Un roman goy

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Un roman goy Pierre Ferin



Un roman goy


Š Pierre Ferin, 2012 ISBN : 978-2-36673-007-4


PIERRE FERIN

Un roman goy Rideau sur les idéaux



Ă€ mes filles.



Les souvenirs échoués sur les récifs du ressentiment ne franchissent jamais le cap de l’oubli.



1 Flaco L’avion vient de franchir la cordillère des Andes et s’apprête à atterrir à Santiago de Chile. Les damnés du transport moderne ont le visage chiffoné par une nuit sans confort. Nous sommes entassés dans un Airbus (ou serait-ce un Boeing ?) à quatorze par rangée. Nous avons passé treize heures engoncés dans cet avion bourré à craquer. Juste pour aller pisser, au moins trente minutes de queue. La compagnie Iberia a baptisé cet avion Salvador Dali, le peintre des montres molles, pour qu’il enveloppe plus facilement sans doute sa cargaison démesurée. C’est tout ce qui me vient à l’esprit au bout de cette interminable nuit. S’il n’était question de retrouver un viel ami, jamais je n’aurais supporté ce voyage. Quand je dis vieil ami, ce n’est pas une image, nous nous sommes connus quarante ans auparavant à Jérusalem, c’est-à-dire en 1967, en juillet exactement. Là, nous 11


sommes en février 2009, un an juste avant le terrible tremblement de terre que le Chili a subi. Je suis censé réaliser un voyage d’agrément. Mais chacun sait que les événements se déroulent rarement comme on les attend. Cela fait des années que cet ami m’invite. Je m’étais enfin décidé. Comment résister à l’attrait d’un pays comme le Chili, en plus de la joie de se retrouver entre amis, en dépit du désagrément d’un vol aussi long et inconfortable ? Flaco n’est pas un ami quelconque. Je ne puis penser à lui sans que l’émotion me submerge. C’est un ami de jeunesse, de l’époque où tout semblait encore possible. Nous nous étions rencontrés à l’université hébraïque de Jérusalem. Nous filions tous deux des jours heureux en apprenant l’hébreu. Cette rencontre, finalement, a bouleversé le cours de ma vie, ne puis-je m’enpêcher de penser, en patientant dans la file d’attente pour le contrôle de police. Elle a fait que j’ai lentement dévié de la route que je m’étais tracée, ou qui m’était toute tracée. Voilà bien le moment au Chili de me demander pourquoi ! Flaco m’avait écrit « je t’enverrai un taxi te prendre à l’aéroport, tu verras, il porte une chemise jaune ». Je franchis le dernier sas avant la délivrance et me trouve face à la foule des parents et amis qui obstruent la sortie. Je me fraye un passage dans cette foule joyeuse ou anxieuse, en cherchant le type à la chemise jaune muni de la pancarte avec mon nom. 12


Je m’extraie du groupe sans avoir aperçu mon nom. Il y a bien des tas de noms, inscrits à la hâte sur toutes sortes de supports, hormis le mien. Je reviens en arrière, retraverse la foule en sens inverse, et remarque qu’il y a deux sorties diamétralement opposées. Je traverse cette fois une autre foule, sans plus de succès. Je refais le trajet plusieurs fois, des deux côtés, j’essaie de repérer sur une pancarte un nom proche du mien qui aurait été déformé, je ne trouve rien. Vingt bonnes minutes se sont déjà écoulées. Je me résouds à prendre un taxi de l’aéroport (le taxi du quartier de Flaco était sensé être beaucoup moins cher), en espérant avoir assez d’argent sur moi (je n’ai pas changé beaucoup d’euros à l’aéroport comme Flaco me l’a conseillé) et être en position de négocier. J’avoue que ce n’est pas mon fort. Me voyant indécis, plusieurs chauffeurs se sont déjà précipités vers moi. J’ai du mal à m’en débarrasser. Brusquement, je repère sur le côté, debout au milieu d’un petit groupe de gens qui épient les arrivants, un barbu affublé d’une chemise jaune, serrant une pancarte dans sa main, qu’il maintient au niveau de son genou au lieu de la brandir pour qu’on la voie. Je fonds sur lui, relève la pancarte et y découvre bien sûr mon nom. – Oye ! Qué hace usted ? Porque no me enseñas el cartel ? (je suis fier de pouvoir déjà me servir de l’espagnol (castellano) dont j’ai repris l’étude en prévision de mon voyage) – Usted es el señor Farine. 13


