Porté disparu en Corée du Nord • Jan Vermeer

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JAN VERMEER

Inspiré de faits réels « L’histoire se déroule dans le régime le plus oppressant du 21e siècle. Un récit captivant, de persévérance, de sacrifice, de rédemption et d’une promesse tenue contre toute attente. Une histoire remarquable qui illustre l’incroyable fidélité de Dieu. »

EN CORÉE

DU NORD

est journaliste. Il travaille pour Portes Ouvertes et a écrit de nombreux articles de journaux sur des pays tels que le Kosovo, l’Irak, Israël, la Chine ou la Corée du Nord. Il est aussi l’auteur d’Ils étaient frères de sang.

ISBN 978-2-951336-88-9 9

782951

336889

ISBN 978-2-362494-39-0 9

782362

494390

V E R M E E R

PORTÉ DISPARU

Jae dirige un réseau d’Églises secrètes en Corée du Nord. Sa foi chrétienne est dévoilée et le voilà traqué par l’impitoyable inspecteur Park. Quand la famille de Jae se trouve mêlée dans les plans de l’inspecteur Park, la foi de Jae et sa confiance en un Dieu qui voit tout est mise à l’épreuve jusqu’au bout, au point de radicalement le transformer, lui et sa famille.

JAN VERMEER

J A N

14,00 €

Inspiré de faits réels



PORTÉ DISPARU

EN CORÉE

DU NORD



J A N

V E R M E E R

PORTÉ DISPARU

EN CORÉE

DU NORD Inspiré de faits réels


Édition originale publiée en langue anglaise sous le titre : Missing in North Korea • Jan Vermeer © 2014 • Ark Media Donauweg 4 • 1043 AJ Amsterdam • Pays-Bas Traduit et publié avec permission. Tous droits réservés. Édition en langue française : Porté disparu en Corée du Nord • Jan Vermeer © 2018 • BLF Éditions • www.blfeditions.com Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés. Traduction : Anne Worms Couverture : Seegn. Mise en page : BLF Éditions Impression n° XXXXX • IMEAF • 26160 La Bégude de Mazenc • France Sauf mention contraire, les citations bibliques sont tirées de la Bible version Segond 21, © 2007 Société biblique de Genève. Reproduit avec aimable autorisation. Coédition BLF Éditions ISBN 978-2-36249-439-0 ISBN 978-2-36249-440-6

broché numérique

Coédition Portes Ouvertes ISBN 978-2-9513368-8-9 broché

Dépôt légal 4e trimestre 2018 Index Dewey : 272 (cdd23) Mots-clés : 1. Église persécutée. Corée du Nord. 2. Roman. Témoignages.


À Marjolein, Michaela, Gabriëlla et Nathan, sans qui je n’aurais pas été capable d’écrire ce livre, Timothy, Hea-Woo, Yon Gyong-Siook, Hye, Sun-Hi et bien d’autres qui, en acceptant de me raconter leur vie, leurs joies et leurs peines, ont rendu possible l’écriture de ce livre, TJ, Simon, Sarah, Susan, Aaron et tous les autres avec qui j’ai le privilège de servir, Jésus-Christ qui est mort pour moi quand j’étais encore son ennemi.



Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Entends-tu cette voix qui appelle ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Je t’en prie, écoute-nous ! Ô Dieu, regarde tout ce sang. Vent, arrête de souffler. Nos vies sont comme des bougies. Vent, s’il te plaît, arrête, arrête de souffler ! Tu éteins nos bougies.

Our lives are candles [Nos vies sont comme des bougies], chanson de la comédie musicale Yoduk story



TABLE DES MATIÈRES PREMIÈRE PARTIE La vie est belle Chapitre un........................................................................................... 15 Chapitre deux . . .................................................................................. 25 Chapitre trois.................................................................................... 37 Chapitre quatre . . ................................................................................55 Chapitre cinq.....................................................................................65 Chapitre six....................................................................................... 71 Chapitre sept..................................................................................... 77 Chapitre huit . . .................................................................................... 81 Chapitre neuf.....................................................................................89

DEUXIÈME PARTIE

Pas sans mon fils Chapitre dix..................................................................................... 103 Chapitre onze. . ................................................................................. 107


Chapitre douze..................................................................................115 Chapitre treize . . ................................................................................121 Chapitre quatorze............................................................................ 125 Chapitre quinze. . ...............................................................................141 Chapitre seize. . ................................................................................ 147 Chapitre dix-sept............................................................................. 153 Chapitre dix-huit. . ............................................................................ 157 Chapitre dix-neuf............................................................................. 163 Chapitre vingt. . ................................................................................ 167 Chapitre vingt-et-un.........................................................................177 Chapitre vingt-deux......................................................................... 183 Chapitre vingt-trois......................................................................... 187 Chapitre vingt-quatre...................................................................... 195 Chapitre vingt-cinq.......................................................................... 201 Chapitre vingt-six............................................................................203 Chapitre vingt-sept. . ........................................................................209 Chapitre vingt-huit.......................................................................... 213

TROISIÈME PARTIE

Que reste-t-il à dire quand tout est terminé ? Chapitre vingt-neuf . . ........................................................................ 219 Chapitre trente............................................................................... 229 Chapitre trente-et-un.. .....................................................................235 Chapitre trente-deux.......................................................................243 Chapitre trente-trois.......................................................................249


Chapitre trente-quatre....................................................................255 Chapitre trente-cinq........................................................................ 267 Chapitre trente-six..........................................................................275 Chapitre trente-sept. . ...................................................................... 281

QUATRIÈME PARTIE

Le final

Chapitre trente-huit........................................................................ 291 Chapitre trente-neuf. . ......................................................................295 Chapitre quarante. . ..........................................................................303 Chapitre quarante-et-un..................................................................305

Épilogue............................................................................................311 Portes Ouvertes : une mission « au service des chrétiens persécutés »........................................ 315



Première partie

La vie est belle



CHAPITRE UN — Qu’est-ce que tu marmonnes ? — Je prie. En silence. — T’appelles ça en silence ? (Soupir.) — De toute façon, tu crois vraiment que Dieu est content de nous voir voler des poulets ? — On le saura bien assez tôt. T’arrives à voir quelque chose ? — Non. — Alors pousse-toi de là ! Avec ton énorme tête au milieu, moi non plus je ne vois rien. Gyong-Si glissa sur le côté dans l’herbe mouillée. — Tu t’es pas regardé ! — Chut ! Bouge-toi de là. Jae rampa doucement vers l’avant. De sa main gauche, il traînait une grosse pince. Son regard perçait l’obscurité pour essayer de repérer les contours de la ferme d’État devant eux. — Et ? interrogea Gyong-Si. — Et quoi ? — Tu vois quelque chose ? — Il fait trop sombre. 15


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Jae entendit un bruit sourd : Gyong-Si s’était cogné la tête par terre. Il grommela quelques paroles incompréhensibles. — Quoi ? Gyong-Si releva la tête : — J’ai dit : « Ah ! Vraiment ? » !! — Si tu sortais un peu le nez de la boue, tu le verrais par toimême. Allez, viens ! On y va. C’est juste là. — Où exactement ? — Là, dans le noir. Allez, lève-toi ! — J’arrive même pas à voir ma main devant moi. — Eh bien, sois content ! Ça veut dire que les gardes ne pourront pas nous viser correctement. Soudain, Jae reçut un coup sur le nez : — Aïe ! Pourquoi t’as fait ça ? — Désolé. Moi non plus je ne vise pas très bien dans le noir. — Je saigne ? — Comment tu veux que je le sache ? Jae toucha prudemment son nez : il ne semblait pas saigner. — Je me vengerai, tu verras. Maintenant, lève-toi ! Il faut qu’on soit rentrés avant le lever du soleil. La ferme est là. Passe devant. Si tu te retrouves emmêlé dans des fils barbelés, on saura qu’on y est presque. — Très drôle. Quel gamin ! T’es vraiment sûr que t’as vingtdeux ans ? — Oui, comme toi ! Jae attrapa son cousin par le bras pour le pousser à se lever. Ils se glissèrent le plus discrètement possible à travers les buissons. Jae était attentif au moindre bruit. Tout ce qu’il entendait, c’était le bruit des brindilles qui craquaient sous leurs pieds, et celui des branches des arbustes qui se rabattaient contre leurs vestes mouillées. Heureusement, la pluie semblait s’être arrêtée. Mais ce n’était peut-être pas une si bonne nouvelle que ça. Quand il pleut, les gardes restent à l’intérieur, pensait Jae tout en avançant. Il heurta soudain son cousin et ils se retrouvèrent tous les deux par terre. — Chut ! murmurèrent-ils en même temps. 16


