De Colmar à Kaboul • Ariane Geiger Hiriart

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Ariane Geiger Hiriart ARIANE GEIGER HIRIART a fondé Le Pélican en 2002, une ONG qui centre son action sur l’éducation des enfants et des femmes hazaras. Les Hazaras constituent l’une des ethnies les plus défavorisées de Kaboul.

Ariane Geiger Hiriart

La vie d’Ariane aurait dû s’arrêter après la mort de Frantz. Son unique fils de dix ans décéda après un âpre combat contre la leucémie. Immergée dans une tristesse infinie, Ariane avait planifié son suicide. Mais son mari Jacques l’emmena dans une recherche spirituelle qui changea radicalement le cours de leur existence : « Nous devrions d’abord tenter de savoir s’il y a une vie après la mort ». Leurs découvertes spirituelles et leur inattendue foi en Dieu les amenèrent jusqu’en Afghanistan pour fonder Le Pélican. Ni les attentats, ni les kidnappings, ni les menaces de mort, ni les trahisons, ni même la mort de son mari n’empêcheront Ariane d’aimer ses amis hazaras. Depuis vingt ans, elle œuvre en faveur des femmes, des enfants et des sourds-muets de Kaboul pour leur donner un espoir et un avenir. Même si chaque jour passé pourrait être le dernier.

De Colmar à Kaboul est le récit poignant d’un parcours de vie hors du commun. Le témoignage d’une vie où l’abîme de la souffrance et du désespoir se trouve submergé par le renouveau et la lumière. Les droits d’auteur de ce livre sont intégralement reversés à l’ONG Le Pélican.

16,90 € ISBN 978-2-36249-471-0

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Quand la souffrance débouche sur un chemin de vie





Ariane Geiger Hiriart

Quand la souffrance débouche sur un chemin de vie

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Cher lecteur, Dans cet ouvrage, la Bible est souvent citée par l’auteur. Afin de vous permettre de vérifier dans une Bible et de replacer ces citations dans leur contexte, les mentions sont codifiées. Le nom est celui du livre biblique, que vous retrouverez dans la table des matières de votre Bible. Le premier chiffre est celui du chapitre d’où est tirée la citation ; le deuxième chiffre celui du verset, de la phrase en question. Ainsi, « Jean 3 : 16 » doit se comprendre par « Évangile selon Jean, chapitre 3, verset 16 ».

De Colmar à Kaboul : Quand la souffrance débouche sur un chemin de vie Ariane Geiger Hiriart © 2019 • BLF Éditions • www.blfeditions.com Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés. Couverture : Seegn. • seegn.fr Photo de quatrième de couverture : Valentine Poulain Mise en page : BLF Éditions Impression n° XXXXX • IMEAF • 26160 La Bégude de Mazenc • France Sauf mention contraire, les citations bibliques sont tirées de la Nouvelle Édition de Genève (NEG), © 1979 Société biblique de Genève. Reproduit avec aimable autorisation. Tous droits réservés. ISBN 978-2-36249-471-0 ISBN 978-2-36249-534-2

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broché numérique

Dépôt légal 2 trimestre 2019 Index Dewey : 248.2 (cdd23) Mots-clés : 1. Parcours spirituel. Autobiographie. 2. Souffrance. Deuil. Espoir.


TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE Chapitre un

L’AVANT

Le vol des anges.......................................................... 13 Chapitre deux

En chute libre...............................................................17 Chapitre trois

De l’amour dans l’air.. .................................................... 27 Chapitre quatre

L’angelot..................................................................... 31 Chapitre cinq

Les oiseaux migrateurs.. ............................................... 37 DEUXIÈME PARTIE Chapitre six

L’INSOUTENABLE

Coup de tonnerre......................................................... 47 Chapitre sept

Le cyclone. . ..................................................................51 Chapitre huit

Séisme . . ...................................................................... 57 Chapitre neuf

Le trou noir..................................................................61 Chapitre dix

Les dernières framboises............................................. 67 Chapitre onze

L’envol........................................................................ 73 TROISIÈME PARTIE Chapitre douze

LA RÉVÉLATION

Encore loin du ciel.. .......................................................81 Chapitre treize

Y’a quelqu’un là-haut ?.................................................. 87


Chapitre quatorze

Peut-être.....................................................................91 Chapitre quinze

Miroir aux alouettes.. .................................................... 97 Chapitre seize

Le précieux livre......................................................... 101 Chapitre dix-sept

Un cadeau inespéré.....................................................109 Chapitre dix-huit

Clins d’œil d’En-Haut.. .................................................. 115 Chapitre dix-neuf

Les anges gardiens..................................................... 119 QUATRIÈME PARTIE Chapitre vingt

L’ENGAGEMENT

Lève-toi….. ................................................................. 125 Chapitre vingt-et-un

Le vent tourne…. . ........................................................ 131 Chapitre vingt-deux

Terres afghanes.......................................................... 137 Chapitre vingt-trois

Les burqas................................................................. 147 Chapitre vingt-quatre

September................................................................. 153 Chapitre vingt-cinq

L’échappée................................................................. 157 CINQUIÈME PARTIE Chapitre vingt-six

LE PÉLICAN

L’éclosion................................................................... 165 Chapitre vingt-sept

Premier vol. . ............................................................... 175 Chapitre vingt-huit

Miracles..................................................................... 179 Chapitre vingt-neuf

Le porteur de lumière.................................................. 187 Chapitre trente

Intempéries................................................................ 191


Chapitre trente-et-un

Accalmies.................................................................. 195 Chapitre trente-deux

Les croissants d’Orient............................................... 203 Chapitre trente-trois

La cage..................................................................... 209 SIXIÈME PARTIE Chapitre trente-quatre

L’ARRACHEMENT

Sombres nuages......................................................... 219 Chapitre trente-cinq

Les ailes brisées........................................................ 229 Chapitre trente-six

L’au revoir................................................................. 233 Chapitre trente-sept

L’appel...................................................................... 239 SEPTIÈME PARTIE Chapitre trente-huit

LA TRANSCENDANCE

Malgré tout…............................................................. 247 Chapitre trente-neuf

Fleurs parmi les ronces.. ............................................. 253 Chapitre quarante

Soixante-dix fois sept fois.......................................... 257 Chapitre quarante-et-un

Docteur Jekyll........................................................... 263 Chapitre quarante-deux

Sables mouvants......................................................... 271 Chapitre quarante-trois

Le fil d’Ariane............................................................ 279 Épilogue.. .................................................................. 283


Ce livre est dédié à mon fils Frantz, qui fut ma lumière et ma joie pendant son court passage sur terre, et dont la mort a déclenché une quête spirituelle, semant en moi des germes de vie éternelle. Il est aussi dédié à Jacques, mon mari, dont la confiance et les encouragements m’ont poussée à écrire l’histoire qui a transformé notre existence, lui en donnant son authentique valeur. Pendant trente-neuf ans, il fut non seulement un compagnon et un fidèle équipier, mais bien plus : l’amour de ma vie. Je le dédie à tous mes anges gardiens, ils se reconnaîtront. Et bien sûr, ma dédicace va aussi à Dieu, dont j’ai essayé de transcrire ici une infinitésimale parcelle de l’amour absolu qu’il nous porte.


