image du scorpion qui ne sachant pas nager propose à une grenouille de lui laisser la vie si elle l’aide à traverser la rivière en le prenant sur son dos. L’accord conclu, il grimpe sur le dos de la grenouille, elle commence à nager et au milieu de la rivière, il la pique. Elle lui demande pourquoi ? Et lui de répondre : « je n’ai pas pu « m’em-pêcher ! »
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Il en est de même pour l’apprenti en écriture que je suis, il m’a fallu changer de berge et oser la passe. Pour se lancer, le plus difficile, est le choix du verbe ; l’imparfait, le présent, le passé simple afin de mêler le passé, la jeunesse, le présent et les espoirs d’avenir. L’Irlande, elle, a construit le « futur intérieur ». C’est en Mai 2010 que trois personnages sont venus me chercher ; trois amis passionnés de pêche à la mouche qui avaient envie de se raconter. Je leur ai servi de plume. Ils m’ont entrainé vers les couleurs, les odeurs, les femmes et les hommes qui partageaient leur vie. Plumes et mouches : deux termes ô combien polysémiques : poids plume, plume d’oie, voler dans les plumes…, prendre la mouche, faire mouche, être une fine mouche!…. 10
Avec des plumes, le pêcheur fabrique des mouches ! La mouche artificielle est une imitation. Elle reste, comme son nom l’indique, un artifice, un leurre. Pour fabriquer une mouche, il s’agit d’imiter au mieux l’insecte recherché par les poissons. Est-ce la couleur qui les piège, la grosseur de leur repas du moment, ou les deux à la fois? La croyance prend ici le pas sur l’entomologiste et le spécialiste. L’inconnu de la vie sous l’eau entraine les pêcheurs dans un monde invisible, celui de l’imaginaire. C’est ainsi que la pêche à la mouche, emblématique point de départ, s’est vue nourrie de rencontres, d’amitié et d’histoires d’amour. Si, au détour d’un « passe-âge », un mot, dans un coup de vent, un ciel annonciateur, un visage, une caresse, la brume dans la montagne, un chocolat de St Finian’s bay, l’odeur de la tourbe, un verre de whiskey, une Guinness au pub de Puckane, un poisson cuit au barbecue, la tenue
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d’une truite prise à la mouche, et même, d’un gâteau orange : si cela vous met en appétit, il vous faudra peut être partir, vous aussi… C’est une invitation, au sens baudelairien. En Irlande, là, où tout a commencé ! « …Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D’aller vivre ensemble ! Aimer à loisir Aimer et mourir, Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes, Si mystérieux De tes traitres yeux Brillant à travers leur larmes … » Killaloe, mai 2013
…Un poisson rouge que l’on change de bocal continue de tourner dans le même espace que celui de son ancien récipient. Avec le temps, si la crainte de la découverte, ne l’anéantit pas, il se risquera à l’aventure et s’apercevra que la seule chose qui le retenait, c’est sa propre peur de l’ inconnu…
L’Imparfait
Il tombait des cordes. Ma veste en coton huilé ne suffit plus ! Avant d’entrer dans le vieux pub de Puckane, Sean maudit ces fabricants qui n’étaient pas foutus d’inventer des fermetures correctes aux cols des vestes. Une fois la casquette mouillée, la pluie coulait dans le cou… Une véritable merde qui vous glaçait les os ! La vieille porte passée, c’était un autre monde. Le feu de tourbe dégageait son odeur douce et terreuse. La lumière tamisée se mêlait à la fumée de cigarette blonde. Sur le bar, les verres vides de Guinness et de Smithwick’s montraient que l’après midi avait été animé. Avec la différence de température, ses lunettes se couvrirent de buée. Il les essuya rapidement. Ça aussi, c’était pratique, quand il pleuvait ! Et à la pêche, n’en parlons pas ! Sean grand, svelte, avec un visage allongé, portait une barbe grisonnante rasée court, et des cheveux bien éclaircis avec les années.
