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à 23 Atome at home
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ATOME AT HOME
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ALORS QUE LE NUCLÉAIRE S’ANNONCE COMME UN DES SUJETS FORTS DE LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE, QUEL RAPPORT ENTRETIENT LA BRETAGNE AVEC CETTE SOURCE D’ÉNERGIE ? SES VOISINS LES PLUS PROCHES RÉPONDENT.
Bikini ’est certainement l’un des plus beaux coins en Bretagne Au cœur du Finistère, les Monts d’Arrée offrent un paysage atypique et singulier : de vastes tourbières, des éperons rocheux, le mont Saint-Michel (le vrai, celui de Brasparts), des landes à perte de vue, un relief buriné par le temps et… une centrale nucléaire. Une présence qui détonne sur cette terre de légendes. Au pays de l’Ankou, berceau de la mythologie bretonne, cet équipement nous extirpe de notre imaginaire pour mieux nous ramener à la (triste) réalité. Un panorama qui pourrait – enfin – changer. Car en ce début d’année 2022, se termine l’enquête publique sur le démantèlement de cette centrale qui, depuis 1985, a cessé de fonctionner. En cas de feu vert de la commission, il s’agirait de la dernière étape avant le début des travaux de déconstruction qui commenceraient en 2023 pour s’achever à l’horizon 2039. Questionné sur la disparition de cette « verrue », comme certains la qualifient, Alexis Manac’h, le maire de Brennilis où est implantée la centrale, avoue s’y être fait avec le temps. « Je suis né en 1948. J’avais donc une dizaine d’années quand elle a été construite en 1962, rembobine l’édile. Pour les gens de ma génération, c’est comme si elle avait toujours été là. On a appris à vivre avec. »
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Un constat qui, selon lui, explique la faible mobilisation de la population lors de l’enquête publique. « À la première réunion qui s’est tenue en mairie, on pouvait compter les habitants sur les doigts de la main. Je ne dirais pas que les gens s’en fichent, mais vu qu’ils ne se sentent pas en danger par cette opération, ils n’ont pas de raison de se mobiliser. En tant que maire, je suis d’ailleurs dans le même état d’esprit : je fais confiance à EDF, l’exploitant du site. » À ses côtés, Dominique Coadour, troisième adjoint, acquiesce. Ancien technicien au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) où il a travaillé de 1976 à 2013, c’est lui qui suit de près ce dossier au sein de l’équipe municipale. « La centrale ne contient plus de combustible. S’il reste des traces, c’est dans les matériaux de l’enceinte. La déconstruction du réacteur se faisant en milieu confiné, cela limite les risques de fuite. La seule crainte concerne les employés qui travailleront sur le chantier. Mais là encore, pour les parties sensibles, comme le découpage de la cuve, ce sont des robots pilotés depuis l’extérieur qui interviendront. » Des arguments qui ne convainquent pas vraiment Bernadette Lallouet, porte-parole de l’association Vivre dans les Monts d’Arrée. Depuis plus de vingt ans, cette militante antinucléaire, qui habite à quelques kilomètres du site, surveille le projet de démantèlement. Et lorsqu’on la rencontre au pied du dôme en béton (« c’est beau, hein », lâchet-elle ironiquement), on l’imagine naturellement enthousiaste à l’idée de le voir disparaître pour de bon. Et ben pas du tout.
« Un attentat »
« Je souhaite qu’on laisse la centrale tranquille. J’estime qu’il est plus dangereux de l’enlever : en la démontant, on va “remuer” la radioactivité à l’intérieur. Des poussières de matériaux pourraient s’échapper, soit par la cheminée, soit pendant le transport des déchets. D’autant plus que ce démantèlement sera une première : ça n’a jamais été fait donc il peut y avoir des imprévus. Les risques pour les ouvriers, les riverains et l’environnement me paraissent sousévalués », estime la militante qui regrette l’indifférence de la population locale.