– Claro que si ! – Pero usted no lleva barba ? No me habían dicho que usted era barbudo. Je commence donc ce voyage sous l’auspice des barbus, puisque mon ami est barbu depuis plus de quarante ans, et que je ne le suis plus depuis autant de temps. Le taxi met une petite heure pour atteindre le quartier de la Reina où habite Flaco. Enfoncé dans le fauteuil à l’arrière, mes yeux exorbités sont fixés sur la Cordillère. Les pics enneigés ont l’air d’être juste à côté. Je me sens bizarre, j’ai tellement de mal à m’imaginer que je suis là où je suis, qu’il faudrait me pincer. Plus qu’un coin de rue à franchir, m’annonce le chauffeur, puis le taxi s’immobilise devant une maison, sa maison. Il me suffisait de le vouloir pourtant, puisque cela faisait si longtemps qu’il m’avait invité. Alors cet instant me paraît incroyablement formidable, formidablement incroyable, je ne sais plus, une émotion vive me submerge. Je voudrais que cet instant durât l’éternité. Je retrouve l’ami de ma jeunesse. Ce n’est pas anodin. En tout cas ce ne l’est pas pour moi. Je suis devant chez lui. Il se tient devant la porte de son jardin, son sourire bienveillant toujours mangé par la barbe, comme avant, il y a quarante ans, et comme toujours, à chaque fois que je l’ai revu en France. Je sors du taxi. Il règle la course, me fait signe de ne pas m’en préoccuper, puis, une inévitable accolade à la latino, qui me tire les larmes et me chamboule 14


l’esprit. Je suis tellement ému que mon castillan approximatif, repris et tant travaillé depuis des semaines, reste bloqué dans ma gorge. Je suis obligé d’extirper chaque mot aux forceps. « Ma maison est ta maison, mon vieux », sont ses premiers mots. Dans sa bouche, ils ne sonnent pas creux. Flaco n’est surtout pas un adepte de la langue de bois. Nous traversons le jardin, il me fait entrer dans la maison et me présente sa femme et son fils. Je me sens évoluer dans un cocon d’harmonie et de tendresse depuis que j’ai mis le pied dans son jardin. J’éprouve immédiatement le sentiment de côtoyer une belle réussite et cette sensation a l’air de me faire du bien, comme si elle déteignait sur moi. Je n’y suis pour rien et ça me fait quand même du bien, comme si une sorte de bonté du faible me guidait. Il est vrai que l’échec retentissant de ma propre expérience familiale devrait au contraire exciter ma jalousie face à une aussi éclatante réussite. Ce n’est pourtant pas le cas. Je devrais être au contraire tenaillé par le ressentiment, mais pour l’instant, il ne se manifeste pas. Il est pourtant là, tapi quelque part en moi, je le sens, sans que je puisse le formuler. Il faudra bien un jour que je le chope par n’importe quel bout et que je lui règle son compte. C’est malsain de vivre en si mauvaise compagnie. Le premier coup de semonce éclate dès le premier soir. Je me balade dans le quartier Bellavista, 15


