RELÈVE-TOI ET MARCHE VINCENT THIBAUD
Relève-toi et marche
Vincent Thibaud
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1 Vaincre
Le sol qui tremblait sous ses pieds, les cris qui perçaient ses tympans, son cœur qui frappait ses côtes avec violence, le souffle glacial de la peur qui lui susurrait à l’oreille. Il ne vivait que pour cet instant, ce laps de temps qui lui permettait de se transcender, de surpasser la condition de simple homme, de connaître les limites que personne ne voulait voir, de flirter avec ce fil instable séparant la vie et la mort, la raison et la folie, le courage et l’inconscience. Il serra et desserra ses doigts entourés de bandages, il suivit des yeux les veines saillantes parcourant ses avant-bras, il fit trois petits sauts sur sa jambe droite, puis trois sur la gauche. Sa tête opéra une rotation dans le sens des aiguilles d’une montre, puis dans l’autre sens. De l’autre côté de la porte qui lui faisait face, un changement s’opéra dans le vacarme. Une tension était désormais perceptible. Une attente. Soudain, une voix s’éleva, marquée par un léger larsen, trahissant l’usage d’un micro. – Nous appelons maintenant Erwan Odin ! « Ewan, imbécile. Retiens mon nom, je m’appelle Ewan ! » pensa le jeune homme. Il ferma les yeux un instant, son cœur accéléra encore, l’intérieur de ses mains devint moite. Il lâcha trois courtes expirations rapides. Frappa ses poings l’un contre l’autre et passa la porte.
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Il pénétra dans un grand hall surpeuplé, débordant de hurlements, saturé d’une forte odeur de transpiration. L’obscurité relative était cassée par les puissants projecteurs éclairant le centre de la pièce, où se trouvait un ring surélevé, entouré de cordages. Un couloir humain donnait l’impression de vouloir l’y amener directement. Ewan enfila ses gants et avança droit devant lui, sans quitter l’aire de combat des yeux, comme si l’affrontement venait de commencer, comme si l’ennemi pouvait frapper d’un moment à l’autre. Lorsqu’il enjamba les cordes, pour pénétrer sur la surface, un homme s’approcha et lui serra le bras dans un geste d’apaisement. Il s’agissait d’un homme d’une quarantaine d’années, au visage buriné et au regard sévère et scrutateur. – Méfie-toi de ses crochets, conseilla-t-il au jeune homme. Ils sont redoutables. Il n’a pas perdu beaucoup de rencontres. Jamais contre quelqu’un de ton gabarit en tout cas. Il va t’asséner de vrais coups de marteaux. Alors, esquive, esquive et ne lui laisse pas une minute de repos,… – Ne t’inquiète pas Franck, fit le garçon d’une voix sûre. Je vais gagner. – Tu es sûr de toi ? – Oui. – Bien. Ta stratégie ? – Gagner. L’entraîneur soupira en secouant la tête. Il paraissait proche de la crise de nerfs et s’efforçait de garder son self-control. – On ne peut pas gagner juste qu’on l’a décidé Ewan ! Le monde ne marche pas comme ça. L’arbitre s’approcha du centre du ring et fit signe aux deux boxeurs. Ewan observa son adversaire pour la première fois, il s’agissait d’un noir imposant, aux bras puissants et au regard farouche. – Alors prouve me le, fit Ewan à son entraîneur en se levant. La clochette retentit, marquant le début du combat. Ewan enfila son protège-dents et avança directement vers son opposant. Celui-ci parut légèrement surpris par cette approche impatiente, mais se ressaisit très vite. Un sourire narquois s’esquissa un bref instant sur ses lèvres.