Bikini Parmi les habitants les plus proches de la centrale, on trouve Jean-Luc Borgne avec qui on a tapé la discut’ à l’entrée de son potager. Sa maison se situe dans le hameau de Forc’han, à seulement 400 mètres à vol d’oiseau du réacteur. La centrale ? Pas vraiment une source d’inquiétude pour ce retraité de 71 ans plus préoccupé par l’état de ses légumes. « Le démantèlement ? Je m’en fiche un peu. Qu’est-ce qu’il y aurait à craindre ?, balaie-t-il d’un revers de la main. Je suis né dans cette maison. J’avais 12 ans quand les travaux ont débuté. Pour moi, la centrale a finalement toujours fait partie du paysage. Je ne l’ai jamais vue d’un mauvais œil. » Un voisinage dont il n’a jamais eu peur, malgré la nature radioactive de l’activité. « Il n’y a jamais eu d’incidents majeurs. Le seul événement dont je me souviens, c’est l’attentat du FLB (Front de libération de la Bretagne, ndlr) en 1979. Des indépendantistes avaient fait sauter un pylône électrique à proximité. Ça avait fait un gros BOUM ! (rires) Je me souviens encore de voir tous
Julien Leguay les habitants du village dehors en pleine nuit se demandant ce qu’il s’était passé », se remémore celui pour qui la centrale a surtout été synonyme d’un développement économique local. Ce que confirme le maire de Brennilis. « Dans les années 50-60, la commune comptait surtout des petits exploitants agricoles, des petits commerçants... C’était plutôt pauvre par ici. Cette arrivée a donné un nouveau souffle au territoire. Cela a fait venir de nombreux ouvriers et techniciens qui habitaient et consommaient ici. Ça a enrichi le village, reconnaît Alexis Manac’h qui rappelle que la défiance envers le nucléaire n’existait pas vraiment à cette époque. Les gens n’avaient pas conscience du possible danger que représentait cette source d’énergie. Cette centrale était la première à “eau lourde” (ce sera l’unique. Un prototype non satisfaisant qui conduira à son arrêt, ndlr), on était en plein dans le progrès ! Cela fait qu’il n’y a pas eu d’opposition. Si cela avait eu lieu dans les années 70, comme à Plogoff (lire page 20, ndlr),
«À l’époque, le modernisme était intouchable »
les choses auraient sans doute été différentes. » Jean Moalic, militant vert de la première heure et fin observateur des mouvements écologistes (lire page 24), poursuit. « Jusque la fin des années 60, les critiques à l’encontre du nucléaire étaient quasi inexistantes, y compris dans les champs universitaires et environnementalistes. Au moment de la construction de la centrale de Brennilis, cette dernière était même présentée comme quelque chose de propre, y compris dans les revues écolos ! On était encore dans l’état d’esprit des Trente Glorieuses, le modernisme était intouchable. »
« Aucun risque »
Si les mouvements antinucléaires se développent dans les décennies suivantes, jusqu’à devenir majoritaires dans l’opinion publique (on connaît tous quelqu’un qui a eu l’autocollant “Nucléaire ? non merci” sur sa bagnole), les choses semblent aujourd’hui avoir changé. Selon un récent sondage, près de six Français sur dix se déclarent désormais favorables à l’énergie nucléaire, promue comme une source d’électricité décarbonnée. Un regain d’intérêt pour l’atome sur lequel s’appuie Emmanuel Macron pour enclencher la construction de nouveaux réacteurs EPR et lancer la réflexion sur les petits réacteurs SMR (dont un qui pourrait s’implanter sur le site de Cordemais, près de Nantes, pour remplacer la centrale à charbon). Un revirement de situation qui fait bondir Bernadette Lallouet. « Il y a seulement quelques années, pour ne pas dire quelques mois, on sentait qu’on était dans une volonté de sortir du nucléaire. Et puis là, machine arrière. On nous le vend comme une solution pour lutter contre le réchauffement climatique, alors qu’il faudrait plus de renouvelable et surtout plus de sobriété. Mais il faut reconnaître que le lobby nucléaire a réussi son coup. C’est comme si on avait oublié Tchernobyl et