Après avoir dit cela, il cracha à terre, et fit de la boue avec sa salive. Puis il appliqua cette boue sur les yeux de l’aveugle, et lui dit : Va, et lave-toi au réservoir de Siloé (nom qui signifie envoyé). Il y alla, se lava, et s’en retourna voyant clair. Ses voisins et ceux qui auparavant l’avaient connu comme un mendiant disaient : N’est-ce pas là celui qui se tenait assis et qui mendiait ? Les uns disaient : C’est lui. D’autres disaient : Non, mais il lui ressemble. Et lui-même disait : C’est moi. Ils lui dirent donc : Comment tes yeux ont-ils été ouverts ? Il répondit : L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, a oint mes yeux, et m’a dit : Va au réservoir de Siloé, et lave-toi. J’y suis allé, je me suis lavé, et j’ai pu voir. Ils lui dirent : Où est cet homme ? Il répondit : Je ne sais. Jean 9 : 6-12



P R E M I È R E PART I E

L’avant



Chapitre un

LE VOL DES ANGES Le petit Cessna rouge et blanc de l’aéro-club de Colmar descendait doucement en cet après-midi ensoleillée de mai 1974. J’avais vingt-six ans. Le pilote avait largué son lot de fous volants toute la journée… Je faisais partie du dernier stick1 de parachutistes et m’apprêtais à faire mon cinquième saut en commandé. En effet, le moniteur, satisfait de mes progrès, m’avait autorisée à concrétiser mon rêve : sauter sans SOA2 . J’écoutais consciencieusement ses conseils : « Ariane, tu ne te presses pas pour tirer la poignée. Nous allons monter à 1 200 mètres, tu as tout ton temps. Cambre-toi bien pour te stabiliser dans l’air, lève la tête et regarde l’avion. Ensuite, compte doucement trois secondes et tire la poignée. Si tout se passe bien, demain je te passe à cinq secondes de chute ! ». Waouh ! Pour moi, c’était le pied ! J’étais épuisée par cette journée d’entraînement, mais enthousiasmée par ce sport que j’aimais énormément et qui engloutissait toutes mes économies. Je saute donc… et quitte l’avion sans problème. Je me cambre, mets mes bras en croix, relève la tête et regarde mon moniteur qui étire un sourire lumineux. Je suis une élève appliquée et compte doucement les secondes : « 001, 002, 003… » comme on me l’a appris. Je ramène les deux bras vers l’avant et, avec ma main droite, comme il se doit, j’attrape la poignée du parachute et la tire. À l’inverse des quatre sauts du matin avec une poignée factice, rien ne se passe. Ma poignée ne bouge pas, mon parachute reste dramatiquement fermé. Je bascule dans le vide et n’arrive plus à me stabiliser. Je tourne comme un pantin désarticulé et j’aperçois la terre, le ciel, la terre, le ciel, en boucle. 1 2

Équipe de parachutistes sautant d’un même avion Sangle d’ouverture automatique

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Je m’affole et comprends que je suis en train de tomber à environ 200 kilomètres à l’heure vers un sol qui se rapproche de moi à une vitesse vertigineuse. J’ai très peur, je panique. Je vois le vert du terrain et le beige de la terre se mélanger. Je pense que je vais m’écraser. Des frissons de frayeur courent le long de ma colonne vertébrale. Je suis affolée, je descends si vite ! La terre m’aspire, je sais qu’elle va bientôt m’engloutir. Je suis parfaitement consciente de ma mort toute proche, elle est inéluctable. Pourtant, je me bats encore pour tenter quelque chose… c’est trop bête ! Je pense enfin à mon parachute de secours collé à mon ventre. Il va me sauver, j’en suis sûre. Je tire sa poignée, mais là aussi : impossible, rien ne se passe. À cet instant précis, je suis certaine que je vais mourir, parce que j’ai perdu beaucoup trop de temps. Je suis maintenant à environ 400 mètres du sol. Je sais que si mon pépin3 ne s’ouvre pas immédiatement, je m’écrase : la voile du parachute n’aura plus assez de distance pour se déployer. J’aperçois les détails des herbes du terrain d’atterrissage, les traces de pas sur le chemin de terre. Tout devient énorme, monstrueux. Avec l’énergie du désespoir, je tire encore une fois, avec violence, sur la poignée du ventral. Je comprends que c’est mon ultime chance. Le sol n’est plus qu’à quelques mètres. L’air me porte, je suis face au ciel où mon regard se perd. Finalement, après plusieurs tentatives, la poignée se débloque enfin ! La voile salvatrice fuse devant mes yeux. Je suis pendue à mon parachute de secours. Le vent me pousse vers l’usine Timken dans la zone industrielle de Colmar. Je m’aperçois avec horreur qu’entraînée par un vent d’est, je me dirige tout droit vers une grande cheminée fumante. Une frayeur affolante me saisit. J’attrape les suspentes de mon ventral et tire de toutes mes forces pour m’éloigner du cratère brûlant. Paradoxalement, en s’ouvrant si tard, mon parachute m’a permis d’être assez basse pour l’éviter et m’a sauvée de mourir grillée. 3

Mot familier désignant le parachute

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Le vol d es an g es

J’entends tout d’un coup un drôle de bruit : c’est ma tête, protégée du casque en métal, qui résonne en cognant sur le premier toit où j’ai atterri sur le dos. Je ne maîtrise rien, me laisse aller et ferme les yeux. Le deuxième bâtiment est si rapproché de l’autre que je roule sur ce second toit, sans même m’en apercevoir. La voile du parachute s’accroche alors à une petite cheminée d’aération et stoppe ma chute. Je me retrouve pendue, bien verticale, à dix centimètres du sol dans la cour de l’usine. Mes copains du Para-club, qui avaient suivi toute la scène, pensaient me trouver morte. Un moniteur sauta dans sa voiture et arriva à toute allure. Lorsqu’il me trouva, je crois bien qu’il frôlait la crise cardiaque. Il était livide et n’arrivait pas à parler. C’était une « sacrée chance » ou pour certains, un « vrai miracle ». À l’époque, je ne croyais ni à Dieu ni à diable. J’étais contente d’être en vie, c’est tout. Jacques, un des membres du club, qui n’était rien de spécial pour moi en ce temps-là, m’a avoué plus tard avoir soupiré : « Cela aurait été dommage, car je ne l’ai pas encore draguée ! », avant de monter flegmatiquement dans l’avion ! Beaucoup d’années ont passé depuis cette expérience marquante autant que terrifiante. Si, à l’époque, je n’ai même pas eu le réflexe de me tourner vers Dieu pour le remercier de m’avoir gardée en vie, aujourd’hui, je sais que sa volonté était que je ne meure pas ce 13 mai 1974. Alors j’imagine un ange fendant l’espace à la vitesse bien supérieure à la lumière, se frayant un chemin entre les galaxies pour arriver jusqu’à moi qui tombais vers une mort certaine. Rien ne s’oppose à imaginer qu’un doigt gracile, enrobé de poussière d’étoiles, a fait sauter la poignée récalcitrante et a libéré la voile de mon parachute de secours. Cet envoyé du Seigneur m’a sauvé la vie, sur ordre du Très-Haut, juste à temps.

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Chapitre deux

EN CHUTE LIBRE Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours été confrontée à la mort. Le premier décès fut celui de mon père. C’était un industriel alsacien, dont l’usine, implantée à Ingersheim, près de Colmar, fabriquait des tubes en carton qui, traités, pouvaient supporter un poids de cent kilos sans se briser. Je me souviens des parties de cache-cache, lorsque, petites, nous allions ma sœur, mes amies et moi, dans la baraque en bois contenant les rouleaux de papier, les caisses de tubes et les sacs de poussière du découpage du papier. On retrouvait souvent dans nos oreilles et dans l’eau du bain une sorte de farine multicolore, petits grumeaux d’arc-en-ciel, indices impitoyables de nos incursions dans les endroits défendus. Je me souviens de l’odeur de bakélite, de colle et de résine qui flottait dans l’air de mon enfance, du bruit des machines, du cliquetis régulier des sertisseuses, des hurlements des sirènes. C’était le temps où les industriels dépendants de la fabrication de tissus, vivaient leurs dernières années de gloire. Quelques années plus tard, les cartonneries, tuberies et filatures fermeraient les unes après les autres, en Alsace, dans le Nord et dans les Vosges, victimes de l’entrée sur le marché des produits asiatiques aux prix sans concurrence possible. J’avais six ans et demi lorsque mon père, malade depuis longtemps, mourut. La crise d’asthme survenue dans la soirée du 31 décembre 1953 lui fut fatale. Une partie de la nuit, ma sœur et moi entendîmes d’étranges allées et venues dans le corridor. Je vis passer la cornette blanche d’une bonne sœur et remarquai des bruits inhabituels et toute une atmosphère différente. Je savais que quelque chose se passait, qui n’avait rien à voir avec la routine de la vie ordinaire. Au petit matin, ma mère nous a retrouvées dans cette chambre où l’on nous avait demandé de dormir pour nous éloigner du drame, cette 17


