La planète de la tortue
Patou Deballon
La planète de la tortue
Une banlieue. Julien, Gilbert et Dédé sont au lavomatique. Dernier point de vie dans la nuit du quartier où seules sont allumées quelques fenêtres dans les hauteurs des immeubles. Ils s’ennuient mais ça ne les gêne pas : c’est habituel et plutôt normal, finalement. Dédé feuillette un magazine abandonné, assis sur une machine à laver, Julien tire sur son mégot, les yeux perdus dans le tourbillon du sèche-linge, et Gilbert qui tourne en rond commente et blablate des petits états d’âme, sensations, idées vagues : personne ne l’écoute vraiment mais à ça aussi il est habitué. Il est debout, il tourne en baratinant, il anime tant bien que mal le vide sidéral d’un crépuscule terne dans une banlieue éteinte d’une fin de semaine sans un radis. Mais sous les néons, entre la vitrine et le carrelage miroitant, ils ont leur petite veillée pas si mal. Un homme est debout dans la nuit et les observe de l’extérieur. Remontant son col et enfonçant son chapeau, il quitte l’ombre et traverse le carrefour en direction du lavomatique. Les trois compagnons regardent la silhouette efflanquée qui ouvre la porte. Le peu du visage qu’ils aperçoivent suffit à les arrêter dans leur routine.
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Dédé cesse de balancer ses jambes et oublie sa lecture, Gilbert arrête son babillage et Julien abandonne la contemplation du hublot : cet homme n’est pas entré pour laver son linge sale. Quand il sait avoir capté leur attention, il se détend et relève son couvre-chef d’un pouce verdâtre. Les yeux sont ronds, les bouches se figent entrouvertes de surprise. « Un... un homme de !?... » – Un homme de l’espace, oui. Je peux vous parler ? » Prenant leur silence pour une approbation, l’étrange personnage continue : « J’ai une offre à vous faire. Comme vous voyez, je n’habite pas le quartier, encore moins votre planète. J’ai besoin de quelqu’un pour m’assister dans une tâche assez... – il dilate ses narines et jette un lent regard circulaire – assez considérable, enfin, pour vous surtout : un périple à l’autre bout de votre système solaire. » Il enlève son chapeau qu’il pose sur une machine, ouvre la ceinture de son imper, sans hâte, sans brusquerie, et s’assoit à côté de son chapeau. Il regarde lentement les trois compères tour à tour avec un doigt de malice au coin des yeux. Il attend. Julien raconte : « Ce type avait décidément une drôle de bobine, assez moche en un sens, et pas juste à cause de la couleur. Pourtant, moi et mes copains, on le trouvait fascinant. Dédé avait la mâchoire qui pendait, Gilbert était statufié debout avec les yeux qui essayaient de traverser ses carreaux. Moi, j’avais laissé 10
retomber mes épaules depuis que je l’avais vu entrer et se planter devant nous : on n’était pas en présence de l’ordinaire ; ce look inconcevable, c’était pas du pipeau et ma frime de loulou de banlieue n’était pas de mise. C’était trop fort pour nous. Alors qu’il nous regardait l’un et l’autre comme ça depuis une éternité, tous les bruits de la terre s’étaient arrêtés, comme mes fringues dans le tambour. Le monde s’était arrêté. Les grands yeux du type se posèrent finalement sur moi et il ébaucha un sourire. Là, j’ai réentendu le tic-tac de la pendule, parce qu’il fallait que je dise quelque chose, et vite, et que je n’avais pas encore eu dans l’idée de dire quelque chose de pertinent. J’ai demandé : « Pourquoi nous ? » et il m’a rétorqué tout à trac : « Pourquoi pas !? » avec un drôle de petit haussement d’épaules. Alors j’ai bredouillé sans plus réfléchir que j’étais d’accord et que quoi c’était qu’il fallait faire. Il sortit une enveloppe et me la tendit, il me dit de la lire et que si j’étais toujours d’accord, que je le retrouve demain à 5 heures du matin devant le stade municipal. Puis il ajouta en ouvrant la porte : « Tu peux en parler à tes amis. » Deux de ses doigts quittèrent sa tempe en un salut de cinéma et il disparut dans le brouillard. Dédé sauta de sa machine, Gilbert lorgna à l’extérieur depuis l’entrée et j’avais plongé un index fébrile dans le coin de l’enveloppe. Une feuille de papier bien ordinaire, couverte d’une écriture appliquée : Chers amis, Vous ne savez pas qui je suis et vous vous posez certainement plein de questions à mon sujet, quoi de plus naturel. Moi, je vous connais un peu plus. Certes c’est un peu abrupt mais cette nuit vous avez une décision à prendre, et elle est de taille. Je conçois que ça sorte de vos habitudes et que vous ayez toutes les raisons d’être dubitatifs mais moimême, si je n’avais pas agi de la sorte dans ma vie, sûrement nos chemins ne se seraient jamais croisés. J’ai l’intuition que ma proposition ne vous laisse pas indifférents. Julien, si tu es prêt à lâcher ton logis au-dessus de ton garage et me suivre à l’autre bout de l’univers, j’en serais ravi. Et si ça ne te pèse pas trop, Gilbert, de laisser ta sœur avec ses chats, ni à toi Dédé – je crois que tu t’appelles comme ça – de te séparer pour un temps de ta maman, je vous invite cordialement à rejoindre 11
