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à 27 Les combattants de l’obscurité
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LA LUMIÈRE NUIT. C’EST LE CONSTAT FAIT PAR DES ACTIVISTES, DES UNIVERSITAIRES ET DES ÉLUS QUI S’INQUIÈTENT DES CONSÉQUENCES DE LA POLLUTION LUMINEUSE. UNE SOLUTION S’IMPOSE : ÉTEINDRE. PARCE QUE C’EST PAS VERSAILLES ICI.
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uand la pratique a eu ses premiers adeptes il y a une vingtaine d’années, ils se faisaient appeler « yamakasis ». Le terme a même eu droit à sa déclinaison en film, avec Luc Besson à la production. « Mais ça fait un peu ringard maintenant », alors ces ninjas du bitume et des barres d’immeubles préfèrent dire qu’ils pratiquent le parkour. « C’est une sorte de gymnastique avec le mobilier urbain », décrit Mathieu Brulard, membre du Wizzy Gang à Rennes. « On est une bande de potes, vingtenaires, sept pratiquants réguliers », présente l’acrobate en chef. Fort de ses quasi 40 000 abonnés sur Instagram, le gang a lâché les études pour faire métier de leurs acrobaties. « Comme des sportifs, on tente de percer. » Ils ont investi dans un van et partent à l’aventure. Espagne, Portugal, Italie… Les influenceurs sautent des barres d’immeubles, des ponts et des échafaudages (photo). Mais ce qui les a fait connaître, c’est le clip de leur première session d’extinction des enseignes lumineuses en 2020. « On était tombé sur le Net sur un mec qui expliquait comment, avec une perche, il s’en prenait aux éclairages des commerces. Comme on est un peu militants, on a voulu l’imiter. Mais pas avec une perche ! En sautant et en grimpant pour dénicher les boîtiers qui permettent d’éteindre les vitrines depuis l’extérieur. On a pris ça comme un entraînement. »
Avec 600 000 vues, la vidéo de leur action cartonne et les Rennais ont même droit à un reportage dans les rues de la capitale bretonne diffusé dans l’émission Quotidien de Yann Barthès. Méga classe. « Depuis, on continue régulièrement de pratiquer ce "light off", même si à Rennes de moins en moins d’enseignes restent allumées toute la nuit. Faut croire que nos efforts ont payé ! » Le terrain de jeu de Mathieu et ses copains de parkour reste néanmoins quasi infini, la France comptant 3,5 millions d’enseignes lumineuses, dont une large part reste allumée toute la nuit. Les couche-tard et lève-tôt peuvent aisément le constater.
« Une centaine d’étoiles maximum »
En plus des enseignes commerciales, ce sont 11 millions de lampadaires qui sont aussi recensés sur le territoire, un chiffre en hausse de 30 % sur les dix dernières années. En y ajoutant les éclairages des maisons et des immeubles, la pollution lumineuse n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. « Des clichés de la NASA révèlent une progression spectaculaire de la luminosité planétaire. En France, c’est une hausse de 89 % des points lumineux qui a été observée ces 25 dernières années. Concrètement, 80 % de la population mondiale vit dans des secteurs éclairés, dont 99 % en Europe », développe Alexandre Crochu, chargé de mission au parc naturel régional du golfe du Morbihan. En novembre dernier, l’Office français de la biodiversité (OFB) publiait une carte détaillant cette pollution lumineuse, avec un Hexagone constellé de taches jaunes au niveau des métropoles, comme autant de zones où la nuit noire a pratiquement disparu. La région n’échappe pas au phénomène, seules quelques poches d’obscurité font de la résistance dans le centre-Bretagne. « Par exemple à Rennes, il est possible d’observer une centaine d’étoiles au maximum par temps clair. Sur