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pièce tout au bout du couloir dont le parquet craquait. Elle nous a prises dans ses bras et, la bouche tordue par un sanglot qu’elle n’arrivait pas à contenir, nous a annoncé la mort de notre père. Ses yeux bleus, baignés de larmes, donnaient à son visage pathétique une beauté théâtrale. J’entends encore sa voix qu’étranglaient les mots trop durs à dire pour une maman, si tristes à entendre pour des gamines de six et neuf ans. J’avais du mal à comprendre cette simple petite phrase, qui déterminait mon avenir et bouleverserait tous mes repères : « Papa est au ciel… Papa est au ciel, mes petites filles… ». En ce temps-là, on ne prononçait pas le mot « mort » devant les enfants. En ce temps-là, on n’expliquait pas plus que cela. En ce tempslà, on ne disait rien. Je crois qu’on nous a proposé de le voir, ce que nous avons fait : la seule chose dont je me souvienne, c’est de cet homme qui était mon père, allongé sur le divan du salon, habillé d’un costume sombre. Je me rappelle avoir embrassé une joue blanche, cireuse, déjà glacée. J’étais triste, mais le mal profond, déchirant, déstabilisant, est venu bien après. Le choc de sa mort et sa disparition physique, si soudaine, ont en effet provoqué un traumatisme qui a longtemps perturbé mon psychisme. Le fantôme de mon père a souvent hanté le paysage de mon enfance. Je n’ai pas cru à sa mort pendant de longues années et l’ai cherché partout. J’ai pensé le reconnaître dans la rue et l’ai un jour dit à ma mère qui m’a répondu que ce n’était pas possible. J’étais incapable de saisir la violence de cette réalité et me réfugiais alors dans les rêves, en construisant un monde où je le retrouvais. Du haut de mes sept ans, je refusais obstinément son départ que je prenais pour un abandon ou un mensonge, sans doute les deux à la fois. Cette mort fut suivie du drame du tremblement de terre d’Orléansville, dans lequel périrent mon oncle et ma tante, laissant ma cousine orpheline. Perdre son fils et sa belle-fille dans des conditions aussi atroces fit décliner la santé de mon grand-père. Il mourut à son tour, six mois après, en mai 1955. 18


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Perturbée par tous ces décès, j’ai rejoint ma sœur dans un pensionnat catholique des Alpes qui comptait environ trois cents filles, et dont j’étais, je crois, la plus jeune. J’y ai été extrêmement malheureuse, incapable d’accepter d’avoir été déracinée et plantée, sans ménagement, dans un ailleurs hostile. J’ai tout fait pour que l’on me renvoie à la maison. L’énurésie provoquée par la mort de mon père a augmenté de plus belle, mes larmes ont redoublé et j’ai essayé par tous les moyens de me rendre malade : marcher dans la neige pieds nus, en chemise de nuit, par moins quinze degrés, boire de l’encre, avaler de la colle forte et liquide… Je n’ai réussi qu’à avoir un gros rhume et une stomatite carabinée qui m’empêcha de parler et de manger pendant deux semaines. Traumatisée et assoiffée d’amour, je me sentais négligée par les bonnes sœurs incapables de donner la tendresse et la compassion dont j’avais immensément besoin. J’étais forcée d’assister à la messe tous les matins, de me rendre à la chapelle l’après-midi, de réciter des prières obligatoires en toutes sortes d’occasions, et je constatais que ni les bonnes sœurs ni les professeurs laïques de ma classe ne semblaient appliquer l’Évangile. À cause de tout cela, j’étais écœurée de toute forme de religion. Alors je m’échappais par le rêve, en pensant que je me débarrasserais un jour de tous ces mensonges et que je serais libre. J’eus pour la première fois envie de mourir. Tous les jeudis, nous allions skier, obligation que je détestais car j’avais très froid pendant des heures. Les fixations métalliques de mes lourds skis de bois s’incrustaient douloureusement dans la peau de mes épaules. Je m’arrêtais souvent sur un pont d’où je regardais l’eau bouillonner à une vingtaine de mètres plus bas et dans laquelle j’avais envie de me jeter… J’espérais qu’une voiture s’arrête et m’emporte loin de là. Les larmes gelées collaient mes cils. Mon désespoir était total. Le soir, avant de m’endormir, je suppliais mon papa de venir me chercher. J’avais honte de cette énurésie ; elle me posait de gros problèmes avec mes camarades de chambre qui l’avaient remarquée. J’essuyais le plancher et rinçais mes draps au petit matin pendant que les filles 19


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gloussaient derrière mon dos. On m’a transférée dans un dortoir, sans aucune parole, ni aucune aide. Les religieuses étaient forcément au courant, mais rien ne se passait. Beaucoup de pensionnaires semblaient mal dans leur peau, mais j’avais l’impression d’être la plus perdue et la plus malheureuse. Je ressens encore aujourd’hui l’humiliation et la solitude de ces jours-là. Je n’ai aucun bon souvenir de cette pension à Saint-Gervais où j’ai passé deux ou trois années, les plus tristes de ma jeune existence. Au ski, je n’ai apprécié que le moment où le moniteur me tenait contre lui dans les remonte-pentes parce que j’étais la plus petite du groupe. C’est la seule chaleur humaine véritable rencontrée en ce temps-là. Aujourd’hui, lors d’événements plus ou moins graves, les personnes vulnérables ont accès à des cellules psychologiques et à des médicaments appropriés. En 1955, à l’inverse, aucune assistance n’était apportée en cas de crise. Madame Dolto n’était pas lue à cette époque. Ma mère n’a rien fait. Mais a-t-elle seulement perçu mon désarroi ? Après tout, la pension n’a sans doute même pas donné l’alerte… Je suis donc devenue une dangereuse sauvageonne, avec d’étranges réactions. Ces temps difficiles favorisèrent mon désengagement intellectuel : je n’avais aucune envie d’apprendre et passais mes cours à rêver. J’entendais comme dans un brouillard les réf lexions des professeurs : « C’est la petite qui est toujours dans la lune, on a l’impression qu’elle est dans un autre monde, comme dans une bulle… Elle rêve tout le temps ». Boris Cyrulnik, le célèbre neuropsychiatre, affirme : « Un enfant qui grandit avec papa et maman qui s’aiment, sa petite chambre à lui, des devoirs surveillés, aura forcément de bonnes notes. Les notes ne sont pas un ref let de l’intelligence, mais le miroir de la stabilité affective1 ». Je n’avais incontestablement rien de tout cela. 1

Émilie L anez, « Boris Cyrulnik face au suicide des enfants », Le Point, 29 septembre 2011. URL : <https://www.lepoint.fr/societe/boris-cyrulnik-face-au-suicide-desenfants-29-09-2011-1378795_23.php> (consulté le 21/05/2019).