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Il s’assit, comme toujours, sur un grand tabouret, à l’angle du comptoir. Il découvrait tout le bar décoré avec de vieux trophées. Sur sa gauche, en plein milieu du mur, dans un cadre de verre, une grosse truite de 9 livres attrapée en avril 1969 par Jérémy O’Neill. En dessous, des photos accrochées pèle mêle : des charrettes conduisant le lait, les vieilles rues du village en terre battue, des vues du lac avec des pêcheurs tenant leur proie et sur une étagère, de vieux paquets de cigarettes des années 60, Craven, Markovitch et John Player. C’était un méli mélo des années anciennes. Dans la grande glace biseautée, il apercevait les tables et le feu de tourbe. « Hi, Pat !... J’ai froid. Un double Paddy avec 3 glaçons ! - Tout de suite Sean….Quel temps ! - Oui, il y a un mois, on avait dix degrés de plus ! - Le mois de mai va en prendre un coup ! Je te sers tout de suite… » Ses deux amis, Peter Mac Coy et Garret Kennedy le rejoignirent, le verre à la main. Peter était plus petit que Sean : visage marqué par les stigmates d’une forte varicelle, il avait pris un peu de ventre avec les années. Garret, lui, avait un air bon enfant : lunettes modernes, visage rond, toujours bien habillé, tiré à « 4 épingles », veste en tweed et petit gilet à carreaux. Pat trouvait qu’il ressemblait à Elton John, ce qui n’était pas pour lui déplaire. « Hi, Sean… déjà de retour ? - Oui, il fallait juste que je passe à Killaloe pour des paperasses. - Tu as bien fait de nous laisser ici, on sait tout du comté ! »
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Au cours de leur après midi au pub, ils avaient pris des nouvelles de tous et connaissaient à présent l’essentiel de ce qui s’était passé dans l’année ; deux français étaient venus s’installer dans l’ancien manoir à la sortie du village, Genny, la femme du garagiste avait quitté son mari, le comté avait perdu la coupe de football gaélique à cause d’un arbitrage pourri et, depuis l’ouverture, en février, il y avait eu de belles truites prises dans la baie de Dromeneer et sur Portumma. La pêche à la traine, avec des poissons nageurs orange et des cuillères ondulantes de la marque « eira », argentées et rouges avait fait un malheur ! Pour Genny, Peter ne fit aucun commentaire. Ils se connaissaient depuis la fac. A l’époque, ils étaient toujours ensemble. Quand Peter était parti en Angleterre, Genny se retrouvant seule, s’était sentie abandonnée mais n’en avait jamais parlé. Quelques années plus tard, elle avait épousé Steve, le garagiste. Bien vite, ce dernier avait préféré la bière à la vie de famille et Genny avait construit son existence comme elle avait pu. Peter lui, s’était marié avec une anglaise, mais le travail de l’un et la lassitude peut être, ne partageant plus que l’éducation des leurs deux filles ils avaient décidés de se séparer. Après seize ans de mariage, ils avaient divorcé. C’est à cette époque, qu’il avait retrouvé Genny lors de ses passages chez Sean, chaque année en mai. Une liaison tellement secrète, que ni Sean ni Garrett n’étaient au courant de leurs retrouvailles. Pour vivre cet amour caché, il avait toujours un truc à aller chercher : une bouteille de vin à Limerick, quelques mouches à Ballina, deux ou trois coups de téléphone à donner… de bonnes raisons pour partir seul. Depuis plus de dix ans maintenant, Peter et Genny avaient la complicité de deux amants. C’était simple : ils se
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retrouvaient avec bonheur, se racontant des événements de leur vie, ils faisaient l’amour toujours avec la même passion. En apprenant qu’elle se séparait de son mari, il avait ressenti une sorte de satisfaction et de soulagement.
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Accoudés au comptoir, les trois pêcheurs devisaient sur la météo. Le vent avait tourné à l’est avant de monter en rafale vers 10 heures du matin. Une pluie glaciale s’en était mêlée. Et pourtant, on était bien début Mai ! Cela faisait 5 mois que ça durait, depuis l’automne. Novembre avait été pluvieux, décembre et janvier très froids au point que certains arbres, comme les palmiers, poussant dans ce climat tempéré grâce à l’influence du golf Stream, ne s’en remettraient pas. En Avril, le début du printemps s’annonçait prometteur et voila que ce flux de Nord et d’Est n’en finissait pas de casser la baraque. Sean enleva sa veste, l’accrocha à un vieux clou près de la cheminée pour qu’elle sèche. Il commanda un deuxième paddy, double, toujours. Sean était professeur de philosophie à Limerick depuis maintenant plus de 35 ans. Sa carrière aurait pu se combiner autrement mais il a refusé 3 fois un poste de professeur à l’université. Partir à Dublin ou Galway ? Trop loin pour lui, trop attaché aux bords du lac, à la pêche et au comté de Clare. Il partage sa vie avec Mary O’ Donovan et leur fils, John, qui termine ses études d’ingénieur en Australie. Ils habitent une maison au bord du Lough Derg. Peter et Garret sont irlandais eux aussi. Ils ont quitté le Comté à la fin des années 70 pour travailler à Londres. Ils n’aimaient pas les anglais particulièrement mais, associés dans le commerce de tissu, leur job les avait entrainés chez « l’ennemi ».
