Petits délits et autres facéties
Nathalie Barrié Laborde
Petits dĂŠlits et autres facĂŠties
Nathalie Barrié Laborde
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Le Baiser de Circé
Lundi 20 mai Cher Monsieur, J’ai commencé à travailler sur le passage du « Circé » d’Ulysse que vous m’avez indiqué. Il correspond dans l’Odyssée à celui où la magicienne a transformé les compagnons d’Ulysse en pourceaux. Le parallèle n’est pas évident avec le chapitre 15 d’Ulysse : le texte joycien reste impossible à circonscrire à un nombre défini d’interprétations. Parfois je me demande s’il n’est pas ensorcelé. Cela ne m’étonnerait guère, vu que l’auteur s’intéressait aux phénomènes occultes et à l’hérésie, dont je viens de vérifier l’étymologie (détourner un système de l’intérieur) et je compte écrire un chapitre à ce sujet. J’ai lu quelque part que l’auteur avait pour ambition de faire une cosmogonie hérétique. Dans son cours, M. Otapi, spécialiste de Joyce, disait que ce texte semblait parfois dépasser la réalité, et avoir l’ambition d’être « LE livre » qui contient tout, comme si les éléments de notre réalité n’existaient que pour être destinés à entrer dans le livre. Une ambition ancestrale. Personnellement, ceci m’évoque l’envers des trous noirs, les univers par-
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allèles… Mais que dis-je ? Je m’égare, veuillez m’excuser, car je sais combien votre temps est précieux… Pour en revenir à nos pourceaux, croyez-vous que mon travail pourrait tirer profit de l’étude de la notion d’allotropie, selon laquelle pour un même corps, ou dans le cas présent un même corpus, deux apparences différentes peuvent coexister, comme le charbon et le diamant ? Séparer le charbon du diamant, voilà une tâche titanesque ; car Joyce s’est plu à mêler inextricablement le noir et le blanc, l’ombre et la lumière… Pour ma part, je vais repartir au charbon dans l’espoir qu’à force de travail et après diverses périodes de glaciations suivies de dégels, je trouverai enfin un éclat de diamant au bout de mon stylo… Bien à vous, BJ 10
P.S : Je compte montrer qu’Ulysse, malgré sa modernité, s’insère dans la continuité de la tradition satyrique irlandaise (cf Swift.) Ne pensez-vous pas qu’il en est à la fois la condensation et le reflet ? Mercredi 22 mai Cher Monsieur, Merci pour vos conseils ; l’étude du rythme poétique est en effet intéressante et j’aurai, je pense, beaucoup à en dire. La résistance du texte à être traduit induit une tension inhérente à la qualité de l’ensemble, mais comme toute œuvre littéraire importante, elle appelle aussi cette traduction. Blake le disait, « la tension est nécessaire à
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la progression littéraire ». Je prévois de parler de la résistance du texte à la traduction, et de son parallèle en psychanalyse, la résistance du patient au traitement. Malheureusement, je dois vous avouer que je n’ai pas pu travailler hier, car j’ai très mal dormi la nuit d’avant et je reprends à peine mes esprits. Il m’arrive la nuit quelque chose d’inexplicable. Chaque fois que je regarde mon radio-réveil, la série de chiffres rougeoyant dans le noir est identique ; ça commence par 00 : 00, et ensuite j’ai droit à 1 : 11, puis à 2 : 22, 3 : 33, 4 : 44, et pour finir à 5 : 55 ; heureusement que 6 : 66 est un horaire impossible… car comme vous le savez, c’est LE chiffre diabolique par excellence, si je puis dire. Je précise que pas une fois je ne regarde l’heure en dehors de ces suites identiques, et c’est en dehors de ma volonté. Quand je me rendors, c’est d’un sommeil agité, mais je vous ferai grâce de mes rêves… Toutefois, il y a un lien entre ces rêves et la lecture de Joyce, surtout si on y superpose une lecture freudienne prenant tout son sens avec la mise en scène du rêve de Bloom dans « Circé »… Je crois que je vais me décider pour un plan incluant les notions de « déplacement » et de « condensation », principes freudiens du travail du rêve. Cette nuit à 2 : 22, je pris un bain pour me détendre et je repris la lecture DU livre. Je tombai de manière non intentionnelle sur la page 333 et continuai à lire jusqu’à la page 444 avant de retourner au lit ; mon radio-réveil affichait alors 4 : 44 et j’en fus frappé. Mais ma lecture aquatique m’ayant proprement lessivé, à 4 : 45 je me rendormis en rêvant que j’étais Léopold Bloom en visite au bordel de Dublin, puis en