au pied du cerro San Cristobal, le quartier de la Bohême et de la culture de Santiago, comme dit la publicité touristique, le quartier « chaud », en attendant Flaco. Il y a du monde sur les terrasses des cafés et des restaurants. Tout ça a l’air très bon enfant. Flaco a une émission à finir sur la chaîne de télévision privée pour laquelle il travaille et qui n’est pas très loin. Quand il termine, vers 22 heures, il m’emmène dîner à la Meson Nerudiana, une belle demeure de style colonial, transformée en restaurant à plusieurs niveaux. Nous nous installons dans le jardin. Il me fait découvrir de délicieux empanadas, puis un caldo de congre excellent, arrosé de très bon vin chilien. Je me délecte tandis qu’il se met à me raconter son dernier article, paru la veille même dans un quotidien national, à propos du nième épisode du conflit israélo-palestinien. La guerre dite de Gaza (février 2009) vient de se terminer. Les décombres palestiniens sont encore fumants. Dès qu’il se met à me parler de son article, mon corps commence à trembler. C’est plus fort que moi, le conflit israélopalestinien me ravage, comme s’il passait par devers moi. Je me sens tiraillé de tous côtés. Cette guerre à répétitions embrase ma mauvaise conscience. Ça m’est prodigieusement douloureux même si ça ne peut se comparer aux blessures des protagonistes. Entre deux bombardements, je peux rentrer tranquillement chez moi. Mais ça m’empêche de dormir. Aucun autre conflit, même sanglant, n’importe où, en Afrique par exemple, ne me fait cet effet. Je fris16


sonne en écoutant Flaco expliquer qu’il s’est attaché à faire un article équilibré entre les deux parties. Est-ce possible ? En tout cas, c’est très difficile. Moi, je me sens toujours du côté du plus faible, mais en même temps, cela me met mal à l’aise. J’ai du mal à comprendre pourquoi. Dans l’article, me dit Flaco, alors que je sirote mon verre de vin chilien, il réfute l’appellation « terroristes » que la plupart des commentateurs collent au Hamas. « Il est plus juste de désigner le Hamas comme un mouvement de libération nationale utilisant parfois des méthodes terroristes. Ce n’est pas tout à fait la même chose. » Je m’empresse d’acquiescer. « Tu comprends, c’est un mouvement nationaliste avec une base sociale, une structure établie, des chefs connus (que les gouvernements israéliens ne se privent pas d’assassiner quand ils le peuvent, même s’ils le soutenaient au début pour affaiblir Arafat) et pour finir, intégriste. » Je trouve que mon ami a parfaitement raison. Je lui réponds d’ailleurs que la vérité mérite d’être défendue, ou quelque chose de ce genre, entre deux gorgées de vin, sans conviction. Et comme nous suivons tous deux ce conflit (chacun à sa manière) depuis que nous avons quitté Eretz Israël (ça fait un bail), nous tombons d’accord pour constater que chaque nouvel épisode de cette guerre sans fin, ne parvient qu’à renforcer les extrémistes des deux bords. Le lendemain matin, Flaco me montre, sur le site du quotidien national, son article qui a paru deux 17


jours avant. Ensuite, il clique sur un commentaire envoyé sous pseudonyme : « TU TRAHIS TON SANG ! » Le mien se glace immédiatement. Soupçonnant ma réaction, il me dit qu’il a l’habitude, que ça ne le touche plus depuis bien longtemps. Il a d’ailleurs l’air parfaitement calme. J’ai le sentiment depuis toujours de partager avec lui la même conception, que le sang de chacun de nous n’a rien de particulier, si ce n’est que c’est le même qui coule dans les veines des types du monde entier. Et notre sang est juif quand les Juifs sont pourchassés, indien quand les Indiens sont massacrés et palestinien quand les Palestiniens sont bombardés. C’est finalement le genre de sang qui ne fait qu’un tour face à l’injustice. C’est ce que je pense. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Ça doit venir de l’éducation. C’est sans doute plus facile de le penser quand on n’est pas directement impliqué. Parce que dans le conflit israélopalestinien, les choses se compliquent et se mélangent. Voilà le genre de complication qui m’empêche de dormir tranquille. Je me comporte comme si j’étais personnellement impliqué finalement. Et au bout de tout ce temps, je n’arrive même pas à m’en débarrasser. C’est quand même bizarre. Le jour suivant, Flaco m’entraîne dans les méandres de sa chaîne de télé privée. Dans une petite pièce, un type est en train de scruter quatre écrans. « C’est le centre névralgique de la boutique », me souffle-t-il en se marrant. Les quatre chaînes chiliennes 18