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« Tu as déjà perdu », pensa Ewan. Le boxeur noir décocha un violent crochet du droit. Ewan se baissa, il sentit le gant frôler le sommet de son crâne, emporter ses cheveux dans un souffle, il vit la trajectoire du bras de son adversaire continuer son chemin, il détecta le manque de contrôle de son épaule, il perçut son regard fixé non pas sur sa cible, mais sur son propre poing. Les évènements suivants s’enchaînèrent dans un éclair. Ewan se leva, frappa un coup léger sur le bras de son adversaire pour accentuer encore plus la rotation du mouvement de son coup précédent, puis décocha un coup direct du gauche qui vint s’abattre en plein milieu du visage de son ennemi. Puis une deuxième fois, une troisième, une quatrième fois. Le garçon noir tituba légèrement, le regard perdu, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. Ewan pivota légèrement son pied gauche, levant simultanément son genou droit, comme dans un pas de danse gracieux, avant d’accélérer subitement pour le transformer en un coup de pied latéral violent qui s’écrasa sous la mâchoire de son adversaire, faisant décoller sa carcasse. Il eut l’impression de la voir se figer en l’air, dans un instantané immortel, avant de s’écraser sur le sol. L’arbitre s’approcha en courant et commença à compter… Un, deux… Lui n’avait pas besoin de compter. Il savait. Il avait vu l’inconscience enlacer son adversaire juste avant le coup de pied. Cinq, six… Il se rassit dans son coin et retira son protège-dents. Il observa le corps remuer faiblement dans une dernière tentative de se raccrocher à cette réalité. Mais cela ne suffirait pas. — Neuf. Et dix ! Et le vainqueur est Ewan Odin ! annonça l’arbitre d’une voix puissante. Ewan entendit son entraîneur soupirer. – Je t’avais dit que je gagnerais. – Je m’incline, avoua-t-il d’une petite voix. Ewan se leva et tendit les poings vers le ciel pour signifier sa victoire. Au milieu du public, ses amis levèrent leur pouce, ayant clairement apprécié la performance. Il ferma les yeux, profitant du moment, s’enivrant de ses anciennes victoires et des prochaines.
2 L a rencontre
Des rires, des éclats de joie, de la musique aux accents métalliques, un vacarme faisant office de fond sonore, comme aurait aussi bien pu le faire le chant des oiseaux. Mais voilà, tel était l’ambiance du Froggy, ce pub irlandais aux relents de bière et de whisky, où les étudiants venaient dépenser l’argent qu’ils ne gagnaient pas encore et où les poivrots venaient écouler celui qu’ils ne possédaient plus. Lieu de débauche et de vice, lieu de rédemption pour les esprits brisés, lieu d’exil, avant tout, où Ewan pouvait venir, ne serait-ce que quelques heures, oublier qui il était, masquer un instant ce besoin de toujours avancer, de plus en plus vite, de plus en plus fort, au risque de s’écrouler dans sa course. L’autre avantage indéniable de ce bar, évidemment, était son pouvoir magnétique envers les jeunes filles étrangères qui trouvaient en ce lieu un havre de rencontres internationales. – Hé mec ! Lève-les yeux ! s’esclaffa une voix rendue rauque par l’alcool. Ewan quitta des yeux une magnifique jeune femme aux cheveux d’un blond si pâle qu’il aurait pu paraître blanc et consentit à accepter la chope qu’on lui tendait. Bien sûr, le terme chope serait exagéré. Même un bar aussi traditionnel que l’Irish Frog, ne pouvait ignorer la loi naturelle qui stipulait qu’en additionnant une trop grande quantité