Chapitre un

— Pourquoi tu t’es arrêté ? demanda Jae. — Pourquoi tu regardes pas où tu mets les pieds ? — Allez, c’est bon. Pousse-toi ! Je vais passer devant. Je connais ce chemin comme ma poche. — C’est la première fois de ta vie que tu viens ici ! — Ce n’est qu’une question de confiance, mon cher ! De confiance et de foi. — De foi en quoi ? En notre merveilleuse nation ? En l’éblouissante République populaire démocratique de Corée ? — Pour l’instant, en une issue positive pour nous. Allez, viens ! Jae se releva, essuya la boue sur son pantalon et se remit à avancer. Il tapota sa poche pour vérifier que sa lampe torche s’y trouvait toujours. Il aurait bien aimé s’en servir pour voir où il allait, mais tout le monde aurait pu les voir approcher de loin. Peut-être quand ils seraient entre les bâtiments. Le poulailler n’était pas très loin du grillage : information d’un ami qui était déjà « venu voir ». Sans un bruit, ils se rapprochèrent encore, jusqu’à ce que le pied de Jae tape dans un poteau en bois. De la main droite, il retint Gyong-Si pour qu’il ne lui fonce pas dedans. Il s’accroupit et posa sa pince dans l’herbe pour pouvoir découvrir le poteau à tâtons. Il était en bois, gros comme ses deux poings, mais pourri à certains endroits. Il sortit sa petite lampe de sa poche et l’alluma en la couvrant partiellement de la main. Il avait juste assez de lumière pour voir les fils barbelés qui reliaient ce piquet aux autres. Il y en avait trois, mais ils n’étaient pas très tendus. — Je coupe ? demanda Jae. Il déglutit. Ils ne pouvaient plus reculer maintenant. Demain, soit ils mangeraient du poulet, soit ils recevraient une poignée de maïs en prison. Il secoua la tête. Il ne fallait pas qu’il pense au fait d’être derrière les barreaux pour six mois, voire plus. — Pas la peine, répondit Gyong-Si. Je suis sûr qu’on peut passer là. Jae faillit lancer une pique à propos de la grosse tête de son ami, mais il se retint. Ils étaient trop près du but pour faire des traits d’esprit et des plaisanteries. Ils devraient attendre pour cela d’être en sécurité chez eux. Il écarta les fils pour que Gyong-Si puisse se faufiler à travers l’ouverture. Puis, il le suivit. 17


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Son ami lui avait expliqué que le poulailler se trouvait à quatre pas sur la gauche, puis à une trentaine de pas droit devant. Jae s’accrocha au bras de son cousin et ils parcoururent ensemble la distance indiquée. Jae tendit son bras, mais il ne sentit rien. — La lampe ? murmura Gyong-Si. — Euh…, répondit Jae en fouillant sa poche. La lune perça les nuages pendant quelques instants, éclairant brièvement l’endroit où ils se tenaient. À deux mètres devant eux, Jae aperçut le poulailler. Merci, Seigneur. Il fit signe à Gyong-Si. En se baissant, ils coururent jusqu’à l’entrée du poulailler. Derrière le grillage, il faisait tout aussi noir qu’à l’extérieur. Jae ralluma brièvement sa lampe, le temps d’apercevoir quatre beaux poulets. Il remit la lampe dans sa poche. — Et maintenant ? demanda Gyong-Si. — Moi j’ouvre l’enclos, et toi tu attrapes un poulet. — Ok, et après ? — Je tiendrai le sac ouvert. — Hum… — Tu fourres le poulet dedans et on file le plus vite possible. C’est bon ? — C’est pas le meilleur des plans. — T’as quelque chose de mieux à proposer ? Sans attendre de réponse, Jae se mit à chercher les verrous et les ouvrit un à un. Il abaissa le battant, retira son sac à dos et y glissa sa pince. Il était prêt à attraper leur repas du lendemain. Gyong-Si remonta ses manches et se plaça devant l’ouverture. Son bras disparut à l’intérieur du poulailler. Une épouvantable cacophonie de caquètements et de battements d’ailes frénétiques s’échappa soudain de l’enclos. — Hé, ho, sales bêtes ! Venez par là ! s’exclama Gyong-Si. Des cris retentirent au loin. Jae pressa son ami : — Dépêche-toi ! Dépêche-toi ! Gyong-Si retira son bras gauche pour pouvoir tendre l’autre plus loin dans l’enclos. — Allez, viens maintenant ! Viens ici ! sifflait-il entre ses dents. 18


Chapitre un

Il avait réussi à attraper un poulet par le cou. La pauvre créature se débattait de toutes ses forces, poussant des gloussements paniqués. En quelques secondes, Gyong-Si le fourra dans le sac que Jae referma aussitôt. Le bruit des gardes se rapprochait dangereusement. — Cours ! hurla Gyong-Si. Jae sauta sur ses pieds. En quelques secondes, il courait à pleine vitesse. Le sac qu’il tenait de la main droite valsait violemment dans tous les sens. Le poulet faisait de la résistance ! Un coup de feu. Un petit geyser de sable à leurs pieds. C’est la dernière chose qu’il leur fallait. Ces hommes avaient des armes, et visiblement aussi des munitions. Encore des coups de feu. Les projectiles fusaient de tous côtés. Grâce à la lune, ils arrivaient à mieux distinguer où se diriger et ils atteignirent la barrière en quelques secondes. Gyong-Si se faufila en trombe à travers les fils barbelés et il les souleva pour laisser passer Jae aussi vite que possible. Jae jeta un rapide coup d’œil à la lune. Plus besoin de lumière maintenant, Père. Ils continuèrent à cavaler à travers les fourrés jusqu’au bas de la colline. Gyong-Si dépassa Jae. — Attention à ne pas tom… Jae buta contre une pierre qui dépassait. Il s’écroula et se mit à dégringoler la pente. Dans sa chute, il avait entraîné Gyong-Si qui ne put faire autrement que de le suivre. — Aaaaahh ! hurla-t-il. Ils atterrirent… dans une flaque boueuse. Un nuage passa devant la lune. — Chut ! murmura Jae. Gyong-Si poussa un petit gémissement. Des cris leur parvenaient du haut de la colline. Des branches s’agitaient, des buissons étaient violemment écartés. Jae leva les yeux dans leur direction. Il aperçut une… non deux… non trois torches qui fendaient la nuit. Les deux amis restèrent allongés là, essayant de reprendre leur souffle en silence. Heureusement, le poulet avait dû être assommé dans leur chute. En tout cas, il ne bougeait plus. 19


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Un ordre incompréhensible claqua dans l’air, suivi d’un : — Ici, caporal. Le cœur de Jae battait à tout rompre. Le soldat se trouvait tout au plus à deux mètres de lui. Il retint son souffle, les muscles tendus, prêt à partir en trombe s’il faisait un pas de plus vers lui. — J’arrive. — Vite. Ils ont dû partir vers l’ouest. Jae entendit le soldat repartir. Il souffla. Soudain, il reçut un coup dans les côtes. — Désolé, camarade. Jae se leva, saisit son cousin par le coude et l’aida à se relever. Il fit tomber le plus gros de la boue de ses vêtements. — Toi aussi, t’es mouillé ? — Mon postérieur. — Quoi ? Gyong-Si bouscula Jae sans ménagement. — Mon derrière ! Tu m’as demandé si j’étais mouillé. J’ai le derrière trempé, et mon pantalon et ma chemise sont tout sales. — Laisse-moi voir. Jae se plaça derrière Gyong-Si. — Comment tu peux voir quelque chose dans ce noir ? — Je vois. De la main, Jae essuya rudement le dos de son ami. — Arrête ! Aïe, tu me fais mal ! Lâche-moi ! — Voilà ! Tout propre et de nouveau tout beau ! Ta mère n’y verra rien. C’est pas étonnant que tu aies atterri dans cette flaque. Avec un arrière-train pareil, t’aurais eu du mal à la rater ! Gyong-Si poussa un profond soupir. — Je fais la même taille de pantalon que toi. — Allons-y ! On a un poulet à tuer et à plumer. — Il est encore vivant ? — On le saura bien assez tôt. Pour l’instant, en tout cas, il se tient tranquille. 20


Chapitre un

Jae reprit Gyong-Si par le coude et ils se remirent à avancer prudemment à travers la forêt. Ils finirent par atteindre le ruisseau qu’ils longèrent un moment. Puis ils traversèrent le petit pont, marchèrent le long de la route principale et arrivèrent enfin chez eux, à Chongjin.

«  «  « Les premiers rayons du soleil faisaient leur apparition lorsque Jae enleva ses chaussures pour se glisser dans l’appartement de ses parents. Ils l’attendaient, assis à la table du salon, dans une semi-obscurité. La lumière qui filtrait à travers la fenêtre éclaira le visage de son père. Il avait l’air particulièrement vieux ce matin. Sa peau était creusée de profonds sillons et ses petits yeux perçants semblaient moins déterminés que par le passé. De ses rugueuses mains de mineur, il enserrait les fines mains de sa femme. Ils se tournèrent vers leur fils. — Bonjour. — Bonjour Jae, répondit doucement son père. — Nous avons prié pour toi toute la nuit, enchaîna sa mère. — Tu étais où ? interrogea son père. — À la ferme. — Mon chéri ! Il reconnut l’habituel ton excessivement angoissé de sa mère. — Tu dois bientôt partir travailler à l’usine, non ? Qu’est-ce qui se passera si tu t’endors ou si tu as un accident parce que tu n’arrives pas à rester attentif ? Son père fit signe à sa femme de se taire. — Qu’est-ce que tu faisais là-bas ? demanda-t-il. — Je suis allé chercher un poulet. — Tu veux dire : le voler ? Jae hocha la tête. — Quand on appelle les choses par leur nom, ça ne fait pas le même effet, hein ? — C’est vrai, père. 21


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Jae retira son sac à dos et s’agenouilla avec eux près de la table basse. — Tu crois que notre Père approuve un tel comportement ? Jae gardait le silence. Il devait juste se tenir tranquille le temps que le sermon se termine. — Est-ce que nous avons passé la nuit à prier pour que tu puisses voler un poulet ? Sa mère secoua la tête. — Il avait de bonnes intentions, non ? Nous avons tous faim. Nous n’allons tout de même pas refuser ce poulet ? Son mari lui jeta un regard sévère. Mais elle continua : — Alors dis-moi ce qu’il faut faire. Jae a vingt-deux ans. Il a besoin d’être nourri correctement. Est-ce que Dieu trouverait ça si terrible qu’on mange du poulet ce soir ? Après tout, ils sont seulement élevés pour… — Ça suffit maintenant ! intervint gravement le père. Ne commençons pas à penser que nous le méritons plus que les autres. Dieu pourvoit à nos besoins et cela est suffisant. — Mais parfois il lui arrive d’utiliser le mal pour amener de bonnes choses, non ? répliqua la mère de Jae. Le père se leva en soupirant : — C’est bon, ça suffit. Nous ne parlons de notre Père qu’après dix heures du soir. C’est la règle et nous devons nous y tenir. Surtout lorsque nous commençons à nous disputer à ce sujet. Imaginez que nos voisins nous entendent ! Mangez ce poulet si vous voulez. Moi, je passe mon tour. Il embrassa sa femme et se pencha ensuite vers son fils pour déposer un baiser sur son front. Il posa sa main sur la nuque de Jae et plongea son regard dans le sien. Jae détourna les yeux pour les poser sur les portraits des dirigeants nord-coréens accrochés au mur. — Tu as hérité de mon côté têtu. J’aimerais que tu aies aussi mon sens des responsabilités. Tu n’es pas encore prêt pour la tâche qui t’attend. Jae sourit en acquiesçant. — Pardon, papa. 22


