Jean-M arie Rous
Rêves numériques
Les rêves numériques
Jean-Marie Rous
Les rêves numériques
I. L’écriture & l’art contemporains
La versification obéit à un ensemble de méthodes devant garantir à la poésie qu’elle tienne bien sa finalité : qu’elle se maintienne en place et en ordre au sein d’un genre fictif. La poésie a pour fonction de se maintenir avec art (tekhnè), sans germe de mauvaise conscience esthétique ; elle doit assurer la domination de l’expression intime pour que se perpétue l’égotisme. C’est un art comme un autre. Les poètes – même apparemment en crise d’expression – garderont leur foi au nom de la poésie classique, romantique (moderne) ou contemporaine. La foi est le principe métaphysique liée à l’art qui assure sa cohésion interne en tant que domaine d’action légiféré. Au nom de cette foi, il est légitime que l’on apprenne la technique, que l’on connaisse son métier et que l’on puisse vendre cette connaissance au meilleur rendement – ici la communication. La poésie a sombré dans la confusion entre l’impossibilité moderne d’atteinte une fusion et la simple absence de communication. Les cavales de l’Éternité d’or emportent derrière la course cybernétique ; elles se sont élancées sur la route fameuse de la Technologie et de l’Automation qui, en personne, conduit l’artiste et le philosophe à travers toutes les villes hantées. La recherche des fins industrielles a remplacé celle de la fusion première, l’état d’arhat, de sainteté. Qu’importe alors que cette communication se soit rompue avec le Dieu d’un autre âge, qui semble mener le bal de la civilisation européenne ! Elle n’était qu’un pis-aller moderne d’un pouvoir de la technique qui se doit de garder foi en son propre principe. Et il utilise pour cette conservation des moyens peu loyaux jusqu’à avoir subverti le large sourire des artistes dans les arbres et dans la théière, en un ricanement d’ingénieur technico-commercial. L’art pictural s’est laissé corrompre bien avant la philosophie qui ne
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Jean-Marie Rous fait que tourner en rond dans l’herméneutique, comme si le monde n’était qu’un simple récit à interpréter ! L’art contemporain se gardera d’être trop parfait, loyal avec le sens, puisque son public n’est pas vraiment cultivé mais vulgaire, assez pour apprécier des jeux de langues, quelques combinaisons plastiques. Le grand nombre, la multitude, le public qui constitue l’art en l’appréciant ou en le dénigrant, estimera les moyens employés par l’artiste, car le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et ce qu’il advient. Or dans ce monde, il n’y a que le vulgaire. La relation du vulgaire à l’artiste est analogue à celle de l’esclave au maître, soit de l’homme à Dieu. Le Désir n’est humain — ou plus exactement « humanisant », « anthropogène » — qu’à condition d’être orienté sur un autre Désir.
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Pour être humain, l’homme doit agir non pas en vue de soumettre une chose, mais en vue de soumettre un autre Désir (de la chose). L’artiste contemporain désire humainement une chose pour faire reconnaître par un autre son droit d’agir sur le public avec l’alibi de le divertir. La séduction est devenue une stratégie de domination dont les effets sont quantifiés par les industries du spectacle et de l’art ! En réalité, l’artiste contemporain veut dominer quelqu’un, pour se faire reconnaître comme propriétaire de l’art en tant qu’auteur. Et ceci — en fin de compte — pour faire reconnaître par l’autre sa supériorité sur l’autre. Cet art contemporain est donc nauséabond dans ses intentions. Universelle, la sagesse de l’art transcende le public et le représente. Quels que soient ses défauts, cette instance possède la sagesse nécessaire pour gouverner la déraison, par sa qualité d’instance. Et si quelques accidents surgissent contredire la thèse, ils seront excusés comme résultant d’une mécompréhension du rôle de l’instance ; ils n’infirmeront pas les propositions énoncées. « Les hommes sont méchants » dit Machiavel ; mais cette méchanceté est pourtant dépassée, dénaturée par le principe de l’instance de l’art, à qui il appartient de dire le vrai. Mais puisqu’il est le vrai, il doit le réaliser de la manière la plus ef fi cace en réalisant une représentation acceptable par une époque désarticulée et gesticulante. L’enseignement de l’art consisterait à conseiller au poète, au sculpteur, au peintre, au réalisateur de manipuler avec art le public : un public qui ne sait ce qu’il veut ni ce qu’il ressent à cause de son ignorance, de son « inhabileté fatale ». Le mensonge, la ruse dans ce trafic d’influence ne seront condamnés que s’ils sont employés à tort contre le droit ; alors, ils nuiraient à l’édifice garant de subventionner l’efficacité qui les motive : que triomphe la communication à travers quelques morceaux volés de vérité universelle.