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9 000 étoiles observables en théorie, ça fait quand même peu… » Bruno Mauguin et Priscilla Abraham sont les responsables du planétarium rennais des Champs Libres. En passionnés du ciel, ils s’agacent de cette dégradation de leurs conditions de travail. « Historiquement, les astronomes sont les premiers lanceurs d’alerte en matière de pollution lumineuse, font-ils remarquer. C’est comme un brouillard permanent qui n’a fait que s’intensifier. Une pollution concomitante au développement de l’urbanisme. Il a fallu progressivement quitter les villes pour installer l’équipement dans les déserts et sur les montagnes. Maintenant, le phénomène est tel qu’on envoie des observatoires dans l’espace… » Les alertes de la communauté des astronomes depuis près d’un siècle n’ont pas eu les effets escomptés. C’est bien dommage, le ciel étoilé pouvant être considéré comme un bien commun que l’Organisation des nations unies réfléchit à classer au patrimoine mondial de l’humanité. C’est inquiétant surtout car la pollution lumineuse a des effets néfastes directs sur la biodiversité, fait remarquer Alexandre Crochu : « Les insectes sont les espèces les plus attirées par la lumière, transformant les lampadaires en buffets à volonté de nourriture pour ceux qui les chassent, comme les oiseaux par exemple. Mais ces derniers voient aussi leurs déplacements fortement perturbés par la lumière artificielle qui brouille leur vue nocturne. Pour les oiseaux, les étoiles agissent comme des bornes GPS. »
Bikini 28 % des vertébrés et 74 % des invertébrés sont tout ou en partie nocturnes. La lumière artificielle qui a déboulé depuis une centaine d’année perturbe le fragile équilibre naturel de cet écosystème. Spécialiste des chauves-souris au sein du Groupe Mammalogique Breton (GMB, une association régionale d’étude et de protection des mammifères sauvages), Josselin Boireau s’alarme, lui, des ravages de la lumière sur ces volatiles qui ont eux aussi un besoin impératif d’obscurité pour s’épanouir. « Un lampadaire stérilise aussi bien qu’un pesticide, compare-t-il. Ça agit comme un répulsif. Pour des raisons esthétiques, certaines communes décident même d’éclairer leurs églises. C’est une catastrophe pour les chiroptères qui ont un besoin vital de ces lieux dont ils se servent comme habitat. » La flore aussi est tout autant impactée, signale Géraldine Gabillet de l’URCPIE du pays de Morlaix (Union
régionale des centres permanents d’initiatives pour l’environnement) : « L’obscurité conditionne le développement des plantes. Les processus affectés par la lumière sont notamment la germination, la croissance, la floraison et le développement des fruits. »
« Vieillissement et tumeurs »
Même l’humain n’est pas épargné, poursuit l’activiste morlaisienne : « La pollution lumineuse est suspectée d’altérer le système hormonal et la sécrétion de mélatonine, l’hormone du sommeil, ce qui accélère le vieillissement et le développement de tumeurs. » Une récente étude de France Nature Environnement jugeait que les dérèglements hormonaux liés à la lumière artificielle favoriseraient le diabète, l’obésité, les maladies cardio-vasculaires, l’anxiété et le stress. « Mais la pollution lumineuse manque encore de données fiables car elle n’est que très récemment prise en compte. Par défaut d’expertises, elle n’est que rarement considérée comme une priorité, contrairement aux problématiques de pollutions agricoles ou de transport par exemple », indique
Victor Bayard. Cet ingénieur d’étude est l’un des rares universitaires français à s’être penché sur la question. Avec sa consœur Edna Gonzàlez, ils sont à la tête d’une chaire de recherche nouvellement créée à l’Université de Bretagne Occidentale à Brest depuis septembre dernier, baptisée “Noz Breizh”. « Le but de nos travaux est de bâtir un socle de documentation sur l’éclairage urbain, pour faire en sorte que les politiques publiques en la matière évoluent. » Les villes de Brest et de Lorient se sont déjà montrées intéressées par leurs travaux. D’autres collectivités un peu partout en Bretagne se mettent enfin à prendre conscience du problème. À Hennebont dans le Morbihan, le conseil municipal a récemment voté l’extinction des 2 800 lampadaires de la commune de minuit à 6 h (« alors que le centre-ville était jusqu’alors éclairé toute la nuit », indique l’adjoint à la transition écologique Julian Pondaven). À Saint-Avé, « 90 % des 2 615 points lumineux ont été passés en mode non-permanent, avec réduction des plages de fonctionnement grâce à des programmateurs ou horloges astronomiques », signale Karen Capitaine, du service urbanisme de cette commune du pays vannetais.