Fukushima. » Des catastrophes qui, fort heureusement, n’ont jamais touché Brennilis. Parmi les incidents mineurs connus, une pollution des nappes phréatiques au tritium, survenue en 1988 et révélée en 2021. Une contamination inférieure aux seuils réglementaires, avait alors assuré EDF. Est-il malgré tout déconseillé de se baigner dans l’eau du lac juste à côté ? Si la direction de la centrale n’a pas voulu répondre à nos questions (« nous ne pouvons nous exprimer pendant l’enquête publique : on pourrait nous accuser de vouloir l’influencer », fait savoir Alexandre Plougoulen, le chargé de communication), elle nous oriente vers ses documents d’information où on peut lire qu’il n’y a « aucun risque que le lac de Brennilis soit contaminé par la centrale ». Du côté de la mairie, on se veut aussi rassurant. « On peut toujours trouver des traces de radioactivité à proximité. Mais ce n’est pas uniquement lié à la centrale. Il y a aussi la radioactivité naturelle avec le granit et le radon. Vous pouvez donc vous baigner dans le lac sans danger, affirme Dominique Coadour pour qui la peur du
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nucléaire est souvent irrationnelle. Ce que je peux aussi comprendre car la radioactivité ne se voit pas, ne se sent pas. C’est comme faire face à un fantôme. » Tel Bill Murray dans Ghostbusters, Pierre Colas s’est donc équipé d’un détecteur de radioactivité. Depuis quatre ans, cet habitant du hameau de Forc’han compte parmi les préleveurs de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) pour qui il effectue des relevés tous les mois dans son jardin. Verdict : « Rien qui ne dépasse le bruit de fond qu’on trouve un peu partout en Bretagne », constate cet observateur attentif du démantèlement. Du matériel qu’utilise aussi Patrick Boulé, à une soixantaine de kilomètres de là. Au cœur du Morbihan, cet habitant de Kernascléden est le président de Roz Glas, une association qui depuis 2018 se penche sur la pollution causée par d’anciennes mines d’uranium. « Rien que sur notre secteur, 22 mines sont recensées. Elles ont été exploitées entre 1956 et 1984, avant d’être fermées, expose-t-il. L’histoire pourrait s’arrêter là mais, le problème, c’est qu’il reste des traces de ce passé. Notamment à cause des stériles miniers (roches issues des mines mais pas assez radioactives pour être exploitées, ndlr) qui ont été éparpillés un peu partout. Cela a été donné comme remblais pour des terrains, des cours de ferme… C’était gratuit, il suffisait de venir en chercher, les gens ne se sont pas privés… » Des stériles qui, pour une partie, présentaient une radioactivité supérieure à la normale et qui ont donc contaminé de nombreux sites : chemins, champs, exploitations agricoles, jardins de particuliers… « Un travail de dépollution a été effectué par Areva (aujourd’hui Orano, ndlr), mais celuici est imparfait et incomplet, affirme Patrick devant l’entrée de l’ancienne mine de Ty Gallen sur la commune de Bubry. Le carré de la mine est juste là. Le chemin depuis la route a bien été décontaminé, mais la clôture a été mal placée. Ce qui fait qu’une zone reste accessible alors qu’elle affiche une radioactivité au-dessus de la moyenne. »
« SANS CATASTROPHE, ON NE SORTIRA PAS DU NUCLÉAIRE »
Il y a un an, Geoffrey Le Guilcher sortait La Pierre jaune, son premier roman basé sur une hypothèse : et si une attaque terroriste survenait sur l’usine de retraitement nucléaire de La Hague, que se passeraitil ? Sans vous spoiler, on va dire que c’est vraiment pas la méga teuf… « C’est certes une fiction mais je me suis appuyé sur un rapport scientifique tout ce qu’il y a de plus officiel datant de 2001 et qui laissait entendre que si un avion venait à s’écraser sur une des piscines d’entreposage de l’usine, les émissions radioactives qui suivraient pourraient être au moins sept fois supérieures à celles de Tchernobyl. » Pour l’auteur, une telle catastrophe n’est pas si improbable. « J’en veux pour preuve