Les rêves numériques La société contemporaine n’annonce aucune forme historique nouvelle ; pourtant, elle s’est transformée radicalement pour supporter son immobilisme. Elle s’est suavement auto-proclamée postmoderne sans quitter pour autant l’ère moderne. Les artistes usent de mensonges plus ouvertement pour trouver un relais dans les médias, et de mensonges plus grossiers. Dire la vérité apparaît-il comme un devoir plus urgent comme le soutint Brecht ? Nullement. Ce serait retomber dans la dépendance à l’égard d’un type machiavélien d’intelligibilité du pouvoir. Qu’est-ce que « dire la vérité » dans l’art ? Comment une fiction peut-elle s’inscrire à la fois dans une représentation de la réalité et rendre compte du vrai et du faux. Mais de quelle vérité s’agirait-il ? Nul ne se risque plus à répondre. Imaginer atteindre un inconnu par le dérèglement des sens conduit aux mêmes erratements que l’inscience ou le pseudo-doute. L’inconnu est une région pensée par d’autres qui reste inaccessible à soi-même si ce n’est comme autre. La fonction imaginaire du moi n’intervient dans la vie psychique que comme symbole. JE se sert du Moi comme d’un perroquet gavé d’altérité qu’un artiste averti apprend à contredire. L’inconnu actuel serait poétique s’il s’agissait réellement d’obliger des publics à cesser d’écouter des maîtres. Oui, ce lieu et cet espaces-là, sont inconnus. Fausse naïveté ponctuée de citations magistrales, refus du dialogue, interactivité au rabais entretenue par les marchands soucieux de sauver leurs piètres meubles d’une saisie imminente, tel est le désastre littéraire qu’il faut bien traverser en France. Cherche-t-on à caractériser la rencontre des autres? c’est pourtant bel et bien sur le Dasein [Etre-là] — qui m’est chaque fois propre — qu’on s’oriente encore. Ne commence-t-on pas aussi par distinguer et isoler le JE pour, de là, se mettre alors en devoir de chercher depuis ce sujet isolé un passage vers les autres ? Pour éviter cette méprise, il faut faire observer en quel sens il est parlé ici « des autres ». « Les autres », cela ne désigne pas simplement : tous ceux qui restent en dehors de moi, ce dont s’extrait le JE ; les autres, ce sont plutôt ceux dont la plupart du temps on ne se distingue pas, parmi lesquels on est aussi. Cet être-là aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-là-devant « avec » au sein d’un monde. « Avec » va de pair avec Dasein, « aussi » veut dire à égalité d’être, c’est-à-dire d’être-au-monde discernant et préoccupé. Le concept de spontanéité peut être entendu comme le refuge d’un Moi coupé des autres, barricadé derrière une cabane destinée à résister au On — position d’otage. Je suis à la merci de l’autre, anonyme, sans visage sur le Net. Je suis alors un pseudo-soi et
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Jean-Marie Rous je résiste au totalitarisme. Mon refuge est moi, désaltéré. La spontanéité serait moi contre l’autre, séparé, à part. La spontanéité est le petit-fils du naturalisme cher à Rousseau. Mais la préméditation — concept défini par le droit criminel — est-elle une réponse à ce que Rousseau appelle « l’évidence » ? Evidemment, non. Il s’élabore ici un faux débat. Nature contre artifice. Spontanéité contre travail, qui en art s’appelle le style. D’un point de vue phénoménologique, le concept premier n’est pas la spontanéité mais l’authenticité. D’où la tentation, chez certains, de se réfugier dans une nature première, un monde purement objectal, à partir des catégories naturalistes d’Aristote. Mais l’authenticité n’a rien à voir avec la spontanéité — antropathie. Il s’agit d’une attitude non séparée du monde. L’artiste a une intention d’être pour les autres ou d’être avec eux. Toutefois, il doit maintenir une distance qui garantit justement son authenticité. Une non-torpeur, qui ne ressemble guère a un simple retour sur lui-même. Il s’appartient à lui-même en propre. Il prémédite une vengeance, que personne ne pourra lui ravir. Un ravissement. 14
Écrire suppose l’altération : devenir non symétrique et jusqu’à se confondre avec les mouvements impliquant les centres cérébraux supérieurs. Même s’il faut encore itérer, ce projet consiste à créer des conditions favorables pour obtenir du système nerveux l’éclosion de récits paraboliques et elliptiques. Ce modèle de domaine fictif ne nous propose pas une remise en cause du discours ou de la pensée, mais de toutes les structures rigides qui résistent aux altérations. La souffrance résultant par l’acte dissident d’écrire ne fait pas appel aux quintessences de la toxicomanie mais tout simplement au système nerveux autonome ou aux stimulants du contrôle cortical. L’altération postmoderne s’accompagne d’un refus de la représentation historique qui accompagne le pôle de l’écriture. Sans antécédent, le paradoxe temporel de l’écriture chercha parfois l’impossible retour au pôle de l’oralité primaire avec son devenir sans repère ni trace. L’écrivain moderne — toujours inclus dans la modernité comme l’espace de sa crise permanente — est confronté simultanément à la modernité et au triomphe du pôle de l’écriture. Comment résout-il ce paradoxe ? Il peut mettre en crise les logiques narratives à travers un style précurseur de l’éclatement hypertextuel avec sa vitesse pure, sans horizon et la pluralité de devenirs immédiats. La critique devrait détecter ces objets en mouvement — et aborder les discontinuités dans les domaines fictifs — au lieu de poursuivre le classement des structures fixes.