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d’ivrognes et de matière éventuellement cassante et tranchante, les problèmes avaient une fâcheuse tendance à s’accumuler. Ainsi à partir de vingt-et-une heure, les barmans servaient toutes les boissons dans des verres en plastique. – Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu veux te la faire ? Ewan observa l’ami qui venait de lui tendre la boisson. Il s’agissait de Freddy, un ancien champion d’aviron, reconverti à la boxe après s’être fait virer pour esprit antisportif. Des rumeurs disaient qu’il aurait frappé un adversaire avec sa rame au beau milieu d’une régate. Selon lui, il s’agissait d’un accident. Ewan ne connaissait pas la vérité, pour la bonne raison qu’il n’en avait rien à faire. Il n’aimait pas Freddy, ses airs de macho prétentieux ridicule lui donnaient envie de vomir. Mais il s’agissait d’un boxeur, donc il ne disait rien. Non pas, qu’il ait peur de lui, car il pouvait le mettre K.O. avant que celui-ci ne voit le coup partir, il se taisait, car tel était sa vision du sport, de l’équipe. Du respect, de l’entraide, de la paix. Du moins en apparence. Ewan abhorrait avant tout l’idée de perdre du temps dans une querelle inutile. – Merci Fred, fit-il en levant son verre de bière. Je suis déjà sorti avec elle, donc je ne suis pas intéressé. Plus intéressé. Bref. On s’en fout. – Sérieux ! T’es lourd mec, elle est trop bonne. Si t’es plus avec elle, tu crois que… tu pourrais m’arranger le coup ? Ewan observa un instant la face de gorille dégénéré de Fred en se demandant quelle décadence de l’évolution pouvait avoir amené à un tel échec de l’humanité. Pendant une fraction de seconde, il envisagea la possibilité de la reproduction de ce genre de personne. Bien heureusement, l’alcool aurait vite fait d’égarer dans les confins de ses souvenirs cette courte faiblesse de ses mécanismes d’autodéfense. – Tu n’as aucune chance. Elle fantasme sur les petits génies… Désolé. Ce dernier mot n’était pas vraiment nécessaire, mais il tentait vraiment de maximaliser ses relations sociales pour équilibrer le manque total d’intérêt que lui procuraient les imbéciles inutiles à la société. Ewan n’était pas un imbécile, loin de là. Le problème était peut-être là. Il étudiait la biologie à l’université, il recevait des bonnes notes, il réfléchissait sur les choses. Mais il n’était pas riche, il avait donc choisi la solution de facilité. La boxe. Un talent inné, un
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pourcentage de victoires frisant la perfection, un physique taillé pour l’emploi. Il y consacrait tout son temps, toute sa vie, pour ne jamais gâcher cette chance qu’on lui offrait. Il ne laissait jamais la place à l’incertitude. Tout n’était que calcul en vue d’un résultat. Pas de place pour l’improvisation ni pour la spontanéité. Pas d’amis proches, pas de copine, pas de famille. Juste la boxe. Et comme Ewan était un garçon intelligent, il savait parfaitement qu’on ne pouvait pas faire plus inutile à la société qu’un sportif professionnel. Fred fit la moue et partit d’un pas titubant en direction d’un groupe de filles au visage trop maquillé et aux jupes trop courtes. Ewan sirota tranquillement sa bière en écoutant la musique, profitant de ce moment de répit. Quelqu’un s’approcha. Décidément trop court le répit. – Salut Ewan ! fit la fille. – Salut, rétorqua-t-il sans conviction. – Je m’appelle Aurore. Je suis une amie de Tweety. Je t’ai vu combattre cette après-midi… Il la regarda un moment en se demandant si elle finirait par dire ce qu’elle lui voulait. Il ne comptait pas vraiment l’y aider, bien qu’elle soit très jolie et différente des canons stéréotypés qui n’allaient pas tarder à envoyer Freddy bouler. Ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules dans une cascade de reflets dorés, deux piercings ornaient son arcade droite et un épais eye-liner noir renforçait le bleu glacial de ses yeux. Le problème, ce n’était pas vraiment elle, mais plutôt Tweety. Le deuxième meilleur boxeur de son club et certainement le seul avec qui il entretenait une relation proche de l’amitié et il ne désirait pas se le mettre à dos à cause d’une fille. – Une amie de Tweety ? De quel genre ? – Du genre assez amie pour qu’il me parle de toi, mais pas assez pour que ça lui pose un problème si je te parle, rétorqua Aurore d’une voix cassante. – Je vois. Je m’excuse alors… Aurore fronça les sourcils, cherchant visiblement ce qu’il pouvait bien avoir à se faire pardonner. – Pour le combat, je veux dire, continua-t-il en souriant. Désolé qu’il ait été aussi court.
