Odette Laplaze-Estorgues
Revoici de mes nouvelles
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Š Odette Laplaze-Estorgues, Revoici de mes nouvelles, 2014.
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Glas pour un faiseur de miracles
Alban Alloué n’est plus ! L’océan vorace a englouti le renommé Alban Alloué. Qu’avait-il besoin d’aller affronter les flots sur un fragile catamaran, misérable coque de noix pour un océan particulièrement démonté ! Et, ce faisant, que voulait-il prouver ? Quelle sorte de larmes verser sur cette perte, sur un tel gâchis de talent et de renommée ? Combien de sollicitations resteront-elles désormais sans suite ? Et combien de désespoirs sans rémission ? Regagnez vos tristes appartements, Parisiennes disgracieuses ; vous également, provinciales si peu gâtées par le sort, ou plutôt vos gênes, accourues de vos lointaines régions ; même conseil pour vous, pauvres étrangères complexées, attirées par l’internationale notoriété internationale de l’inestimable Patron de la chirurgie esthétique. Plus jamais, les seins trop lourds, ou ceux quasiment inexistants n’auront le bonheur d’obtenir le
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galbe parfait d’une poitrine admirablement remodelée. Plus jamais, les ventres envahissants ne seront secrètement délestés de leurs bourrelets de graisse rebutante. Plus jamais, les cuisses difformes ne seront rapidement libérées de leur inesthétique culotte de cheval. Plus jamais, les visages vieillis et fatigués ne seront retendus, faisant oublier les rides dont la moindre aura été traquée avec un incroyable succès. Mais surtout, plus jamais, non jamais ne défilera le cortège des nez angoissés, des nez aux abois, ou simplement des nez perplexes, dans l’antichambre de l’enfin accessible beauté ! Finie la ronde des nez dépités : les trop gros, trop longs, trop ronds, trop courts, trop camus ou trop évasés ; sans oublier ceux en bec d’aigle eu en pied de chaudron, ceux en trompette, ceux qui s’agrémentent d’un nævus velu, ou d’une tache de vin ; et les autres « à trier les lentilles », de même que ceux bâillent largement pour laisser passer un toupet de vilaines vibrisses ; mais aussi les nez busqués, crochus, en lame de couteau et ceux comiquement retroussés, ou encore épatés – Pourtant tellement épatants de s’épater ainsi ! – Sans oublier celui qu’évoque Cyrano, du célèbre Edmond Rostand ; et pourquoi pas ceux argotiquement nommés blases, tarins, pifs, truffe et autre quart-de-brie aspirant quasi tous à la perfection d’une élégante ligne hellénique. Désormais, qui possèdera l’exceptionnel savoir-faire acquis par le très regretté Alban Alloué ?
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Qui modèlera d’une main experte de nouveaux appendices devenus parure et non repoussoir ? Quel obscur confrère se risquera-t-il à prétendre pouvoir égaler le sublime esthète, l’amoureux de la chair remodelée ? En a-t-il réconcilié des visages autrefois revêches, et à présent radieux, avec les miroirs qui ne craignent plus d’agrémenter à profusion les murs des appartements ! En a-t-il fait des heureux qui affichent, sur tous les écrans du monde, des profils promis à une immarcescible célébrité ! Ô, Alban Alloué, qui pourra t’oublier ? Proposeras-tu tes soins experts aux oréades et naïades, néréides, sirènes ou autres tentantes traîtresses Lorelei hantant les abysses glauques et glacés ! Ô Alban Alloué, que n’as-tu transmis ton exceptionnel savoir-faire à un proche, un ami, avant de disparaître irrémédiablement ? Que n’as-tu pris en considération la si longue liste d’attente de tous ceux et celles croyant au miracle que toi seul pouvais accomplir ! Est-ce par lassitude que tu as gâté ton talent sur les côtes surpeuplées, tel un vulgaire aoûtien ! Dorénavant, qui saura choisir les paroles justes pour apaiser ceux et celles qui vivent mal dans leur peau ? Qui leur dira que leur nez est un présent de la nature, au même titre que leurs yeux gris ou bleus, que leur taille petite ou élancée, que leur sexe masculin ou féminin ? Et qui leur soufflera – puisque tu n’es plus – de tirer orgueil de leur appendice nasal charnu
