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à 29 Les écolos sont-ils nés en Bretagne ?
DOSSIER
EN 1974, UN CANDIDAT ÉCOLOGISTE SE PRÉSENTAIT POUR LA TOUTE PREMIÈRE FOIS À UNE PRÉSIDENTIELLE. UN SCORE MARGINAL MAIS UNE CAMPAGNE QUI MARQUERA LES ESPRITS EN BRETAGNE. JUSQU’À FAIRE DE LA RÉGION UN BASTION VERT.
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a voiture, ça pue, ça pollue, ça rend con ! » Fin avril 1974 à Port-la-Forêt, dans le sud-Finistère, René Dumont fait le show à l’occasion d’un des rares reportages télé qui lui est consacré. Ce jour-là, le candidat écologiste pour l’élection présidentielle effectue l’un de ses derniers déplacements de campagne avant le premier tour. Le fringant septuagénaire, croisement entre le capitaine Haddock (pour le côté pirate portant bien le pull qui gratte) et le professeur Tournesol (pour le côté scientifique lunaire), est en visite sur le port de plaisance de La Forêt-Fouesnant pour s’opposer à la construction d’une marina, dézinguant aussi bien les « bagnoles » que la bétonisation à outrance du littoral. Arrivé le matin de Lorient, il s’en était pris à la pollution galopante de la rivière la Laïta. Le soir en meeting à Brest, la voix éraillée, Dumont prône la décroissance pour éviter « l’effondrement total de la vie sur terre vers le milieu du siècle prochain ». « C’était totalement à contrecourant. Nous sommes alors au milieu des années 1970, en pleine ère du productivisme », rappelle Tudi Kernalegenn, auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’écologie en Bretagne. Quelques jours plus tard sur un plateau télé, Dumont marque durablement les esprits en se présentant avec un col roulé rouge
pétant et en buvant un verre d’eau face caméra, annonçant l’air grave « qu’avant la fin du siècle, si nous continuons un tel débordement, elle manquera ». Un moment warholien de petit candidat, façon Philippe Poutou en 2017 (« c’est pas parce que j’ai pas de cravate qu’il faut me couper ! »). La mort de Georges Pompidou le 2 avril 1974 avait entraîné l’organisation d’élections anticipées pour le remplacer à l’Élysée. Les grands partis s’étaient rapidement mis en ordre de bataille (le PS avec Mitterrand, la droite et le centre avec Giscard d’Estaing et Chaban-Delmas), mais aussi une cohorte d’autres mouvances trouvant là l’opportunité d’exprimer leurs idées sur la scène nationale.
« Vers la décroissance »
Parmi elles, les écologistes qui formaient alors un courant très minoritaire mais qui s’organisèrent pour porter une candidature, une première dans l’histoire politique française : celle de René Dumont. « C’était un agronome très réputé dans son domaine, arrivé en écologie sur le tard. Jusque dans les années 1960, il était plutôt porté sur le productivisme, préoccupé par les problèmes de faim dans le monde, contextualise l’historien Jean-Jacques Monnier. Mais l’une de ses grandes forces était de savoir reconnaître ses erreurs et il a finalement pris la mesure de l’urgence environnementale et de la nécessité d’aller vers la décroissance. » Une pensée développée dans son livre L’Utopie ou la mort sorti en 1973. C’est à l’occasion de la promotion de cet essai que Dumont se retrouve en Bretagne en décembre 1973, intervenant devant des jeunes du lycée de Tréguier où Jean-Jacques Monnier est alors enseignant. « C’est moi qui, déjà intéressé par ces questionnements, l’avait fait venir, explique ce dernier. Les débats
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étaient passionnés avec les lycéens. Impressionné, Dumont m’avait confié que ce moment avait été décisif dans son choix d’être le candidat écolo quelques mois plus tard. » C’est donc ce scientifique expérimenté mais complètement novice en politique qui assume la lourde charge d’inaugurer l’entrée de l’écologie dans l’arène électorale. « Dumont détonnait, il faisait du buzz avant l’heure, se souvient Gérard Borvon, militant breton de longue date. Sa campagne était assez improvisée mais c’est ce qui faisait son charme et ce qui a attiré à lui une belle cote de sympathie, notamment auprès des jeunes de la mouvance post-68, des activistes qui étaient plus dans l’action concrète. C’était l’époque du slogan “élections, piège à cons”. »
« Une sensibilité reconnue »
