Beverly destin
Voyage au-delà du rêve Nuevitas, Cuba 2001
© Beverly Destin, Voyage au-delà du rêve, 2014.
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Voyage au-delà du rêve Nuevitas, Cuba 2001
Nuevitas 2001, C’était une journée étouffante de chaleur, les yeux vides, et les pieds lourds, je marchais lente et intuitive. Je me trouvais au port de Nuevitas, une des villes de la province de Camagüey, au nord de Cuba, pour un court séjour, pas loin de la plage Santa Lucía. Je longeais le port, des marins en sueurs débarquaient leurs cargos avec force et vigueur. Soudain voilée devant moi, une silhouette, inconsciente et jubilée. Ses yeux sillonnaient l’horizon où l’eau laissait refléter l’azur de l’océan. Ce froid ! Le vent me balaya et nos ombres se croisèrent. – Annie, c’est toi ?
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Un fragment de seconde, l’écho du silence résonna sur les vagues endiablées. Immobile, dans un lointain souvenir, je l’avais reconnue. Nous échangeâmes assis au bord de la côte. Les bateaux en va-et-vient. Des mots vagues et pesants. – Ah que de souvenirs ! Nos jeunes années passées dans le quartier de Paris… Tu te souviens ? Aussi lointain que ce soit, mais je n’ai jamais perdu espoir. Enfin te revoir là, à demi oubliée, ridée et évadée de nulle part. Un fantôme errant dans le temps. – Oui, je me souviens… Je me souviens. Où étais-tu tout ce temps ? Je t’ai attendue, mais pas assez… Regarde ! Le paysage est splendide, me disait-elle. Nous entreprîmes un voyage sans but, sans arrivée. Dérivées au bout du monde, deux louves solitaires qui avaient le même passé. À présent, l’exil venait d’ailleurs. Nous longeâmes la côte, tout en sirotant l’air frais de l’océan. La mer était calme. Plus que jamais la lumière régnait, l’hiver comme l’été. Nous discutâmes de nos années perdues, et de notre enfance si calme et paisible. Que s’était-il passé ? Sur une place à quelques mètres, des trou-
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badours jouaient de l’accordéon. Et nulle mélodie ne laissait espérer un sourire sur son visage éraflé. Toutes ces choses loin derrière nous n’étaient que statues dans le temps. Non ! Pas de machine à remonter le temps. C’était impossible. Quelle cacophonie ! En quelques heures de voiture, l’environnement me laissa à désirer. Un changement brutal, et nous fûmes projetées dans le centre de Nuevitas. Le son des vagues nous manquait. Des voitures typiquement cubaines circulaient, colorées de joie ; rouge, verte, orange... Les petits palmiers fourmillaient les routes où s’élevaient des maisons uniformes et distinctes par leurs formes atypiques, mais, aussi par leur palette de couleurs saturées. – Ce restaurant pourra te plaire, ma chère. J’acquiesçais d’un sourire perplexe. – Et puis pourquoi pas ! je lui répondais. Deux heures plus tard, je raccompagnais Annie à son appartement. La ville endormie, les chats rôdaient dans l’avenue, et nous étions arrivées. Il était vingt-deux heures et la soirée continuait.
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Sans amour, ni enfants, ni amis, seule dans la poussière et le vide de cet espace. – Je pense rallonger mon séjour. Je veux te tenir compagnie, pour du moins quelques jours. Eh bien cela fait si longtemps ! J’esquissais un sourire léger. – Tu aimes la nourriture locale ? – Ce n’est pas déplaisant ici, et ils ont une bonne cuisine… lui répondis-je. C’était une sorte de vie, que personne ne voudrait. Entre l’ennui et les aléas de ce genre de vie, elle m’inquiétait. Pas un sourire depuis notre rencontre. Comme toute nouvelle vie, elle y était attachée, telle une danse dont on ne se lacerait plus. Une danse macabre et spirituelle. Un espoir, restait-il ? Un jour, la reverrais-je sourire comme au bon vieux temps ? Cinquante ans, une première phase de la dépression. Elle était si jeune et libertine. – Raconte-moi, Annie. Depuis ton départ du couvent de Saint-Antoine, tu n’as plus donné de nouvelle. Tu as dû refaire ta vie. Elle ne répondait pas. Elle restait figée devant une vieille photo datant de 1939. L’absence d’un
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être cher semblait la plonger dans un coma de souvenirs. Que se passait-il dans son esprit ? Soixante ans en arrière… – Annie ? – Oui, ma chère ? me répondit-elle dans un gisement de pleurs. – Qu’est-ce qui s’est passé pendant toutes ces années ? Tu m’ inquiètes. La nuit se répandait dans le silence. Elle s’était allongée sur le lit, et en quelques minutes, elle se laissa partir dans un long sommeil. Assise au coin du lit, dans la lueur de la lampe de chevet, je réfléchissais. L’esprit de cet être est perdu, oublié et enterré. Elle n’était vivante qu’en rêve. C’était là la vérité de notre époque. Soldat à mon poste, je restais éveillée une partie de la nuit. Je veillais, sur elle ou sur moi ?
