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à 39 À jamais les pionniers
DOSSIER
À JAMAIS LES PIONNIERS
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DÈS 1983, ILS ONT JURÉ DE FAIRE ÉCLORE LE HIP-HOP, ENCORE BALBUTIANT, DANS UNE RÉGION QUI NE LES ATTENDAIT PAS. ET ILS Y SONT PARVENUS. UNE GENÈSE DU RAP EN BRETAGNE QUE RETRACENT CES « OLD TIMERS ».
rest, année 1983. Sane Hassan et son frère Morty sont prêts à bondir. Dès que la télévision parentale retransmet un reportage abordant la street culture qui sévit à New York, ils sautent sur le magnétoscope et pressent le bouton “rec”. Une cassette vierge est toujours à portée de main. Il faut immortaliser cette musique inédite et ces pas de danse, ce style qui les fascine et auquel ils s’identifient, eux, ados du quartier du Valy-Hir. Leur pote Bruno Nicolas fait de même chez lui. Ils ont 15 ans et ils sont aux toutes premières loges de l’éclosion du hip-hop en France. Les trois amis d’enfance passent des heures à reproduire les chorégraphies visionnées en boucle, mais aussi à décortiquer ces drôles de fresques colorées qui habillent les trains et les murs délabrés du Bronx. Puis, ils foncent se retrouver à la maison de quartier pour mettre en commun leurs trouvailles. « On s’est tout de suite mis à la danse et au graffiti, rembobine Sane Hassan. On n’avait pas de fric pour les bombes de peinture, mais la “Maison pour tous” nous a permis d’en acheter et de faire des graffs à l’intérieur, d’essayer des styles, des techniques… » Quelques mois plus tard, le 14 janvier 1984, TF1 retransmet pour la première fois l’émission H.I.P. H.O.P., animée par Sidney. Tout le pays se prend subitement la même claque que les trois compères brestois, et commence à investir les MJC et les halls de HLM. « On a acheté un ghetto-blaster, on mettait des élastiques en bas de nos survet’ pour ne pas être gênés quand on dansait, on portait des lacets fluo. On avait toute la panoplie. Tout le monde voulait faire partie de Ninja Force », se souvient Sane Hassan. À force de le voir s’agiter au ValyHir avec son équipe, une nuée de gamins encore plus poupins qu’eux les rejoint. Les trois pionniers deviennent les références du hip-hop local. Ils enseignent la danse et le graff aux plus jeunes qui, pour certains, montent leur propre crew. Très vite, un collectif nommé Ninja Force se forme. Il y a des graffeurs, des danseurs, un DJ… Ils viennent de différents quartiers de la cité du Ponant et sont tout de suite unis dans le hip-hop, sans rivalité. Parmi eux, Amoa, 11 ans, qui habite le quartier voisin de Kerber et y fonde les Zulu Zone Junior. « On allait aussi répéter à la maison de quartier de Saint-Pierre. Le soir, on laissait une fenêtre ouverte et on s’y engouffrait quand la salle était vide. On passait nos soirées à danser, à faire des battles. » Amoa est tout de suite pris aux tripes par le hip-hop. Il est né en 1973 dans une famille algérienne, dans les baraques de Polygone. Un quartier construit à la hâte après la Seconde Guerre mondiale, composé de petites habitations bon marché et mal isolées devenues délabrées avant leur destruction en 1976. « J’ai grandi dans la boue, assène-t-il. On était Yougoslaves, Portugais, Espagnols,
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Maghrébins… Tout le monde a été relogé dans les nouveaux quartiers. Moi, c’était à Kerber. On était vus comme des cassos. Alors quand on s’est mis au hip-hop, on avait la rage. » Sane Hassan se souvient aussi de quelques échauffourées avec des gars du coin. « Mais tu les voyais venir de loin, précise-t-il en riant. C’est surtout avec les flics qu’on avait des problèmes. Quand tu peignais un mur tout pourri, même si le propriétaire était content, tu finissais souvent au poste. Pendant plusieurs années, on a été dans leur collimateur. Et puis, il y a eu une acceptation de leur part, presque un respect : on dansait, on ne se droguait pas, on avait une hygiène de vie proche de celle des sportifs… Ils ont compris qu’on ne faisait rien de mal. » En 1986, Ninja Force réalise le court-métrage Zulu Zone, inspiré de leur propre histoire, celle des jeunes du Valy-Hir qui se lancent dans un battle de danse avec ceux du quartier de Pontanézen. À cette même période, à 200 kilomètres de là, à Dinan, un certain Simba est en train de vivre le même séisme. Lui et son frère dansent tous les jours dans leur salon puis à l’extérieur. « On était les seuls de la ville à écouter du rap. Les gens nous regardaient comme des OVNI. » Presque forcé de connecter avec la scène rennaise naissante, Simba intègre l’un des tous premiers groupes de rap en Bretagne, Rap.as Production. La capitale bretonne n’a bien sûr pas échappé à la vague hip-hop. Au Blosne, à Villejean ou à Maurepas, cette scène se fait de plus en plus entendre. Tout comme à Quimper, dans le quartier de Kermoysan notamment, où grandit Rachid Benrahal. « Avec l’émission de Sidney, on voyait pour la première fois à la télé des jeunes qui nous ressemblaient. Ça aurait pu être nos voisins. Mes idoles, c’était les grands du quartier. Avec la culture hip-hop, ils avaient un style de fou, du charisme… Ça m’a tout de suite fasciné. Mais ça restait très ghetto, très peu visible hors de Kermoysan. Personne ne venait nous voir, le quartier faisait peur au reste de la ville. Je me souviens qu’en 1986 il y a eu un événement couvert par des journalistes, mais c’était le seul. »