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Autre bonne élève, la localité de Melesse expérimente actuellement une extinction dès 20h30. En été, certaines petites communes ont même décidé de carrément se passer d’éclairage. « C’est l’un des acquis du confinement, se réjouit Géraldine Gabillet de l’URCPIE. Des élus se sont dit que ça ne servait à rien d’éclairer alors que les gens étaient cloîtrés chez eux. Et comme ça n’a semblé gêner personne, ils ont poursuivi dans cette voie », prenant pour exemple la commune de Guimaëc où elle réside. Idem chez Josselin Boireau à Saint-Thégonnec, pour qui « l’argument budgétaire compte plus que l’environnemental ». La preuve : à Saint-Avé, l’extinction totale mise en place de mars à août 2020 « a permis une économie de 14 192 € par rapport à l’année précédente ». « L’éclairage public représente jusqu’à 40 % des factures des petites communes, indique Gaëlle Namont du service patrimoine naturel à la Région. Elles peuvent agir en actionnant deux leviers : en réduisant la plage horaire des éclairages ou en optant pour des équipements mieux adaptés, avec des détecteurs de présence par exemple. » Rennes Métropole vient ainsi de voter un vaste plan de remplacement de 10 000 lampadaires sur l’agglo, pour supprimer les éclairages au sodium, plus nocifs, les éclairages de type “boule” qui renvoient une partie de la lumière vers le ciel, et équiper le parc de nouveaux appareils plus économes. « 27 millions d’euros sont engagés. Objectif : une baisse de 40 % de la consommation d’énergie », explique Philippe Thébault, vice-président en charge de la voirie. Celui qui est par ailleurs maire de Saint-Gilles dénombre « 18 communes, sur les 43 que compte Rennes Métropole, qui pratiquent déjà l’extinction estivale, sans aucune hausse de la délinquance signalée ».
« Une partie de Mölkky »
Le contre-argument sécuritaire serait, aux dires de tous les interlocuteurs interrogés, à battre en brèche. « On s’est renseigné auprès des forces de l’ordre qui nous ont indiqué que quatre cambriolages sur cinq sont commis de jour et qu’il n’y a pas de corrélation entre obscurité et agression. À partir de là… », rassure aussi Julian Pondaven à Hennebont. « Il peut y avoir un sentiment d’insécurité quand il fait noir mais ça relève justement d’un sentiment, pas d’une réalité, assure Josselin Boireau. C’est un réflexe millénaire, La nuit fait peur mais elle n’est pas un ennemi. » Même si Victor Bayard reconnaît « une pratique genrée de la ville nocturne. Nos études révèlent que ce sont les femmes les plus réticentes à l’extinction, par crainte d’être plus vulnérables. Dans certaines rues sensibles, à proximité des écoles où à des carrefours dangereux pour les piétons, bien sûr que l’éclairage a son importance. L’idée est de le cantonner au nécessaire ». Si de plus en plus de collectivités s’activent (avec le label “villes et villages étoilés”, récompensant les communes vertueuses ; sur 364 communes concernées, 17 sont bretonnes), la pollution lumineuse continue néanmoins d’augmenter de 5 à 6 % par an en moyenne. « Peut-être faudraitil faire évoluer le cadre législatif », suggère Gaëlle Namont, alors que la principale loi en la matière est un arrêté ministériel du 25 janvier 2013, interdisant théoriquement tout éclairage entre 1h et 6 h. « Dans les faits, il y a peu de contrôles et aucune brigade n’est spécialisée dans ce type de répression, reconnaît la chargée de mission à la Région. Mais avant de
penser à sévir, il faut déjà faire preuve de pédagogie. » C’est ce qui a été entrepris à La Chapelledes-Fougeretz, près de Rennes, où l’une des plus grosses serres à tomates de Bretagne a réduit son éclairage nocturne depuis deux ans, suite aux protestations de la population et à la médiatisation de cette nuisance. « La lumière artificielle qui éclaire les plantes pour que les tomates poussent la nuit provoquait un halo qui a été calculé comme étant quarante fois plus puissant que celui de Rennes ! C’est bien simple : à un réveillon, on a pu se faire une partie de Mölkky dehors comme en plein jour », témoigne un riverain, Éric Lebrument. « Heureusement, des déflecteurs ont été installés depuis 2020, ce qui fait que la lumière ne jaillit plus de partout comme avant, poursuit un autre riverain, Jérémy Delobel. Force est de constater qu’il y a du mieux. Preuve en est que c’est une pollution réversible… Depuis, les merles se taisent quand le soleil tombe. » Et son voisin a cessé de jouer aux quilles au milieu de la nuit.