Thérèse Carton
Vivement que j’sois grande !
Vivement que j’sois grande !
Thérèse Carton
Vivement que j’sois grande !
I
Vittel. Mars 1943. Cette année-là, le printemps n’en pouvait plus d’attendre. Il jaillissait de partout et bourgeonnait sans retenue, au gré de sa fantaisie. Les premières violettes couraient le long des fossés et les lilas sentaient bon. Une brise légère et parfumée faisait voleter le rideau de la chambre. Sur son lit de douleur, ma mère écrase une larme. — Allons, allons, Mathilde, tu vas pas nous en faire une histoire. Ça fait déjà un bail qu’on travaille ensemble toutes les deux. Au fait, avant-hier, j’ai croisé ta grande, rue de Verdun, l’Yvette. Beau brin de fille. Ça lui fait quel âge déjà ? Quatorze ans ! Nom d’une pipe, comme le temps file… Allez, vas-y, pousse… là… voilà… c’est bien ma belle… bonté divine, y s’embête pas l’Henri ! Ça suffisait pas cinq ? Oui, c’est ça, respire profondément et… pousse… pousse… encore un petit effort… J’aperçois déjà la tête. Là, repose-toi. Dis donc, à qui va-t-il ressembler c’t’enfant ?
9
Thérèse Carton
Mathilde n’en sait rien. Mathilde ne dit rien. Elle voudrait retourner en arrière sur des rivages plus cléments où tout semblait facile et léger. Retourner voir du côté de ses dix-sept ans. Oublier le temps. Tout effacer pour mieux recommencer. Tellement loin ce jour où, jeune et belle, drapée de mousseline blanche et de rêves, elle sortait de l’église au bras d’Henri. Henri si grand, Henri si beau, si fort. Tout de suite, elle est tombée sous le charme de ses grands yeux verts. Il a aimé sa blondeur fragile et a succombé à la promesse de ses yeux bleus. Et c’est alors que la vie a commencé. Très vite. Trop vite. Une vie pleine. Pleine d’enfants, de nuits de veille, de lessiveuses, de fatigue. Une vie pleine de manques. 10
Mathilde ne dit rien. Elle patauge dans l’angoisse et les larmes. Retenir encore un peu ce petit dans son ventre, planer un temps encore entre le doute et l’espoir. — Allez Mathilde, on y est presque. Encore un peu de courage. Pousse… pousse... Mathilde pleure doucement, Mathilde prie. Mon Dieu, je vous en prie, faites qu’il ressemble aux autres, qu’il ait les yeux d’Henri, les cheveux d’Henri. Enfin, le cri de la délivrance. Un timide vagissement et… me voilà. Je n’ai rien d’Henri. Ni ses yeux, ni ses cheveux. Mais, je m’en fiche bien. J’entre dans l’arène, poings serrés, prête au combat. Moi, petite métisse
Vivement que j’sois grande !
d’entre deux mondes. De toute la force de mes poumons, je hurle à la vie. Nous étions en pleine guerre et les Africains avaient été cordialement invités à donner un petit coup de main à la France. Ma mère qui, à son honneur, n’affichait aucun préjugé racial, avait acquitté sa dette sur le champ, à sa façon. *** À la maison, ça a duré quatre ans. Les cinq grands m’ont tout de suite adoptée. Yvette jouait les petites mères. Longtemps, elle devait me rappeler nos escapades à deux pour fuir la maison, le regard des autres. Les questions ou les plaisanteries des autres. Elle me prenait sur ses épaules et on dévalait la pente à toute vitesse. Je plongeais du nez et de la bouche, fourrageais de toutes mes mains dans sa chevelure claire et dorée comme celle de maman. Un vrai plaisir. C’était chaud. C’était doux. De temps en temps, je donnais du talon pour accélérer le trot. Ça cavalait hardi petit. En arrivant dans les champs, on roulait comme des chiens fous, dessus dessous, dans l’herbe tendre et parfumée. Puis, ma sœur s’éloignait de quelques pas, s’accroupissait, ouvrait les bras et criait : — Qui vient dans mes bras ? — Moioioioi…
11
Thérèse Carton
Arc-boutée, de toute la vitesse de mes petites jambes, je courais me nicher dans ses bras qui se refermaient avec tendresse. Elle m’enlevait dans les airs et m’étouffait sous ses baisers. Le plus souvent, elle chantait ma grande sœur. C’est une fleur de Paris ou encore Lily Bye Bye, la rengaine préférée de maman. Elle racontait aussi de bien belles choses. Des choses roses, roses comme les trois petits cochons, tout ronds, tout mignons. Là, on était vraiment seules. Hors du temps. À mille lieues des histoires compliquées des grands. On oubliait. La maison, les disputes. Et quand le soleil devenait trop jaune, on s’allongeait à l’ombre d’un fouillis de haies et de ronces et on laissait le temps passer en regardant voler les hannetons. 12
Sûr, c’était pas comme à la maison où tout s’en allait à vau-l’eau. Des relents de tristesse et de colère annonciateurs d’orages empoisonnaient l’atmosphère. Nous, les filles, on se faisait toutes petites et mes deux grands frères que j’adorais nous avaient quittés pour aller jouer les apprentis fermiers. Maman dégoulinait de désespoir à travers toute la maison et reniflait du matin au soir. J’avais beau lui dire que je l’aimais gros comme une maison, rien n’y faisait. Elle pleurait de plus belle et moi avec. C’était à désespérer. Tout fichait le camp. Un vent malsain s’engouffrait de partout balayant sur son passage tout ce qui avait été. Insatiable, il pillait, détruisait, réduisait en ruines les plus petits rêves s’acharnant avec violence,
Vivement que j’sois grande !