Les rêves numériques Atteindre une prose poétique s’exprimant dans une caté gorie d’objets n’existant pas actuellement est sans doute un rêve infranchissable. Mais revendiquer la subjectivité comme norme, c’est rester soi-même prisonnier de son système de représentation du monde. Les techniques dichotomiques, à l’inverse, peuvent sans cesse déplacer ou supprimer les symboles. Elles répondent au besoin d’immédiateté à l’aide de variables muettes. Ce qui est senti doit être diffracté sans contrainte. L’art reste une force dissidente ; admirons Lou Andréas-Salomé qui conseilla fermement à Rilke de ne pas se réfugier dans les bras gluants de la psychanalyse. « Je ne veux pas d’annotations à l’encre rouge dans la marge du texte qui constitue ma vie. » Portez plainte contre cette psychiatrie du sujet-objet qui continue de dégrader l’art contemporain ! Nous pouvons tenter de renouer avec le régime harmonique de pulsation ou, du moins, de capturer les ondes psychiques par un filtrage non linéaire. L’architecture inac cessible s’appelle alors vraiment « l’inconnu ». Ces régions désubliment nos repères pour s’affirmer grâce à la performance, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une licence d’activité pour les conquérir.
II. Frontières de la folie
DANS LE PAVILLON DE CHATOU, une jeune fille brune a été invitée par ma famille parmi d’autres personnes. Elle est Québécoise. Je la croise dans un salon qui m’est étranger et lui demande si elle a trouvé du travail. Elle répond qu’elle est sur le point d’en déccrocher un dans le secteur de la Recherche sans en préciser le domaine. Je me trouve en sa compagnie dans un bureau à Melun-Sénart, l’ancien Eldorado des petites et moyennes sociétés informatiques. Elle demande à une secrétaire la permission de téléphoner. Celle-ci accepte de bon cœur. Mais ce premier contact téléphonique se déroule mal. Quelqu’un lui fait comprendre qu’aucun poste n’est vacant. Lors d’un second entretien téléphonique son interlocutrice la connaît par une référence commune, celle de la personne qu’elle doit rencontrer. Le ton est déjoué, un rendez-vous est pris avec ce contact. Avant de raccrocher, la Québécoise souhaite: «Bonne intelligence artificielle, surtout de bonne intelligence !» Tôt le matin, je me réveille sur un canapé dans un salon qui ressemble à celui de la maison du Vésinet où j’ai vécu de septembre 1964 à septembre 1974. La jeune fille brune me parle. Je l’écoute embrumé. Sans crier gare, elle me déverse une poudre blanche de sucre vanillé ou d’une simple farine de cuisine sur le côté gauche, position où je m’efforçais de dormir avant sa venue. Mon père entre dans le salon et ne semble guère prêter d’attention à cette scène. Il s’entretient avec elle et j’entends défiler tous ces mots sans les comprendre. PRÈS DE LA RUE SAINT-MARTIN OÙ JE LOGE, gercé par les verres de bière et les néons torves des bars de la rue Saint-Denis, je désirerais rencontrer une force étrangère qui saisirait mon esprit et non les halètements réprimés des prostituées qui précède leur rajustement.
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