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Ma vie de pensionnaire dans les institutions catholiques fut catastrophique à bien des égards. Le troisième établissement devint le théâtre d’un tel ras-le-bol de ma part que mon idée de mourir faillit se concrétiser vers l’âge de douze ans. Ai-je vraiment voulu mourir ? En tout cas, je voulais que tout cela cesse, j’appelais au secours. J’étouffais dans ce monde confiné, limité, sombre et triste de ce nouvel internat alsacien. Les messes, les vêpres, les prières, les punitions, les sacrifices, les carêmes et tout ce lot de religiosité superficielle, me rebutaient totalement. Aucune liberté de penser. Tout n’était que suspicion ridicule : interdiction de se promener dans la cour par deux ou d’entrer dans une chambre d’une grande par peur d’amitié illicite ! Les lettres envoyées et reçues étaient ouvertes et censurées par les bonnes sœurs. Mon besoin de justice et de liberté ne pouvait tolérer un tel comportement. Mon cœur s’endurcissait chaque jour davantage, la révolte grondait en mon for intérieur. J’observais aussi la différence d’attitude entre les religieuses appelées mères et les sœurs. Les premières, censées représenter les intellectuelles, nous donnaient les cours et s’occupaient de notre éducation. Les sœurs, elles, étaient reléguées aux travaux domestiques. Cette répartition des tâches eût été parfaitement acceptable sans le dédain et les réflexions désobligeantes des supérieures. Cela me paraissait immérité et non charitable. À prier autant, tout ce petit monde aurait dû agir autrement. Les croix sur la poitrine bandée de ces femmes, les chapelets accrochés à leur taille, les cornettes plissées entourant leur visage, tout cet accoutrement représentait une religion que j’exécrais. Le plus difficile à supporter était leur dureté et leur sévérité. On aurait cru que la vie n’était que fardeau, amertume et ennui. Très strictes avec elles-mêmes, elles l’étaient d’autant plus avec nous toutes. Il me semblait qu’elles ne devaient jamais succomber à la tentation d’un relâchement amical, à la faiblesse d’une punition suspendue ou, ultime débâcle, à une tendresse depuis longtemps enterrée, afin de gagner une place au paradis… Dieu devait être autre, Dieu devait être ailleurs. De rébellion encore contenue, j’ai basculé en révolte de moins en moins cachée. Je manquais 21


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pitoyablement d’air, de légèreté, de douceur et de rires dans cette atmosphère irrespirable. Je manquais de tout ce qui fait qu’à douze ans, une vie vaut la peine d’être vécue. Après plus d’un an dans cette pension, j’ai décidé de jouer le grand jeu. Lors d’un week-end à la maison, j’ai volé un tube de somnifères dans la pharmacie de ma mère. Le lundi matin, juste avant d’entrer en salle de classe, j’avale toutes les pilules. Très vite, je vois trouble et m’affale la tête la première sur le pupitre. Affolement général. Le médecin, appelé d’urgence, me fait une piqûre pour soutenir mon cœur et me gifle violemment pour me réveiller. Je vomis, on m’allonge et je dors vingt-quatre heures. Voilà. L’incident est clos. Je ne suis pas morte, il n’y a pas eu de scandale. Personne ne s’est interrogé sur le sens profond de mon geste, sur le comportement suicidaire d’une pré-ado, sur son cri de détresse et son besoin d’être entendue. Personne parmi ces femmes, religieuses jusqu’au bout des ongles, n’eut assez de compassion pour parler avec moi, pour parler de moi. Le silence fut leur seule réponse, l’indifférence aussi. Ma mère a-t-elle seulement été prévenue ? Je ne crois même pas, nous n’en avons jamais parlé. J’avais vu dans la mort un élan libérateur, salvateur en quelque sorte. Encore aujourd’hui, j’ignore si j’ai vraiment voulu mourir. Ce que je sais, c’est que j’ai voulu m’enfuir, d’une manière ou d’une autre. Comme dans les Alpes sur le pont, je n’avais qu’un désir : faire cesser cette vie au ralenti, cette vie fade et sans saveur, cette non-vie, qui ne pouvait se satisfaire des petits moments de bonheur grappillés lorsque j’étais à la maison, à Ingersheim. En fait, ce suicide manqué déclencha chez moi un réf lexe de vie en me mettant devant le fait bien réel que, quoi que je fasse, personne ne viendrait à mon secours. Certes, à mon âge, je ne pouvais pas diriger ma vie, je ne pouvais qu’obéir aux adultes. En revanche, mon raisonnement m’appartenait et personne ne pouvait me dicter ce que je devais penser. Plus tard, l’expérience de ces misérables années de pensionnat m’est souvent revenue en mémoire. Les agissements des hommes et des 22


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femmes de Dieu avaient été tellement à l’inverse de ce que je connaissais de Jésus, que j’entamai une rupture totale avec tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion. L’idée d’un Dieu ressemblant au leur m’était insupportable et la représentation qu’on m’en avait donnée jusque-là, inacceptable. Encore trop jeune et trop inexpérimentée, je ne comprenais pas que Dieu est au-delà de toute religiosité, qu’il est autre, et même le tout Autre. Il fallait le chercher ailleurs au lieu de tout jeter bêtement. Comme me l’a dit plus tard mon amie Henriette avec un fort accent bourguignon : « Ma petite Arrrrriane, tu as jeté l’eau du bain et le bébé avec ! ». Oui, j’ai tout jeté, j’ai largué très loin de moi toute forme de spiritualité, je suis entrée en guerre, comme d’autres partent en croisade. Je haïssais si fort la religion catholique que je ne pouvais plus visiter d’église sans avoir de haut-le-cœur. Je ne partageais avec personne cette haine, mais elle était là, au fond de moi, et m’inspirait toutes sortes de mauvaises pensées. Je n’étais pas dans la demi-mesure ! Pourtant, comment oublier ce jour où, très jeune encore, à genoux dans cette même chapelle, j’avais parlé au Seigneur et ressenti cette douceur ineffable, cette impression de plénitude, et de liberté aussi… Le contact avec Jésus n’avait rien à voir avec la grossière parodie des hommes, cette caricature d’un Dieu qui punit sans cesse, ou avec la mièvrerie d’une religion que je pensais faible et dérisoire et que les grandes personnes m’avaient jusque-là montrée et enseignée. Je cherchais autre chose et surtout un Autre. Je le discernais confusément, je pressentais inconsciemment son existence. Dans cette chapelle mal éclairée, sous le regard de la douce Marie et des sourires bienveillants de saint Joseph, j’avais, de tout mon cœur d’enfant, fait une déclaration d’amour à Jésus. Avec des mots malhabiles, j’avais répondu à l’amour divin. Je me souviens de l’odeur âcre de l’encens et de l’élève juste devant moi, elle aussi à genoux. Faisait-elle également des confidences au Seigneur ? Après son départ, j’ai laissé la présence de Dieu m’envahir. J’ai prié comme seuls savent le faire les 23


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enfants, sans retenue. Je me suis élancée vers lui : « Je t’aime, Seigneur Jésus, je te donne mon cœur, je voudrais faire quelque chose pour toi ». Je me souviens de la paix et du calme de cette chapelle. J’avais envie de rester là longtemps, dans la douceur du soir. Le temps ne comptait plus, avait figé sa course. Malencontreusement, la sonnerie qui régulait nos temps de pensionnaires se fit entendre, stridente et regrettable. Plus tard, dans le dortoir glacé, je serrais contre moi une petite bouillotte remplie d’eau tiède et pleurais sur un temps révolu à jamais et sur un avenir blafard. De cette période, je ne retiens qu’une chose, la seule vraiment importante, la seule qui vaille la peine qu’on s’en souvienne. Je balaie volontiers les tristesses, les injustices, les angoisses et le manque d’amour de ces années difficiles. Je ne garde que ce tête-à-tête avec Jésus, ce cœur-à-cœur. Malgré tout, je fus obligée de faire ma communion solennelle. Mon cœur, ce jour-là, explosa de rage. Je me sentais hypocrite, moi aussi, puisque je ne croyais plus à ce Jésus, fait homme, pour me sauver. Qu’étaient-ce que ces vœux qu’on me demandait de renouveler alors qu’ils m’avaient déjà été imposés, lors de la première communion ? Confirmer une foi que l’on m’avait collée au front lors de mon baptême, alors que je vagissais à peine ? Tout cela me semblait complètement ridicule, voire malhonnête, et m’inspirait dégoût et rébellion. Comme le dit si bien Georges Brassens : « Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ! ». Décidément, non, je ne pouvais marcher sur le chemin superficiel qu’on me proposait. Lors de la préparation de ce grand jour, le curé et les bonnes sœurs, choqués que je n’aie pas un prénom chrétien, m’annoncèrent que pour l’occasion, je m’appellerai Francesca : « Les noms des communiantes doivent être psalmodiés en latin, Ariane, et comme ton prénom ne correspond pas à une sainte, tu seras Francesca. N’oublie pas de t’avancer quand tu l’entendras ». J’avais tout faux, j’étais toujours celle qui posait problème. Voilà qu’en plus du reste, les religieuses 24