jusqu’à plus souffle, sur les derniers soubresauts d’une tendresse enfouie sous les décombres. Dieu, que mes deux grands frères me manquaient ! Pour comble de malheur Yvette travaillait à présent chez une couturière et n’avait plus beaucoup de temps à me consacrer. Alors, je me collais aux basques d’Éliane et de Colette. Entre deux marelles, elles chuchotaient, se confiaient des secrets pas possibles. À les entendre, papa et maman auraient dit que ça ne pouvait plus continuer comme ça, qu’il fallait prendre une décision. Les mots « divorce » et « orphelinat « revenaient de plus en plus souvent dans les conversations. *** Et puis, tout a craqué. Plus rien. Plus de maison, plus de papa, de frères ou de grande sœur. Rien que du chagrin et du silence à partager à quatre, blotties l’une contre l’autre sur la banquette en bois d’un compartiment de troisième classe. Maman, Éliane et Colette pleurent doucement et moi, je colle du nez et des mains à la vitre. Je n’en perds pas une miette de cet automne qui se déchaîne, sans état d’âme, sourd à nos angoisses, dans une arrogance de couleurs le long de la voie ferrée. On file, toutes voiles dehors, vers notre nouvelle vie. Terminus, Mirecourt. Petite bourgade des Vosges qui vit sans bruit, recroquevillée sur elle-même, sous l’œil vigilant du Madon, gardant jalousement le secret de sa
13
Thérèse Carton
14
lutherie et de ses dentelles, de peur qu’on ne vienne la réveiller. L’orphelinat, coincé dans une enfilade de bâtiments austères se terre aux confins de la ville sur un vaste domaine géré par les sœurs de la charité de Saint Charles et quelques laïcs qui officient dans tous les services – à l’hospice, aux cuisines, à la lingerie, au dispensaire, à la maison de repos, à l’orphelinat —, veillent au bon fonctionnement de l’institution et pourvoient à l’entretien de la chapelle. Passé le porche et la conciergerie, on entre sous les arcades qui entourent la cour d’honneur au milieu de laquelle trône, reposant sur un socle, une statue de la vierge nichée dans une grotte. À droite de la cour, une ouverture conduit aux grands jardins, petit bois, fermette et verger. À gauche, une courette mène à la maison de l’aumônier nantie d’un jardin et à l’escalier de pierre donnant accès à notre future résidence. On monte les marches. Maman sonne. Un trottinement précipité, un cliquetis de clefs et de chapelet et la porte s’ouvre sur une petite silhouette rondelette, sans âge, harnachée d’un méli-mélo noir et blanc surmonté d’une cornette et que nous allions devoir appeler « Chère Sœur ». Un visage sévère. Un menton tremblotant et grassouillet agrémenté d’une verrue rehaussée de quelques poils durs. — Alors, vous êtes Thérèse. Quel âge avez-vous, mon enfant ? — Quatre ans.
Vivement que j’sois grande !