« Le hip-hop m’a sauvé »
À Rennes, difficile également de se faire une place. Même au centre culturel Le Triangle, implanté au Blosne, et qui deviendra dans les années 1990 la place forte de la danse hip-hop locale. À son ouverture en 1985, le discours est bien différent. « On nous a fait comprendre que ça n’était pas une maison de quartier, se rappelle Alee, futur membre du groupe T5A, qui habitait pourtant à quelques encablures. On n’était pas vraiment les bienvenus. Ils nous ont dit : “Si vous voulez jouer au baby-foot, allez voir les éducateurs de rue”. Mais nous, on voulait danser ! » Alors, les gamins du Blosne se réunissent en bas des tours ou au Colombia. Et puis, profitant de leur relative proximité avec Paris, les Rennais qui prennent le hip-hop au sérieux se tournent vite vers la capitale. À leur retour en train, ils ont les bras chargés de vinyles de rap américain, portent des nouvelles sapes chinées à Châtelet… Les Rap.as Production ont même l’occasion de se produire au tremplin Nation Rap en 1989, organisé à Paris par Sidney, et avec un certain David Guetta aux platines. Ils remportent le concours et gagnent le droit de se produire à l’Élysée Montmartre en 1990. Pourtant, Rennes a toujours du mal à s’imaginer en ville rap. C’est encore le rock qui sculpte son identité. « En 1987, j’ai commencé à travailler pour ce que l’on appelait le “Centre info rock”. Donc pas de rap », raconte Philippe Routeau, encore aujourd’hui l’un des responsables du CRIJ (Centre régional Information Jeunesse) à Rennes. À Brest, Sane Hassan, son frère Morty et Bruno Nicolas, pourtant bien structurés, sont las des tentatives de reconnaissance. Les trois précurseurs du Valy-Hir partent alors s’installer à Paris et y fondent le groupe de rap Antidote. Ils laissent la place vacante dans la cité finistérienne. Amoa et Naab, qui ont eu le temps de monter le collectif Jazy Q et le groupe
GSR, s’y engouffrent. Ils prennent le relais, s’associent au Centre de création musicale, montent un premier festival de rap place de la Liberté, assurent des ateliers d’écriture… « Les gens qui nous traitaient de singes quelques années auparavant sont venus s’excuser, avoue Amoa. Alors que beaucoup de mecs autour de nous fumaient, buvaient, glandaient et faisaient des conneries, nous on organisait des concerts caritatifs. Le hip-hop, c’était toute ma vie, j’ai même arrêté l’école pour m’y consacrer. Ça m’a sauvé, et je l’aurai dans la peau jusqu’à ma mort. » Au tournant des années 1990, le rap devient la discipline dominante du mouvement hip-hop. « Là, on a vu de plus en plus de jeunes Rennais s’y mettre, se souvient Philippe Routeau. Ils avaient déjà leurs fiefs comme la maison verte à Villejean ou la maison de quartier de Maurepas. Ils s’affirmaient. » Mais même dans la plus grande ville bretonne, il est difficile de sortir de l’underground. Le rap a besoin d’un coup de pouce. Et qui de mieux que le patron du plus gros festival local pour le lui donner ? « Aux Trans Musicales, on
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a fait une soirée en 1990 avec le rappeur californien Kid Frost, les Anglais de Screaming Target et un groupe presque inconnu venu de Marseille qui s’appelait IAM, raconte JeanLouis Brossard, le boss des Trans. Ça a eu lieu à la salle de la Cité, dans le centre-ville. Mais les jeunes des quartiers ne se sont pas tant que ça déplacés. Alors, on s’est dit qu’on allait venir à eux. » Riche idée. Voilà comment sont nés les Quartiers en Trans, une délocalisation de l’événement dans les zones rennaises les plus excentrées. « De l’action culturelle avant l’heure », dixit Brossard. La première édition a lieu en 1991 à la maison de quartier du Blosne et accueille les Parisiens d’Assassin, les danseurs City Kings, et les locaux de CWP35. Les rappeurs de toute la France commencent à venir jouer à Rennes, notamment NTM. Peu à peu, la scène rap de la ville se structure, s’entraide, s’identifie. Et lorsque la première compilation des Quartiers en Trans sort en 1994, tout change définitivement. Parmi les titres marquants, on trouve le single Attiré par le vrai de T5A, qui leur permet alors de décrocher un contrat avec la maison de disques EMI et de connaître un sacré succès national, mais éphémère. Rapidement, des groupes comme Facteur X, Première Approche, Hip Obskur et les Mystica Teacha (fondé par Simba et Azim) montrent les crocs et se font une place de choix dans le paysage musical.