Chapitre un

Son père lui serra affectueusement la nuque et sourit. Il lui murmura à l’oreille : — Heureusement que notre Dieu est un Dieu de miracles. Puis il quitta l’appartement. La mère s’adressa à Jae : — Tu ne dois pas aussi partir travailler ? — Si, répondit-il, plongé dans ses pensées. Est-ce que tu veux bien préparer le poulet ? Je l’ai attrapé avec Gyong-Si, alors on doit en donner la moitié à sa famille. — Ils sont cinq chez lui. Ça fait un poulet pour huit personnes. — Ouais ! La prochaine fois, j’en commanderai deux ! La lumière du jour se posait maintenant sur le beau visage rond de sa mère. Même si ses cheveux commençaient à grisonner, elle dégageait encore une grande force. Surtout lorsqu’elle affichait un petit sourire malicieux comme maintenant. — Alors, commande aussi un peu de riz, Jae. — Et un ananas et du kimchi et… Dehors, la musique militaire quotidienne se faisait déjà entendre. Les haut-parleurs annoncèrent que cette semaine, tous les habitants du secteur devaient se faire couper les cheveux. Sa mère secouait frénétiquement la main gauche : — Arrête ! Arrête de fantasmer. Tu me donnes faim. Va donc travailler. File ! — Ah, ah ! Oui, mère. Arrivé devant la porte, il se retourna : — Maman, pourquoi papa n’arrête pas de parler de ça ? Et si j’ai pas envie de m’atteler à cette fameuse tâche ? Si j’ai juste envie de vivre ma propre vie ? — Je ne sais pas, mon chéri. On en reparlera plus tard.

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CHAPITRE DEUX Les ouvriers se tenaient en ligne, deux par deux. Le camion de minerai de fer était encore en retard. — Hé, camarade Gyong-Si, chuchota Jae à son voisin. Gyong-Si ouvrit les yeux. — Hein ? Quoi ? — Tu dors ? — Plus maintenant. — Comment tu fais pour dormir debout comme ça ? — Qu’est-ce que tu veux, Jae ? — Je croyais qu’il n’y avait que les chevaux qui étaient capables de faire ça. — On est rentrés un peu tard hier soir. — Moi non plus j’ai pas beaucoup dormi. Pas du tout, en fait. Mais je me sens en forme. En pleine forme même. — Tant mieux pour toi. — Pourquoi ils nous font attendre aussi longtemps ? Ils n’auraient pas pu nous dire de venir un peu plus tard ? Ça fait des années que ce camion n’est jamais là avant neuf heures. Il est quelle heure maintenant ? Dix heures ? Onze ? — Huit heures et demie. Gyong-Si referma les yeux. 25


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— Ah oui, monsieur a décidé de se rendormir. Pas étonnant que tu restes toujours derrière les autres. Comme ça, le patron ne te repère pas. Gyong-Si ne répondit pas. Jae ne savait pas ce qu’il aimait le moins : ces temps d’attente interminables, qu’il vente ou qu’il pleuve, ou son travail en lui-même, qui consistait à remplir des brouettes de minerai de fer et les amener jusqu’aux fours. Il y avait des jours où les camions n’arrivaient jamais. Et d’autres où il n’avait pas une minute de répit. Le vent s’était levé. Jae remonta le col de sa veste de travail. Si seulement l’aciérie leur fournissait de nouveaux uniformes cette année ! Celui qu’il portait avait été orange un jour, mais il était tellement taché qu’il tirait plutôt vers le noir maintenant. Jae jeta un coup d’œil à l’horloge et donna un léger coup de coude à Gyong-Si. — Camarade Gyong-Si ! Hé ! Camarade Gyong-Si ! Son ami ouvrit les yeux et lui jeta un regard noir. — Quoi encore ? — Il est 8 h 32 maintenant. Encore combien de temps avant la fin de notre journée de travail ? — Le même temps qu’hier, et que le jour d’avant et que celui d’avant. — Y a deux jours, c’était le week-end. J’étais pas ici. J’en suis certain : je faisais du bénévolat. Oui, je me rappelle. J’ai été assigné à la brigade des trottoirs, camarade Gyong-Si. Et tu sais pourquoi ? Parce que personne ne repère aussi bien que moi toutes les saletés sur les trottoirs. Oui, monsieur ! Le maire en personne a dû voir mon nom et donner l’ordre de me sélectionner pour cette tâche d’intérêt national. T’as de la chance de pas être dans la même unité que moi. Je t’aurais pas laissé lambiner : « Êtes-vous déjà passé dans ce coin ? Camarade, je vois encore une brindille qui traîne. Et là, une chenille a fait ses petites affaires. Vous appelez ça propre ? Je vais devoir faire un rapport à l’Agence de sécurité de l’État. Là-bas, ils savent comment traiter les révolutionnaires de votre espèce ». Ah oui, camarade Gyong-Si, tu peux être content de ne pas avoir été affecté à mon unité ! — Attention ! 26


Chapitre deux

Un contremaître entra sur le site d’un pas militaire. Jae et tous les autres se mirent au garde-à-vous, les jeunes de manière plus vive que ceux qui étaient là depuis plus longtemps. Le contremaître tint la grille ouverte pour laisser entrer un homme en costume. — C’est qui ? interrogea Jae tout bas. — Le directeur, crétin ! répondit Gyong-Si. Jae essaya de guetter entre les têtes de ses collègues pour voir ce qu’il se passait. Il n’avait encore jamais vu le directeur de l’usine venir ainsi sur le terrain. — Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il. Gyong-Si haussa les épaules. Au loin, des voix d’enfants résonnaient. Leur chant se rapprochait de plus en plus :

Je suis un bouton de fleur. Vais-je éclore pour cette brise de printemps ? Vais-je éclore pour cette jolie abeille ? Oh non ! Je vais éclore pour l’amour de mon Dirigeant. Je suis un bouton de fleur de Corée. — Presque parfait, les enfants ! Jae entendit une femme les féliciter. Il se mit sur la pointe des pieds pour réussir à apercevoir le groupe. Il ne voyait pas la personne qui venait de parler. — Allez, encore une fois. Et soyez attentifs ! Nous chantons pour le directeur, avertit la femme. — Et pour le Dirigeant, mademoiselle ! ajouta l’un des enfants. — Et pour le Dirigeant, acquiesça-t-elle. Elle entonna le même chant :

Je suis un bouton de fleur… Jae n’entendait plus les paroles. Cette femme avait une voix extraordinaire ! Si pure. Si belle. Si… charmante ? Il essaya encore une fois de voir par-dessus les épaules de ses camarades, mais impossible d’apercevoir la femme. Qui pouvait-elle bien être ? — Ils méritent nos applaudissements ! clama le directeur. 27


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Les ouvriers ne se firent pas prier et applaudirent à tout rompre la petite chorale. — Bravo, mademoiselle ! Je n’ai jamais entendu une aussi jolie voix chez nos institutrices de maternelle. — Vous me flattez, monsieur. Vous devriez entendre chanter ma mère. Oh, vous l’avez sûrement déjà entendue au théâtre. Elle a même chanté pour notre Grand Dirigeant Kim Il-Sung et notre Cher Dirigeant Kim Jong-Il. — Et il est certain qu’elle aura l’occasion de chanter dans un opéra sous le regard de notre jeune Général Kim Jong-Un. J’ai, en effet, souvent entendu votre mère chanter. Et je connais aussi votre talent. La femme s’avança, et Jae put apercevoir sa mince silhouette entre les têtes des membres de son unité. Elle était nettement plus petite que leur imposant directeur. — Je voudrais vous remercier chaleureusement d’avoir permis aux enfants de visiter une partie de l’aciérie aujourd’hui, déclara-t-elle. Ils sont si souvent enfermés à l’intérieur de la classe ! Et merci de nous faire visiter le site vous-même. Nous en sommes hautement honorés. — C’est un plaisir, répondit le directeur. Alors les enfants, nous sommes ici à l’entrée de l’aciérie. Votre père ou votre mère qui travaille ici vous en a sûrement déjà parlé. Sinon, Mademoiselle Lee vous aura expliqué comment nous produisons l’acier. Les camions vont bientôt arriver et se placer ici… Contremaître, à quelle heure doivent-ils venir aujourd’hui ? — À neuf heures et quart précises. Jae donna encore une fois un coup de coude dans les côtes de Gyong-Si. — Neuf heures et quart ? Il veut probablement dire neuf heures et quart ce soir ! Son ami le regarda en secouant tristement la tête. Pendant ce temps, le directeur pointait sa montre du doigt, comme s’il était en retard pour un rendez-vous. Il redressa ensuite la tête pour s’adresser à son jeune public. — Malheureusement, ce sera trop tard pour nous. Nous devrons attendre une prochaine fois pour voir comment les ouvriers emmènent le minerai de fer jusqu’aux fours. Ils le chargent dans 28