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que d’aucuns prétendent révélateur d’une formidable virilité ou d’une prometteuse féminité ? Qui saura leur conseiller d’envier la sagesse de l’éléphant qui ne proteste pas d’être embarrassé d’une trompe élastique, ou la félicité du grand nasique, cependant affublé grotesquement d’une excroissance drolatique ? Qui chantera le charme singulier d’une courbe nasale irrégulière, mais néanmoins – Oh ! Surtout pas nez en moins, ni davantage nez en trop ! – émouvante ? Qui osera affirmer que le nez, quel qu’il soit, n’est pas le support privilégié de toute personnalité ! Qui encore les dissuadera de briguer l’anonymat d’un modèle régulier et invariablement dupliqué ! Qui enfin réussira à propager ces paroles aussi fortes que sages et qu’il faudra savoir rendre persuasives, puisque tu n’es plus là pour répondre, ô regretté Alban Alloué ? Loué sois-tu, Alban Alloué ! *** Toi, tu te dresses. Toi dont le nez prend une certaine importance dans un visage agréable mais triste. De quoi s’agit-il ? Qu’as-tu à dire ? Que tu serais une victime du docteur Alloué ! Cesse ces allégations. Ne vois-tu pas l’indécence de tes paroles, à l’heure où la dépouille du regretté chirurgien flotte toujours dans les eaux glaciales de l’implacable Océan Atlantique. D’ailleurs, trêve de sornettes ! Ça, un nez à la Alban Alloué ? Allons donc, je ne
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voudrais pas te vexer, et du reste, ton nez est loin d’être déplaisant, mais quand même, le cher Maître savait obtenir de plus tout autres Merveilles ! Que dis-tu ? Dans ton cas, le docteur Alban Alloué n’a pu donner la pleine mesure de son talent ? Et diable, pourquoi donc ? Il avait mis au point une technique plus performante et il devait opérer à deux reprises, à un mois d’intervalle, en vue de résultats spectaculaires. Seule la première intervention du programme a été réalisée, la seconde rendue impossible à cause du regrettable accident ! Bien sûr, c’est fâcheux pour toi, hélas ce sont des choses qui arrivent… Bah ! Un confrère trouvera bien l’opportunité de terminer le travail dont il ne reste que la partie la moins délicate. À franchement parler, tu pourrais fort bien laisser les choses en l’état. À y regarder de près, le résultat obtenu n’est pas inintéressant. Il ne s’agit pas seulement de cela ? Quoi d’autre, alors ? Mais ce que tu dis est vraiment insensé ! Tu voudrais retrouver ton ancien nez. Tu pleures après ces quelques minables grammes qu’Alban Alloué a supprimés ! Tu veux retrouver l’irremplaçable nez – Tu t’en rends enfin compte ! – dont tu as hérité des tiens. Qu’est-ce que cela signifie ? Que tu as compris trop tard que tu t’es trompée... Que c’est à présent et non autrefois que tu te trouves moche, défigurée et comme mutilée. Que c’est avec ton original nez original que tu as été follement aimée. Que maintenant, tu as perdu le charme un brin exotique que possédait ton visage
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pourvu d’un nez bien charnu quelque peu épaté que tu regrettes tant. Allez n’exagère pas et après tout, tant pis ma belle, n’en fais pas un drame. Seul Alban Alloué aurait su te comprendre pour tenter de faire marche arrière. Tu dois accepter l’évidence. Alban Alloué, dont les mains avaient une plus phénoménale mémoire des formes que celle pourtant fameuse d’un aveugle inspiré aurait pu rendre à ton appendice nasal son aspect initial. Résigne-toi, fais en ton deuil, et prends aussi celui de l’irremplaçable Alban Alloué. Paix à lui ainsi qu’à tous les nez malheureux de la terre, pour qu’ils sachent enfin, eux aussi, avoir conscience du bonheur de demeurer et s’apprécier tels que la providentielle nature a bien voulu les sculpter ! *** Abasourdie, comme une somnambule, Josépha se dirigea vers l’escalier et l’emprunta. La tête farcie de mots sirupeux, grisée par l’encens de l’éloge funèbre qu’elle venait d’écouter, elle en oubliait l’objet et l’urgence de la démarche qui l’avait conduite à Passy, dans le cabinet de feu Alban Alloué, où un invraisemblable thuriféraire l’avait littéralement soûlée. Le reflet, un peu flou, que lui renvoya le somptueux miroir de l’entresol, la ramena sans tarder son idée fixe. Depuis l’intervention, elle n’avait pu s’accoutumer à son nouveau visage. Elle s’était obstinée à le