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Elle sourit et se rapprocha. – Prétentieux avec ça, jugea-t-elle. Et est-ce que c’est toujours aussi rapide ? Ouch ! Ewan fit semblant de réfléchir. Un piège gros comme une maison, un vrai guet-apens, de la haute trahison. – Les combats, oui. Seulement les combats. Aurore dévoila un sourire, parfait, les dents les plus blanches qu’il n’avait jamais vues. Elle lui tendit une main délicate afin qu’il la suive, sans le quitter des yeux. Bordel qu’ils étaient beaux ses yeux, plus profonds que l’océan. Et ses dents…
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Lorsqu’ils revinrent dans le bar, plus d’une demi-heure plus tard, ils rayonnaient. Pas seulement parce qu’ils avançaient avec l’éclairage de la piste de dance dans le dos, ni parce que les dents et les yeux d’Aurore possédaient visiblement leur propre système de rétro éclairage. Non, ils irradiaient la joie et le bonheur. Aurore partit s’asseoir à une table libre pendant qu’Ewan était censé prendre commande auprès du bar. Évidemment, il ne considérait pas comme un crime de rester planter là un moment à la regarder marcher de dos. Que ce soit clair, simplement pour être sûr que rien ne lui arrive jusqu’à ce qu’elle arrive à destination. Bien sûr elle ouvrit de grands yeux ronds, une fois assise, en voyant Ewan immobile au milieu de la pièce, mais bien sûr, elle ne pût s’empêcher de prendre un air satisfait. Ignorant Freddy qui venait de passer à côté de lui d’un air furibond, peut-être était-ce en lien avec la fille qui le suivait en l’insultant, Ewan s’approcha du bar les mains dans les poches et le regard perdu dans les souvenirs d’un passé proche. Qui diable avait inventé les bottes à lacets en cuir ? – Deux tequilas s’il vous plaît, commanda-t-il à une fille coiffée du ridicule chapeau de Leprechaun typique des serveurs de l’Irish Frog. Elle se figea un instant en l’observant et il se dit que vêtue différemment, elle devait être plutôt jolie avec ses taches de rousseur sur le visage. Il y avait aussi quelque chose dans ses yeux, mais il n’aurait su dire quoi. – Des tequilas, tu es sûr de toi ?
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Ewan se gratta le crâne. Évidemment qu’il était sûr puisqu’il avait commandé. C’était quoi son problème ? – Un problème avec la tequila ? demanda-t-il poliment. – Tu es dans un bar irlandais et tu commandes un alcool mexicain ? Et tu ne vois pas le problème ? Tu connais le nombre d’immigrants irlandais qui se sont retrouvés embarqués de force dans la guerre entre les USA et le Mexique ? Un point pour elle. – Si je me rappelle bien, la plupart sont rapidement passés du côté des troupes mexicaines, fit Ewan en haussant les épaules. La fille haussa les sourcils dans un demi-sourire. Un à un, balle au centre. – Non, sans déconner, fit la fille en se penchant vers lui, jusqu’à ce que leurs visages se touchent presque. La téquila est dégueulasse ici. – Fleur, qu’est-ce que tu fous ? jeta une voix froide derrière elle. Un homme à l’âge indéterminable et au regard impassible l’observait d’un air grave pendant qu’elle causait sympathiquement avec un client en délaissant la demi-douzaine d’autres qui attendaient leur tour. – Rien, rien. J’essaye de dissuader un client de me draguer. – Il s’en serait aperçu tout seul. Fais ton travail. – Des whiskies ? fit Aurore quelques minutes plus tard, tendit qu’Ewan déposait un verre au contenu ambré devant elle. – Cherche pas. J’ai même pas compris moi-même, expliqua-t-il. Aurore soupira et but une gorgée de la boisson avec une grimace. Ewan en fit de même et s’aperçut qu’effectivement, un excellent whisky valait mieux qu’une mauvaise tequila. Il sentit le liquide brûlant descendre dans sa gorge, longer ses poumons et se dissoudre dans le contenu de son estomac comme un acide. – Alors, commença Aurore, qu’elle est le programme… ? Oh merde ! Ewan dut jongler un instant entre ses pensées sur la composition d’un whisky pur malt, le début de la phrase d’Aurore, son début de réflexion sur la réponse qu’il devrait donner et sur la chute de la phrase, qui visiblement n’avait aucun lien avec le reste. Quoiqu’en réalité, on pouvait toujours trouver un rapport avec un alcool fort, quel que soit le sujet de conversation.