Chapitre deux

ces grandes brouettes. Si vous travaillez assez dur pendant votre jeunesse, vous deviendrez suffisamment forts pour obtenir un poste à l’aciérie vous aussi, comme ces hommes et ces femmes. Venez, allons voir mon bureau. Là-bas, j’ai une pomme pour chacun d’entre vous. — Une pomme ? s’exclama mademoiselle Lee. Vous êtes trop bon. Un large sourire apparut sur le visage du directeur. — C’est sur votre droite, indiqua-t-il aux enfants. Continuez à avancer en rangs par quatre. Marchez comme seuls les soldats nord-coréens savent le faire ! Le contremaître s’en alla, suivi par les enfants, mademoiselle Lee et le directeur. Jae essaya une dernière fois d’apercevoir l’institutrice à la voix d’ange, mais il ne vit que ses longs cheveux noirs qui flottaient sur sa veste bleu marine. Le contremaître leur ouvrit la grille et sortit derrière le petit groupe. La grille fut de nouveau verrouillée. Les ouvriers se détendirent un peu. Quelques-uns se permirent d’aller aux toilettes. Jae recula d’un pas pour se placer derrière Gyong-Si. — Hé, protesta Gyong-Si. Qu’est-ce que tu prépares ? Jae regarda son ami droit dans les yeux. — Je ne serais pas contre une bonne pomme. Gyong-Si lui agrippa le bras. — Mauvaise idée, Jae, très mauvaise idée. Reste ici ! Jae se libéra et s’éloigna furtivement du groupe, le visage illuminé d’un énorme sourire. — Espèce d’idiot ! siffla Gyong-Si. Ne fais pas ça ! Tu vas nous apporter des ennuis à tous les deux. — Juste une bouchée. Même mieux, je veux juste aller voir. Si quelqu’un demande où je suis, tu me couvres, d’accord ? — Non, Jae. Tu m’entends ? Reviens ici ! Hé, ho, tu m’entends ? Reviens ! Je ne t’aiderai pas. Mais Jae était déjà parti. Il passa entre les entrepôts pour atteindre le grillage. Il était trop haut : impossible de sauter et de se hisser de l’autre côté ! Il jeta un rapide coup d’œil pour voir ce 29


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qui traînait autour de lui. Quelques briques, des planches… se fabriquer un tremplin peut-être ? Non. Cela ne fonctionnait que dans les dessins animés. Un peu plus loin se trouvait une vieille brouette sans roue. Pourquoi pas ? Il s’en saisit et la plaça à la verticale contre le grillage. Il grimpa prudemment dessus et se mit debout. Maintenant, il pouvait atteindre le sommet du grillage et se hisser de l’autre côté. Il se soucierait plus tard de la manière de faire le chemin inverse. Une fois à terre, il rejoignit rapidement la voie principale qui menait aux bureaux de l’usine. Ils n’étaient pas très loin, et il les atteignit en quelques minutes. Mais lequel était celui du directeur ? Sûrement le plus grand. Tous les bâtiments ne comptaient qu’un étage. Ils avaient tous un toit bleu foncé, une porte et quatre petites fenêtres. Tous, sauf celui qui se trouvait au bout du chemin. Il comptait trois ou quatre étages. Jae se dirigea vers l’entrée de ce bâtiment d’une démarche assurée, balançant les bras comme un officier de l’armée en mission. Il avança les mains pour pousser la porte, mais elle s’ouvrit automatiquement. Intéressant ! En tout cas, je suis le bienvenu. À l’intérieur, il se trouva vite face à un immense escalier. En bas des marches, il y avait un bureau dont la petite fenêtre était fermée. Jae se précipita pour passer devant la fenêtre et sauta les premières marches. — Hé, vous là-bas ! Revenez ici ! Personne n’a le droit de passer. Jae se retourna. Une jeune femme à l’air peu amène se tenait penchée sur le bureau. Jae redescendit nonchalamment les quelques marches. La femme se rassit. Jae restait sur ses gardes : elle n’avait pas particulièrement l’air de bonne humeur. — Alors ? enchaîna-t-elle sans le regarder. Qu’est-ce que vous voulez ? — Madame ! Je ne vous permets pas de vous adresser à moi sur ce ton. J’ai un message urgent de la part de mon contremaître pour monsieur le directeur. C’est une question d’importance nationale. Alors vous feriez mieux de me laisser passer. Sinon, je serai obligé de rapporter votre manœuvre d’obstruction ! — Vous n’êtes pas autorisé à passer, répondit-elle sèchement. Depuis quand les contremaîtres envoient-ils des ouvriers ? Et dans un uniforme aussi dégoûtant en plus ! J’espère pour vous que vous n’avez pas sali les marches. Quel est votre message ? 30


Chapitre deux

Jae se redressa pour avoir l’air le plus grand et le plus digne possible. — J’ai reçu des instructions très claires. Ce message ne doit être transmis à personne d’autre qu’au directeur lui-même. Si vous ne me laissez pas remplir ma mission, je n’ai plus qu’à retourner vers mon chef d’unité pour tout lui raconter. Jae laissa s’écouler quelques secondes. Il sentait que les méninges de cette pauvre femme étaient en train de chauffer. Soudain, il se retourna et se dirigea d’un pas vif vers la porte d’entrée. — Attendez ! l’interpella l’employée, à nouveau penchée sur son petit bureau. Attendez là ! — Qu’allez-vous faire ? demanda Jae d’un ton moins sévère. — Je vais chercher ma chef. Elle saura quoi faire avec vous. Et elle s’éloigna rapidement. S’il voulait partir, c’était le moment. Mais il attendit patiemment. Une femme plus âgée arriva et se planta face à lui. Son visage était plus aimable que celui de sa jeune collègue, mais ses yeux semblaient particulièrement perçants derrière ses épaisses lunettes. — Bonj… — Vous êtes ? le coupa-t-elle. Jae se tint bien droit, gonflant la poitrine : — Han Jae, madame ! — Et vous voulez ? — Parler au directeur, madame. — À quel sujet ? — Madame, vous allez vous aussi m’en empêcher ? Il s’agit des enfants. Il y a… — Il me semble que ma collègue vous a déjà précisé que vous deviez avoir rendez-vous. Et selon ses dires, vous n’en avez pas. Jae se détendit et, comme s’il se sentait des plus à l’aise, s’appuya sur le bureau pour pouvoir regarder la femme dans les yeux. Elle recula d’un pas. Jae lui fit signe d’approcher. Elle hésita, puis se pencha légèrement en avant pour qu’il puisse lui murmurer à l’oreille : — Madame, vous savez comment sont les jeunes filles. Complètement inflexibles. Elles sortent tout juste de l’école et veulent 31


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déjà faire leur loi. Elles devraient plutôt écouter vos sages conseils, vous qui êtes une camarade de la révolution infiniment plus expérimentée. Je vous en prie. Je l’ai vu tout de suite quand vous êtes entrée : vous avez tout d’une vraie chef. Vous n’allez tout de même pas laisser cette toute jeune femme vous donner des leçons. Elle est à peine sortie des Brigades rouges. Comme si elle pouvait vous demander de faire le sale boulot à sa place. La femme faisait de son mieux pour ne pas sourire. Jae avait marqué des points. — Qu’avez-vous à dire au directeur au sujet des enfants ? demanda-t-elle d’un ton plus amical. — Eh bien… c’est-à-dire que… Jae sentit au fond de sa poche la petite pépite de fer qu’il y gardait toujours. Sa pierre « porte-bonheur », comme il l’appelait. — Il nous manque un morceau de minerai de fer et vu la crise que nous traversons, nous ne pouvons pas nous permettre d’en perdre le moindre gramme. Nous sommes persuadés que l’un des enfants du groupe a pris quelque chose. La femme parut atterrée. — Oh, un voleur ! — Chut, chut ! Jae agitait ses mains en regardant autour d’eux pour être sûr que personne ne l’avait entendue. — Vous connaissez les enfants, madame. Nous devons récupérer ce minerai, mais nous ne voulons mettre personne dans l’embarras à cause d’une simple petite erreur de jeunesse, n’est-ce pas ? — Mais un vol… — Madame, notre directeur a serré la main de notre Général Kim Il-Sung quand celui-ci dirigeait le pays. C’est de lui qu’il a reçu ses instructions quant à la meilleure manière de diriger cette usine pour que notre nation reste forte et prospère. Il ne fait aucun doute qu’il saura gérer cette situation au mieux. — Vous avez raison, je vais vous conduire à lui. — C’est très gentil, mais ne vous donnez pas cette peine. Je connais le chemin. — Vous connaissez le chemin ? Un ouvrier tel que vous ne peut pas être venu ici souvent. Venez, suivez-moi ! 32


Chapitre deux

Elle contourna le bureau. Sa jeune collègue réapparut, sans un regard pour Jae. Il toucha sa casquette et la salua : — Bonne journée, mademoiselle. — Vous venez ? s’impatientait la chef. — Oui ! Jae la suivit le long du grand escalier. Il se mit à compter. D’abord les marches, puis les innombrables péchés qu’il avait commis dans les dernières vingt-quatre heures. Voler un poulet, se moquer de Gyong-Si (plus d’une fois), abandonner son unité, mentir… Si son père lui demandait ce soir comment s’était passée sa journée, il avait intérêt à se limiter à une réponse très concise, du genre : « Pas mal ». Il espérait maintenant que ce ne serait pas un nouveau mensonge et qu’en effet, les choses n’allaient pas mal se passer pour lui. La femme traversa un étroit couloir de marbre. Jae se demanda si les longs néons qui ornaient le plafond s’allumaient quand il y avait de l’électricité, ou s’ils ne fonctionnaient jamais et que ce couloir restait toujours aussi sombre. En tout cas, toutes les portes des bureaux étaient bien fermées. Au loin, on entendait les voix des enfants, toutes plus stridentes les unes que les autres. Jae essuya ses mains moites sur son pantalon. — Peut-être devrions-nous attendre un peu ? Les laisser terminer leurs pommes ? La secrétaire se tourna vers lui. — Des pommes ? Comment savez-vous qu’ils ont des pommes ? Jae haussa innocemment les épaules. — Tout le monde le sait. Quand les enfants se montrent si heureux, c’est forcément qu’ils ont reçu un fruit. Et tout un chacun connaît la grande générosité de notre directeur. — Humm, répondit-elle tout en frappant à la porte. — Entrez ! Elle indiqua à Jae qu’il devait patienter et entra seule dans le bureau. Il se balança nerveusement sur ses orteils. Elle revint rapidement. — Vous venez ? 33