« Il voulait parler à tout le monde, ce qui lui a été parfois reproché, appuie Jean-Jacques Monnier. Il se voulait transpartisan, c’était un écologiste de terrain, assumé comme tel. Pas du tout dans les querelles politiques. » Avec une telle stratégie, difficile de séduire un large électorat. Résultat : le 5 mai 1974 à l’issue du premier tour, René Dumont ne récolte que 1,32 % des suffrages (ce qui est tout de même bien mieux qu’un certain Jean-Marie Le Pen au score de 0,75 %...). « C’est peu mais c’est tout de même un acte fondateur. Dumont a donné la bonne direction et marqué par son indépendance d’esprit », estime le naturaliste morlaisien François de Beaulieu. « Avec lui, l’écologie était devenue une sensibilité reconnue, ajoute Tudi Kernalegenn. Cette candidature a été un acte de naissance. » Si l’écologie est, depuis, devenue incontournable dans le débat public, il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant très longtemps, la nature sauvage est vue avec appréhension. Les forêts sont de malfaisants repères de bêtes dont il faut réduire l’espace pour les cultures agricoles ; les cours d’eau sont à détourner pour y construire des canaux ; la mer est le lieu des naufrages. Il faut attendre le début du 20e siècle pour que de premières voix s’élèvent pour contrecarrer cette mentalité. Dans un enregistrement audio de 1902, récemment exhumé, le ministre radical originaire de Dinan Yves Guyot s’inquiète de « l’influence de l’activité humaine sur l’environnement ». En 1921, le penseur et anarchiste brestois Emile Masson publie son Utopie des îles bienheureuses, œuvre considérée comme le premier livre écolo-libertaire de la littérature française.
«Cette candidature a été un acte de naissance»
Mais c’est le champ scientifique qui est le plus prompt à s’intéresser au sujet. En 1958, naturalistes, botanistes et ornithologues bretons fondent la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB), connue aujourd’hui sous le nom de Bretagne Vivante, pionnière du genre en France. « Il s’agissait d’une association d’étude de la nature, sage et académique, précise Martin Siloret, enseignant et auteur d’une thèse sur le sujet. Le début d’une contestation viendra surtout de la création dix ans plus tard de l’Association pour la protection et la promotion des salmonidés en Bretagne (APPSB, devenue depuis Eau & Rivières de Bretagne, ndlr), à la ligne plus vindicative, critiquant le mode de développement industriel. » « La fin des années 1960 et le début de la décennie suivante se caractérisent par une prise de conscience nouvelle des problèmes liés à la croissance et de ses conséquences, autour de l’idée qu’il ne peut y avoir une croissance infinie dans un monde fini, analyse Tudi Kernalegenn. Durant cette même période, plusieurs associations environnementalistes locales
Bruno Corpet voient le jour en Bretagne, faisant de la région un bastion de la défense de la nature. » Ainsi, les 1,31 % inauguraux réalisés par le capitaine Dumont, loin de décourager ses soutiens, les incitent à poursuivre la lutte et à l’intensifier dans le registre nouveau à l’époque de l’antinucléaire. « En 1975, un accord de principe est trouvé pour une mise en application du plan Messmer de construction de 13 nouvelles centrales nucléaires en France, dont une en Bretagne. En réaction, des comités régionaux d’information sur le nucléaire (CRIN) ont été créés sur les lieux présentant un risque d’implantation : à Erdeven, à Ploumoguer ou encore ici à Plogoff », retrace Jean Moalic, un des pionniers de la lutte antinucléaire au cap Sizun, récent auteur de l’ouvrage Plogoff, une lutte au bout du monde.
« Candidat des minorités »
Le 6 décembre 1975, ces comités réunis en fédération publient la « plateforme de Porsmoguer » qui constitue « la feuille de route de l’écologie politique en Bretagne » d’après Jean Moalic. « Ce document exprime des idées et des valeurs qui restent les bases de l’écologie politique aujourd’hui : recherche d’éner-
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gies vertes, combat contre les marées noires, dénonciation de l’agriculture intensive, lutte contre le remembrement et contre la dégradation des cours d’eau, mais aussi défense de la diversité culturelle et linguistique », développe Tudi Kernalegenn. Dès ces premières années fondatrices, l’écologie politique en Bretagne est ainsi étroitement liée aux aspirations décentralisatrices, voire autonomistes. « C’était déjà le cas avec Dumont qui s’autoproclamait candidat des minorités nationales et ça sera accentué par la lutte antinucléaire d’un projet perçu comme imposé par l’État central », pointe Jean-Jacques Monnier. Lors des élections municipales de 1977, un des leaders du CRIN d’Erdeven, Michel Le Corvec, postule dans sa commune d’Étel et surprend en l’emportant dès le premier tour, faisant du jeune militant le tout premier maire écologiste de France. Un succès qui conforte le naissant courant politique et le pousse à se structurer encore davantage, hors des partis existants. « Il y avait des accointances évidentes avec le PSU (le Parti socialiste unifié de Michel Rocard, ndlr), qui mettait la question environnementale en avant mais il n’était peut-être pas assez régionaliste. Quant à l’UDB (Union démocratique bretonne, ndlr), elle restait encore divisée sur la question, certains de ses membres d’obédience marxiste avaient une approche productiviste plus qu’environnementaliste », analyse Jean-Jacques Monnier.