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– Salut Aurore, salut Ewan, fit Tweety d’un air jovial en s’asseyant à leur table. Alors comme ça tu te tapes ma chère cousine ? Effectivement. – Oh merde ! Ewan tourna brusquement la tête vers Aurore qui rougit en secouant la tête d’un air outré, ses cheveux virevoltant en une vrille gracieuse autour de sa nuque fine. Elle évitait volontairement le regard de son cousin. Mais par une grâce divine, Tweety explosa de rire, brisant d’un coup le froid glacial qui venait de tomber sur la table tel un microclimat fantastique. – Je plaisante vieux, ricana-t-il en donnant une tape amicale sur l’épaule d’Ewan. Je ne suis pas un tyran à ce point-là. C’est vos histoires je m’en moque. De toute façon, quand elle m’a demandé comment tu t’appelais, je me doutais bien de la suite. Tant que j’y pense, bravo pour ton combat, mais tu sais, si tout le monde faisait comme toi, on serait obligé de baisser le prix des entrées. Sur ces mots, Tweety repartit dans une salve de rires joyeux. Un mec jovial, pas vraiment versé dans les complexes, insouciant, n’importe qui aurait pensé ça en voyant Tweety pour la première fois. Et ce n’importe qui aurait immédiatement changé d’avis en le voyant combattre. Un démon. Là où Ewan évitait tout mouvement inutile, se battait en tacticien imperturbable et précis, Tweety, lui, propageait la peur et la crainte chez son adversaire, l’assénait de coups violents jusqu’à ce qui ne reste plus chez lui une once de combativité et de confiance. Mais, actuellement, il se trouvait en dehors du ring. Une chance pour tout le monde. – Alors, tu l’envisages comment ton combat contre Mc Alister ? Ewan soupira, Aurore aussi. Ewan, car il ne voulait pas réellement parler d’un évènement ayant hypothétiquement lieu plusieurs semaines plus tard, elle, car elle sentait que le sujet s’éloignait de ses domaines de prédilection. – Rien ne dit que je me battrai contre lui. C’est un tournoi. Je pourrais perdre, il pourrait perdre… – Ouais, vous pourriez perdre quoi. Mais honnêtement, qui a une chance de le battre avant qu’il n’arrive en finale ?
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– Pourquoi pas toi ? – Oui. Je pourrais le battre, avoua Tweety. Mais si jamais je le bats, je me retrouverai en finale contre toi alors ? Et ne me dis pas que tu risques de perdre avant la finale, tu sais que c’est des conneries. Ewan se tut, méditant les paroles de son ami. Effectivement, il avait calculé les différents scénarios possibles. Il n’y avait réellement que deux possibilités pour qu’il ne parvienne pas en finale. La première, il se retrouvait contre Mc Alister dans sa poule. Champion incontesté du tournoi de l’année passée, maîtrisant ses adversaires par une force bien supérieure aux boxeurs de sa catégorie de poids. Certaines rumeurs laissaient entendre qu’il pouvait soulever cent cinquante kilos en développé couché. Heureusement qu’il ne s’agissait pas d’un tournoi de musculation. Ewan avait visionné les vidéos de ses combats. Il savait comment le battre, un retard d’une demi-seconde entre ses coups droits facilement parables et ses crochets dévastateurs sans faille. Il profiterait de ce décalage. Deuxième option, Tweety se trouvait dans sa poule. Tout le monde s’accordait à dire qu’Ewan était le meilleur des deux. Tout le monde sauf Ewan. Même s’il gagnait la plupart des matches, son ami était imprévisible, il l’assenerait de ses coups, mais il savait qu’il ne pourrait pas gagner aux points ainsi, il chercherait le K.O. Deux boxeurs, deux styles. – Tu as trouvé comment me battre ? demanda Tweety dans un sourire, devinant les pensées de son ami. – Je trouverai avant le tournoi. Ne t’inquiète pas. Tweety fondit de nouveau en éclats de rire. Fatiguant, non ? Ewan en profita pour jeter un regard à Aurore, qui paraissait dans la lune, le regard levé vers le plafond, le menton entre les mains, comme un angelot de Raphaël. Il tendit un doigt pour déposer une caresse fugace sur sa joue. Elle tourna les yeux vers lui et les plissa dans un sourire paisible. Leurs mains se touchèrent timidement avant de se joindre dans une étreinte forte. Une étreinte qui semblait dire : « Hey, si tu me lâches, je t’en voudrai toute ma vie ». Alors il ne la lâcherait pas. – Bien, bien, bien, fit Tweety d’un air soudain gêné. Je crois que c’est le moment où je suis clairement de trop. Je vais vous laisser. – En fait, fit Aurore d’un ton vaporeux, je crois que c’est nous qui allons partir.