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Le directeur se tenait dans un coin de la pièce avec l’institutrice. Elle tournait le dos à Jae. — Alors ? Faites ce que vous avez à faire, le pressa le directeur. — Oui, monsieur ! Le regard de la secrétaire toujours fixé sur lui, Jae se tourna vers les enfants. — Mettez-vous tous contre le mur ! ordonna-t-il. Nous allons faire un jeu. Mettez-vous l’un à côté de l’autre. Très bien, oui. Oh, vous êtes de bons camarades de la révolution. Notre Grand Dirigeant sera fier de votre sens de la discipline. Mettez vos mains dans vos poches. Très bien ! Oui, toi aussi dans le coin là-bas. Bien, maintenant attrapez le fond de vos poches et sortez-les tous en même temps. Très bien. Voyons voir… Jae sortit son morceau de fer de sa poche et le tint bien caché au creux de sa main. Il passa devant chaque enfant, inspectant attentivement le sol. — Vous trouvez du minerai de fer ? interrogea impatiemment la secrétaire. Vous n’avez tout de même pas menti… — Bien sûr que non, madame. Il n’y a qu’une autre possibilité. — Qui est ? Jae se dirigea vers le directeur et la jeune institutrice. — Excusez-moi, mademoiselle. Elle se retourna. Le cœur de Jae ne fit qu’un bond. Elle avait de grands yeux clairs et son visage était charmant. Elle ressemblait un peu à une star de cinéma de Corée du Sud qu’il avait vue avec Gyong-Si sur un DVD illégal. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui : il y avait donc de fortes chances qu’elle ne soit pas encore mariée. — Oui ? Cette voix… — Je… je suis navré. Excusez-moi, mademoiselle. Mais je dois aussi vérifier vos poches. — Qu’est-ce que vous cherchez ? — Nous avons perdu quelque chose, répondit Jae en avalant difficilement. Si vous voulez bien coopérer… — C’est du jamais-vu ! commenta le directeur. 34


Chapitre deux

— Ça ne me fait rien, assura-t-elle. Je n’ai rien à cacher. — Vous voulez bien vider vos poches pour moi ? — Comme les enfants ? dit-elle en riant. Ils étaient toujours alignés, avec leurs poches retournées. Elle retourna aussi les siennes. Mis à part un mouchoir, rien n’en tomba. Jae et la jeune femme se penchèrent en même temps pour le ramasser. Il la regarda avec insistance. — Vous voyez bien, déclara-t-elle. — Pardon ? — Comme vous voyez, je ne cache rien, si ce n’est un mouchoir. — Je suis désolé, mademoiselle, mais sous votre mouchoir, j’ai trouvé ce que je cherchais. Elle s’empara du mouchoir et découvrit le minerai de fer qui venait de la poche de Jae. — Une pierre ? s’étonna-t-elle. — Du minerai de fer, mademoiselle. Celui qui produit de l’acier. Ils se redressèrent tous les deux. Elle se tourna vers le directeur. Jae n’arrivait pas à détacher son regard de la jeune fille. — Tout ce foin pour un petit morceau de minerai ? s’exclama le directeur. Il l’arracha des mains de Jae. — Un enfant a dû le glisser dans ma poche, se justifia-t-elle, passablement ébranlée. — Ne vous inquiétez pas, répliqua le directeur en lui tendant la pierre porte-bonheur de Jae. Vous pouvez la garder pour votre classe si vous voulez. Elle la prit des deux mains et la serra contre sa poitrine. — Vous êtes trop bon envers nous. Il sourit. — Sortez d’ici ! ordonna-t-il à Jae. Jae retira sa casquette, les yeux toujours posés sur la jeune femme. — Au revoir, mademoiselle. 35


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Elle ne lui prêta pas la moindre attention. La secrétaire attrapa Jae par le coude et le tira hors de la pièce. Elle referma la porte en pestant : — J’ai failli perdre mon poste à cause de vous ! Jae éclata de rire. — Moi j’ai failli perdre la vie à cause d’elle ! La secrétaire renifla avec mépris. — Ne vous faites pas des idées. C’est la fille de la famille Lee. Ils vivent rue 53. On ne voit pas d’ouvrier dans votre genre là-bas.

«  «  « Quelques instants plus tard, en s’aidant d’un tas de grosses pierres, Jae repassa le haut grillage dans l’autre sens. Il se replaça discrètement à côté de Gyong-Si. — T’es de retour ? — Oui. J’ai raté quelque chose ? — Le soleil est un peu plus haut dans le ciel que tout à l’heure.

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CHAPITRE TROIS — Gyong-Si, il faut que je la revoie ! — C’est vraiment pas possible de jouer sans que tu parles de cette fille toutes les cinq minutes ? Jae se pencha au-dessus du plateau de dames. Il compta le nombre de cailloux blancs. Encore neuf. Et les noirs ? Toujours seize. Il avait visiblement choisi une bien mauvaise stratégie. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Il n’arrivait pas à se concentrer. — Jae ? — Humm ? — Jae ? Tu vas te décider à jouer, oui ? Sinon, je peux toujours revenir demain. — Mais tu vas rater mon coup de maître. Je m’apprête à t’asséner le coup de grâce. Gyong-Si pouffa de rire et murmura : — Tu parles comme notre Grand Dirigeant. — Un peu de respect, Gyong-Si, un peu de respect ! La victoire vient toujours par surprise. Peut-être qu’en sacrifiant ce caillou dans le coin droit, il pourrait… Il s’en empara. Gyong-Si leva un sourcil dubitatif. — Ça y est, je sais ! annonça Jae en reposant le caillou au même endroit. Gyong-Si leva les bras au ciel. 37


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— Quoi encore ? Allez-y, éclairez-moi donc, mon général ! Jae fit signe à son ami de s’approcher. — Viens camarade, approche ! Plus près… Ok, c’est bon, t’es assez près. Recule un peu. Tu t’es brossé les dents ce matin ? Je me demande bien comment tu vas faire pour trouver une femme qui veuille de toi. — Je laisse ce soin à mes parents. Alors, c’est quoi ton incroyable plan pour me battre aux dames ? — Euh, non. En fait c’est autre chose. Je vais aller la voir. Ce soir. La victoire viendra par surprise, camarade ! Gyong-Si se prit la tête à deux mains. — Jae… Tu ne sais rien d’elle, tu ne sais même pas où elle habite. — Faux, mon frère. La plus gentille des secrétaires m’a dit qu’elle fait partie de la famille Lee et qu’elle habite rue 53. Gyong-Si le regarda comme on regarde un grand malade. — Les Lee ? Rue 53 ? Elle fait partie des loyaux, Jae. Tu joues vraiment avec le feu. Il posa la main sur son épaule. — Pour une fois, écoute-moi, Jae. Juste une fois ! Sors-toi cette fille de la tête. Ses parents ne la laisseront jamais se marier avec toi. Pire encore, ils seraient capables de te faire arrêter. — Elle m’est destinée, Gyong-Si. J’en suis sûr ! Oui, c’est ça. — Quoi ? Jae saisit un caillou et sauta par-dessus plusieurs de ceux de son adversaire. — Tu vois ? La victoire n’est pas si loin ! — Hey ! mais qu’est-ce que tu fais ? T’as pas le droit de te déplacer comme ça ! — Tous les coups sont permis, en amour comme à la guerre, camarade. Voilà tout. Laisse-moi donc faire. J’ai une autre bataille à livrer. La plus importante de toutes les batailles. Celle pour gagner le cœur de ma future femme ! Gyong-Si cacha son visage derrière ses mains et secoua la tête. — Ce sera ta dernière, Jae. — Homme de peu de foi ! 38


Chapitre trois

Jae se leva d’un bond, sauta sur sa bicyclette branlante et partit sans un regard en arrière. Il se mit à fredonner quelques vers.

Sur le chemin, sur le chemin d’une victoire certaine. Notre armée invincible peut se vanter de remporter toutes les batailles. Jae est le canon d’une nation puissante et prospère. Sur le chemin, sur le chemin d’une victoire certaine. Plus il se rapprochait de la maison des Lee, plus son chant se faisait doux, jusqu’à ce qu’il soit finalement totalement inaudible. Il s’arrêta et descendit de vélo. À moins de 150 mètres devant lui, à un carrefour, il remarqua plusieurs policiers, facilement reconnaissables à leur tenue : casquette et veste blanches, pantalon bleu vif. Jae s’engagea dans une petite allée. Si l’un d’eux venait à lui demander ce que lui, un ouvrier, faisait dans les parages, que pourrait-il répondre ? Qu’il venait demander la main de la fille Lee ? Il appuya son vélo contre un mur et continua à pied. Un second carrefour. Deux policières. À en juger par l’expression tendue de leurs visages, elles ne passaient pas une journée de tout repos. Il fallait qu’il arrive à les dépasser sans se faire remarquer. Il s’arma d’un sourire amical et se dirigea vers elles. — Bonjour ! Les deux femmes le regardèrent à peine avant que l’une d’elles réponde sèchement, en montrant la direction opposée : — Circulez ! — Puis-je vous demander la raison d’un tel déploiement des forces de l’ordre ? Celle qui lui avait parlé le fixa. — Ça ne vous regarde en rien. Pourquoi un tel intérêt ? Vous êtes venu pour cambrioler ? — Non madame, je voulais juste… — Alors demi-tour, jeune homme ! Jae hocha la tête et se retourna. Y avait-il un autre passage ? Ou est-ce que toutes les rues menant à ce quartier huppé étaient fermées ? 39