qu’on a retrouvé dans la planque de Ben Laden après sa mort de la documentation sur le parc nucléaire français. La Hague est un site particulièrement sensible car il renferme la quantité de matière irradiée la plus importante au monde. Et il est situé à moins de 300 kilomètres de Paris et Londres. » Mais c’est en Bretagne que Geoffrey Le Guilcher, originaire de la région, transpose son récit, dans une communauté de survivalistes de la presqu’île de Rhuys. « Selon les vents du moment, la Bretagne serait en première ligne. » Un accident qui, selon lui, serait le seul moyen de faire prendre conscience l’opinion publique et les politique du danger que cela représente. « Sans ça, on n’en sortira pas. Et encore, on voit bien dix ans après Fukushima que les leçons n’ont pas été retenues. Passé le choc, le Japon n’a pas renoncé au nucléaire. C’est une technologie qui provoque une fascination morbide – on l’a vu avec le succès de la série Chernobyl – mais ce n’est pas qu’à la télé ou dans un livre que le pire peut se produire. » R.D
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Un passé minier aux conséquences parfois malheureuses, estime Patrick en nous conduisant dans une ancienne ferme en contrebas. À côté de la maison aujourd’hui inhabitée, un bouquet de fleurs a été déposé au pied d’un arbre. « L’ancien propriétaire aurait eu 88 ans aujourd’hui… Mais il est mort d’un cancer. S’il est compliqué d’établir un lien direct avec la mine, on peut simplement relever que du sable issu de l’extraction a été répandu sur le terrain et qu’il y avait, le long du jardin, un écoulement d’eau en provenance de Ty Gallen. » Une propriété qui a été décontaminée par Areva en 2017 (« à l’exception de la zone humide attenante », tient à préciser le président de Roz Glas), tout comme une vingtaine d’autres sites de la zone. C’est le cas du hameau de Pontrifons dans le village de Lignol, où habite Dominique. « Il y avait quelques cailloux dans la cour. Le niveau de radioactivité n’était pas très élevé, mais ils ont nettoyé devant la maison, explique la quinquagénaire qui avoue qu’elle n’était pas au courant de tout ça lorsqu’elle a acheté en 1999. Les précédents occupants ne nous avaient
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«Une méconnaissance et aussi un tabou»
pas informés. Et, à part les anciens, les gens d’ici ne parlent pas trop des mines… » Un héritage qui, selon Patrick, reste méconnu de nombreux habitants. « Au-delà d’une méconnaissance, je pense qu’il y a aussi un tabou : peur d’une mauvaise publicité pour les communes, crainte que les biens perdent de la valeur… Certains sont aussi dans le déni, ce qui peut se comprendre : comment réagir si on apprend que son terrain est contaminé et qu’on a pu faire courir un risque à ses enfants ou petitsenfants ? C’est pas évident. » Un point de vue que partage Larbi Benchiha qui, en 2019, a réalisé pour France 3 le documentaire Bretagne radieuse consacré aux anciennes mines. « Il faut du courage aux habitants pour témoigner. Certains peuvent se sentir coupable d’avoir accepté ces stériles, alors que ce sont eux les victimes. À l’époque, ils n’ont pas été informés des possibles méfaits, assène le journaliste qui pointe également la faible marge de manœuvre des municipalités. Les élus locaux ne peuvent pas grandchose. Certains voudraient bien faire des analyses de terrain, mais ils n’ont pas les moyens. Alors ils sont obligés de faire confiance et de suivre les services de l’État. » Une situation qu’a vécue Michel Le Gallo, ancien maire de Persquen. « Lors d’une réunion à la préfecture, j’ai été mis devant le fait accompli par Areva. C’est là que j’ai appris qu’un terrain de la commune, situé au lieudit de Prat-Merien, allait servir de site de stockage des stériles miniers, suite au plan de décontamination de 2017. Il n’y a eu aucun échange, aucune discussion possible. C’est d’ailleurs ce qui m’a conduit à ne pas me représenter aux dernières municipales. »