*** Le soleil était à son Zénith. Annie s’était réveillée. – Bonjour, tu as bien dormi ?
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– Pas comme à mes habitudes, mais ta présence m’a rassuré cette nuit. Je suis matinale, mais… Enfin un sourire ! – À la bonne heure ! Moi, j’ étais debout à sept heures. Je… – Tu as pu dormir ? m’interrompait-elle avec inquiétude et gène. – Plus ou moins, mais je dors peu. Je ressens de la nostalgie par rapport à la distance qui me sépare de Paris. Je t’ai préparé du café. Je n’osais pas lui avouer… par peur de ressentir de la pitié. Au plus profond de moi, je ressentais l’envie de lui dire ce que j’éprouvais en la voyant aussi fébrile et sans âme. Je restais polie. La tension était de plus en forte et je risquais fort de m’effondrer en larmes. – Merci. Un sourire… et puis rien, elle n’était plus avec moi, mais ailleurs dans ces pensées. Elle fixait de nouveau cette photo sur le meuble du salon. Un homme, dans la vingtaine à la moustache bien aiguisée… Je me suis déplacé avec discrétion vers la photo sans me placer dans son axe de vue. J’ai
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reconnu son père, Murat Estain. Après le départ d’Annie au couvent pour finir ses études, mes parents avaient appris la mort de son père. Je n’en ai jamais connu la cause. Et depuis, je n’ai plus revue Annie. – Cette nuit j’ai fait un rêve. Bien étrange, il me paraissait. Il m’a paru familier. Comme un déjà-vu, un post-image. Une scène déjà vécue... disait-elle d’une voix morne. Elle y pensait comme si c’était dans l’entrelacs de sa propre généalogie qu’aurait résidé le mystère. Mais rien ne vint. Ce rêve l’avait beaucoup angoissé. C’était avec une lenteur que des bribes de souvenirs apparaissaient. Je l’écoutais, attentive, comme si je cherchais dans l’expression même de son visage une réponse. – Je courrais… Oui ! Je courais à travers un champ de blé. Frivole, à pas vif, je courais… Derrière moi, un petit garçon me pourchassait. Il me semblait qu’on jouait… Je ressemblais à une fillette, vêtue d’une robe de pyjama. Une robe blanche dentelée. On courait, on courait… Puis je me retrouvais au lac… Court silence.
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– Oui, j’en suis sûr. Non ! Non ! Son visage… Elle continuait à marmonner. – Qu’est-ce qui se passe après ? – Je n’en sais rien, dit-elle en sanglotant. Elle essaya de retenir ses larmes, mais son âme entière criait à la douleur. Ici, le rêve s’arrêtait. – Excuse-moi, dis-je, mais que représentait ce visage à ton avis ? Un long silence avait traversé la pièce. Elle s’était levée sur un bond et marchait vers la photo. – Pourquoi fallait-il que ça se passe en mon absence… chuchotait-elle. Ainsi commençait cette journée ensoleillée. Rien de tout cela ne me présageait une réponse significative. Une robe blanche ! Quelle absurdité ! Mon arrivée dans ce beau paysage… était-ce un avertissement ? Vanité, symbolique, ce rêve défiait le temps, la mémoire et la réalité. La journée passa vite, et le mystère résonna dans le vide de cet appartement de poussière. Annie, comme à ses habitudes, entama sa promenade quotidienne sur le port. Lors de notre rencontre,
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quand je l’avais vue regarder la mer, j’avais pu voir la solitude dans ses yeux, mais aussi une âme en paix. C’est une enfant des îles, pour elle, la vue de l’océan est source d’apaisement. Je l’accompagnai. – Cela me ravit. J’ai pour habitude d’y aller seule… s’empressait-elle de dire, gênée. – Quelle bêtise, rien n’est plus agréable que d’ être en ta compagnie. Il n’y a pas de gêne, mais si tu insistes, je ne critiquerais pas ton besoin d’ être seule. – Aller en route ! Son enthousiasme cachait une envie de me dire de rester, mais pas une seconde je ne désirai la laisser seule. La ville en pleine journée semblait endormie. Étrange ironie, par rapport à hier. Annie me rassura. Elle m’avait affirmé que certains jours de la semaine, les habitants se lassaient vaquer à des préoccupations casanières. Ces jours-là, ils ne sortaient que le soir. Des principes observés depuis qu’elle s’était installée ici. Il était cinq heures de l’après-midi et le soleil sillonnait l’horizon de ses lumières éternelles. Nous
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étions arrivées à temps pour voir opérer la magie des cieux. – Ce panorama change de Paris. Je comprends en partie ce qui t’a incité à hiberner dans ce coin. Mais, des questions, je m’en pose encore. Elle continuait d’admirer la mer. Ses absences de réponses commençaient à m’irriter. Mais, je restais patiente. Un marin passa et nous observa. Il avait l’air de connaître mon amie. Elle lui sourit naturellement. Ce geste n’avait rien d’ordinaire. Annie me paraissait distante envers les habitants et n’avait pas de relations fondées. Aussi surprenante que fût son action, je ne souhaitais que des réponses. Qui était cet homme ? Qu’était devenue Annie ? Elle n’était plus l’amie d’autrefois. Je ne perdais pas l’espoir de la retrouver un jour. Ce qui avait été construit des années auparavant était enfoui en suspension dans la mémoire du présent. Tout s’était dématérialisé au départ d’Annie. Mais personne ne semblait inquiet quant à sa disparition.