Sonate pour un soir de givre

Page 1

Chantal Des Rochers Sonate pour un soir de givre





Sonate pour un soir de givre



Chantal Des Rochers

Sonate pour un soir de givre



Debout à sa fenêtre ogive, glacée, une femme regarde dehors. Ce paysage porte les stigmates de ses vingt dernières années et même si elle n’est pas d’ici, ses souvenirs s’y superposent et leurs poids la font vaciller. Son corps couvert de chair-de-poule est tendu entre la vie et la mort, écartelé dans cette impasse où se sont retrouvés sans réponse son questionnement existentiel. Une question entre toutes est inscrite sur son ventre, les murs et le ciel : elle a payé de son innocence et de sa dignité l’immense prix de sa liberté. Mais qu’est-ce cette dernière lui a apporté ? Une boucle de ses cheveux roux vient chatouiller son œil. Que voit-elle ? Une queue leu leu de silhouettes que d’autres nommeraient des arbres bleus givrés par le

9


Chantal DesRochers

10

verglas. Le Noroît allié à la neige tourmente un pauvre lampadaire. Volutes blanches. Mais que voit-elle vraiment? Le fil ténu de sa vie comme une corde-à-linge où seraient pendus ses tribulations, ses fantasmes, ses amants sans clefs qui défilent devant ses yeux comme un film. C’est vrai qu’elle Sun-Ève, entretient une relation particulière avec l’humanité, comme d’ailleurs avec elle–même, mi-amour/ mi-haine. Retenez bien ce nom. Et en ce soir de blancheur composé de lait en poudre, d’œufs montés en neige et de crème glacée au parfum de tempête, elle pleure sur votre sort, pauvres humains. Ses larmes sont comme des pelures d’oignon, des noix de Grenoble, voilà un mélange qui ressemble étrangement au cerveau que les hommes ont dans leurs têtes. À moins que cette femme cannibale ne vous assaisonne pour vous engourdir les sens avec un soupçon de sortilège et qu’elle vous mange comme une salade en tête à tête avec son double en miroir tout comme si elle savourait


Sondate pour un soir de givre

La démence en fête du poète québécois Guy Jean. Pourtant, il existe une dichotomie entre son cœur et sa tête. Elle déduit, à force de philosopher, qu’il existe simultanément de multiples réalités partout dans notre univers, voire au cœur d’autres dimensions insoupçonnées de l’esprit des hommes. Au voisinage curieux qui pourrait l’apercevoir, son être, mi-ange/mi-bête, duo de lumière de félinité apparaîtrait telle une femme aux dernières étapes de sa métamorphose en loup ou plutôt en louve-garoup. Son immobilité, son port de reine et ses yeux de métal évoquent aussi l’esclave aux seins lourds que l’on trouve dans le tableau de Salvador Dali intitulé Le buste de Voltaire. À part la dissection des phallus symboliques, il y a bien d’autres rituels sacrés qui composent son quotidien : elle se gave de vin à la paille, son absinthe de poétesse moderne, dans le but d’engendrer des états fractionnaires de conscience en connexion avec l’au-delà. Sur sa table de chevet, chrysanthèmes et lys blancs

11


Chantal DesRochers

12

pour le retour à l’état virginal après ses ivresses magistrales. Des chandelles rouges et mauves pour ses fêtes de création sans procréation. Et toujours l’éternel cigare dont les volutes de fumée sont autant de messages envoyés à l’univers. À nous. À nous qui finirons bien par lui répondre : « une histoire Sun-Ève, un « il était une fois », ton histoire Sun-Ève… » Mais par où débuter ? Elle-même ne connaît ni l’exact élément déclencheur, ni le dénouement aléatoire. Est-ce avant même sa naissance charnelle où dans l’utérus où elle aurait capté à la fois les cauchemars devenus des œuvres du domaine public de Georges Sand, Camille Claudel, Virginia Wolfe et les forces souterraines des druidesses médiévales ? Ce qui fait d’elle un mélange d’euphorie, de détresse, d’enchantement, de spontanéité et de tempête qui la mènent jusqu’à la confrontation avec elle-même. Sorcière, les amis de son cercle constituent le plat de résistance de ses explorations de farfouilleuse des âmes. Sun-Ève a vécu les gloires et les déboires du genre humain dans sa vie d’aventurière ;