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Il salua une vieille dame qui balayait devant chez elle. Elle s’arrêta pour lui répondre et ajouta : — Il y a une fête. — Pardon ? — Il y a une fête dans la rue où habitent tous ces gens riches. Chez les Lee. C’est pour cela qu’il y a des policiers partout. Seuls les gens qui sont invités ont le droit de passer. Vous n’avez aucune chance d’y arriver vu votre tenue. Pas aujourd’hui. — Je vous remercie, répondit Jae en souriant. Je suppose qu’il me faudra revenir un autre jour. — Qu’est que vous vouliez faire dans le coin ? Vous avez l’air tellement triste ! — Je cherchais à voir quelqu’un, madame. — Un rendez-vous secret, hein ? Vous êtes venu embrasser votre petite amie ? Allez, avouez, comment s’appelle-t-elle ? — Désolé, je ne peux pas vous le dire. — C’est bien dommage ! Je vous avais bien cerné dès le départ. Vous avez ce regard particulier. Ce… comment dire… Je l’ai souvent vu chez des jeunes hommes comme vous. — Vous êtes plutôt douée pour analyser les gens, madame. Je suis navré, mais il faut que j’y aille. Bonne journée ! — Vous êtes amoureux, n’est-ce pas ? Une fille de la haute, je suppose. Il ne s’agit pas de Lee Hye, j’espère ? Il paraît qu’elle se fiance ce soir. Enfin, je n’ai rien dit ! Jae se retourna. — La fille des Lee ? Avec qui ? — Je ne vais pas vous le dire pour rien. — Pardon ? Elle posa à nouveau son balai. — Écoutez, mon mari est décédé et nous n’avions pas d’enfant. Qui se soucie d’une vieille femme par ici ? Je n’ai qu’une monnaie d’échange : les informations. Il y a des gens qui payent pour cela. Pas des mille et des cents, mais de temps en temps de quoi m’acheter un peu de nourriture. — C’est pour ça que vous vouliez savoir qui je venais voir ? Vous savez quoi, je n’ai pas beaucoup d’argent, mais si vous me 40


Chapitre trois

dites avec qui elle va se marier, je vous dirai qui je venais embrasser aujourd’hui. Un tel ragot vous rapportera bien plus que ce que je pourrais vous payer. La vieille dame le regarda, songeuse. — D’accord, je vous écoute, finit-elle par répondre. — Vous d’abord. — C’est le directeur de l’aciérie. Ça fait un moment qu’il la courtise et ses parents trouvent qu’il ferait un mari tout à fait acceptable. Et ce, pour deux raisons évidentes : son statut et son argent. Peu importe qu’il ait quinze ans de plus qu’elle. Il est veuf, vous savez. Sa femme s’est suicidée et… Son directeur ! Celui qui avait trompé sa femme au point qu’elle n’avait pas pu le supporter. — Merci madame. J’en sais suffisamment. — Hé, votre tour à présent ! — Oh, oui bien sûr ! Vous voulez savoir pour qui je suis venu jusqu’ici ? Vous voyez ces deux policières, là-bas ? La femme se tourna vers elles en acquiesçant de la tête. Jae lui chuchota à l’oreille : — Je ne suis pas venu pour elles, je suis venu pour vous. Il lui planta un rapide baiser sur la joue. — Hé ! Espèce de chenapan ! — J’ai réussi à vous embrasser, madame ! Racontez-le à qui vous voudrez ! La vieille dame se mit à le réprimander vertement. Alertés par le bruit, des policiers s’approchèrent de la scène. Jae se précipita vers son vélo et fila avec un énorme sourire. Mais celui-ci s’effaça bien vite de ses lèvres. Ce soir même, la femme de ses rêves allait être fiancée. Savait-elle avec quel genre d’homme elle s’engageait ? Et plus important encore, savait-elle à quel homme elle renonçait ainsi ? Les paroles de Gyong-Si lui revinrent brutalement à l’esprit. Sors-toi cette fille de la tête ! Ses parents seraient capables de te faire arrêter. Et que diraient ses parents à lui s’il leur parlait d’elle ? Il était certain qu’elle n’était pas chrétienne. Et elle était probablement membre du Parti des travailleurs, ou sur le point de le 41


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devenir. Lui n’avait pas de telle perspective. En l’épousant, Hye perdrait toute forme de sécurité. Quelque chose disait à Jae qu’il devait rester aux alentours de la rue 53. La nuit commençait à tomber. Il avait faim. Cette sensation de faim était tellement présente dans sa vie, chaque jour, à chaque instant, qu’il se demandait s’il ne devrait pas lui donner un nom pour pouvoir discuter avec elle. Peut-être pourrait-il la mettre un peu à distance s’il parlait avec elle. Dans un moment comme celui-ci, ce serait particulièrement utile. Il devait rentrer chez lui à vélo, et la faim et l’effort physique ne faisaient pas bon ménage. Toujours cette odieuse sensation de ne rien avoir dans l’estomac. Son esprit était plein de zèle, mais ses forces physiques l’abandonnaient insidieusement. Rien n’était plus désagréable. Mais aujourd’hui, il ne pouvait pas se permettre d’y penser. Il avait une mission à accomplir. Un peu plus loin, quelques hommes étaient assis, ou plutôt accroupis. Il reconnut l’uniforme de soldat de l’un d’eux. Un autre portait un bleu de travail. Le troisième était étonnamment bien habillé : costume élégant, cravate, chaussures qui brillaient à la lueur du réverbère. Hein ? Il y avait de l’électricité dans ce quartier ? Sûrement à cause de la fête. La famille Lee devait vraiment être puissante pour pouvoir arranger ce genre de choses ! Mais, où exactement se trouvait cette fameuse rue 53 ? Jae descendit de son vélo et se dirigea vers le petit groupe. Les trois hommes avaient une cigarette au coin des lèvres et des bouteilles vides jonchaient le sol autour d’eux. — Excusez-moi, messieurs, savez-vous par où je dois passer pour aller à la rue 53 ? L’homme au costume examina Jae attentivement, tout en mélangeant un paquet de cartes. Il se redressa et pencha la tête sur le côté. — Je te connais. Tu es Han Jae, non ? C’est ça ? Comment cet homme le connaissait-il ? — En effet, et vous êtes… ? — Choi. On était dans la même classe. — Salut Choi, maintenant que tu le dis ! Ça fait un moment ! Il hésita. Il avait bien envie de discuter avec son ancien camarade de classe, mais la nuit tombait. 42


Chapitre trois

— Ça fait plaisir de te voir. Je suis désolé de vous avoir dérangés. Je me rends à un rendez-vous. Vous pouvez m’indiquer la rue 53 ? Le soldat exhala un nuage de fumée. — Tu as de l’argent ? demanda-t-il. — Vous aussi, vous vous y mettez ? soupira Jae. Il n’y a donc personne par ici qui puisse simplement répondre à une question ? — T’as combien sur toi ? s’enquit Choi. Il me reste une demi-heure avant d’aller à cette fête et j’aimerais bien gagner un peu plus aux cartes. — Serveur ! lança l’homme en tenue de travail. Choi ne releva pas. — Tu vas travailler comme serveur lors de cette fête de la rue 53 ? C’était une opportunité parfaite ! Choi hocha la tête en tirant sur sa cigarette. — Tu fais une partie de blackjack avec nous ? On peut miser ce qu’on veut. — Blackjack ? Je ne connais pas ce jeu. — Tu sais compter jusqu’à vingt-et-un ? C’est très simple comme jeu. Le valet, la reine et le roi valent chacun dix points. L’as peut valoir onze points ou un seul. Ensuite le deux vaut deux, le trois vaut trois, etc. On te donne deux cartes au départ et ensuite, c’est toi qui en demandes d’autres. Le but est de se rapprocher au plus près de vingt-et-un. Le joueur qui est le plus proche remporte le pot. Si tu dépasses les vingt-et-un points, tu perds ta mise. Ces deux-là n’ont plus un sou en poche. Alors tu peux jouer contre moi. Tu as combien sur toi ? Allez, juste une partie. Après ça, on t’aidera. Jae tâta ses poches. Quelque chose lui disait qu’il devait le faire. Une autre voix lui soufflait que c’était la pire décision qu’il puisse prendre. Il avait deux ou trois billets en devise chinoise. — Je ne te dirai pas combien j’ai. Un large sourire éclaira le visage de Choi. — Assieds-toi. Il lui tendit une bouteille. 43


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— Tu bois un coup ? Jae s’accroupit avec eux, mais refusa la bouteille. — Je ne bois pas. Le sourire de son adversaire s’élargit encore un peu. — À la victoire finale ! déclara-t-il en levant sa bouteille. Il la porta à ses lèvres et en but une généreuse rasade. — Tu mises combien ? — Dix yuans. De quoi acheter à manger pour une semaine. — C’est un début prudent. Jae haussa les épaules. Il reçut deux cartes : un valet et un quatre. Le soldat étira ses jambes et s’éloigna du groupe. — Tu veux une carte ? demanda Choi. Jae accepta. Il reçut un cinq. Ça faisait dix-neuf points. Il ne pouvait pas faire beaucoup mieux. — Je passe. — Moi j’en prends une, enchaîna Choi. Il prit une carte et se mit à rire. — Voyons voir ce que tu as. Dix-neuf points ? Moi j’en ai vingt ! Il ramassa le billet de dix yuans et le fourra dans sa poche. — Et maintenant, tu paries combien ? Jae fouilla dans sa poche. Il lui restait un billet. Vingt yuans. Il le posa par terre et reçut à nouveau deux cartes. Un sept et un deux. — Carte ! demanda-t-il. Il reçut un huit. Dix-sept points, ce n’était pas mal. — Je passe. Jae vit l’ombre d’une main qui s’agitait derrière lui et il regarda par-dessus son épaule. Le soldat n’était-il pas en train de faire des signes à son ami ? Choi regarda ses cartes. Il avait un roi et un deux. Il tira ensuite un quatre. Seize points. Il prit encore une carte. Un cinq. Pile vingt-et-un points. 44