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Peter et Garret viennent tous les ans retrouver Sean ; toujours à la même période, en Mai, pour pêcher la truite. C’est une tradition à laquelle aucun des trois ne dérogeait depuis maintenant une bonne quinzaine d’années. En Mai, les irlandais, pêcheurs, s’organisent pour se libérer des contraintes du travail. Ils sortent leur canne à mouche et traquent les truites. Sean avait négocié avec son collège que tous les ans, à cette époque, pendant trois semaines, il ait un remplaçant. Cela lui avait été accordé. Bon professeur, c’était une sorte de reconnaissance en rapport avec son investissement auprès des élèves depuis de longues années. Cette distinction était vécue par certains de ses collègues comme un privilège qui le mettait un peu en porte à faux dans le collectif éducatif. Les années avaient atténué cette jalousie. Maintenant, quand il quittait son poste, on disait : « ah, ça y est, le printemps est arrivé ». Son absence scandait les saisons, comme la St Patrick en mars et la fête des jonquilles début Avril. Pour s’éloigner de Londres, Peter et Garret, eux, confiaient leur magasin à leur premier vendeur. Ils étaient arrivés hier soir, avec l’espoir de tomber sur de belles éclosions d’éphémères pour traquer quelques truites en appétit. Ils logeaient chez Sean et Marie. Ils étaient amis. Avec Sean, sans s’appeler au téléphone, chaque jour, il n’en était pas un, qui, l’espace d’une seconde, ne pense aux deux autres. Enfants du même village, ils se connaissaient depuis toujours. Fils uniques, chacun dans leur famille avait été chouchouté. En reposant son verre, Sean les regardait discuter avec les pêcheurs du coin et se rappelait leur jeunesse commune. Ils avaient tous trois grandi à quelques kilomètres d’ici, à Killaloe, au bord du lac et au bord du Shannon.
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A Limerick, à l’école privée, la vie en internat avait renforcé leur profonde complicité. Ils étaient peu loquaces sur cette période où la discipline était rude. Faut dire qu’ils avaient commis les pires méfaits : faire pipi dans les burettes du curé, enduire de poil à gratter son habit de messe, mettre des pétards dans les sacoches de Miss Hemphild’s, la gouvernante, quand elle partait au marché. Cela leur avait valu des punitions sévères. A l’université, leur vie d’étudiant s’était déroulée avec la même complicité. Beaucoup de leurs camarades les imaginaient membres de la même famille. Durant cette période, ils avaient baigné dans les années de représailles de la « dame de fer » et, avec les Irlandais du nord, compris jusqu’où pouvait aller la tyrannie. Ils avaient pris conscience que le monde était une vaste scène où se jouaient les luttes, les inégalités, les dominations. 22
Au fond du pub, le vieux poste radio TSF égrainait une chanson de John Lennon : « Imagine ». « 1971 ! J’étais à l’université », pensa Sean. « Je commençais des études littéraires et de langues ». Au campus, en côtoyant des étudiants américains, il avait été initié à la culture américaine. Ces jeunes gens étaient critiques sur le développement de leur pays et sur les effets du capitalisme. A leur contact, Sean avait baigné dans la révolte de leur jeunesse, une révolte contre ce qui ce qui faisait paradoxalement espoir en Irlande : la société de consommation. Ils avaient de nombreux intérêts communs comme la musique et leur critique de la guerre mais la grande différence, était, entre autres, le développement économique de leurs deux pays. Les uns regrettaient le profit à tout prix et les irlandais crevaient d’envie de gouter enfin au confort de la vie. « ...Imagine… qu’ il n’y ait plus de pays…
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Ce n’est pas dur à faire, Plus aucune raison de tuer ou de mourir, Et pas de religion non plus... Imagine… » Il y avait eu Patricia, cette belle américaine avec des yeux verts magnifiques, venue pour terminer ses études de lettres à Limerick et retrouver ses racines irlandaises. Sean était en 2e année dans la même université. Ils étaient tombés amoureux. A l’issue de ses études de droit, elle était repartie en Amérique, Sean était resté en Irlande. Parfois, perdu dans ses souvenirs, il avait comme un regret de ne pas avoir risqué l’aventure. Un souvenir vite estompé, mais toujours présent. Au début, ils s’étaient écrit des lettres enflammées puis Patricia avait souhaité arrêter puisque cela ne mènerait à rien! Sean s’était trouvé un peu lâche et avait accepté. Il avait compensé ce chagrin d’amour par le travail. La réussite aux examens de processionnât lui traça le chemin. Il fut nommé au collège de Limerick. Il n’entendit plus jamais parler de Patricia. « …Imagine… qu’ il n’y ait pas de paradis C’est facile si tu essaies, Aucun enfer non plus, Au dessus de nous uniquement le ciel, Imagine tout le monde… » Quelle chanson ! A cette époque, Sean et Peter, écoutaient John Lennon et suivaient de près ses prises de position contre la guerre au Viet Nam. « Vive la révolution du rock » avaient-ils essayé d’écrire, sur un vieux mur du centre de Limerick. C’était en… 1972, un soir de Septembre. Ils avaient pris un fond de bidon de peinture dans la droguerie que tenait le père de Peter. Sean tenait le pot, Peter le gros pinceau et
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