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Ewan ne répondit pas, se contentant de regarder la jeune fille droit dans les yeux. Pouvait-on se perdre dans des iris ? – Écoute cousine, j’ai donné mon accord, mais c’est tout. Garde ce genre de remarques pour toi ! Je veux rien savoir. Aurore poussa un petit rire cristallin, façon « parle toujours, ça m’intéresse ». Tweety grogna et se leva. – Allez, cassez-vous. Et ne lui brise pas le cœur ! – Ne t’inquiète pas, répondit Ewan. Je prendrai soin d’elle… Tweety se mordit la lèvre, se demandant sans doute comment oublier ce qu’il venait d’entendre. – En fait… je parlais à Aurore.
3 Entre deux eaux
– Droite, gauche, droite, droite, crochet gauche, crochet droit, double uppercut ! Et merde Ewan, ma grand-mère n’aurait même pas bronché en recevant ce coup ! Franck Tacher, entraîneur de kick-boxing depuis la création de l’univers, un homme génial, un coach exceptionnel, mais qui, sorti de ce sport, n’est certainement pas conscient du monde qui l’entoure. Niveau entraînement, grands cris, remontrances faciles, comparaisons douteuses avec sa pauvre aïeule, rien de bien rare. Mais il avait su détecter Ewan très jeune et, grâce à ses conseils, celui-ci était devenu un boxeur exceptionnel. Depuis peu, il lui avait fixé un objectif ardu, mais motivant : décrocher un contrat professionnel. – J’aime pas ce coup, maugréa Ewan. Il est trop lent… – Bien sûr qu’il est lent, mais il est très puissant. Réussi, c’est le K.O. assuré ! – Raté aussi… Mais pas pour la même personne. Une chance sur deux. Je suis pas du genre à jouer à pile ou face pendant un combat. – C’est pour ça que je te l’enseigne. Tu sauras quand l’utiliser ! Allez, on repart ! Ewan soupira. Franck donnait parfois l’impression de donner le choix à ses élèves, comme s’ils possédaient un droit de parole. Belle
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illusion empreinte de naïveté. Franck régnait sur sa salle comme un tyran sur son empire. – Bien ! Double uppercut après un coup de pied frontal. Ewan se mit en place pendant que Tweety se rapprochait du ring pour observer son entraînement après avoir passé une demi-heure à frapper dans un sac. – Droite, gauche, coup de pied latéral gauche, crochet gauche, frontal droit, double upperc… ! Et merde Ewan !!! Freddy, Freddy vient ici du vas tenir les pattes d’ours. Ewan frappa violemment contre le poteau du ring. Il rageait de ne pas réussir ce coup. Un coup que Freddy avait maîtrisé sans mal. Freddy qui possédait autant de doigts que de points de Q.I. – OK, cracha Franck. Le premier qui place un double upp’ gagne la manche. Freddy se mit à glousser, déjà persuadé de gagner. Ewan observa Franck qui paraissait concentré, sûr de ce qu’il faisait. – Allez les mecs ! lança Tweety avec joie. Essayez de ne pas vous entretuer. – Tweety, tu te crois où là ? Si tu as fini le sac, tu pars travailler tes enchaînements sur le ring 2. Je viens m’occuper de ta tronche dès que j’en ai fini avec ces deux-là. – J’attends ma cousine, déclara le boxeur sans se dégonfler. – Et tu crois que j’en ai quelque chose à faire ? Le président pourrait venir te rendre visite que je m’en brosserais éperdument. Pars bosser ! – Oui patron, souffla Tweety résigné. Ewan réfléchit un instant. Il ne savait pas qu’Aurore devait venir. Il n’aimait pas qu’on le dérange pendant l’entraînement. Il vit effectivement la porte s’ouvrir sur les cheveux soyeux et les yeux bleus de la jeune fille quelques instants plus tard. Si elle venait pour lui, elle devrait attendre. – Allez les gars, c’est parti. À peine le coach avait-il fini sa phrase que Fred se jetait sur Ewan comme un alcoolique sur une bouteille pleine. Il l’esquiva sans mal et le boxeur faillit trébucher dans les cordes, il se rétablit tout de même et repartit à la charge. Après le premier coup droit. Trop tard. Un coup latéral. Trop rapide, même pour Fred. Son adversaire finit par se