l’expédition. En fait j’ai bon espoir que vous répondiez favorablement à l’appel de l’aventure : pour vous avoir observés, je suis d’accord avec vous pour trouver votre monde étriqué. Là où on va vivent des gens de votre race, des humains. Mais à part ça tout y est différent. Vous pourrez être assurés d’y vivre des expériences hors du commun et d’en revenir transformés. Ça m’a tout l’air d’être une occasion à saisir, n’est-ce pas ? Au pire, si mon entreprise échoue, vous aurez fait une belle balade à travers l’immensité du cosmos, ce qui n’est déjà pas mal. Au mieux, vous serez à l’abri du besoin largement jusqu’à la fin de vos jours. Je m’engage à vous ramener chez vous une fois notre expédition terminée, si alors vous le souhaiteriez encore. Je n’ai pas de garanties à vous offrir mais je n’en attends pas non plus de vous, disons que j’aime la compagnie et la vôtre me semblerait idéale. Si l’aventure vous tente, tenez-vous prêts demain à notre rendez-vous. Vous n’aurez pas d’autres renseignements avant le décollage. Juste un détail supplémentaire : là où nous allons, il fait très chaud. Ça réduira les bagages. Gdor Gilbert me prit le feuillet des mains. Dédé était prostré, la tête dans les épaules, présent pour personne. Je jetais un œil à la pendule, elle indiquait dix heures, je tirais ma chaise jusqu’au hublot de ma machine, vidais le sèche-linge dans mon sac de sport. Le sac entre les pieds, le regard rivé sur le vide du tambour, je ne bougeais plus. Temps mort. Réflexion en seul à seul. Important. Ne rien dire. Attendre. Gilbert secouait la lettre, tout excité : « Il a du style, l’écrivain ! Et ça tombe sur nous. Ce n’est pas croyable, la chance qu’on a ? Et pas dans un an, cette nuit ! » Il était tendu comme un arc, ses petits poings serrés. Sur ce coup-là, Gilbert, chapeau ! Parce que moi, j’avais le raisonnement dans les chaussettes et l’air de rien, le copain avec son enthousiasme donnait un sacré coup de pied au destin. Dédé tendit la main et se saisit de la feuille toute chiffonnée. Il l’a relue lentement, on voyait ses lèvres bouger. Puis il nous la retendit sans lever la tête. J’ai respiré un grand coup, j’ai pris un air détaché qui m’a coûté les yeux de la tête et j’ai lâché : « On a juste le temps de faire nos valises. » J’ai cru que Gilbert allait me sauter au cou. Dédé s’est laissé glisser de sa machine. Il regardait le sol en triturant la fermeture éclair de son blouson. Il allait parler. « Je vais rentrer chez moi. Je serai peut-être au terrain de foot demain. Ciao. » Et il est parti. On est sorti derrière lui. Sa petite silhouette avait déjà été mangée par le brouillard. « Zut ! on ne va pas rater la chance de notre vie. Il faut qu’on décide Dédé, hein Julien ? » – On le laisse respirer, d’accord ? D’ailleurs moi aussi j’ai besoin d’y voir plus clair. Tu veux m’accompagner chez moi ? » Sur le chemin jusqu’à ma piaule, on n’a pas dit un mot. Depuis quelques minutes, on avait eu un sacré coup d’accélérateur : une vie où il ne se passe rien qui ne s’y soit déjà passé, où rien ne bouge à part les pubs des abribus. Des tronches qu’on croise, vides et 12
résignées, qui te renvoient à ton existence misérable comme des saletés de miroir. Et dans un lavomatique où tu viens accomplir les rites mesquins de ta petite vie qui s’effiloche dans l’ennui, un extra-terrestre ! Et qui te parle ! Et qui veut t’emmener dans la galaxie ! Et il t’a choisi ! Ça méritait un minimum de réflexion. Gilbert, visiblement, son souci, c’était de savoir si Dédé serait de la partie ou non. À se demander s’il n’était pas devenu subitement cinglé, tout insouciant qu’il était, lui d’habitude si rigoriste pragmatique rhétorique didactique, ou de ces mots qu’il était seul à pouvoir prononcer d’un trait. Je suis parti à la cuisine faire chauffer de l’eau, pour entendre tinter