Chapitre trois

— Désolé, mon vieux. Tu as encore perdu. Il te reste quelque chose à parier ? Jae secoua la tête. — Je n’ai plus rien. — Et ton vélo ? — Tu veux ça ? Je ne jouerai pas mon vélo contre de l’argent. — Je te parie trente yuans pour ton vélo. C’est l’occasion de te refaire. — J’ai une meilleure idée. Si tu gagnes, je te donne mon vélo. Mais si je gagne, tu me prêtes ton costume et je vais à la fête à ta place. Choi se balançait d’un pied sur l’autre, visiblement mal à l’aise. Il cherchait ses complices des yeux. — Non… — Vas-y ! l’encouragèrent ses amis. Un vélo, ça serait bien utile. Tu vas gagner, t’inquiète pas. Il hésita un moment. — D’accord, allons-y. — À une condition. Personne ne se tient derrière moi, précisa Jae. — Tu parles de lui ? C’est un soldat. Je ne peux pas lui dire où il peut ou ne peut pas se tenir. Voilà tes cartes. Jae allait les ramasser pour les regarder, mais il n’en fit rien. — Carte ! réclama-t-il. — T’as même pas vu combien t’as de points ! — J’ai confiance. Une carte, s’il te plaît. — T’es malade ! Choi lui donna une nouvelle carte. Il ne la regarda pas plus que les premières. — Encore une. Il la prit et passa. Choi retourna ses cartes. Un six et un sept. Il en prit une autre. Un trois. Il en était à seize. Un score plutôt bon. Il hésita, puis tendit la main vers le paquet. Il la retira. Finalement il prit une carte en grommelant. Un huit. Vingt-quatre points. Trois de trop ! 45


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Jae avait la gorge serrée. S’il avait moins de vingt-et-un, il avait gagné. Mais s’il dépassait ce nombre, il allait perdre même sa bicyclette. Il retourna sa première carte. Un sept. La deuxième était le trois de pique. La troisième était aussi un trois. Seulement treize points. Il soupira, alors que les trois hommes se penchaient sur lui pour mieux voir. Sa dernière carte ne devait pas dépasser huit points. C’était… un huit ! — Nooon ! hurla Choi. Jae se demanda si les amis de Choi allaient le rosser ou s’il allait vraiment obtenir ce qu’il venait de remporter. Les deux hommes se mirent à rire et à se moquer de leur ami. — Allez, à poil ! Déshabille-toi, mon vieux ! Quelques minutes plus tard, Jae et lui échangeaient leurs tenues. — Et… et… et mon emploi alors ? bégaya Choi qui avait perdu toute sa belle assurance. — Ne t’inquiète pas, camarade, je ferai le job à ta place, le rassura Jae. Choi se mordit la lèvre. Il siffla entre ses dents, attrapa Jae par le col et le menaça du poing. — On va se venger, tu verras… Hé, mais… vous allez où ? Ses deux amis s’éloignaient en riant aux éclats. — On va raconter tout ça aux copains ! — Je vous défends de faire ça ! Hé, ho ! Vous m’entendez ? Il lâcha Jae pour se précipiter derrière eux. Jae réajusta son costume. Eh bien, voilà une première étape réussie ! Maintenant, il me faut passer le cordon de police. Il enfourcha son vélo et fonça. L’amour me donne des ailes. Il accéléra davantage en arrivant près du carrefour où se tenaient les policiers. Je viens à ton secours, Hye ! Incrédules, les policiers regardaient ce tas de ferraille incongru qui leur fonçait dessus à toute vitesse. — Stop ! Stop ! Ils levèrent tous les deux les bras. — Arrêtez-vous ! 46


Chapitre trois

— Attention ! Dégagez la voie ! Mes freins ne fonctionnent pas et je suis en retard ! Jae passa entre les deux, mais ils l’attrapèrent chacun par un bras, et arrivèrent tout juste à le stopper dans sa course folle. — Que voulez-vous dire ? Jae respirait bruyamment. — Je suis vraiment désolé de vous demander cela. Je suis le maître d’hôtel pour la fête de la famille Lee. Sans moi, rien ne va pouvoir se dérouler correctement ! Pouvez-vous me laisser passer rapidement ? — Vous êtes le maître d’hôtel ? Mais tout le personnel de service est déjà arrivé. Jae leva les yeux au ciel et haussa les épaules. — Maître d’hôtel, répéta-t-il avec emphase. Je n’allais tout de même pas arriver en premier, c’est évident. Mais, c’est comme vous voulez. Je peux faire demi-tour. Si l’un de vous veut bien me prêter un stylo et un bout de papier ? L’un des policiers fouilla ses poches, le regard interloqué, et en ressortit un petit carnet et un crayon. — Pour quoi faire ? — Pour noter vos noms. Quand M. Lee me demandera demain pourquoi sa petite fête a tourné au désastre, vous ne pensez tout de même pas que je vais me laisser accuser sans rien dire ? Jae fit une pause et, d’un léger mouvement de la tête, leur fit signe de se rapprocher. Il murmura d’un air grave : — Si je n’ai pas d’excuse, demain ils m’enverront à la montagne. Le plus jeune des policiers jeta un regard inquiet à son collègue. — Je ne veux pas être envoyé dans un camp. J’ai une famille et… — Ferme-la ! répondit l’autre policier. Il se tourna vers Jae. — Et tu peux nous prouver que tu es le maître d’hôtel ? — Vous pensez que j’aurais ce genre de vêtements si j’avais l’intention de rentrer chez les gens par effraction ? De la tête, le policier lui fit signe de passer. — Merci, monsieur l’agent. 47


PORTÉ DISPARU EN CORÉE DU NORD

Jae enfourcha à nouveau son vélo. Cela s’était bien passé. Et maintenant ? L’éclairage des rues était faible, mais ce qu’il distinguait autour de lui l’émerveillait. Il n’avait jamais vu des maisons aussi immenses. Chacune était entourée d’un grand mur, luimême surmonté de fils barbelés. Certains jardins possédaient un ou même plusieurs arbres dont les branches dépassaient du mur d’enceinte. De larges fenêtres ornaient les façades des maisons, qui comptaient pour la plupart deux étages. Il aperçut même quelques voitures garées çà et là. La maison des Lee était facilement identifiable. Plusieurs voitures étaient stationnées devant. Un brouhaha de conversations se mêlait à de la musique classique. De toute évidence, les premiers invités étaient déjà arrivés. Ou bien serait-il le dernier « invité » à se présenter ? S’il en avait le courage. Il passa la grille qui semblait être l’entrée principale et jeta un coup d’œil autour de lui. Une magnifique allée pavée menait à la porte d’entrée. De chaque côté, des massifs de fleurs multicolores attendaient patiemment le lever du jour. Avec prudence, comme s’il s’engageait sur une fine couche de glace, Jae avança. — Hé, toi ! Il sursauta et se retourna, prêt à détaler comme un lièvre. — Oui, toi là-bas ! Un homme qui se tenait un peu plus loin l’interpellait. Il portait un costume semblable au sien. — Viens par là ! Tu ne pensais tout de même pas entrer dans la maison par la porte principale ? Comment tu t’appelles ? Tu es très en retard ! Ramène-toi. Jae s’approcha de l’homme en hésitant. Il s’agissait visiblement du véritable patron. — Allez, magne-toi un peu ! Y a du boulot ici. On manque de personnel. Ou bien tu veux que je fasse un rapport sur toi ? Cette perspective fit frissonner Jae. Il avait tout intérêt maintenant à jouer au serveur ordinaire. — Certainement pas, camarade ! Camarade Jae à votre service. Que puis-je faire pour vous ? Ouvrir le vin ? Le goûter ? Servir au buffet ? 48


Chapitre trois

— Ramasse les déchets qui traînent et nettoie les tables pour que les invités se sentent bien. — Les déchets, monsieur ? — Les assiettes sales, les verres, les bouts de papier par terre, les mouchoirs usagés… Tu es responsable de la moindre miette qui pourrait gêner les invités. — Pas de problème, monsieur ! Je ne vous décevrai pas. — J’ai quelques doutes là-dessus. Jae remercia Dieu pour ce travail d’appoint. Il ne serait pas payé pour le faire, mais il pourrait pénétrer dans la maison d’une des plus riches familles de la ville. Peut-être arriverait-il même à trouver quelque chose à grignoter. Humm, étrange, se dit-il. Il n’avait pas pensé à la nourriture depuis un moment. Il avait eu d’autres choses plus importantes en tête. Et si quelqu’un découvrait qu’il n’avait aucune raison d’être là ? Et plus important encore, qu’allait-il dire à Hye s’il la croisait ? Allait-elle le reconnaître ? À l’intérieur, les invités – il y en avait des dizaines – discutaient avec animation. Les hommes portaient des costumes noirs avec des cravates ou des nœuds papillon singuliers, et les femmes des robes colorées. La qualité des vêtements indiquait qu’ils venaient tout droit de Chine, peut-être même de Corée du Sud. Les gens fumaient. Les verres étaient plus ou moins remplis de vin, de bière ou de champagne. Des dizaines de plateaux étaient couverts de toutes sortes de fruits, dont beaucoup étaient totalement inconnus à Jae. Entre tous les invités, il aperçut les têtes de Kim Il-Sung et de Kim Jong-Il. Leurs portraits trônaient sur le grand mur blanc au fond de la pièce. Jae détourna la tête. Ces deux-là, il les voyait assez ! Il regardait attentivement les visages de ceux qui s’approchaient de lui. Personne qui lui soit familier, heureusement ! Il se mit alors à circuler entre les tables, ramassant les assiettes vides et les verres, qu’il ramenait à la cuisine. Chaque fois, on le renvoyait directement dans la salle où se tenait la fête. Aucune trace de Hye. Était-elle là ? La boule qu’il avait à l’estomac se transforma peu à peu en cette terrible sensation de faim. Peut-être était-ce dû aux odeurs. Il essaya de ne pas y penser, mais c’était vraiment difficile : il avait tellement l’eau à la bouche ! 49