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jeter en avant en tentant le double uppercut d’une manière si prévisible qu’Ewan le laissa passer d’un air nonchalant, les bras le long du corps. Il se tourna vers son coach en haussant les bras d’un air d’incompréhension. Ce dernier ne fit même pas un signe pour indiquer qu’il avait remarqué son regard. Ewan se reconcentra à contrecœur sur ce combat qu’il trouvait ridicule. Une fois de plus Freddy se jeta sans réfléchir sur lui, mais cette fois-ci, le jeu commençait à ennuyer Ewan. Il analysa son adversaire. Côtes flottantes droites, pommette gauche, articulation droite de la mandibule. Tellement de cibles évidentes. Dans un bref instant de contrariété, il décida d’atteindre successivement chacune, afin de montrer de manière concrète à son entraîneur l’exaspérante lenteur de cet uppercut. Crochet du gauche dans les flottantes, Fred se plie légèrement, mais continue son assaut. Coup droit dans la pommette, nouveau crochet dans la mâchoire, les deux bras de son adversaire tombent ballant d’une façon comique, telle une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils. Autoroute ouverte en direction de son visage. Double uppercut. Fred décolle, un craquement retentit au niveau de sa mâchoire. L’enchaînement crochet-uppercut pense Ewan. Il se tourne vers Franck qui avance calmement vers son boxeur au sol. – Ce coup est inutile, beugla Ewan. À moins que l’adversaire soit suffisamment bête pour se laisser faire. – C’est bien le cas, non ? jugea Franck d’une voix impassible. – Mais c’est Fred ! Il est aussi bête qu’il est grand. – Effectivement… Il est grand. Tu gagneras à tous les coups un combat contre un Fred, il ne pourra pas placer un coup, c’est vrai. Mais au lieu de passer une heure sur un combat interminable et gagné d’avance, tu viens de le torcher en trente secondes. C’est un gain de temps et d’énergie inestimable lors d’un tournoi. – Mais tout le monde me reproche de finir les combats trop vite… Et toi tu veux… ? – Le public veut que tu fasses durer le plaisir… Moi je suis ton entraîneur. Tu ne dois pas leur laisser une chance. Prends exemple sur Tweety. Il les détruit moralement et ensuite… seulement ensuite, physiquement. Ewan souffla. Il comprenait. Mais il rageait. Bien sûr qu’il comprenait, il était intelligent. Mais il rageait que son entraîneur
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ait à lui expliquer quelque chose d’aussi simple. Il aurait dû y penser plus tôt. – Arrête de faire la gueule Ewan, lança l’entraîneur. Tout le monde a le droit à l’erreur. – Pas moi, grogna-t-il les dents serrées, la mâchoire contractée. Plus maintenant. Franck l’ignora et secoua la tête. – Et toi, là-bas ! jeta-t-il en direction d’Aurore. La blonde à l’air niais… – Eh, protesta Tweety, c’est ma cousine ! – Bien. Je vois au moins qu’elle est plus intelligente que toi puisqu’elle a eu la présence d’esprit de ne pas s’en vanter. Appelle le SAMU, dis-leur qu’on a un boxeur inconscient avec une probable fracture de la mâchoire. Aurore attrapa son téléphone d’un air stupéfait, mais n’osant visiblement rien dire. D’un autre côté, Franck