« Rien à leur envier »
Et puis, au milieu de toute cette testostérone, Les Déesses Africaines s’imposent à Villejean. « On était quasiment les seules filles à faire du rap à Rennes, affirme Sandrine Samba. Mais on en n’a jamais souffert, on a toujours été bien accueillies par les mecs. Nos frères avaient un groupe, Boat People Superstar, ils nous ont aidées. De toute façon, on n’avait rien à leur envier musicalement. » Complété par Mylène et Dahile, le trio se forme en 1993 et dure trois ans. C’est court, mais suffisant pour se produire à Quartiers en Trans, pour
DR faire la première partie de NTM, et pour se payer une petite tournée dans toute la Bretagne. « On est aussi allées rapper quelques fois à Radio Laser. » Car oui, à partir de 1992, le rap breton bénéficie d’un média primordial à son éclosion, basé à Guichen (lire ci-dessous). Dans son quartier quimpérois de Kermoysan, Rachid Benrahal a eu le temps de parfaire son écriture et de s’imprégner du mouvement qui envahit le pays. Il fonde le groupe PMC en 1993, très inspiré par la scène rap belge. Une formation composée
RADIO LASER, LA PLAQUE TOURNANTE
« J’ai toujours baigné dans la culture hip-hop, assure Sylvain Delfau. Je suis né à Aubervilliers, en région parisienne, je voyais les mecs tourner sur la tête en bas des tours, c’était dingue. Quand je suis arrivé à Rennes, ce n’était pas une ville rap, mais on a quand même réussi à faire de belles choses. » En 1992, Sylvain Delfau a 18 ans et crée Radio Laser, qui émet depuis Guichen à trente bornes au sud de Rennes, et ce encore aujourd’hui. Rapidement, plusieurs programmes animés par des bénévoles s’orientent vers le rap : l’émission Rap à Part le samedi, Rap Folie Funky le dimanche, mais aussi des freestyles improvisés qui sévissent en soirée. Toute la scène rap rennaise y est passée. Peu à peu, Radio Laser s’impose comme un acteur important du rap hexagonal. Surtout à partir d’avril 1997, date à laquelle Sylvain Delfau lance Black Swing, une émission enregistrée puis gravée sur CD pour être distribuée à 230 radios associatives dans toute la France. Le quotidien Ouest-France titre alors « Guichen, capitale de la black music ». Les pontes du genre tels que IAM ou Ideal J passent dans les locaux et le concept Black Swing devient viral. « Ça a permis à des formations locales de se faire connaître hors de la Bretagne, ça a été une plaque tournante. Des éditeurs nous appelaient pour avoir les contacts de groupes qui étaient sur les compils dans l’objectif de les signer. On a participé à ce mouvement, sans rien attendre. On l’a fait naturellement. »
DR par deux paires de frangins : Rachid et Jamel d’un côté, Kamel et Brahim de l’autre. « Le partage de musique pour des groupes comme nous se faisait surtout grâce aux concerts. On invitait des rappeurs à se produire à Quimper, ils nous invitaient chez eux… On a bien connecté avec les Brestois de GSR. On a aussi joué à Rennes avec les T5A ou Facteur X. » En se structurant au milieu des nineties et en devenant un pilier important de la scène culturelle régionale, le rap breton se renouvelle. Ses acteurs historiques connaissent des fortunes diverses : les T5A se séparent non sans heurts en 1996, Mystica Teacha sort son premier album La Vie suit son cours en 1997, les figures brestoises multiplient les projets, les PMC à Quimper continuent la musique tout en s’orientant vers l’accompagnement artistique des jeunes de Kermoysan… Devant le foisonnement d’initiatives menées à l’année par les maisons de quartier rennaises, les Quartiers en Trans prennent fin en 1999, avec le sentiment d’avoir fait le job. Au début des années 2000, une nouvelle génération d’artistes locaux arrive avec ses codes, son style, son esthétique. Bien consciente de marcher sur une route pavée par des précurseurs à qui rien n’a été donné. En même temps, il y avait tout à prendre.