s’affichent côte à côte sur des écrans juxtaposés avec leur taux d’audience instantané. Il faut pouvoir réagir vite. « La télé c’est du pipeau », blague Mary, la femme de Flaco. Elle a été correspondante pour le Chili de la presse écrite anglo-saxonne. J’ai la chance de pouvoir observer mon ami sur le plateau, en pleine émission, entouré de deux animateurs, un homme et une femme, je me tiens à un vingtaine de mètres d’eux. – (je traduis) Alors, qu’est-ce que tu racontes à propos de la situation internationale aujourd’hui ? – Eh bien, le plan de Barak Obama de lever des impôts sur les riches pour donner une couverture sociale aux pauvres, me paraît excellent ! Je me marre. En même temps qu’il prononce cette phrase, je vois ses petits yeux en amande se plisser de plaisir et presque disparaître derrière ses pommettes saillantes, si ce n’est qu’ils pétillent et crèvent l’écran. Je le connais par cœur et je peux le vérifier sur tous les écrans postés aux quatre coins de la compagnie. Depuis cette télévision privée ultralibérale, Flaco délivre chaque mot avec une gourmandise évidente à ce pays aussi ultralibéral (depuis le coup d’état de Pinochette, comme prononcent les chiliens). Tout est en toc sur le plateau, mais vu à l’écran, tout parait clinquant. C’est frappant sur les télés postées qu’on croise à chaque croisée de couloirs. Des spots publicitaires hachent à tout va le programme. Ils transforment l’esprit en compote. Le mien en tout cas. Flaco est revêtu d’un vieux 19


pantalon noir usé et d’un polo sans forme. L’expert en politique internationale parle simplement. Il adopte un style direct qui me paraît sans arrogance. Cette capacité d’être et de faire me foudroie. Elle constitue mon deuxième coup de semonce. Je ne puis m’empêcher de penser qu’à côté de lui, je fais pâle figure. Je sais, je ne devrais pas. Après son émission, il m’emmène par le téléphérique jusqu’au sanctuaire de la vierge de San Cristobal. Une immense statue de pierre brasse l’air de ses bras ouverts, figés pour toujours. Je ne sais plus quel pape y est venu prier. Ce n’est pas le genre d’information qui nous intéresse. Cette vierge grandiloquente et voilée fixe le vide de son regard éteint. Ses longs bras écartés jamais ne se referment pour étreindre. Des pèlerins se rassasient de prières incantatoires qui trainent sur des présentoirs en petites brochures dans toutes les langues. Puis nous descendons d’un cran, au niveau réservé aux marchands. Les sanctuaires sont toujours envahis de marchands. Il n’y a plus de Jésus pour les en chasser. Cette histoire qu’on nous racontait au catéchisme quand j’étais petit délivre un message qui me plaît encore bien. Je crois bien que j’y croyais et que j’y crois toujours. Parmi tous les chalands, il y a là un moustachu aux cheveux blancs, assis torse nu sur un muret en plein soleil. Il a la peau constellée de tâches de rousseur. Il ne porte même pas de sombrero alors qu’il fait pourtant très chaud et que nous 20