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me volaient aussi mon prénom et me donnaient encore plus envie de m’enfuir. J’ai donc mis Dieu à la porte d’une manière définitive, autant qu’on puisse le faire à l’âge de treize ans. Oui, le jour de ma communion solennelle, j’ai dit non à Dieu, pour toujours. En tout cas, c’est ce que je pensais…

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Chapitre trois

DE L’AMOUR DANS L’AIR Après une adolescence troublée, je devins une jeune femme libérée, au caractère toujours rebelle et anti-conventionnel, et au besoin d’amour jamais comblé. J’ai terminé mes études à Paris où aventureuse dans l’âme, j’ai découvert le parachutisme et fait mon premier saut à La Ferté-Gaucher. Ayant trouvé du travail en Alsace, j’en ai profité pour y pratiquer ma nouvelle passion, jusqu’à cette fameuse chute qui aurait pu m’être fatale, mais qui me rapprocha du grand jeune homme nonchalant au look de surfeur, Jacques. Je ne sais pas ce qui m’a le plus attirée en lui. Est-ce sa décontraction, son non-conformisme, son sens de l’humour, son sourire éclatant ou son immense besoin d’absolu ? Est-ce parce qu’il ressemblait à Rock Hudson et que j’avais envie de m’identifier à l’héroïne d’un film romantique ? Ou plus simplement parce que son regard doux me faisait fondre et que je n’avais pas envie de lui résister ? Ce ne fut pas vraiment ce qu’on appelle habituellement un coup de foudre, mais plutôt une observation discrète et réciproque, une calme attirance basée sur des goûts communs et des traits de caractère identiques. Esprits indépendants et libres, nous ne supportions ni l’un ni l’autre l’hypocrisie et les conventions. Nous étions sur la même longueur d’onde et je m’enthousiasmais d’avoir trouvé un garçon aussi farfelu que moi. Il n’y avait que dans le sport que nous étions différents. Le parachutisme pour Jacques était une passion conquérante dont le déterminisme devait mener à la victoire, et bien des fois ce fut le cas. Son sang-froid, sa volonté, son professionnalisme et son endurance lui permirent de monter sur les marches du podium à plusieurs reprises. Pour moi, en revanche, ce sport n’était qu’un jeu exaltant, qui permettait de surmonter sa peur face à l’acte contre-nature de se jeter dans le vide, et également un moyen de mieux gérer ses émotions. 27


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Après l’incident grave de mon atterrissage sur l’usine, le ventre noué, j’avais beaucoup de mal à continuer à sauter. Jacques m’encourageait toujours d’un sourire et d’un signe de la main. Alors, un jour… j’ai craqué. C’était un matin, très tôt. Jacques faisait office de moniteur, car il en avait la qualification. Nous étions tous deux dans la salle de pliage, et je lui ai demandé de me donner un parachute, car j’étais prévue dans le premier avion à sept heures et demie. Lorsqu’il m’a tendu le pépin, il a gardé ma main dans la sienne un moment et m’a regardé tendrement avec une voix à l’émotion à peine contenue : « Ne t’inquiète pas, tout ira bien, je l’ai choisi ton parachute, il s’ouvrira ». L’avion monta dans le ciel alsacien pendant une demi-heure pour atteindre les 3 000 mètres prévus. Pendant cette ascension, nous admirions la beauté du paysage où le bleu des Vosges intensifié par le soleil d’avril, surpassait, s’il est possible, la profonde violence des couleurs de Van Gogh. Je me souviendrai toujours de ce vol, et surtout de ce saut qui a changé ma destinée et celle de celui qui allait devenir mon compagnon pendant trente-neuf ans. Jacques me demande de rester la dernière dans l’avion et de sauter à son signe, ce que je fais. Je ne suis plus une néophyte en chute libre et, débarrassée maintenant de toute angoisse, je me régale en me laissant porter par l’air comme un oiseau. C’est alors qu'avec un grand sourire, il s'approche délicatement et me prenant les poignets, m’attire à lui. C’est la première fois que j’expérimente cette figure, qui demande normalement une sérieuse préparation, car l’approche en chute libre est très délicate. Mais Jacques connaît la manœuvre et la pratique sans danger, alors pour moi, quelle magnifique surprise ! Tandis que nous planons au-dessus du terrain, comme hors du temps, il me fait signe de tirer la poignée et m’attirant plus près, il m’embrasse sur les lèvres, puis me lâche et disparaît dans le ciel. Je suis, au propre comme au figuré, sur un petit nuage que le choc de l’ouverture de mon parachute stoppe net. Les yeux remplis d’étoiles et 28


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le cœur chaviré, j’atterris brusquement, me demandant comme une midinette si je n’ai pas rêvé. Ce grand et beau garçon, idole de toutes les filles, ce parachutiste aux plus de 4 000 sauts, cet homme à la carrure impressionnante était sans doute trop timide pour exprimer sur terre, l’amour qu’il avait pour moi. Sa déclaration, avec pour seuls témoins le ciel et les nuages, ref létait bien son caractère pudique et gentil. Plus tard, je comprendrai qu’il était aussi volontaire et tendre, aventureux et travailleur et que la passion était la ligne directrice de sa vie. Sa personnalité très attachante m’a tout de suite conquise. Son comportement était sain, sans faux-semblants et sans affectation. Je suis tombée amoureuse et je ne l’ai jamais regretté. Aux abords de l’année 1975, après un an de vie commune, nous eûmes envie d’officialiser notre amour. Il était temps pour Jacques de trouver un travail sérieux, de penser à notre avenir et d’abandonner sa vie de bohème qui m’avait pourtant beaucoup séduite. Bien qu’il ait déjà remporté la quatrième place aux championnats de France, il renonçait désormais à son rêve de devenir champion de parachutisme. Il fut engagé dans une compagnie pétrolière française et envoyé, aussi sec, en mer du Nord. Et c’est à l’un de ses retours à Colmar que nous nous sommes mariés. Comme moi, Jacques avait été très déçu par la religion catholique et l’avait abandonnée vers l’âge de quinze ans. Malgré tout, nous nous sommes mariés à l’église pour ne pas faire de peine à nos familles, mais en expliquant au prêtre, cousin éloigné de ma mère, que nous ne croyions pas à ces salades et qu’en aucun cas, nous ne communierions. Cet homme de foi, rempli d’Esprit saint nous rétorqua calmement : « Très bien, mais sachez que c’est comme si vous étiez invités à un superbe banquet et que vous refusiez d’y manger ». Comme il avait raison… Sa phrase, remplie de bon sens et dépouillée de jugement, m’a longtemps interpellée. C’était le premier prêtre qui semblait honnête et qui n’imposait rien. Nous avions déjà eu un 29


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entretien avec l’un des curés de la cathédrale de Colmar, qui avait insisté pour nous faire signer un papier nous obligeant à éduquer nos futurs enfants dans la religion catholique. Horrifiés, nous avions fui et l’avions laissé rouge de fureur, avec son stylo et sa feuille de serment à la main. Encore une fois je n’avais pas compris, encore une fois j’étais révoltée. Comment peut-on croire qu’on puisse imposer une relation avec Dieu ? Comment ose-t-on demander de signer une promesse, qui non tenue, vous ferait basculer dans le parjure ? Je pensais que si Dieu existait, il était amour et liberté… Impossible alors pour Jacques et moi de tomber dans le traquenard de certains curés de l’époque. Nous nous sommes mariés le 20 juin 1975 dans la cathédrale, moi en robe blanche, mais, comme nous l’avions dit au prêtre, refusant pour nous la bénédiction et la communion. Nous étions des rebelles honnêtes.