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voir fixé sur la pellicule par plusieurs photographes réputés de Cahors. Ces supports de sa nouvelle identité la mettaient mal à l’aise, aussi ne fut-elle pas démesurément surprise lorsque lui furent retournées, la photo et la lettre qui l’accompagnait, sans le moindre commentaire, de l’homme qui l’avait aimée et dont l’abandon lui avait causé grand mal. Elle ne voyait, dans ce retour méprisant à l’envoyeur, qu’un blâme, une condamnation de ce qu’elle avait fait à Paris, sans même lui en parler. Elle devait réagir, sans qu’elle sache comment… Jusqu’au jour où la solution la frappa, tant elle lui parut évidente. Elle devait revoir le praticien qui l’avait opérée. Par bonheur, après la première intervention, le rendez-vous pour la seconde avait été fixé pour la fin septembre. Le 27 septembre elle irait à Passy, comme prévu. Seul Alban Alloué pouvait l’aider, lui qui conservait, dans ses dossiers, les multiples photos prises sous divers angles, les références des moulages, et les calculs savants qu’il avait eu la gentillesse de lui montrer, sans bien évidemment, lui en rien expliquer. – Arcanes de l’art préservés ! – Au demeurant, elle la profane, n’y aurait rien pigé. C’était ce qu’elle devait faire, sans perdre de temps à tergiverser. Elle le reverrait, lui dirait qu’elle s’était trompée en pensant qu’un autre nez changerait sa vie. Il la comprendrait et saurait refaire ce qu’elle avait voulut qu’il défit deux mois auparavant. Et brutalement, l’affreuse vérité lui avait été assénée. Non, elle ne reverrait pas Alban Alloué,
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ne lui expliquerait rien, il ne pourrait la comprendre ni davantage lui rendre son nez d’autrefois... Pareille à un robot, elle quitta la capitale, et regagna Cahors, hantée par de tenaces obsessions. Rien ne pouvait ébranler sa ferme conviction que la reconquête de l’aimé passait par le retour à son apparence antérieure. Et là, elle achoppait à une situation sans issue. Son obsession resta cristallisée sur son nez. Pas celui tout neuf que son miroir ne parvenait pas à apprivoiser, mais celui dont le souvenir la tourmentait et dont il ne restait aucune trace car, dans l’enthousiasme qui avait suivi la réussite de la première opération, elle avait fait un grand feu de joie de toutes les photos, témoins fâcheux de la disgrâce – ou supposée telle – de son visage. À ce moment-là, faire peau neuve lui avait semblé le summum de la félicité. Aujourd’hui, retrouver sa peau agréablement tendue sur l’exacte forme de son nez d’origine, devenait la seule quête possible. Dans la rue, les magasins, tous les lieux publics bien éclairés, elle se mit à scruter les visages, tous les visages, indépendamment du sexe et de l’âge, à la recherche du modèle de son ancien nez, au point de gêner plusieurs personnes, provoquant parfois quiproquos ou esclandres… Elle retrouva un brin de sérénité lorsqu’elle eut l’occasion de hanter l’entrepôt de costumes et accessoires de l’opéra municipal. L’oncle d’une amie d’enfance, était préposé au gardiennage de cette fabuleuse « Caverne d’Ali Baba ». Sa jambe raide
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le faisant de plus en plus souffrir, il fut soulagé et ravi de confier la fastidieuse corvée de rangement et d’aération aux deux amies. Bientôt, la nièce en eut marre, et Josépha se réjouit d’être dès lors la seule gardienne des lieux dont elle conservait un exemplaire de la précieuse clef. Désormais, elle se rendit seule dans la resserre du théâtre où elle passa la majeure partie de son temps. Au début, elle se plut à revêtir chacun des multiples atours dont elle avait le soin attendant, pour choisir le masque approprié, le paroxysme de son exaltation. Peu à peu, seule cette dernière phase du jeu lui importa et elle fut servie par le regain d’engouement pour cet accessoire que montraient les nouvelles troupes de ballets et autres improvisations théâtrales. Toutefois elle déplorait le défaut de souplesse de tels substituts. Mais, son visage rendu anonyme, elle se sentait préservée, différente et comme si l’on n’y avait jamais rien changé. Le masque modifiait complètement son apparence, c’était pour elle un jeu de rôle sédatif. Malgré tout, elle savait qu’elle ne pourrait pas toujours reculer l’instant où le masque ôté, elle serait confrontée à son vrai visage, celui qu’elle refusait depuis deux mois. Elle ne perdait jamais conscience que, sitôt qu’elle quitterait l’abri du théâtre, tout serait remis en question. Elle n’allait tout de même pas se risquer à interpréter, dans la rue : Le Masque de Fer, Cyrano de Bergerac ou Nez-de-cuir !
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