possédait une présence qui imposait le respect et n’incitait pas réellement à la rébellion. – Oh ! Et précise-leur qu’ils n’envoient pas des gringalets, ajouta-t-il. Il pèse cent vingt-huit kilos. Debout sous la douche, les yeux fermés, Ewan s’imaginait que l’eau brûlante qui lui coulait sur le corps emportait avec elle toutes les impuretés de son corps, qu’elle prenait la douleur dans ses bras et l’amenait dans les conduites du siphon, que la fatigue s’évaporait dans cette brume chaude tout autour de lui… Évidemment, il ne s’agissait que d’une belle illusion, agréable, certes, mais surréaliste. La douleur transperçait chaque pore de son corps, ses muscles brûlaient sous l’acide lactique, ses articulations donnaient l’impression de chercher à s’échapper de son corps et sa peau n’était qu’hématomes et cicatrices. Il regrettait parfois le jour où, face à la croisée des chemins, il avait décidé de prendre la route qui l’avait amené là. Peut-être que, dans un monde parallèle, il existait un autre Ewan, qui possédait une famille, de vrais amis, il faisait peut-être des études, un peu de sport pour se défouler, mais pas trop. Il avait même du temps pour avoir une copine, une fille qu’il aimait vraiment et dont il pouvait s’occuper. Un Ewan dont le destin ne dépendait pas de combats superflus contre des inconnus.
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Ewan ferma le robinet de la douche et s’enroula dans une serviette. Peut-être que cette personne existait. Mais ce n’était pas lui. Ce ne pouvait plus être lui et il n’avait rien en commun avec cet individu. Lorsqu’il sortit du vestiaire, il vit Tweety qui discutait avec sa cousine. Il se demanda un instant s’il la mettait en garde. Si c’était réellement le cas, Ewan ne pourrait pas lui en vouloir. – Salut Ewan, fit Aurore d’un ton qui se voulait jovial. Pas trop fatigué ? Ewan secoua la tête en signe de dénégation sans prononcer un mot. – Moi je suis complètement claqué, avoua Tweety dans un soupir grandiloquent digne d’un acteur de théâtre. Si je pouvais dormir debout, je serais déjà en train de le faire. – Tu viens avec nous ? demanda la jeune fille en regardant Ewan. On va manger au centre commercial ? Tweety passa sa main dans ses cheveux ébouriffés et partit aux vestiaires, prétextant qu’il sentait mauvais. Ce qui était vrai. Mais il ne désirait certainement pas entendre la suite de cette conversation. – Non, répondit Ewan lorsqu’il jugea que son ami ne pouvait plus les entendre. – Oh… heu… Visiblement, Aurore ne s’attendait pas à cette réponse, ou en tout cas, pas dévoilée d’une manière aussi brusque et sans appel. Elle se mit à rougir et à jouer avec ses mèches de cheveux d’un air mal à l’aise. – Tu ne veux plus qu’on se voit, c’est ça ? finit-elle par demander d’une voix chevrotante en regardant dans n’importe quelle direction autre que le regard d’Ewan. Il se mit à réfléchir un instant. Il appréciait Aurore, réellement. Elle était drôle, futée, extravertie au possible. Il ne voulait pas la voir triste, mais il préférait tout de même éviter qu’elle ne se fasse trop d’idées sur la relation qu’ils pourraient avoir. – Écoute, je n’ai rien contre toi, expliqua-t-il. Tu es une fille super et ne crois pas que j’essaye de me débarrasser de toi. J’ai juste très peu de temps libre. J’ai cours dans vingt minutes. J’ai un autre entraînement à midi et je n’ai qu’une demi-heure pour manger avant de repartir ensuite en cours. Mais si tu veux, on peut se voir ce soir…
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