la casserole et claquer le placard quand je choperai le nescafé. J’ai pris deux verres sur l’évier et ouvert la fenêtre en m’accrochant à mes gestes. Les fesses posées sur l’accoudoir de mon canapé-lit, les mains sur les genoux, Gilbert ne me lâchait pas des yeux. Les bruits de la rue étaient à l’ordinaire : le ronron des voitures dans la ville, le pas des passants sur le trottoir, et c’est devenu de la batterie et de l’orgue et enfin toute une musique de film et je me suis tourné vers Gilbert et j’ai dit : « Tu as raison. Il faut qu’on décide Dédé. » Il a bondi vers moi et m’a agrippé le bras, on s’est retrouvé à rigoler comme des fous cramponnés au balcon, comme deux gosses dans les montagnes russes. J’ai coupé le gaz sous la casserole et on a dévalé l’escalier métallique. Dix minutes après, quand on est arrivé en bas de chez Dédé avec un pack de bières de la station-service, la partie était gagnée. On était depuis un bon moment à se chauffer au lampadaire et à piétiner dans le brouillard au milieu de notre cercle de mégots quand Gilbert a poussé un petit cri.
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Notre homme était à quelques pas de nous. Après un coup d’œil circulaire, il s’est approché de nous. Instinctivement on s’est groupé mais Gdor — puisque c’était son nom — a eu l’air rassuré et a déboutonné son imperméable et relevé son chapeau, apparemment indifférent au froid de la nuit. « Je suis content que vous soyez là. Si vous êtes prêts, nous allons quitter cette planète. » dit-il en levant la main vers le ciel. On n’a même pas jeté un œil en l’air. Nous, on était d’accord, on avait fait le point, on ne reviendrait pas là-dessus. On se passerait bien du quotidien pendant quelque temps, définitivement même, s’il nous emmenait dans l’eldorado. Ça semblait plus déterminant que de prendre l’ascenseur mais je n’ai jamais été un gars très réfléchi, je n’ai même jamais eu le sentiment de prendre une décision, je ne vois pas où j’aurais pu être ailleurs que devant un stade municipal à cinq heures du matin. Gilbert qui est instruit piaffait comme un cheval dans son box : c’était un bon point. Et quand Dédé a empoigné son sac et que la face de Gdor s’est fendue d’un large sourire, on s’est tous sentis réchauffés. Gdor avait l’air ému, sa lèvre inférieure déjà conséquente s’est gonflée dans un tremblement. Il a quitté la lumière du réverbère à reculons puis s’est retourné en direction du stade. Notre petite troupe est partie à sa suite sans un mot. On a passé la haie, traversé le terrain, contourné les tribunes et on s’est retrouvé sous les gradins. Là, Gdor a prestement tiré un carré de pelouse qui dissimulait une trappe en planches. Une fois libérée l’ouverture, il nous a invités d’un hochement de tête à descendre. Dédé m’implorait du regard, il avait l’air désemparé avec ses yeux qui bougeaient dans tous les sens, je n’étais plus très rassuré non plus. C’est encore Gilbert qui a pris l’initiative en lançant sa valise dans le trou et, comme il jetait un dernier regard plein de hardiesse au petit matin, j’ai sauté. Oui ou non n’étais-je pas le chef de la bande du bac à sable ? Une fois tous au fond du trou, Gdor a sorti de sa poche un objet métallique qui a fait un bzz et une petite lumière, et une porte s’est escamotée dans une série de cliquetis. On a pénétré dans une sorte de vestibule façon sous-marin avec des tuyaux et des gros boulons, noyé dans une lumière verte. Sinistre. Quand la porte d’entrée fut de retour à sa place, un rideau de fer s’enroula en grinçant sur le côté opposé. C’était merveilleux. Finis Docteur Mabuse, les envahisseurs et le sous-marin japonais. On était à l’entrée de la plus belle maison qui soit. Une pièce gigantesque de plusieurs niveaux, avec des colonnes et un plancher ciré couvert d’épais tapis. Sur les murs de toile rouge cramoisi s’étalaient des tableaux, des vieilles affiches. Et ça et là, des guéridons, des divans, des fauteuils de rotin, et des étagères couvertes d’antiquités, et dans les coins, des plantes vertes, des statues en bois, des rideaux, et tout propre brillant impeccable. Des portes, le couloir au fond et l’escalier d’acajou laissaient présager une suite toute aussi extravagante. Gdor s’amusait bien à nous voir s’interpeller en découvrant un totem polychrome, un piano à chandeliers, une maquette de trois-mâts, des vases de porphyre, une gravure flamande. Les noms, c’est Gilbert qui les donnait. Moi j’étais en apnée.