« Du temps et de l’effort »
En 1978, un mouvement national baptisé “Écologie 78” voit le jour spécialement pour les élections législatives, avec cinq candidats bretons, dont Michel Le Corvec dans la circonscription d’Auray, Jean Moalic à Douarnenez et François de Beaulieu à Morlaix, pour des scores s’échelonnant entre 2,5 et 6,5 %. « Il existait à l’époque deux sensibilités écologiques : l’une environnementaliste et régionale, le Mouvement d’écologie politique (MEP), emmenée par le Lyonnais Philippe Lebreton ; l’autre plus lobbyiste et parisienne, Les Amis de la Terre, avec Brice Lalonde à sa tête. Ici en Bretagne, on était plutôt du côté Lebreton mais on a su mettre nos divergences de côté pour faire alliance, éclaire Moalic. Nos scores restaient marginaux mais ils étaient tout de même en progression par rapport à 1974. Et puis, nous amenions une autre manière de faire de la politique qui a marqué les esprits : plus festive et conviviale, les meetings se transformant souvent en fest-noz et inversement. » « Nous détonions avec un discours qui tranchait radicalement avec la pensée dominante, surtout par chez moi dans le Léon où je défendais le seul boulanger bio de Morlaix et un paysan de Sibiril qui cultivait des artichauts bio », se remémore François de Beaulieu. Le 16 mars, soit seulement quatre jours après le premier tour des législatives, le naufrage de l’Amoco Cadiz à Portsall vient souiller les plages de pétrole et étayer le discours alarmiste des écolos. Trop tard néanmoins pour que la colère des habitants se traduise dans l’isoloir. L’année suivante, un nouveau document de travail voit le jour, le Projet Alter Breton, plus concret encore que la Plateforme de Porsmoguer. Mais cette fois, MEP et Amis de la Terre ne trouvent pas d’alliance et aucun candidat breton ne se présente aux élections européennes de 1979. Jean Moalic et d’autres militants antinucléaires concentrent à cette époque tous leurs efforts sur la lutte contre l’implantation de la centrale à Plogoff. Un projet de construction nucléaire finalement
abandonné par François Mitterrand qui en avait fait l’un de ses thèmes de fin de campagne pour rallier les votes bretons nécessaires à sa victoire en 1981. Une élection au cours de laquelle Brice Lalonde, qui avait pris le dessus de justesse sur Philippe Lebreton lors des primaires écologistes, recueille 3,88 % des suffrages. « En comparaison avec les 1,32% de Dumont en 1974, c’est une belle progression », constate Martin Siloret. Après le « désenchantement Mitterrand » (dixit Jean-Jacques Monnier) et sa politique de continuation du nucléaire en France, un véritable parti écolo devait inéluctablement voir le jour, ce qui aboutira le 29 janvier 1984 avec la création des Verts, fruit de la fusion entre le MEP et les Amis de la Terre. Deux ans auparavant déjà, les Bretons avaient pris les devants en créant leur propre organisation, la Fédération écologiste de Bretagne. Au moment de dresser le bilan, les pionniers de l’écologie politique penchent entre « fierté d’avoir planté des graines qui ont germé plus tard » (Jean Moalic) et frustration. « S’opposer au nucléaire c’était combattre l’envahisseur. Remettre en cause l’agriculture productiviste et la dégradation des cours d’eau, c’est s’en prendre à un ennemi intérieur et c’est beaucoup plus difficile », constate Gérard Borvon. « La complexité du monde réel est difficilement compatible avec les canons médiatiques du champ politique actuel, déplore aussi François de Beaulieu. Comprendre les arguments écologistes demande du temps et de l’effort. Or, des arguments simples – pour ne pas dire simplistes – sont plus facilement exposés qu’une pensée complexe et nuancée. » René Dumont, avec son pull rouge et son verre d’eau, l’avait déjà bien compris.