Sondate pour un soir de givre

d’ailleurs, on n’a qu’à la voir se promener le soir le long des rivières de la ville où, assise dans les cafés où elle vague, l’esprit perdu dans un paradis terrestre inventé de toutes pièces afin de noyer son mal de vivre, pour croire à une apparition onirique, tellement l’aura qui l’entoure est dense et lumineuse. Ses longs cheveux qui l’enveloppent de leurs fils roux parfois traversés d’une mèche d’argent, caressent son regard embué de rêves grands comme le monde. Une canne à la main qu’elle tient en guise de symbole de sa puissance, elle marche ainsi fière, altière, racée dans sa cape rouge découpée dans un rideau de théâtre. Ses pas qui résonnent encore comme un mauvais écho arpentent le labyrinthe de ses souvenirs. Alice de 40 ans au pays de horreurs et cela qu’elle porte des bottes, des escarpins ou des pantoufles bleus d’hôpital, elle laisse son double la guider au plus entrailles de sa mémoire. Seul repaire, le halo jaune de la lumière du lampadaire tel le soleil entrevue sous l’eau, il y a vingt ans, à l’époque où sa jeunesse allait tourner en folie.

13


Chantal DesRochers

14

Vingt-trois heures tic-tac à l’horloge ovale, montre molle de Dali, elle monte le son de la radio : La bohème d’Aznavour y joue en catimini, éloge feutrée d’une époque-emblème pour elle. D’une main distraite, elle feuillète de vieux carnets poussiéreux qui semblent attendre sa lecture puis des siècles. Appréhensive, elle les entrouvre et se retrouve face à face à cette jeune adolescente affamée de mots qui écrivait à l’encre noire des verbes enceints de perles secrétées au halo lumineux de son imaginaire en jachère. Elle se revoit enfermée dans un cocon stérile, une flamme de lampadaire dont le verre du globe aurait cédé sous l’assaut des flocons, des grêlons. Toujours ce maudit 21 décembre qui n’en finit plus de neiger. Sa main s’arrête, quelques tavelures l’inquiètent, on dirait mille fourmis rouges qui s’activent à construire des labyrinthes sous-cutanés afin de s’approprier de son être pour éventuellement la métamorphoser en coquerelle de Kafka. Automatisme étrange, vigoureusement elle se frotte le front afin d’effacer de ce dernier


Sondate pour un soir de givre

les lettres de l’étiquette qu’avait apposé jadis les fabricants de zombies. Frotter. Frotter frénétiquement. -Miaou. -Quoi ? Le cauchemar se casse en deux, la main tombe épuisée, haletante Sun-Ève reconnaît Arlequin, son chat qui danse juste pour elle sur le bureau de son atelier d’écriture et de peintre. Grâce à ce petit félin blanc et gris, elle n’a pas succombé complètement au passé de l’asile. Ses doigts pianotent dans le vide, ouvrent le tiroir secret, déshabillent le paquet, allument le cigare. Tête renversée, elle souffle des points d’interrogation de fumée vers son chat qui essaie de les attraper mais par mégarde une photo jaunie tombe sur le plancher de latte de bois. Le cadre se déboîte. Le verre protecteur se brise en mille éclats de verre. Sun-Ève se penche, l’image est intacte, on reconnaît le Panthéon et un couple d’amoureux. Derrière on peut lire une inscription rendue presque illisible par le sceau des années : Éric et moi, Paris été 1984.

15


Chantal DesRochers

Ce prénom, cette ville, cette date sont reliés à un souvenir de couleur rouge. Ils sont la clef qui ouvre l’histoire de Sun-Ève. Elle tremble en se versant un verre de Bordeaux, agite la paille, en aspire la saveur d’amertume, de sous-bois, de cuir, et dépose son verre sur une pile de feuilles sur lesquelles sont gribouillées des notes pêle-mêle. Un cerne rouge s’y répand tel un sceau sur un passeport, les mouille, les rend transparentes et cette tache rime avec ses émotions à vif, la rend plaie alors qu’il y avait eu plaisir avec Éric. Éric : qu’est-il devenu depuis qu’il a échappé à son histoire ?


À leur façon, les souvenirs ont leur manière toute particulière de cogner et de se disputer la vérité aux portes de l’inconscient. Ils s‘amènent les uns après les autres telle une parade de Pierrots et d’Arlequins faisant chacun leur numéro, moqueurs, rigolant et grimaçant, nos alliés ou non ennemis, quitte à confondre en notre esprit la beauté avec le mensonge. Mais assurément, une chose, un élément, un être est vrai : Sun-Ève et sa rencontre avec Éric à l’été de 1983. Dans un bistro-bar du Marché By, la lanterne rouge de la salle de bain clignote, signe que la place est occupée. Sun-Ève, assise sur la cuvette, la culotte baissée jusqu’aux chevilles a trouvé le seul endroit avec une

17


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.