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Gdor m’attira doucement par le bras jusqu’à un canapé de cuir où il me fit asseoir, puis il alla tirer mes compagnons de leur contemplation ahurie. « Ton nom est Dédé, c’est bien ça ? Viens prendre place à côté de ton ami. Et toi, Gilbert, prends donc ce fauteuil. » On était assis autour d’une table en osier comme des enfants en visite chez grand-mère, avec nos pieds pleins de boue sur la peau de zèbre. « Installez-vous confortablement, je reviens dans un instant. » Il quitta la pièce. Des tintements nous parvenaient, on se regardait sans comprendre ; il n’allait quand même pas nous faire le coup du thé et des petits gâteaux ! Il reparut avec dans sa main une petite boîte en fer et nous enjoignit à prendre un bonbon. C’étaient de petites boules noires un peu gluantes, avec un drôle de goût derrière le sucré. Un sifflement se fit entendre. Gilbert tourna la tête dans sa direction, s’apprêtant à flairer l’odeur de la bergamote. Les diamants du lustre tintèrent, la lumière clignota pour finalement s’éteindre, des diodes de toutes les couleurs faisaient la course sur les murs. Gdor s’étira dans le canapé, entre Dédé et moi. Il posa ses mains sur nos genoux et, avec un plissement malicieux des paupières, nous souhaita bon voyage. Le cliquetis du lustre devint assourdissant, le plancher grinçait, tout tremblait, un grondement sourd monta des profondeurs et une formidable poussée nous écrasa dans nos fauteuils.
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Gilbert et Dédé dormaient encore. Gdor en tee-shirt et pantalon de toile regardait le paysage, debout devant la fenêtre. « Viens voir. » dit-il sans se retourner. Je m’extirpais de ma pile de coussins, j’avais la démarche titubante d’un dimanche matin. D’abord, je ne vis rien, c’était tout noir. « Normal, il n’y a rien à voir, on est sous terre. » ai-je pensé un instant. Puis j’ai vu des étoiles et plus bas, oh ! comme au début des infos à la télé, la même boule bleue et verte, avec des nuages autour : j’ai vu la Terre !
Ah qu’il fut doux ce petit déjeuner, et on lui fit honneur ! Confitures, tartines, le petit pot à lait, la cafetière odorante et le jus d’oranges pressées, rien ne manquait. Ma fringale s’évanouissait sous les brioches et les tartines beurrées. Gilbert plissait les yeux de bonheur au-dessus de son bol fumant qu’il tenait serré entre ses mains. Dédé, lui, grignotait sans pouvoir détacher son regard du carré noir de la fenêtre.
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« Dans quelle affaire on s’est fourré !? » finit-il par lâcher. C’est vrai qu’on ne s’approchait plus des fenêtres : trop vertigineux. Propulsés à travers la galaxie alors que quelques heures plus tôt on croyait aux extra-terrestres comme à l’âge d’or ou à l’avènement du communisme, en laissant muser un coin de cerveau fantaisiste. Et voilà qu’on était plongé dans le phénomène, avec un vide sidérant sous nos pieds, un capitaine vert, dans un décor qui certes tendait au téléfilm : un salon colonial, une cuisine laquée de jaune, le poissement familier de la toile cirée. Gilbert n’avait pas levé le nez, trop occupé à s’empiffrer, et depuis que j’avais lâché un soupçon de doute, il semblait avoir redoublé d’ardeur.