« Destruction atomique »
Ce manque de concertation, les habitants de la presqu’île de Crozon l’ont connu. Certes, c’était une autre époque, en 1965, avec le général de Gaulle au pouvoir, mais le hameau de Rostellec a toujours en travers de la gorge l’implantation de la base militaire sur le terrain voisin de l’Île-Longue, où séjournent des sous-marins nucléaires. Fantig Penfrat n’avait que 6 ans lorsque l’État a acté cette installation colossale (cinq années de travaux, 3500 ouvriers, 300 000 m3 de béton coulés, un chantier alors considéré comme « le plus important d’Europe »…), mais elle s’en souvient encore parfaitement. « Mes parents faisaient partie du comité de défense qui s’était monté. Forcément, l’idée d’avoir une telle beauté (sic) juste derrière la maison ne leur plaisait pas trop… On n’imagine plus aujourd’hui à quoi l’Île-Longue ressemblait avant, mais c’était un coin magnifique », regrette cette retraitée devant sa superbe longère de 1797 dorénavant collée au grillage de la base. Un projet qui était ficelé et bouclé d’avance. Le 21 novembre 1965, un millier de personnes manifestent malgré tout à Crozon contre « la militarisation » de la presqu’île et « le risque de destruction atomique ». Alors âgé de 18 ans, Yvon Put s’était lui aussi mobilisé contre la base (« je trouvais pour ma part scandaleux l’expropriation de gens qui avaient toujours habité là »). Tout comme son père, pourtant sous-marinier : « Il voulait avant tout défendre son coin ! »
En 2011, Yvon est revenu s’installer à Rostellec « à temps plein » et a fait des militaires et de leurs sous-marins des voisins dont il s’est habitué. Et ce, malgré les risques. « Les autorités nous ont transmis une brochure avec les mesures à appliquer en cas d’alerte », fait-il savoir en sortant le document d’un de ses tiroirs. « Nous vivons au voisinage d’une enceinte militaire dans laquelle stationnent et sont entretenus des navires à propulsion nucléaire ou dotés d’armes nucléaires. (…) Par mesure de précaution, chacun doit connaître et maîtriser les réflexes simples de protection en cas d’événement exceptionnel : réfugiez-vous, fermez tout, arrêtez la ventilation, ne fumez pas… », peuton y lire. « C’est sûr que ça a changé l’ambiance du village, reconnaissent Yvon et Françoise, son épouse. Il y a eu un mirador, les rondes avec les chiens, les barbelés sur la grève et les bouées à ne pas dépasser les jours de pêche… Embêtant, surtout lorsque les crevettes restent de l’autre côté. »
Julien Marchand
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PLOGOFF : «UN HÉRITAGE COMMUN À TOUS LES BRETONS
On se croirait replongé quarante ans en arrière. Des enfants qui brandissent des pancartes “non à la centrale”, des hommes en combinaisons blanches qui portent un cercueil, des femmes qui hurlent « dégagez ! » aux forces de l’ordre, sans oublier le fameux clown atomique (campé à l’époque par Jean Kergrist) qui vient haranguer la foule et narguer les CRS habillés en parkas vertes et munis de larges boucliers noirs… « On tourne aujourd’hui une scène représentant une des dernières “messes” de mars 1980, un moment où les mairies annexes s’apprêtent à repartir et où l’enquête publique se termine. De très nombreux habitants de Plogoff viennent manifester, l’ambiance se tend et on sent que ça va péter. De violents affrontements vont alors éclater », situe le réalisateur Nicolas Guillou qui, en novembre dernier, a investi le lieu-dit de Trogor, à la sortie du bourg, pour le tournage de son prochain film consacré à la mobilisation des Plogoffistes entre 1974 et 1981 contre le projet de centrale nucléaire à proximité de la Pointe du Raz. Si plusieurs documentaires se sont déjà penchés sur ces événements (en premier lieu, le remarquable Plogoff, des pierres contre de fusils de Nicole Le Garrec), ce long métrage (dont la sortie est programmée pour fin 2022) sera la première fiction consacrée à cet épisode pourtant majeur de l’histoire contemporaine bretonne.