PORTÉ DISPARU EN CORÉE DU NORD

Dans l’assiette qu’il était en train de débarrasser, il restait un petit morceau de viande, et même du poisson. En cuisine, ils n’allaient certainement pas jeter ça. Quelqu’un allait forcément le manger. Mais s’il le leur donnait, il était certain que ce ne serait pas lui ! Il ferait mieux de le garder. Quoique… le garder était une chose, mais il avait encore plus envie de le manger. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Personne ne lui prêtait la moindre attention. Il se dirigea vers une porte, comme s’il devait se rendre quelque part. Il regarda à nouveau à droite et à gauche, se saisit de la poignée de la porte dans son dos, l’ouvrit et sortit en reculant discrètement. Il referma la porte, se retourna et… tomba nez à nez avec Hye ! Sa pomme d’Adam fit un tel aller-retour dans sa gorge que, pendant un instant, il lui sembla impossible de respirer. Hye, qui avait l’air bien plus grande que le jour où il l’avait vue à l’usine, le fixait d’un œil hautain. Elle portait une magnifique robe vert foncé. — Bonsoir, lança-t-elle. — B… Jae s’éclaircit la voix. — Bonsoir. Elle regarda l’assiette parsemée de restes de nourriture. — Vous vous êtes trompé de porte ? Il secoua lentement la tête. Elle semblait ne pas le reconnaître. — Eh bien, que faites-vous ici alors que vous devriez être en cuisine ? Il déglutit et se racla une nouvelle fois la gorge. — Je cherche… je veux dire… Je cherchais à voir s’il y avait encore de la… faim… des gens qui avaient faim. Hye se décala légèrement vers la gauche. Pendant un moment, on aurait dit qu’elle inspectait un soldat comme seul un officier peut le faire. Qui sait, peut-être était-elle officier dans l’armée ? Que savait-il réellement d’elle ? Ah, oui. Elle enseignait dans une école maternelle. — Et vous vous permettez de traîner dans les couloirs ? Qui pourrait vouloir de ces restes de nourriture ? 50


Chapitre trois

— J’ai pensé que peut-être… que vous aviez des chiens… En cuisine, ils ne feront que tout jeter. — Des chiens ? Hye éclata d’un rire mystérieux. Si Jae avait été en cire, il aurait fondu sur-le-champ. — Donnez-moi donc ce plat ! Elle lui prit prudemment l’assiette des mains. — Restez là un instant. Ne partez pas. Dès qu’elle fut sortie, il avala bruyamment sa salive. Seigneur, qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Est-ce qu’elle va aller chercher quelqu’un ? Est-ce que je dois filer ? Mais pour aller où ? Est-ce qu’elle m’a reconnu ? Il était planté au milieu d’un long couloir aux murs nus. Toutes les portes étaient fermées. Est-ce que la prison ressemblerait à cela ? Les minutes s’écoulèrent avec une lenteur insupportable. La poignée de la porte s’abaissa et le visage de Hye réapparut dans l’entrebâillement. Elle souriait à nouveau, visiblement moins méfiante qu’auparavant. — Vous êtes encore là. Elle s’avança dans le couloir. — Voilà pour vous. Elle déposa dans ses mains une assiette débordante de fruits, de légumes, de viande et de poisson. — Pardon ? interrogea Jae. — C’est tout de même un peu plus conséquent comme repas pour les chiens, vous ne pensez pas ? — Oui, madame. — Si vous voyez les chiens, vous devez leur donner cette nourriture. — Oui, madame. — Si vous ne les trouvez pas, vous pouvez la manger. — Oui, madame. — Je suis presque certaine que vous ne trouverez pas de chien par ici. 51


PORTÉ DISPARU EN CORÉE DU NORD

Jae hocha la tête et jeta un regard confus sur l’assiette de nourriture. — Je m’appelle Jae, murmura-t-il. Hye gloussa gentiment et retourna auprès de ses invités. Jae tâtonna dans l’assiette. Pas de baguettes. Il allait devoir manger avec ses doigts. À chaque bouchée qu’il avalait, il se sentait rempli de pur bonheur. En quelques minutes, tout avait disparu. Il examina le couloir dans lequel il se trouvait. Aucun endroit où cacher cette assiette. Il la tint à deux mains et la plaça devant ses yeux comme s’il s’agissait d’un volant. Il plissa les yeux. Elle était aussi blanche que les murs du couloir. Il la déposa à la verticale, par terre contre le mur. Parfait camouflage ! Il retourna discrètement dans la grande salle et parcourut la pièce du regard : il ne vit pas Hye. Il entendit un orchestre qui n’était pas là auparavant. Soudain, ses yeux tombèrent sur le chef des serveurs. Jae le salua promptement. L’homme secoua la tête. Jae devait absolument éviter de l’énerver à nouveau. Il s’éloigna et se mit à nouveau à ramasser les plats et les verres vides. Comme c’était agréable de faire ce travail avec l’estomac plein ! L’orchestre entama un nouvel air. Soudain, Jae entendit la voix qui allait de pair avec les yeux qui l’envoûtaient. Hye chantait comme devaient le faire les anges devant le trône de Dieu. Malheureusement, ce chant ne rendait pas gloire au Seigneur, mais bien à l’héroïsme de l’intrépide Kim Il-Sung pendant la bataille contre les Japonais dans les années 40. Le chant terminé, la jeune fille redonna le micro à l’un des musiciens, tandis que le public l’applaudissait discrètement. Intimidée, elle baissa le regard. Jae applaudit aussi doucement, bien plus calmement que ce qu’il aurait voulu. En réalité, il avait envie de crier et de manifester son admiration. Quelle femme ! Quelle voix ! Quelle énergie ! Un homme imposant s’avança tout en applaudissant. — Magnifique ! Magnifique ! s’exclama-t-il. N’est-ce pas magnifique ? Il se tourna vers les invités qui applaudissaient maintenant plus fort. C’était le directeur de l’aciérie ! Jae recula d’un pas. Comment avait-il pu oublier que le directeur serait là ? 52


Chapitre trois

— Merveilleusement chanté, continua le directeur. Vous voyez là le talent de ce pays, de cette ville et plus particulièrement de cette famille. Pour tout cela, soyons reconnaissants envers notre Grand Dirigeant. Il promena un regard triomphant sur la salle. Jae baissa la tête pour que son regard ne croise pas celui du directeur. Une vieille dame lui fourra deux verres vides dans les mains. — Vous saviez, en venant ici ce soir, que vous trouveriez un festin. Et je voudrais remercier chaleureusement nos hôtes pour cette belle soirée. Nous n’avons manqué de rien. Les marionnettes sud-coréennes aimeraient sûrement que leur partie du pays profite d’une telle abondance. Mais il ne s’agit pas seulement d’un festin. Jae se décala un peu pour mieux voir ce qu’il se passait. Le directeur saisit tendrement la main de Hye. — Il s’agit d’une fête de fiançailles. Jae se retourna d’un coup et heurta un autre serveur. Des verres et des assiettes s’écrasèrent au sol. — Imbécile ! l’invectiva le serveur. Immédiatement, d’autres serveurs vinrent les aider à ramasser les débris. Le directeur regarda vers eux. — Ce n’est pas grave, affirma-t-il. Il nous faut des verres propres de toute façon. Portons un toast. Un toast pour remercier notre Cher Dirigeant. Un toast à notre futur bonheur ! — Toi ! Jae était encore à genoux en train de rassembler les éclats de verre. Son chef le regardait maintenant avec rage. — Je veux que tu partes tout de suite. Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Ça pourrait me coûter ma place ! — Je suis désolé, camarade. — Tire-toi d’ici ! Jae se releva en vitesse et sortit. Les lampes de rue étaient toujours allumées. Il récupéra son vélo là où il l’avait laissé. Chaque coup de pédale l’éloignait un peu plus de la femme qu’il aimait. Il l’avait perdue avant même de l’avoir conquise.

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JAN VERMEER

Inspiré de faits réels « L’histoire se déroule dans le régime le plus oppressant du 21e siècle. Un récit captivant, de persévérance, de sacrifice, de rédemption et d’une promesse tenue contre toute attente. Une histoire remarquable qui illustre l’incroyable fidélité de Dieu. »

EN CORÉE

DU NORD

est journaliste. Il travaille pour Portes Ouvertes et a écrit de nombreux articles de journaux sur des pays tels que le Kosovo, l’Irak, Israël, la Chine ou la Corée du Nord. Il est aussi l’auteur d’Ils étaient frères de sang.

ISBN 978-2-951336-88-9 9

782951

336889

ISBN 978-2-362494-39-0 9

782362

494390

V E R M E E R

PORTÉ DISPARU

Jae dirige un réseau d’Églises secrètes en Corée du Nord. Sa foi chrétienne est dévoilée et le voilà traqué par l’impitoyable inspecteur Park. Quand la famille de Jae se trouve mêlée dans les plans de l’inspecteur Park, la foi de Jae et sa confiance en un Dieu qui voit tout est mise à l’épreuve jusqu’au bout, au point de radicalement le transformer, lui et sa famille.

JAN VERMEER

J A N

14,00 €

Inspiré de faits réels


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