servons d’enclume au soleil marteau. Dès qu’il aperçoit Flaco, il se lève et le salue, puis la conversation glisse rapidement sur l’article. Il l’a apparemment trouvé « assez équilibré ». Enfin il enchaîne avec ce qui lui tient le plus à cœur car ses yeux brillent, à moins que ce ne soit l’effet du soleil : « Mon fils vient de s’envoler pour Jérusalem pour y entamer des études rabbiniques. » « Noooon ! » s’exclame Flaco. Cette nouvelle a l’air de le surprendre totalement. Alors, il me présente : « Un ami français parti comme volontaire (midnadev) en Israël, lors de la guerre des Six Jours. » Le type me secoue vigoureusement la main. Puis le voilà parti à condamner « ces journalistes français (une pierre dans mon jardin) et palestiniens qui trafiquent les images de la guerre pour manipuler la réalité ». Il vient de recevoir des « preuves » et tient absolument à les transférer à Flaco. Flaco lui file sa carte avec son adresse web en lâchant comme une évidence : « N’empêche, les Palestiniens ont des droits… » « Des droits ? » Le moustachu manque s’étrangler. Puis il s’égosille tout en faisant tournoyer son doigt sous nos nez. « Des droits, tu dis ? Des droits, nous en avons bien plus qu’eux ! » Flaco en reste coi. Je le lis sur son visage sidéré. Il finit par balancer en prenant congé : « Toi, tu vas finir à Jérusalem, mon vieux. » « Je t’envoie les vidéos demain… » « Un type d’une si grande culture ! On dirait qu’il est devenu fou ! » me souffle mon ami. Il a l’air 21


ébranlé. « Je l’ai connu à Paris. Tu sais, il faisait ses études de philo à la Sorbonne. Son père était communiste. Il a été torturé sous la dictature. » Je suis venu en touriste au Chili, et ce moustachu, contre mon gré, me renvoit à mon passé. Et pas seulement. Me voilà, impuissant et angoissé, comme échoué sur des écueils. «Au fond », je lui dis à Flaco, un peu pour me mettre en valeur, « c’est sans doute la peur. Israël a beau être la première puissance du coin, et de loin, la peur de disparaître fait péter les plombs. » Je me dis même que cette peur irrationnelle surgit des profondeurs de l’Histoire (mais je le garde pour moi). Il y a matière bien sûr. Et puis j’ajoute : «En y réfléchissant bien, il faut se dire que la peur est mauvaise conseillère, non ? Et puis, qu’en sera-t-il du rapport de force dans vingt ans ? dans cinquante ans ? personne n’en sait rien. » Je suis presque fier de ma façon de penser, « moi aussi je suis capable de sortir une bonne analyse, je constate ». « Impossible d’être optimiste », me répond mon ami avec gravité. « D’un côté, le Hamas rêve de rayer Israël de la carte, et de l’autre le parti nationaliste israélien “notre maison” veut chasser les Arabes d’Israël. » Je retrouve Flaco tel que je l’ai connu à Jérusalem, quarante ans plus tôt. Son esprit n’a pas pris une ride. La même absence d’arrogance, la même indépendance d’esprit, une capacité de travail et une perspicacité intactes. Comme s’il suivait exactement 22


le même chemin depuis que nous nous sommes rencontrés à Jérusalem, celui que j’avais toujours souhaité emprunter, le sentier escarpé qui conduit vers la justice, celui qui nous mène à la vérité, ou qui nous fait nous en approcher, comme je me l’imaginais. C’est exactement l’impression qu’il me donne. Il mène calmement son combat et ça me fait du bien de voir ça. Mieux vaut pour moi voir ça plutôt que d’être aveugle, sourd ou mort, non ? Et il rayonne de bonheur en plus, le salaud. Je ne puis en dire autant. En réalité, je me trouve exactement dans la situation opposée. Je ne devrais sans doute pas, mais je ne peux m’empêcher de comparer nos vies. Je suis en train de réaliser brutalement que je n’ai pas fait les bons choix, moi. Ça devient soudain d’une évidence crue quand je suis à ses côtés. Cette évidence me saute au cerveau et me mord cruellement. Je commence à pisser le sang. Mais c’est Mary, la femme de Flaco, finalement, qui me porte l’estocade, après les coups de semonce. Elle me met K.O. debout. Elle, pas plus que lui, ne s’en rend sans doute compte. Enfin je ne sais pas, l’intuition féminine ou quelque chose comme ça. Je ne la connais pas vraiment, je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois, à Londres, des années auparavant, quand Flaco et elle, n’étaient que des journalistes débutants en lutte contre la dictature chilienne. Elle est restée dans mon souvenir émerveillé cette blonde élancée coiffée à la Jean Seberg. J’apprécie 23