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proie aux douleurs de la parturition, et je venais d’accoucher d’une bonne dizaine de pourceaux de couleurs variées quand je me réveillai en sueur, à 5 : 55 précisément. Quel lien sérieux trouver là, me direz-vous, avec notre travail ? J’ose espérer qu’il n’y a aucun rapport entre mon travail sur la magie dans l’épisode « Circé » d’Ulysse et le fonctionnement de mon radio-réveil, mais je reste circonspect, car avec Joyce, on ne peut être sûr de rien… Il me semble que ces expériences discrètes et difficilement communicables s’apparentent à ce qu’il appelait ses épiphanies. Ce livre hérétique semble exercer une influence sur la tranquillité de mes nuits, et l’insomnie vient s’ajouter à mon lot quotidien. Que pensez-vous de tout cela, cher maître ? Faites-le-moi savoir. Bien à vous, BJ PS : Veuillez avoir l’obligeance d’effacer le dernier nombre auquel je fais allusion plus haut, et qui, en référence avec mon radio réveil, en tout cas, n’existe pas et ne saurait exister ; de même que le nom de Voldemort ne saurait être prononcé dans Harry Potter, je serais plus tranquille si la mention de ce nombre disparaissait de tout écrit signé de ma main. Croyez bien que je ne suis pas superstitieux, mais que je vous en serai fort reconnaissant, car il ne faut pas tenter le mauvais sort.
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Jeudi 23 mai Cher Monsieur, Sur vos conseils, je reviens de chez votre ami le Dr Bismorgen, psychothérapeute, qui a été à même de me donner des renseignements fascinants sur la théorie des rêves de Freud que je compte développer dans mon étude joycienne. En passant, je lui ai raconté mes rêves, qui l’interpellèrent au plus haut point. Nous restons en contact, car il semble que mon travail l’intéresse, davantage que ma modeste personne qui, sans prétendre qu’elle ne bénéficierait pas d’une petite cure psychanalytique, n’a guère le temps ni les moyens de s’en offrir une à ce jour, à moins que vous ne me trouviez, bien sûr, un bon éditeur, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Je plaisante, évidemment ; bien qu’il y ait dans tout calembour, comme on le sait, un certain degré d’intentionnalité. Depuis hier je remarque que chaque fois que j’ouvre un livre, il me suffit de penser au numéro de page voulu juste avant de l’ouvrir, et je tombe sur la bonne page du premier coup, comme par magie. Pas plus que le Dr Bismorgen, je n’ai d’explication à ce phénomène, sans aucun doute épiphanique. J’ai remarqué que la pendule du docteur marquait 11 : 11 au commencement de notre entretien, qui s’acheva à 12 : 12 précises. Simple serendipity, comme disent les Anglo-saxons ?… J’en fis part au docteur qui en prit note calmement, et nous prîmes congé. Il faut que je mentionne ces détails à mon radio
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réveil, qui en sera, je crois, bien étonné. Je complote de l’emporter par surprise demain, pour lui présenter la pendule du docteur, avec laquelle il trouvera sans aucun doute, du tac au tac, maints sujets de conversation. Ça le changera de son triste ordinaire d’instrument du mouvement universel, expérience solitaire s’il en est, et que je n’envie guère. J’en ai parlé à mots couverts au Dr Bismorgen qui prit son air dubitatif, mais il sera sans doute ravi de mon initiative quand il découvrira ce compagnon rêvé pour sa pendule. Je vous enverrai sous peu un plan rédigé de mes travaux et vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments dévoués. BJ Samedi 25 mai 14
Cher Monsieur, Je dois vous avouer que j’ai peu eu le loisir de travailler depuis ma dernière lettre, car il m’est arrivé une avalanche d’épiphanies qui m’a laissé pantois. Je commence à croire que j’ai ouvert la boîte de Pandore avec ce livre maudit dont j’ose à peine écrire le nom à l’heure qu’il est. Je tiens cependant à laisser trace de tout ceci, au cas où il m’arriverait quelque chose. Vous seul pouvez prendre ces phénomènes au sérieux. Je me penchai hier sur le passage où Bloom rend justice en plein air, quand on sonna à ma porte. En ouvrant, je découvris à mes pieds un petit cochon rose à collier vert. Je le fis entrer avec quelques égards, car je