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Chapitre quatre

L’ANGELOT Le 30 décembre 1978, je donnai naissance à un magnifique bébé, Frantz. Un garçon en pleine santé, aux yeux couleur de miel. Une semaine plus tôt, cette petite vie en moi s’agita fortement et commença à se diriger vers la sortie. À notre arrivée à l’hôpital en urgence, tout fut organisé pour accueillir le bébé. Mais Frantz, déjà blagueur décida de rester encore au chaud et au calme dans l’abri protecteur. Couffin, gigoteuses et affaires de toilette à la main, nous regagnâmes nos pénates, déçus de ne pas déjà tenir dans nos bras le fruit de notre amour. Finalement, quinze jours plus tard, notre bébé curieux de voir le monde, et peut-être aussi la tête de ses parents, ne fit plus demi-tour au dernier moment et mit un terme à notre impatience. Jacques fut présent tout le temps de l’accouchement et recueillit le bébé dans ses larges mains ouvertes et rassurantes. Je regardais le père et le fils et ne pouvais m’empêcher de penser que l’homme de plus d’un mètre quatre-vingts avait commencé par être ce petit bout d’humain, et que celui-ci aurait plus tard la stature majestueuse de son père. Frantz gesticulait et criait sa bonne santé et son désir de vie. Les yeux embués de larmes, la voix nouée par l’émotion, Jacques posa délicatement notre fils sur ma poitrine en murmurant : « Regarde, comme il est beau, c’est le plus beau de tous les bébés du monde ! Mais comme il est petit ! ». Le fait d’avoir eu mon bébé à l’âge de trente ans me complexait sans doute, et trop intimidée, je n’osais le toucher de peur de lui faire mal. De retour à la maison, Jacques prit donc les choses en mains et s’occupa de lui : il le changeait, le lavait et lui donnait le biberon que je préparais. J’aimais les observer tous les deux et me demandais comment un homme si robuste pouvait donner des soins à un petit être si fragile sans le casser. J’étais une maman pleine d’amour et de tendresse, mais pas une maman pratique, et j’angoissais. 31


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Avant de repartir au loin, Jacques m’apprit les rudiments de puériculture en me rassurant, et je vis que j’en étais tout à fait capable. J’ai alors éprouvé un immense plaisir à m’occuper de mon bébé, à le toucher, à le couvrir de câlins… Décidément, notre couple était assez original ! L’arrivée de notre fils créa une unité, un équilibre nouveau, comme un accomplissement : le cercle était parfaitement bouclé. Ma vie de femme devenait une symphonie harmonieuse dont le point d’orgue était ce fragile petit être par lequel je devenais une femme, celle de Jacques, et une mère. Je quittais pour toujours mon désir d’errance et ma quête d’amour pour m’ancrer dans une vie pleine et équilibrée avec les deux hommes de ma vie. L’avenir m’apparaissait plein de promesses, le bonheur à la porte. Lorsque Frantz eut quinze mois, nous partîmes habiter en Angleterre, car Jacques avait besoin d’apprendre l’anglais pour son travail dans une compagnie pétrolière américaine. Nous louâmes un petit cottage à Hindead, dans le Surrey, où nous vécûmes presque trois années. Les premiers mots de Frantz furent prononcés dans la langue de Shakespeare, avec un accent irrésistible ; il n’avait pas deux ans. Notre vie était ponctuée par les départs de Jacques dans les pays de l’or noir : Afrique, Indonésie, Iran, Irak… Au bout de six semaines de travail épuisant, il nous revenait fatigué mais si heureux d’être avec nous. Nous reprenions alors notre petite vie à trois. Je préparais des high teas avec cookies et sandwichs, puis nous partions pique-niquer dans la campagne anglaise où nous rencontrions des biches, des lapins sauvages et des écureuils, par centaines. Notre cercle d’amis anglais s’élargissait chaque mois. La gentillesse de leur accueil récompensée par des dîners très français, avec blanquette de veau, bœuf en daube et vins scrupuleusement choisis par Jacques, y était sans doute pour quelque chose ! Ou peut-être nous appréciaient-ils pour nous-mêmes, tout simplement. Notre maison était pleine de rires et de bottes boueuses d’enfants crottés jusqu’aux genoux, espiègles et joyeux. Les départs de Jacques étaient pourtant de plus en plus difficiles à vivre pour Frantz et moi. 32


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Un jour, au retour de l’aéroport d’Heathrow, je sentis ses petits bras, entourant mon cou alors que j’étais assise sur la dernière marche de l’escalier, perdue dans mes pensées mélancoliques : « Mummy, don’t worry, I am going to take care of you now… Maman, ne t’inquiète pas, je vais prendre soin de toi maintenant… ». Mon petit bulldozer au cœur si tendre se confortait dans sa position de chef de la maison. De toute sa sensibilité, de son instinct délicat, il comprenait mon désarroi et ma tristesse. Mon petit bonhomme tout doux, parfois tout fou aussi, savait me redonner du courage et de la patience pour attendre son père. Du haut de ses trois ans, il m’assurait, avec audace et détermination, de son soutien protecteur et de sa présence bienveillante et rassurante. Ces années anglaises ont été pleines de vie, de relations amicales, d’enfants, d’oiseaux, de chats et de bien-être. Notre ciel, sans nuage, annonçait un avenir lisse. Frantz grandissait, devenait très beau, avec ses yeux en amande et sa bonne bouille espiègle. Bien que timide, il collectionnait les petites copines ; elles craquaient devant son allure de frenchie et son inimitable accent français lorsqu’il parlait anglais, ainsi que son accent so british lorsqu’il parlait français. C’était un de ces gamins auquel on résiste difficilement. Comme toutes les mamans, il était pour moi le plus beau et le plus séduisant de tous les petits garçons du monde. Il ressemblait beaucoup à son père, par son physique athlétique et par son caractère audacieux. Nous nous aimions tous les trois d’un amour éternel et nous savourions les moments où nous étions réunis, joyeusement égoïstes. Notre santé et notre compte en banque, florissants, reflétaient la solidité d’une vie sans soucis. À une amie qui me demandait dans quelle église nous allions, je répondis légèrement que pour moi, Dieu n’existait pas, et que s’il existait, grand bien lui fasse ! Je n’avais pas besoin de lui, de la même façon que lui non plus, ne semblait pas être préoccupé par moi. Chacun dans son coin, tout allait bien, et vogue la galère… 33


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Quel mépris stupide, quelle ridicule suffisance, quelle bêtise inqualifiable et quelle arrogance ! Je ne voulais pas de Dieu, mais cela ne voulait pas dire qu’il ne voulait pas de moi. Je l’avais abandonné depuis plus de vingt ans, mais cela ne prouvait pas qu’il l’avait aussi fait ! Beaucoup plus tard, j’ai compris que le Dieu de la Bible, incarné en Jésus, « l’Emmanuel », « Dieu avec nous », était avec moi, même si je l’ignorais totalement, même si je ne voulais pas être avec lui. Je lui avais ouvert la porte de mon cœur à l’âge de huit ans ; c’était pour lui un engagement éternel. Jésus avait payé le prix vital pour qu’un jour, je revienne dans le giron du Père. « Si nous sommes infidèles, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même » (2 Timothée 2 : 13). Shema Israël… Shema Ariane… Dieu m’appelait comme il n’a cessé d’appeler son peuple, Israël, tout au long de la Bible. Écoute Israël… écoute Ariane… mais je n’entendais rien. Sourde, égoïste et superficielle, je ne reconnaissais pas ce qui en moi, était de nature divine, cette petite flamme étouffée par tant d’herbes folles, sur laquelle le Créateur avait soufflé. Les mois s’écoulaient doucement, jalonnés par les retours de Jacques que nous accueillions avec toute la joie et l’émotion exacerbées par ces longues semaines d’attente. Notre petit garçon grandissait sans problème particulier, si ce n’est des difficultés à s’endormir et des nuits agitées par des cauchemars qui le laissaient angoissé pendant plusieurs heures. Le médecin anglais m’expliqua que c’était sans doute dû au fait qu’il n’était pas facile pour un enfant si petit d’apprendre deux langues à la fois. En effet, Frantz allait à l’école anglaise tandis que nous parlions français à la maison. Nous avons donc décidé de communiquer le plus possible en anglais entre nous trois. C’était un challenge que nous acceptions volontiers, pour l’amour de notre petit bonhomme et pour essayer d’avoir des nuits plus paisibles ! Sans le savoir, nous vivions des tranches de vie préservées et bénies, un temps de grâce. C’est à cette époque-là que Frantz m’a dit d’une voix grave cette phrase instinctive qui se révélerait, sept ans plus tard, dramatiquement prophétique : 34


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— Maman, je ne serai jamais grand. D’ailleurs, je ne veux pas grandir. Ces mots résonnent encore dans mon cœur, comme l’annonce d’un danger inévitable auquel je ne comprenais rien, et qui, plus tard, m’est revenue comme l’écho de l’avertissement d’une terrible nouvelle. Une lumière rouge s’était allumée et je l’ai aussitôt balayée. Les enfants disent tellement de choses… — Pourquoi tu dis ça ? ai-je articulé, quand même troublée. Il n’a rien répondu. Il n’y avait rien à répondre. Ses yeux couleur noisette ont semblé un peu tristes. L’intuition des enfants est bien étrange et se révèle parfois véridique. Je l’ai pris sur mes genoux, je l’ai embrassé, puis, avec l’agilité d’un écureuil sur sa branche, il a sauté pour rejoindre ses Lego, ses petites voitures, son univers sécurisé. La vie insouciante reprenait tous ses droits. Frantz était en pleine santé, alors pourquoi s’affoler pour quelques mots enfantins ?