— Ce sont vos deux grandes sœurs, Éliane et Colette. Et quel âge ont-elles ces deux grandes filles ? Ces deux grandes filles ne répondent pas. Elles restent plantées là, dans le vestibule, accrochées à maman, désorientées par ce vouvoiement inattendu et péremptoire. — Suivez-nous, nous allons vous montrer votre nouvelle maison. À l’entresol, le réfectoire flanqué d’un solarium surplombe la cour qui ouvre sur le petit bois blotti à l’entrée du grand jardin. Par une trouée entre les arbres, une lumière de fin de jour balaye la salle où une vingtaine de fillettes s’occupent gentiment. Curieuse, intriguée, excitée, ma poupée de chiffons sous le bras, je sautille dans l’escalier qui mène au dortoir au côté de Chère Sœur. — Avec Marie-Thérèse, vous allez être la plus jeune, Thérèse. Vous verrez, vous vous ferez beaucoup de petites amies. Éliane et Colette, plus que jamais agrippées à maman nous suivent de près. À l’entrée, Chère Sœur s’arrête devant un bénitier en porcelaine blanche incrusté d’une croix dorée, se sert largement et partage du bout des doigts avec maman. Tout en se signant, elle la rassure. — Nous ne les avons pas séparées. Elles dormiront l’une à côté de l’autre dans ces trois lits. Là-bas, derrière le paravent, c’est la chambre de ‘Mademoiselle’. Elle est très dévouée. Toujours prête à intervenir la nuit s’il y a
15
Thérèse Carton
16
quoi que ce soit. D’ailleurs, on laisse une petite veilleuse en permanence. Maman ne dit rien. Elle acquiesce d’un petit signe de tête et se mouche dans son mouchoir brodé qui sent bon la poudre de riz. Chère Sœur la regarde, lui effleure le bras de sa main et dit : — Venez, il nous reste le vestiaire au deuxième étage. Rien de spécial, des placards remplis d’effets et une rangée de lavabos. Tous les matins, au sortir du lit, les fillettes montent y faire leur toilette. La double porte cloutée, au fond, donne sur la salle de bains. Voilà, il ne reste que le grenier sous les toits. On n’y va pour ainsi dire jamais. Il n’est là que pour remettre la brebis égarée dans le droit chemin plaisantera Chère Sœur. Impressionnée, ravie par la nouveauté, je redescends l’escalier aussi vite que mes jambes de quatre ans me le permettent, pressée d’aller retrouver mes nouvelles petites amies. *** Dans le vestibule, maman nous serre une dernière fois dans ses bras et, avant que j’aie pu réaliser, s’enfuit sans se retourner. Elle nous laisse tout simplement là, dans cette jungle de discipline et d’interdits que nous allons devoir apprivoiser, apprendre à contourner. Chère Sœur nous confie à la surveillante :
Vivement que j’sois grande !
— Mademoiselle, voici les trois petites nouvelles. Veillez, je vous prie, à ce qu’elles s’intègrent au mieux. — Bonjour, comment tu t’appelles ? — Thérèse — Et toi, et toi ? — Éliane, — Colette — Venez jouer avec vos petites camarades. Vingt paires d’yeux nous dévisagent un moment, en silence. Des chaises se poussent et je me retrouve à côté de Marie-Thérèse qui allait devenir, pour moi, Maïté de tous les instants. — Tu veux ma poupée ? Le mot de passe ayant été prononcé, on peut, tout de suite, Maïté et moi, passer à des occupations sérieuses. Éliane et Colette, rassurées sur mon devenir immédiat s’oublient, finalement, dans une pile de ‘Bernadette’ et ‘d’Âmes Vaillantes’ jusqu’au souper. Toutes les trois, en ce premier soir, nous avons beaucoup à apprendre. Que chaque repas commence par le bénédicité et se termine par une prière d’Action de grâces. Qu’il est de bonne règle, autant que possible, de manger en silence et préférable de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de dire n’importe quoi. Je devais, quelques années plus tard, le comprendre à mes dépens. Ce soir-là, nous avions des poires blettes au dessert. Des poires molles et sans forme qui n’avaient plus que le nom de poires. Des choses talées, ratatinées, à couper l’appétit, des choses à grignoter à contrecœur, du bout des dents.
17
Thérèse Carton
Le ramassis de tous les déchets entassés sur une assiette au milieu de la table m’ inspira cette malencontreuse réflexion : — Beurk, ça ferait vomir un tas de cailloux ! Mademoiselle, outrée, scandalisée par mon audace, se leva, me mit l’assiette sous le nez et dit : — Petite sotte, je vais vous apprendre la retenue. Mangez ! Contrainte et forcée, écœurée, avant même de m’exécuter, je rejetterai là, pour l’ indisposition de toute l’assemblée, la totalité de mon repas et pousserai même l’audace jusqu’ à crier : — Bien fait, ça ne fait pas seulement vomir un tas de cailloux ! Une claque. Un cri. Affaire classée. 18
*** Le repas terminé, le dernier signe de croix accompli, je cours retrouver Maïté. — Elle est belle ta poupée. — C’est ma maman qui me l’a faite, tu sais. Regarde, elle a même une culotte. Elle s’appelle Lily-bye-bye. Tiens, je te la prête encore un peu. J’ai perdu ma réserve, oublié mes deux sœurs. Avec la spontanéité de l’enfance, je me joins au troupeau. Ça court, ça chahute, ça débouche de tous les coins, dans tous les sens. Du solarium au réfectoire, du réfectoire au solarium. Malheureusement, d’un claquement sec et rapide des mains, Mademoiselle met fin à la fête.