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sais que les magiciens peuvent prendre des formes aussi trompeuses qu’inattendues. Il vaut mieux ne pas se les mettre à dos. Sur son collier étaient écrites mes initiales. Je fis une place à l’animal dans ma cuisine. Je le surnommai Bismark, pour son air penché qui me rappelait le Dr Bismorgen, et 1-2-3 pour conjurer le sort des suites numériques identiques. Bismark 1-2-3 me tient compagnie de façon agréable et s’avère facile à nourrir, mais avouez que Monsieur Joyce commence à envahir mon quotidien au-delà de mes attentes les plus saugrenues. J’ai cherché en vain dans l’Odyssée d’Homère la façon dont Ulysse délivra ses compagnons du sort jeté par Circé ; je m’inquiète en effet, car depuis deux jours, je n’arrive plus à joindre ma mère par téléphone. J’ai par ailleurs remarqué deux rangées de mamelles chez l’animal qui ne laissent aucun doute : il s’agit d’une truie. De là à penser que ma mère a été transformée en truie, il y a un pas que j’hésite à franchir. La bonne nouvelle pour ma mère serait qu’elle aurait considérablement rajeuni, mais ce n’est pas une raison suffisante pour s’en réjouir. Elle y aurait gagné également au niveau de l’humeur, car Bismark 1-2-3 ne récrimine jamais. Elle est d’un joli rose bonbon sucé, couleur étrangère à toute description qu’un observateur moyennement réaliste pourrait faire de ma mère, exception faite des épisodes où sa teinture de cheveux vira au rose, mais il s’agit d’un passé révolu, puisqu’elle porte maintenant perruque. Quand la choucroute est rose, dit ma tante Martha, c’est qu’elle est trop salée, mais aucun rapport, me direz-vous.
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Autre chose m’empêche de sortir de chez moi depuis deux jours : la clé de ma porte d’entrée est gauchie, elle a plus à voir avec un tire-bouchon qu’avec une clé de porte, et je crains bien de ne plus pouvoir m’en servir. Peut-être comme ouvre-bouteille, mais je refuse de trouver une solution à mes problèmes dans l’alcool, car plus que jamais je me dois de garder l’esprit clair. En revanche, j’ai perdu ma clé originale et ne peux donc en faire une copie. Ceci occupe désormais une place au moins aussi grande dans mes nuits d’insomnie que le doux museau de Bismark 1-2-3 près de mon oreiller… Votre dévoué BJ
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P.S : j’ai trouvé un nouvel usage, celui de lime à ongles, pour ma clé d’appartement… Pensez-vous que ceci veuille dire que je devrais tenter d’ouvrir ma porte avec une lime ? Dimanche 26 mai Cher Monsieur, L’ordre du jour a changé depuis que je vois la vie en rose avec ma jolie Bismark. Même ma thèse sur Joyce semble secondaire à côté du parfait amour que nous filons ensemble. Elle m’a demandé d’héberger ses frères, sœurs, oncles, tantes, parents et cousins. Comme je ne peux rien lui refuser, je me suis vu contraint de déménager avec tout ce beau monde dans une grange de campagne. Cela tombe bien, vu que j’ai perdu l’usage
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de la clé de mon appartement. J’ai envoyé paître tout sentiment de culpabilité à l’idée d’une improbable relation incestueuse avec ma mère, Bismark n’ayant de toute façon (plus) rien en commun avec elle. Nous vivons tous à présent dans cette grange, Bismark 1-2-3, Bismark 4-5-6, Bismark 7-8-9, Bismark 10-11, Bismark 12-13, Bismark 14-15, Bismark 16-17, Bismark 18-19, Bismark 20-21 et moi, Bernard plus joyeux que jamais. J’ai donné mon radio-réveil en cadeau d’adieu à la pendule du Dr Bismorgen, et je compte démarrer une nouvelle vie. Je vais transporter ici mon travail sur « Circé », car je pense qu’il y a là un créneau inexploité. Quel chercheur, en effet, n’eut jamais assez d’ouverture d’esprit pour enfiler ses bottes et faire l’expérience des conditions extrêmes infligées à Bloom sur le terrain, en l’occurrence un sol plutôt boueux ? Une analyse de la boue à côté de la grange devrait orienter ma thèse vers de nouveaux horizons ; mon ancien plan vous paraissant abstrait, je vais y introduire des chapitres de travaux pratiques, et étudier les épiphanies discrètes, qu’on néglige par manque de simplicité et excès de sophistication. Je suis entré au cœur du roman… Je ressens l’émotion du premier cosmonaute envoyé dans l’espace, et je donne mon corps à la science. Vous avouerez que ce sacré Joyce mène à tout. Pensez-vous que je puisse postuler à une allocation de bourse ? J’ai maintenant une nombreuse famille à nourrir, qui s’agrandit de jour en jour. Pourriez-vous plaider pour moi en commission étant donné ma position de chercheur sérieusement investi sur le terrain (légèrement, en fait, au-dessus du genou) ?