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Chapitre cinq

LES OISEAUX MIGRATEURS Un jour, bien que très satisfaits de vivre au pays de Shakespeare, notre manie de bouger et notre besoin de soleil commencèrent à nous titiller. Après avoir confié Frantz à ma sœur Marie-Laure, Jacques et moi sommes tous les deux partis en Amérique pour étudier la possibilité de nous établir dans ce pays. Là-bas, tout était grand : leurs ice-creams, leurs routes, leur accueil et leur sourire. Cette première impression de convivialité débordante, d’ouverture à l’autre, d’énergie et d’efficacité nous allait parfaitement. Nous en conclûmes, un peu hâtivement sans doute, que c’était le pays idéal pour notre appétit d’aventure, ainsi que pour notre imagination débordante qui pourrait enfin s’exprimer totalement. Nous décidâmes de tout mettre en œuvre pour y revenir avec Frantz, quelques mois plus tard, et nous y installer. Mais après bien des démarches pour obtenir nos visas, notre projet, pourtant si bien ficelé, est tombé à l’eau. Dépités à l’idée de devoir renoncer à vivre dans un pays aussi chaleureux, nous mîmes le cap sur l’Alsace. Au fil des mois, nous nous incrustions davantage dans cette terre alsacienne où il fait si bon vivre. Nous avons donc rapidement acheté un appartement à Colmar, même si cela nous donnait un peu l’impression de nous embourgeoiser, nous qui étions plutôt des oiseaux migrateurs. À cette époque nous allions souvent marcher dans les Vosges où Frantz aimait escalader rochers et collines, courir les sentiers en se cachant derrière les arbres et guetter les animaux sauvages. Notre petit garçon aimait la vie, qu’il voulait pleine et intense. Il jouissait de tout ce qu’un enfant de son âge peut espérer : des parents amoureux dont il était aimé inconditionnellement. Mais en 1981, un krach pétrolier assombrit soudain l’assurance d’un ciel sans nuages. Le prix du baril du pétrole s’effondra drastiquement, 37


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entraînant l’arrêt de la recherche et de l’exploitation pétrolière. Les compagnies de forage licencièrent par vagues et, quelques mois plus tard, Jacques revint définitivement à la maison. Il n’était pas question pour lui d’assurance chômage, de sécurité sociale ou de diverses compensations puisqu’en en choisissant de travailler pour une compagnie américaine, il avait perdu, ainsi que nous, la protection sociale française. Nous avions toujours été plus cigales que fourmis. Le temps était venu d’en payer le prix. Comment protéger Frantz au maximum de cette tempête qui, nous le savions, allait nous submerger ou au moins nous déstabiliser pendant un bon moment ? Il fallait s’accrocher et mettre notre énergie et notre intelligence à trouver une solution. Cette période extrêmement difficile dura un an. Je tremblais à chaque éternuement de Frantz, sachant qu’aucun de nous n’était couvert par l’assurance maladie. Jacques revenait de la boîte aux lettres, les yeux de plus en plus tristes. La crise du pétrole serait longue et la recherche et l’exploitation pétrolière, par voie de conséquence, n’étaient pas pour demain. Aucun bleu à l’horizon, le ciel restait sombre et menaçant. Nous diminuâmes au maximum les dépenses : chauffage et nourriture réduits à leur plus simple expression, sauf quand ma mère nous rendait visite avec un gros rôti ! Nous n’avions plus d’économies au bout de quelques mois ; nous fûmes alors victimes d’une escroquerie qui déboucha sur un procès. La vie semblait bien décidée à ne nous faire aucun cadeau ! Mais un matin, alors qu’on ne s’y attendait plus, Jacques revint de la boîte aux lettres avec un sourire prometteur aux lèvres. Il tenait deux lettres à la main et déclara d’un ton jovial, les yeux brillants d’espoir : « Ariane, je crois que c’est la fin du marasme ». J’eus les larmes aux yeux en lisant les offres d’emploi de ces deux compagnies de forage françaises. L’une proposait un poste comme responsable de chantier en Afrique pour des forages d’eau, tandis que l’autre donnait à Jacques l’opportunité 38


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de retrouver son métier de foreur d’or noir. Quelques jours plus tard, ayant choisi le pétrole, il partit en Indonésie. Nous étions à nouveau pleins d’allant et heureux de vivre, même si nous devions nous réaccoutumer aux départs de Jacques. Comme avant, notre petit bonhomme émettait un soupir de tristesse en voyant son papa disparaître derrière la porte d’embarquement. Puis, se blottissant contre moi, il murmurait d’un ton triste : « On recommence à compter les jours maman ? ». Il avait grandi, mais avait toujours autant besoin de l’affection et de l’assurance que lui donnait son père. La vie, pendant cette année de chômage, nous avait prouvé qu’elle n’était certainement pas « un long fleuve tranquille ». Et pourtant, à travers cette déstabilisante leçon, nous comprîmes qu’il fallait trouver une autre solution si nous voulions garder Jacques en France. Ses départs nous pesaient de plus en plus : douze ans de pétrole signifiaient soixante-douze mois d’absence, autrement dit la moitié de sa vie loin de nous. Nous trouvions l’un et l’autre que cela suffisait ! Il avait envie de voir son fils grandir, et Frantz avait besoin de sentir la présence sécurisante de son père, de jouer avec lui et aussi de mesurer sa force dans de rudes batailles où, corps entremêlés, ils roulaient tous deux en s’esclaffant sur la moquette du salon. De mon côté, je désirais aussi mon mari à la maison et voulais devenir une épouse à temps complet, ce que, finalement, je n’avais jamais pu être puisque Jacques était devenu foreur quelques mois avant notre mariage. De plus, nous nous interrogions aussi sur le sens de gagner autant d’argent, sans avoir le loisir d’en profiter pleinement ensemble. Pendant un de ses séjours en Afrique, alors que nous étions séparés par des milliers de kilomètres, nous nous souvînmes du succès d’une boulangerie française en Angleterre, et nous eûmes tous deux la même idée saugrenue : Pourquoi ne pas apprendre à faire du pain ? pensai-je. Pourquoi ne pas apprendre à faire des croissants ? se dit Jacques sur sa plateforme. Ce nouveau plan serait l’alternative idéale pour sortir du 39