sa façon d’être, discrète et chaleureuse à la fois, indépendante et proche, ouverte sur ses pensées. Je la perçois presque comme une icône aux côtés de l’autre icône. Tout ce qui flatte maintenant ma bonté de faible. Ça doit être ça une partie de mon problème. Nous devisons tranquillement dans la cuisine, en vieux amis. Je finis de préparer et (à moitié) rater un waterzooi. (Il faut dire pour ma défense que je n’ai pas pu trouver au marché exactement les ingrédients dont j’ai besoin). Elle me demande soudain, en me fixant droit dans les yeux, si je referais les dix ans comme « établi » à l’usine. « Certainement pas ! » Je lui réponds spontanément. Je me surprends, c’est bien la première fois que je réponds par la négative comme ça à cette question. Jusque-là, je me vantais qu’il était inutile de regretter, que cela n’apportait rien ni ne servait à grand chose. Je jouais (ou croyais jouer) encore (un peu) au héros. Même si c’était largement négatif. C’était inutile dans le sens où on ne pouvait rien y changer, mais là, je suis sincèrement persuadé pour la première fois, en lui répondant, que « ces dix années n’ont servi à rien, ni à personne. C’était bel et bien dix années foutues, une spirale d’échecs collectifs et personnels », que je ne manque pas d’ajouter, « mis à part la fraternité surgie au cours des luttes que nous avons menées, et dans lesquelles j’ai pris ma part, qui était bien réelle et qui m’a transformé, tout cela n’a mené nulle part, lui dis-je (et je pourrais même m’interroger sur ce qui me reste de cette soi-disant fraternité, pensé-je même, 24


mais sans l’avouer). Et je constate que Flaco, par son travail de journaliste, me semble de loin plus efficace dans le combat contre l’injustice », ajouté-je encore pour mieux m’enfoncer. « Il est mieux placé pour dénoncer les manipulations. Il peut se battre pour dénicher la vérité et soutenir les victimes d’injustices ». Voilà qui est bien envoyé. Je viens de prononcer mon déséloge funèbre sans même m’en rendre compte. Et voici qu’advient l’ultime retournement de certitude, un de ces moments terribles et bénéfiques (?), quand le rideau se déchire, faisant apparaître soudain un aspect, jusque là occulté, de la vérité, dans toute sa nudité. Alors la lucidité redevient une question de courage. Car guette toujours la possibilité d’une nouvelle fuite vers une autre illusion. Mais ce n’est peut-être qu’une nécessité, après tout, un refuge obligé pour survivre. Et je ne lui raconte rien, à Mary, sur le système de parti. C’est mignon comme tout le fonctionnement d’un groupuscule gauchiste. Mais comment ai-je pu me gourer à ce point ? Cette constatation me sidère sur le moment. Si ce n’était moi, c’est simple, je me flinguerais sur le champ. L’éducation religieuse ultracatholique que j’ai subie ne peut quand même à elle seule tout expliquer ! Je ne me résouds pas à croire que c’est une excuse suffisante. Manque de chance, il doit y avoir en sus un héritage génétique. Il devient évident que j’ai du pain sur la planche pour tenter de comprendre. Plusieurs fournées certainement. Je ne suis même pas sûr d’en voir le bout un jour. Il n’est 25


