Toute la journĂŠe le ventre vide
L a ur
NT A E aP
Toute la journĂŠe le ventre vide Laura PEANT
Sur les bancs, on ressemblait à des statues de bronze que le rire chimique secouait. Il y avait nous, et le monde en face. On y avait pas notre place, on se sentait en dehors. Notre misère était précieuse. C’étaient nos cernes, nos lèvres gercées. C’étaient nos poings égratignés, nos visages endurcis. On l’aimait parce que dans nos mains, il n’y avait que ça. Les larmes ravalées et la colère explosive. Je posais des yeux de mômes sur toi, sur ta façon de marcher sur le fil, sur tes angoisses silencieuses. Tu ne disais rien, moi j’entendais tout. Tu n’étais peut-être personne, mais tu tenais sa main. On connaissait le monde, plein d’orages, de chagrin, et jusqu’à ce qu’elle pose ses petits pieds ici, on n’était rien. Elle est arrivée sous la pluie, comme l’accalmie après la tempête, son sourire était chaud, nous on tremblait de froid. Il y avait ses joues roses et ses yeux gris comme un ciel chargé de nuages qui brillaient même la nuit quand on buvait
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tout notre espoir. Elle baladait une tonne d’innocence au fond de ses poches, son rire était tendre dans notre monde vicié. Elle arrivait sans armes sauf son amour trop grand pour toi, que tu avalais un peu trop vite. Ta raison de vivre faisait un petit mètre soixante, elle était douce, elle était irréelle, prête à crever pour toi. Prune était ta médaille, ta plus grande réussite. Tu ne disais jamais un mot sur elle mais tu voulais que tout le monde la voit. Je crois que tu aimais qu’on la regarde quand tu avais le dos tourné, qu’on pose nos yeux partout sur elle à défaut d’y toucher. Tu jouissais de cette supériorité sur nous, elle t’appartenait, sa peau n’était que contre la tienne. Sa chaleur humide, l’odeur de sa nuque, le goût de son ventre tendu, tout ça c’était seulement à toi. Et plus on bavait comme des cons, comme des chiens, plus ça te faisait vibrer. Seulement elle était plus petite que désirable. Plus apaisante qu’excitante. Sa peau, si je voulais y goûter, c’était uniquement parce que j’y voyais mon antidote. Elle était beaucoup trop douce pour déposer sur elle des regards de bête sauvage. Elle était tellement belle, sa main qui ne lâchait pas la tienne mais ça ne voulait pas dire qu’elle avait le choix. Elle l’acceptait parce qu’elle ne voyait plus rien sauf toi. Toi et moi elle voyait, nous deux, nos pupilles dilatées. Elle avait les yeux injectés de sang du soir au matin, et les jambes qui tremblaient. Tu étais heureux, tellement heureux, elle était parfaite. Tu me disais qu’elle était irrésistible, belle à mourir. Ouais, tu étais heureux, heureux qu’elle soit heureuse. Tu l’aimais viscéralement, tu vénérais le goût de ses lèvres, le son de sa voix. Ils s’étaient foutus de toi, nos potes en carton, ils n’avaient rien compris. Sous nos ongles, il y avait la terre 2
des erreurs accumulées, son souffle a balayé mes mensonges et mes idées sur le monde. Elle venait nous sauver de ses mains blanches, immaculées. Elle avait défait ses valises dans notre appartement, elle s’était fondue dans le décor, rendue indispensable. Entre nos quatre murs crades résonnaient nos hurlements enfouis, elle y a invité ses chansons, ses murmures. Les draps, les nappes, les rideaux avaient accueilli son parfum d’eau de pluie. Notre sauveuse était là, aux yeux immenses, aux cheveux longs. Aux pommettes d’enfants, aux lèvres gercées. On ne se livrait plus qu’au regard de la nuit. Depuis Prune, on avait arrêté de tituber sur les trottoirs en plein jour. Elle aimait ça, rire et écouter la musique trop fort. Elle aimait nos yeux dans les siens. On saturait l’air de l’appartement, toi tu étais là, l’œil flou férocement collé au corps de Prune qui dansait et ne se lassait pas. Moi j’écoutais la musique qui brûlait mes tympans, vos rires qui se mélangeaient, les verres qui se brisaient. Plus que jamais j’habitais là, ma peau toujours contre la votre, mon ombre planquée dans chaque recoin de l’appartement. Je ne voulais rien manquer, ni ces nuits qui puaient l’alcool, ni nos rires embués. Je la voyais, j’étais débordant de tendresse et d’admiration pour cette fille-soldat qui t’aimait sans mesure. Elle respirait l’insouciance mais on pouvait lire sur ses paupières closes une sorte de folie sourde. Elle n’était à personne sauf à toi, son regard brûlait ceux qui auraient aimé, ne serait-ce qu’une seconde, te remplacer. Elle vomissait leurs gueules d’ange en aimant tendrement ton visage criminel. Elle nous faisait rire, souvent plus enragée que nous. Nos haleines se mélangeaient au creux de la nuit et on était toujours d’accord avec elle, avec ses idées 3