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J’aurais grand besoin d’un petit encouragement financier ou en nature, sous forme de pommes rassies et de vieilles racines à truffes. Dans l’attente de votre réponse, et persuadé que vous saurez comprendre l’intérêt de ce tournant dans ma recherche, je reste votre élève dévoué, BJ
Jeudi 6 juin Enverrai T.P. contre truffes excellente boue ici paradis Signé Groin Groin
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Délit de fuite
Une fois garés à Miésy, Ophélie et Marc-A prennent la navette gratuite pour se rendre au festival du port. À l’arrivée, un agent de sécurité en gilet rouge, posté derrière une barrière en bois, vérifie les billets d’entrée. Ophélie explique : — Le syndicat d’initiative nous a dit qu’on pouvait les prendre sur place. — Alors, dit l’agent, indiquant d’un geste vague une rue sur la droite, la billetterie est à cinquante mètres. Ils obtempèrent en même temps qu’un groupe de marcheurs en route vers le nouveau Woodstock, ou pas. Bientôt, un homme vêtu d’orange, qui semble en revenir, les apostrophe : — Les jeunes, on cherche des billets ? — Oui, répond Ophélie, bien qu’elle fût sans doute la plus âgée du groupe après Marc-Antoine (elle est surprise que personne ne rie). L’homme s’approche, deux billets à la main. — C’est cent euros, annonce-t-il. À la billetterie, ce serait cent dix ; cinquante-cinq chacun. Ophélie est certaine qu’il dit vrai. Ça ne semble pas exagéré. Mais elle le voit à son air fermé, Marc-A ne veut
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rien entendre. D’ailleurs, il insiste pour pousser jusqu’à la billetterie. L’autre s’approche de lui : « Monsieur, je vois que vous ne me faites pas confiance, je vous promets qu’à cette heure-ci, vous paierez cent dix euros au guichet. » Marc-A répond qu’il doit y avoir un tarif réduit étant donné qu’il est vingt heures passées, et qu’un passe est valable de treize heures à une heure du matin, on est donc à plus de la moitié du temps. Il commence à prendre l’air qu’elle redoute. N’a-t-il pas oublié son tenso-régulateur ce matin ? L’homme insiste qu’il n’y aura aucune réduction au guichet à cette heure. En pure perte. Prise entre deux feux, Ophélie bafouille qu’elle a cru voir… que le prix était de douze euros cinquante par spectacle, à l’unité. Elle espère s’en tirer avec une option nouvelle, sélectionner ce qu’ils vont voir. Histoire de débloquer la situation. Mais elle n’est pas sûre que cette possibilité existe concrètement. De plus, ils ne connaissent même pas le programme. Parfaitement étanche à cet élan diplomatique, l’homme se contente de lui demander si elle a déjà mis les pieds dans un festival de musique. Elle doit bien avouer que non. — Sans vouloir me moquer, l’endroit est trop vaste pour payer l’entrée de chaque spectacle, et avec un passe vous pourrez voir tous les spectacles que vous voulez. Les meilleurs groupes passent le soir.