Vivement que j’sois grande !
Empruntées, éberluées, pas du tout dans le coup, nous restons plantées là, mes sœurs et moi. — En place pour la prière du soir ! On fait comme les nouvelles petites amies. On s’agenouille et on les écoute réciter, dans le recueillement, à haute voix, la prière du soir. Puis, à la queue leu leu, après que Chère Sœur ait tracé un petit signe de croix sur nos fronts de pêcheurs en herbe, nous montons au dortoir, dans un silence pesant, déconcertant. Mon inséparable, ma chère vieille Lily-Bye-Bye dans la main gauche, un coin de la jupe d’Éliane dans la main droite, je suis le mouvement. — Non, non, la poupée reste là. Vous la retrouverez demain. C’est alors que le monde s’écroule. Dans mon désarroi, je n’entends plus que ce silence nourri d’absence et d’ombres. L’angoisse, un instant distraite et contrariée par les jeux et les rires de la soirée, s’installe délibérément. Désemparée, abandonnée au pied de mon lit, la gorge nouée par l’impuissance et le chagrin, malade du manque, en perte de caresses, en deuil d’amour, je vais me blottir dans les bras d’Éliane. — Elle est où, ma Vette ? Pourquoi elle est pas là ? — Elle est trop grande. Tu sais bien qu’elle travaille maintenant. Pour toute réponse, j’éclate en sanglots. — Je veux ma maman, je veux retourner à la maison.
19
Thérèse Carton
20
— Je vais vous aider à vous déshabiller, intervient Mademoiselle, et vous allez vous coucher gentiment. Votre maman viendra vous voir bientôt. En fait, ma maman viendra nous voir de temps en temps puis, de moins en moins. J’aurai beau lui écrire, avec l’aide de ma grande sœur — je trouve le tanlon après toi — rien n’y fera. Ma maman est fatiguée, ma maman travaille en usine, ma maman a « refait » sa vie. Quand, par bonheur, elle nous fera la surprise d’une visite éclair, ce sera pour nous emmener à l’autre bout de la ville chez la mère Richard qui ressasse son amertume sur un petit lopin de terre où l’ortie foisonne. Celle qui, sans gêne aucune, jambes écartées entre les brancards de sa brouette chargée d’une bassine de linge fumant, fait pipi tout debout tout en continuant la conversation. Tout l’après-midi, elle va pouvoir, bercée par le chuintement de la bouilloire, heureuse d’avoir trouvé une oreille complaisante, déverser son fiel qu’elle enrobe de suaves « ça fait q’par le fait » convaincants. On s’ennuie bien un peu mais, ça ne fait rien, maman est là. *** En dépit ou peut-être à cause de tout ça, nous nous rallions très vite, mes deux sœurs et moi, au clan des vingt. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, j’apprends à faire mon lit et ma toilette toute seule, à domestiquer ma tignasse rebelle. J’y laisse bien quelques
Vivement que j’sois grande !
nœuds mais, on les coupera plus tard. Aux récréations, la cour retentit de nos cris et de nos rires. On a fait ami-ami. On est devenues tellement complices qu’un rien suffit à déclencher l’hilarité générale. Nicole le sait bien. Un seau sur la tête, un petit déhanchement saccadé, une parodie chantée de ‘viens poupoule, viens poupoule, viens’… et hop, c’est parti pour la rigolade. On aime aussi jouer à se faire peur. On grince des dents, on riboule des yeux. On est le diable en personne. Celui qu’on ne voit jamais mais qu’on devine, à une porte qui grince, un lit qui brûle, une chaise qui se renverse, comme dans le film du Saint Curé d’Ars. C’est que cet hiver là, Monsieur l’Aumônier, les cheveux et la soutane en bataille, s’était occasionnellement et péniblement glissé, à grands coups de ‘misère de misère’ et de ‘bon sang de bon sang’, dans la peau d’un projectionniste. Entre la pellicule qui cassait et qu’il fallait recoller, la bobine à l’envers, on suivait, tant bien que mal, les facéties du diable dans les couloirs du presbytère. Des films toujours très édifiants, empreints de religiosité, à des fins culturelles et pédagogiques. ‘Monsieur Vincent’, ‘le miracle de Fatima’, ‘le défroqué’. On aimait beaucoup. Mais, ce qu’on préférait à l’unanimité, y compris l’aumônier qui riait plus fort que nous, c’était Charlot ou Laurel et Hardy. ***
21