« Événement fondateur »
« Cette absence de film sur le sujet est difficile à expliquer. L’histoire de Plogoff est tellement forte et riche de symboles que certains réalisateurs n’osent peut-être pas s’y attaquer, tente d’analyser Nicolas Guillou, Costarmoricain d’origine, dont l’adolescence a été marquée par cette lutte à l’extrême sud-ouest du Finistère. J’avais 12 ans à l’époque des faits et je suivais toute l’actualité avec mes parents. J’ai souvenir que ça m’a grandi : voir des gens se lever, défendre la démocratie, résister… Je trouvais ça fabuleux et incroyable. » Un vécu que Nicolas Guillou est aller chercher en faisant appel aux Plogoffistes et aux habitants des communes voisines. Plus de 200 font partie des figurants. Ce qui était loin d’être gagné d’avance, confesse le réalisateur. « Au tout début, aussi bien les maires que les gens me disaient “laissez-nous tranquilles avec cette vieille histoire, arrêtez de nous faire ch… avec ça”. Mais à force de réunions et de discussions avec eux, j’ai pu leur expliquer mon envie de défendre leur histoire. Si certaines personnes ne veulent plus en entendre parler – ce que je peux comprendre car il y a eu des souffrances et des traumatismes –, d’autres restent en revanche très fières de ce qu’elles ont réussi à faire. » C’est le cas d’Arlette, 67 ans, qui en ce dimanche d’automne participe au tournage. En 1980, cette ancienne couturière était de toutes les manifestations. « Ça me fait quelque chose d’être là aujourd’hui, ça fait remonter tout un tas de souvenirs, témoignet-elle en se mettant en retrait pour
UN HÉRITAGE COMMUN À TOUS LES BRETONS»
Photos : Bikini éviter la fumée des lacrymos. Mon époux était marin de commerce. Quand les hommes étaient en mer, c’étaient à nous les femmes d’être sur le terrain. On faisait bloc, on jetait des cailloux sur les camions de gendarmerie… Ça a été dur, mais nous étions toutes soudées pour défendre notre terre. Et on a gagné ! » Une figurante de choix vite devenue une conseillère spéciale pour Nicolas Guillou qui, en plein milieu d’une scène, n’hésite pas à venir la consulter pour s’assurer de la ressemblance des lancepierres utilisés. « C’est génial de pouvoir faire ce film avec ceux qui l’ont vécu, affirme-t-il. Y compris leurs enfants et petits-enfants qui s’approprient l’histoire de leurs parents. » Un héritage que le réalisateur estime « commun » à tous les Bretons. « Le combat de Plogoff parle évidemment à tout le monde. Cela reste un événement fondateur du militantisme en Bretagne. La région est empreinte de cette force, celle de savoir dire “non” quand cela ne correspond pas aux aspirations des gens pour leur territoire. »
Julien Marchand
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Avec 71% de son électricité provenant de ses centrales, la France est le pays le plus nucléarisé du monde. Très loin devant les USA (20%), l’Allemagne (11%) ou la Chine (5%). Mais de grandes disparités de production existent sur le territoire et la Bretagne n’est pas concernée, ce qui en fait une région en fort déficit énergétique. Pour compenser, il existe des alternatives qu’il va falloir développer pour le futur, analyse le physicien nucléaire Nicolas Thiollière, enseignant-chercheur à l’IMT Atlantique de Nantes.
Avec aucune activité nucléaire sur son sol, la Bretagne fait-elle figure d’exception ?