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Il semble sûr de lui et elle le croit, c’est logique, concède-t-elle, ce qui énerve Marc-A. Si c’était un môme, il la tirerait par la manche. Se ressaisissant aussitôt pour lutter contre sa nature crédule dont il ne manquera pas de lui faire grief, Ophélie marchande et l’homme en orange accepte, vu l’heure, qu’elle donne quatre-vingtdix euros. Elle croit triompher. Elle regarde Marc-A, qui s’obstine à pousser vers la billetterie. Il va refuser la réduction, pour la seule raison qu’il hait l’homme aux billets. Ils ne se connaissent pas, c’est donc a priori de la haine pure, la pire de toutes, à ce qu’il paraît. Alors prise d’une soudaine lassitude, à sa propre surprise, Ophélie trahit à regret sa conviction intime, décide de céder à la pression muette de son compagnon et de refuser l’offre inespérée. Mieux vaut perdre vingt euros, mais éviter que Marc-A ne l’accable de reproches. La logique, là dedans ? Aussi trouble que leur relation. Elle lit dans les yeux du type aux billets qu’il comprend les raisons de sa capitulation. Le tout assaisonné d’un soupçon de mépris ; ou de pitié, autant ne pas savoir. Ophélie marmonne un truc non définitif, du style on se retrouvera peut-être tout à l’heure, ne s’excusant qu’à demi-mot pour ne pas énerver davantage Marc-A, qui attend toujours en silence. Il fait juste ce qu’il peut pour montrer qu’il est patient, c’est-à-dire qu’il ne fait rien, mais d’un air buté. Résigné. Résigné, mon cul. Le calme semble revenu, elle a appris à faire son deuil de ces choses-là. Il y a pire : la
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guerre des ménages. Elle se sent relativement sereine puisqu’il ne peut rien lui reprocher. Autrefois elle eût été en colère, mais aujourd’hui elle est passée à la reddition. On peut en conclure qu’elle a progressé dans une situation qui s’est dégradée ; l’écart se creuse entre le haut et le bas. On dirait même que plus elle prend sur elle, plus les relations s’enveniment. Elle le sent bouillir quelque part comme il se contient pour ne pas montrer sa mauvaise humeur en errance, tout à coup privée d’objet (et donc injustifiée) qu’elle perçoit nettement. Elle devrait lui en vouloir, mais c’est lui qui lui en veut d’avoir cédé et surtout de l’avoir fait avec grâce. Et de lui avoir ôté une excellente raison de l’accabler : il y était presque arrivé, à avoir un bon motif de faire la gueule, mais elle a cédé sans prévenir. Comme quand on tire sur une corde raide chacun d’un côté et que l’autre lâche sans crier gare, et qu’on tombe à la renverse. On perd la face. Marc-A est sur le cul. C’est sa seule victoire à elle, à la Pyrrhus, celle de la surprise. La seule qui lui sera accordée et qui ne dit pas son nom. En marchant et en parlant de choses et d’autres comme si de rien n’était, ils trouvent long le chemin jusqu’à la billetterie et pensent l’avoir dépassée. Ophélie demande la route à un jeune couple qui vient dans l’autre sens. Après une légère hésitation, la jeune femme, une belle brune avec des leggings blancs s’arrêtant à mi-jambe sur des mollets bronzés rebondis, plonge d’un geste gracieux la main dans un sac marron béant, d’où elle tire deux billets.