« Heureusement qu’il n’a pas vu “Autant en emporte le vent”, notre capitaine. Sinon, tu imagines le palace qu’il aurait dû arracher à notre terrain de foot !? » s’exclamat-il en riant. Sacré Gilbert ! Balayés les doutes, on profite. On se paya une bonne tranche de rigolade. Après tout, notre situation de non-retour, on y était arrivé dans un fauteuil. Dédé alla coller son front au carreau dans une opération « point sur les i ». Gilbert était rêveur et moi, j’en avais fini avec le petit déjeuner et je cherchais où pouvait être notre capitaine. C’est alors que j’aperçus l’étiquette de Monoprix sur la pendule de la cuisine. Quand même, il en faisait des efforts, le capitaine, pour qu’on se sente bien. « Mes amis, me ferez-vous l’honneur d’accepter la visite de notre vaisseau ? » On prit le couloir aperçu la veille et on jeta un œil distrait aux chambres qui allaient être les nôtres. Cosy. Toutes différentes, mélangeant les styles et les époques, toutes accueillantes et pleines de charme. L’étage du dessus était une serre verdoyante aux senteurs de jardin ouvrier après la pluie, avec ses rangées de légumes en pleine forme où caquetaient une poignée de poules qui ne s’étaient visiblement rendues compte de rien, grattouillant et papotant comme à l’habitude. Puis nous le suivîmes dans l’escalier jusqu’à un rideau de perles. La pièce formait un grand cercle dont le plafond pointait en ogive. Les parois étaient métalliques et encadraient de larges baies vitrées. Le sol de plastique était totalement silencieux. Au centre, un grand fauteuil pivotait au milieu 17
de consoles couvertes de boutons, cadrans et voyants de toutes formes. Cette fois-ci on s’y retrouvait un peu. C’était indéniablement la salle de commande d’un engin spatial avec sa haute technologie, ses alignements d’appareils ultra sophistiqués aux carénages impeccables. Les diodes en mouvement, le ronronnement des machines, ce clignotement perpétuel autour de nous sur les parois ; toute cette savante réflexion des machines était confondante de placidité. Comme un orchestre symphonique. On était en de bonnes mains. « Nous sommes en pilotage automatique. Il nous faudra environ deux ans pour atteindre notre objectif. » Le coup de théâtre escompté n’eut pas plus d’effet qu’un pétard mouillé.
Si on devait pousser des cris d’effroi, c’était raté. On était blindés. Redescendus au salon, nous passâmes derrière un moucharabieh : la bibliothèque. Ça c’était une claque ! Gilbert tremblait des pieds à la tête. Jusqu’au plafond, les étagères moutonnaient, débordantes de milliers de livres, rouleaux, cahiers, tant et tant que le flot s’affaissait sur la table en vagues et en récifs. Gdor posa une lourde valise de cuir sur la grande table de la salle à manger, en défit la sangle qui la ceinturait et l’ouvrit avec des gestes mesurés, une sorte de solennité qui donna à penser que le moment était d’exception. À l’intérieur, une liasse de papiers jaunis couverts d’une écriture serrée, des rouleaux, des carnets. Gdor esquissa un sourire : « Vous le savez déjà : j’aime lire. » Nous lui rendîmes son sourire d’un air entendu : autour de nous, c’en était couvert, les meubles, les étagères, les tables et les chaises. Il y en avait des piles dans tous les coins de chaque pièce de la vaste demeure. C’était une évidence. Gdor reprit : « J’ai fouiné dans toutes les librairies et bibliothèques que j’ai croisées dans mes voyages. Et votre planète en est pleine : bon nombre de ce que vous voyez autour de vous en provient. Tout n’a pas brûlé à Alexandrie, à Persépolis ou à Yucatan. Il suffit de savoir chercher... et prendre ! » 18
Gdor rit pour lui tout seul, au souvenir de ses tribulations. « Entre autres, j’ai découvert dans des écrits l’existence d’un homme hors du commun et en concentrant mes recherches, j’ai fini par reconstituer son histoire. Ça se passait à une époque dont il n’est fait nulle mention dans aucun de vos manuels, même les plus audacieux. Mais ça c’est une autre histoire. Disons que je parle d’une époque lointaine, d’avant que ne batte le pouls du temps, où l’univers était encore en gestation, où la vie n’avait pas encore de mesure, où l’espace était encore sans forme stable. Pourtant l’histoire que je vais vous conter se passe sur Terre, votre Terre, et elle est déjà habitée. »
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