jamais trop tard pour faire demi-tour quand on a pris la mauvaise direction. Cette phrase (ou quelque chose s’en rapprochant), que je viens de lire dans le roman de Steve Toltz, Une partie du tout, m’a fortement impressionnée, surtout dans l’atmosphère du bouquin lu avec fougue coincé dans l’avion qui me mène à Santiago, je me la répéte sans arrêt pour m’insuffler du courage. Je vais devoir me transformer en facteur Cheval et partir en quête de caillouxsouvenirs pour construire un édifice tout droit sorti de mon ressentiment. De retour du Chili, je me retrouve plongé dans mon train-train quotidien. Aussitôt le besoin de fouiller dans ma vie m’obséde. Plus moyen d’y couper. Il faut vraiment que j’explore ces voies réputées impénétrables. Quand le passé ne passe pas le cap de l’oubli, c’est qu’il subsiste des zones obscures qui exigent d’être éclairées. Il faut panser les plaies mais avant il faut les penser. C’est ce que je me suis dit. Retrouver ces trous noirs représente assurément la première étape ; les disséquer, l’étape essentielle. Cette fois, la facilité de se réfugier dans une nouvelle illusion, un quelconque parti politique dernier cri, une idéologie new wave, une spiritualité orientalisante, un born again catholique, que sais-je (je n’ai pas pris le temps de faire un état des lieux exhaustif ), est battue en brèche. Je veux compter sur mes propres forces. Je dois sans plus tarder me lancer à corps perdu dans cette réflexion. Cette étape de mon parcours 26


n’a déjà pas été facile à atteindre, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours plus facile de prendre une résolution que de la tenir. Un peu comme les engagements qu’on prend au moment des vœux pour l’année nouvelle… Mais ça veut dire quoi réussir ou rater sa vie ? Passé cinquante ans, je n’ai même pas de Rollex. Je l’aurais donc ratée en écoutant ma propre voix ? Cela veut-il dire que cette voix-là est à même de me tromper en se trompant ou de me manipuler ? Qui faut-il écouter alors ? Et d’ailleurs cette voix, qui est-elle et d’où vient-elle ? J’ai la tête comme une citrouille, cette affaire se présente comme un combat dont je ne suis pas sûr de sortir vainqueur. Et si ce n’était encore qu’un nouveau combat perdu d’avance ? Ça je connais par coeur. Comment peuton s’extirper d’un sac de nœuds ? Quelque chose me dit pourtant que c’est ma dernière chance. Une manière, la seule peut-être pour moi, de continuer à vivre sans sombrer dans la folie, la dépression ou l’alcoolisme. La drogue ne m’a jamais attiré. Toujours cette voix. Elle n’y va pas par quatre chemins. Au fond, c’est elle qui me commande même si je ne sais pas qui elle est. C’est bizarre. Elle me persuade que je ne pourrai jamais vivre heureux si je pense que j’ai raté ma vie. On dirait de l’humour noir. Elle radote qu’il n’y a pas de remède miracle qui assure l’oubli, si ce n’est ceux auxquels je viens de 27


faire allusion. Un jour ou l’autre, les actes manqués, ceux que l’on voudrait à jamais oublier, ceux dont on a honte, ceux qui dépassent notre entendement, ceux qui nous ont coûté cher, ou que l’on continue de payer au prix fort, les actions qu’ont exercées sur nous notre entourage, font irruption dans notre mémoire par la force des choses, par le fait d’évènements extérieurs impromptus ou tout simplement par le manque qu’ils ont causé ou les blessures qu’ils ont infligées. À moins d’avaler jusqu’à la fin de sa vie des médicaments foireux qui vous trépanent et vous font vivre comme un poireau. Je n’ai pas d’autre choix que de me lancer tout seul comme un grand dans cette introspection réflexive. Comprendre l’incompréhensible pour pouvoir dire l’indicible. J’ai lu ça quelque part. Ça va être dur, je le sens. Je vais devoir y aller progressivement et surtout patiemment, contre ma culture ou mon caractère. Je vais devoir accepter de traverser en aveugle les longs bancs de brouillard en espérant un jour atteindre la lumière, peut-être, j’aurais à me recroqueviller sous la bise, à me réveiller en sursaut la nuit pour déblayer les idées noires, ou fausses, ou traquenards, pour repérer enfin ces souvenirs échoués sur les récifs du ressentiment et leur faire franchir à jamais le cap de l’oubli. Je ne suis même pas sûr d’y parvenir, et pas plus certain, si j’y parviens, de me sentir mieux après. Il faut quand même essayer me dit la voix, ça te permettra de mourir apaisé.

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