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— Essayez-les, dit-elle. Ils ont déchiré le vendredi et le samedi, mais pas le dimanche. Ça va peut-être marcher. — Oh, merci, merci ! exulte Ophélie. Quelle aubaine ! Il en convient du bout des lèvres. Sa non-réaction l’intéresse, lui apprend qu’il est incapable de se réjouir simplement. — C’est grâce à moi, dit-elle : si je n’avais rien demandé, on aurait dû payer plein pot. — Plein pot, pas sûr du tout. Et si tu avais cédé au premier vendeur de billets, on n’aurait jamais eu ces billets gratuits. Il n’en démord pas. C’est horripilant de ne pouvoir le contredire. Ah, pour ânonner au bon moment le sophisme de service, il y a du monde. De toute façon, ça lui ferait mal de reconnaître qu’il est redevable en quoi que ce soit. En guise de remerciement il oscille entre condescendance et ironie, l’air de passer un caprice à une enfant. Tout de même, ne vient-elle pas de décrocher d’un coup l’équivalent de cent dix euros ? Que lui faut-il donc pour se réjouir ? Y aurait-il un aspect de l’affaire, de son point de vue à lui, qu’elle aurait zappé ? Sur le moment, elle ne le croit pas. Mais il a marqué un point : le doute est entré dans son esprit ; à vrai dire, il n’en est jamais sorti. C’est son point faible, le talon d’Achille qu’à force d’entraînement, il sait titiller à merveille. Devant la billetterie, elle demande des précisions objectives à la guichetière, pour prouver à Marc-Antoine qu’ils auraient dû payer l’entrée si… etc. (revoir, au besoin, le début de cette lamentable histoire). Cette
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dame répond d’un ton enjoué, comme pour annoncer une bonne nouvelle : « C’est cinquante-cinq euros. » Se faisant l’avocate du diable, Ophélie insiste masochistement pour savoir s’il y a une réduction à cette heure de la soirée. — En tout cas pas avant Indochine, répond la guichetière en retirant instantanément son sourire. Mais demandez plutôt aux gens de la Fnac. Elle montre un guichet à l’autre bout de la rangée de cabanes en bois peintes en blanc, hâtivement disposées côte à côte pour les trois jours du festival. Ophélie repose sa question, obtient la même réponse, insiste non moins masochistement pour savoir s’il y a une réduction, on lui répond « en tout cas pas avant vingt-trois heures et encore ce n’est pas sûr, on attend confirmation de la prod. » — Merci, je vais réfléchir, ment-elle, car à ce degré d’insistance, il devient impossible d’expliquer qu’elle a déjà les billets d’entrée de toute façon, mais qu’elle désire prouver à son mari qu’ils auraient dû payer le prix fort s’ils n’étaient pas tombés sur une aubaine, car il lui a fait refuser un tarif intéressant et qu’elle a bien l’intention de lui montrer qu’il a eu tort. Limpide, pourtant, non ?… L’employé aurait juste compris qu’elle lui avait extorqué tous ces détails sans aucune intention d’acheter le moindre billet. Ce genre de chose peut énerver. Sûre de son coup, Ophélie revient vers Marc-Antoine et lui répète ce qu’elle vient d’apprendre : pas de raie duc. Aucune, niet, peanuts. Il rétorque que si le type du guichet a dit qu’il attendait confirmation de la prod,
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c’est qu’il fait une réduction sans le dire à l’avance. Bien qu’il soit d’une mauvaise foi à peine croyable, elle trouve difficile de répondre, sinon en disant que la réduc serait venue trop tard (on reste dans l’hypothétique vu qu’ils n’ont plus besoin de billets, j’espère que vous suivez), mais c’est encore sous-estimer le scepticisme résolu, quasi pro de Marc-A. Qui la laisse songeuse. Si les bras pouvaient tomber, il y a longtemps qu’elle serait manchotte. Elle commence à le détester sans tout à fait se l’avouer, car il ne faut pas lui permettre de lui gâcher la soirée, ce qu’il semble peut-être prendre plaisir à faire. Un sentiment confus et marécageux l’avertit : Attention danger, no trespassing, si elle avance sur ce terrain, c’est sûr, sa soirée va se passer à ruminer et à observer l’autre qui lui aura bel et bien gâché son plaisir ; il en sera trop content : ne pas le gratifier, en plus. Ils ont fêté hier leurs seize ans de mariage au bal des pompiers, il l’a laissée payer les cinq repas, pour eux et les enfants. Mais on verra ça plus tard… Seraient-ils entrés dans l’ère du soupçon ? Stop. Ce soir, rien ne doit entamer sa belle humeur, elle se sent la préférée des dieux, comme si quelqu’un là haut lui avait fait un cadeau pour lui signifier son soutien inconditionnel : deux billets gratuits !… Passage à l’entrée, on fouille les sacs, deuxième cordon de sécurité, il montre les billets, oui, ça marche ! On passe, ça y est on est passés. Gratos. Les mains dans les poches et les doigts dans le nez. Bien fait pour lui !
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