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pétrole et nous garantir de vivre tous les trois ensemble. Puis comme le succès de l’affaire ne manquerait pas de venir, croyions-nous, avec l’audace inconsciente des débutants, nous vendrions ce commerce et partirions en Australie… Notre manie de bouger nous reprenait : nous avions raté l’Amérique, nous réussirions l’Australie ! Aussitôt dit, aussitôt fait, notre objectif était fixé ! Mais puisque nous n’étions pas du métier, deux choses étaient indispensables : il nous fallait obtenir un certificat de la Chambre de commerce et réunir un apport suffisant. Nous décidâmes donc que Jacques continuerait son travail au loin et que je ferais un stage organisé par la ville de Colmar, ainsi qu’une formation dans une boulangerie. Assez vite, l’échoppe d’une cordonnerie turque attira notre attention, car sa situation face au lycée technique de Colmar, laissait présager un succès incontournable : eh oui, 3 000 élèves affamés constituaient une clientèle de base importante pour atteindre haut la main notre objectif journalier ! Nous avons mis toutes nos billes dans ce projet et, dans la foulée, nous avons rénové les lieux et ouvert avec enthousiasme la Croissanterie en novembre 1987. Le premier jour a été un désastre. Nous avions pourtant installé de magnifiques croissants, dorés à point, des petits pains au chocolat croustillants et rebondis, ainsi que le reste de la viennoiserie toute dodue, bien en évidence, dans la vitrine. Pourtant, personne n’entra de toute la journée, durant laquelle, déconfits, nous fîmes semblant de laver les tasses à café dans lesquelles personne n’avait bu et les assiettes que personne n’avait utilisées. Nous essuyâmes même les tables sur lesquelles aucun client ne s’était attardé. Du coin de l’œil, le plus discrètement possible, nous guettions les élèves qui passaient devant la Croissanterie, avec des grands : « Oh, que c’est beau ! Ah, comme cela a l’air sympa ! ». Mais ni l’ambiance chaleureuse ni la délicieuse odeur de croissants chauds n’ont poussé quiconque à s’asseoir un moment. 40


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Le montant de la caisse de ce premier jour fut catastrophique, ne représentant même pas 0,5 % du chiffre prévisionnel. Il semblait que nous allions tout droit au fiasco. Nous avions tout prévu, sauf peut-être, le réf lexe et la force de l’habitude. En effet, les élèves sortaient généralement du lycée pendant la récréation et couraient directement vers la petite boulangerie juste à côté de la nôtre. On ne change pas si vite de routine ! Le soir venu, alors que nous faisions le bilan de cette journée désastreuse, je vis pour la première fois mon mari démoralisé, abattu, le regard embué. Je me doutais qu’il se sentait responsable de ce projet insolite qui lui paraissait maintenant insensé, et qu’il culpabilisait d’avoir entraîné sa petite famille au bord du gouffre. Je n’en menais pas large non plus, mais je désirais l’encourager malgré tout. J’avais également besoin de m’accrocher à l’espoir de jours meilleurs. Mon envie de l’aider me donna les mots qu’il fallait, et plus je parlais, plus j’y croyais moi-même : nous devions être patients et rester calmes. Il était trop tard pour abandonner. Il nous fallait continuer vers le but que nous nous étions fixé : faire de cette Croissanterie un succès, la vendre et, avec l’argent de la vente, partir nous installer à Perth en Australie. C’est bien connu : les Australiens aiment beaucoup les croissants français ! Nous étions très proches de « Perrette et son pot au lait » de Jean de la Fontaine… Après quelques jours, nous nous aperçûmes que quelques clients attendaient tous les matins l’ouverture de huit heures. Comme nous ne voulions pas décevoir une clientèle naissante, nous décidâmes d’ouvrir de plus en plus tôt jusqu’à arriver à l’heure légale de quatre heures du matin ! Nous sommes très vite devenus le point de rencontre des gens de la nuit de Colmar et des environs, grâce à nos croissants chauds prêts bien avant l’aurore. Nous y accueillions les sorties de boîte et leur personnel. Une heure après, arrivaient les équipes d’ouvriers qui terminaient leur nuit de travail, suivis par ceux qui, au contraire commençaient leur 41


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journée. Ensuite, les ambulanciers et le personnel de la ville s’arrêtaient pour un p’tit noir ou un café au lait. Vers six heures, je préparais souvent une douzaine de croissants qu’une infirmière pressée emportait avec soin pour régaler ses collègues. Plus tard, au lever du soleil, s’égrenait une panoplie de personnes qui, au fil des jours, deviendraient des habitués, et pour certains même, des amis. J’aimais beaucoup ce melting-pot d’individus aux origines, à l’éducation et aux expériences si différentes. Parfois venaient aussi des personnes sortant de prison, des petits casseurs, les videurs de boîtes de nuit, mais aussi les vidés qui l’avaient été pour cause de violence et d’alcool. Dans ce monde interlope de la nuit, nous apprîmes un certain langage ainsi que le comportement indispensable pour gérer ce que les portiers de boîtes de nuit appellent vulgairement « la viande soûle » ! Nos horaires matinaux nous obligèrent à employer une jeune fille au pair pour s’occuper de Frantz. En effet, il fallait nous engager à fond en sacrifiant un peu notre vie de famille, ne ménageant ni notre temps ni nos efforts. C’était le prix à payer, on dormirait… plus tard. Le dimanche matin affichait des records extravagants de vente, et la machine enregistreuse explosait ! Pendant le week-end, une file de voitures impressionnante attendait l’ouverture. La Croissanterie eut un succès époustouflant, bien au-delà de ce que nous avions imaginé. Jusqu’à sept heures du matin, le petit espace de quatre-vingts mètres carrés était plein à craquer. C’était le lieu où les amitiés se nouaient, où les nouvelles se partageaient, le lieu où il fallait être. Le chiffre d’affaires prévisionnel au montant mirifique, que Jacques avait annoncé au comptable dubitatif, fut non seulement atteint, mais aussi souvent dépassé. Je pensais donc à l’Australie qui nous attendait, à cette nouvelle vie différente et enivrante. Je pensais à mon petit bonhomme, Frantz, notre magnifique garçon, qui deviendrait franco-australien. Je songeais à sa 42


Les oi sea ux m ig rate u rs

facilité d’adaptation, puisque l’anglais lui reviendrait rapidement. Je rêvais à ma mère qui viendrait nous voir, elle qui aimait tant les voyages. À la famille, aux amis, qu’on pourrait inviter dans notre grande maison avec vue sur la mer. À notre nouvelle vie à trois, sans séparation, sans le calendrier dont les dates en rouge indiquaient les départs de Jacques. Mon désir de voyager avec mon mari et mon fils allait se réaliser. Nous étions tellement las de ces temps de mélancolie suivie d’une gaieté excessive, de cette schizophrénie du cœur. L’avenir nous souriait. « Je m’voyais déjà… », chantait Aznavour. Moi aussi ! J’imaginais le pays des kangourous, les espaces aux horizons si lointains que la terre et le ciel se confondent, les animaux sauvages et la population que nous ne manquerions pas de charmer, avec nos croissants et notre accent français. La vie, souriante et aimable, nous attendait…

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Ariane Geiger Hiriart ARIANE GEIGER HIRIART a fondé Le Pélican en 2002, une ONG qui centre son action sur l’éducation des enfants et des femmes hazaras. Les Hazaras constituent l’une des ethnies les plus défavorisées de Kaboul.

Ariane Geiger Hiriart

La vie d’Ariane aurait dû s’arrêter après la mort de Frantz. Son unique fils de dix ans décéda après un âpre combat contre la leucémie. Immergée dans une tristesse infinie, Ariane avait planifié son suicide. Mais son mari Jacques l’emmena dans une recherche spirituelle qui changea radicalement le cours de leur existence : « Nous devrions d’abord tenter de savoir s’il y a une vie après la mort ». Leurs découvertes spirituelles et leur inattendue foi en Dieu les amenèrent jusqu’en Afghanistan pour fonder Le Pélican. Ni les attentats, ni les kidnappings, ni les menaces de mort, ni les trahisons, ni même la mort de son mari n’empêcheront Ariane d’aimer ses amis hazaras. Depuis vingt ans, elle œuvre en faveur des femmes, des enfants et des sourds-muets de Kaboul pour leur donner un espoir et un avenir. Même si chaque jour passé pourrait être le dernier.

De Colmar à Kaboul est le récit poignant d’un parcours de vie hors du commun. Le témoignage d’une vie où l’abîme de la souffrance et du désespoir se trouve submergé par le renouveau et la lumière. Les droits d’auteur de ce livre sont intégralement reversés à l’ONG Le Pélican.

16,90 € ISBN 978-2-36249-471-0

9 782362

494710

Quand la souffrance débouche sur un chemin de vie


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