Depuis l’arrêt de la centrale de Fessenheim en Alsace, la France compte 19 sites nucléaires qui contiennent au total 56 réacteurs. Ce parc nucléaire est concentré autour de quelques zones comme le Val de Loire et la vallée du Rhône. D’autres régions de métropole que la Bretagne – Pays de la Loire, Ile-de-France, BourgogneFranche-Comté – en sont exclus, de même que de grands territoires comme l’Auvergne.
L’explication de cette non-nucléarisation bretonne est-elle historique ?
Des études ont démontré une corrélation entre des territoires à forte identité et une opposition marquée au nucléaire : en Bretagne bien sûr mais aussi dans le Pays basque et en Alsace. Le nucléaire étant l’apanage de l’État, il est logique que les combats antinucléaires les plus vifs aient eu lieu sur des territoires tentés par la décentralisation.
Quelle est la part de la production dans la consommation d’électricité des Bretons ?
L’Observatoire de l’environnement en Bretagne a récemment publié une étude détaillée. Elle révèle que la région ne produit que 10 % de ses besoins globaux en énergie, dont environ 15% de ses besoins en énergie électrique. Les premiers postes de production en Bretagne sont l’éolien terrestre et l’hydroélectrique, essentiellement grâce à l’activité de l’usine marémotrice de la Rance. Mais cela reste un déficit important.
Est-ce problématique ?
Non, car la centralité d’un pays comme la France implique de réfléchir à l’échelle du territoire entier. L’État s’engage à prendre en charge la production d’électricité pour tout l’Hexagone, avec un service public obligatoire rendu à chaque habitant, quel que soit l’endroit où il habite. Le seul désagrément a pu être pendant un temps une fréquence plus importante de coupures d’électricité en Bretagne, mais le réseau électrique a gagné en fiabilité.
En novembre dernier, le président Emmanuel Macron annonçait sa volonté de relancer un programme nucléaire. Qu’en est-il exactement ?
EDF se prépare à la construction de trois nouveaux EPR, en plus de celui toujours en construction de Flamanville. Paradoxalement, c’est compatible avec la baisse annoncée du nucléaire dans le mix électrique prévue dans la loi de transition énergétique de 2015 et qui prévoyait de ramener à 50% la part de l’électricité d’origine nucléaire à l’horizon 2025, échéance rallongée à 2035 sur amendement du Sénat en 2019. Car dans le même temps, beaucoup de centrales existantes doivent cesser leur activité, 49 des 56 réacteurs actuels ayant plus de 30 ans.
La Bretagne est-elle exclue des discussions autour du nucléaire ?
Oui, car il est déjà prévu que ces EPR seront construits sur des sites actuels : un à Penly en Seine-Maritime, l’autre à Gravelines dans le Nord et le troisième probablement à Bugey dans l’Ain ou à Tricastin dans la Drôme. Et de toute façon on imagine mal l’État relancer à l’avenir un projet de construction pouvant susciter de fortes résistances sociales.
Le plan de relance de Macron prévoit aussi la construction de réacteurs de plus petite taille, les SMR…
Ces Small Modular Reactor sont réfléchis dans une stratégie de réduction des coûts et de réduction des risques par rapport aux maxi-réacteurs EPR. Mais même si la France se lance dans
de tels projets, ce ne serait pas pour son territoire mais pour exporter son savoirfaire, cette technologie étant destinée au marché des pays en développement. Il est donc exclu que des SMR soient construits dans le secteur, contrairement à ce qu’affirmait la présidente de la région Pays de la Loire Christelle Morançais qui a lancé l’idée d’un projet de la sorte à Cordemais.
Quelles sont les marges de manœuvre des collectivités locales et régionales sur les problématiques énergétiques ?
Si le nucléaire est chasse gardée de l’État, les régions ont un rôle à jouer sur la transition énergétique. La Bretagne ne manque pas d’atouts pour développer ses énergies marines et éoliennes, mais des efforts restent à accomplir. La production des éoliennes sur le territoire est passée de +9 % entre 2010 et 2015 à +4 % seulement entre 2015 et 2019. Ça ne va pas dans le bon sens. Les questions de sobriété énergétique sont aussi à mener, mais c’est un autre débat.