GILLES GEISER Lettres à ma fille
Lettres à ma fille
GILLES GEISER Lettres à ma fille
Roman
Les éditeurs remercient chaleureusement Ruth, Claudine, Myriam et Nathalie pour leur contribution à cet ouvrage.
Lettres à ma fille • Gilles Geiser
© 2024 • BLF Éditions • www.blfeditions.com
Rue de Maubeuge, 59164 Marpent, France
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.
Couverture et mise en page : NouvelleCreation Imprimé en France par Evoluprint
ISBN 978-2-36249-972-2 broché
ISBN 978-2-36249-971-5 numérique
Dépôt légal 2e trimestre 2024
À Élina, ma fille exceptionnelle et prodigieuse.
Il s’en est fallu de peu pour que je passe à côté.
Un vieux carton, jauni par le temps, recouvert de toiles d’araignées. Rien d’alléchant. Rien qui ne m’aurait permis de suspecter le trésor que nous allions y découvrir.
À quelques grammes près, je le jetais. Juste quelques grammes, en soupesant, une sensation : « Il doit y avoir quelque chose là-dedans ! »
Je ne m’attendais pas à ça…
Des lettres de l’arrière-grand-père, écrites à sa fille, durant les années de guerre.
Nous étions tous là, en famille, tous les seize, réunis : les neveux, les nièces, les conjoints. On avait pris le week-end, dans la maison de famille, en Alsace.
Quelques semaines plus tôt, Lisa, la grandmaman, ma belle-maman, s’en était allée rejoindre d’autres cieux. On n’avait pas encore
eu le temps – ni l’envie, soyons francs – de vider la maison.
Faire le deuil d’une personne qu’on a aimée, c’est toujours particulier. Et on l’aimait.
Je l’aimais.
On avait presque terminé ; le gros du travail était fait. Il ne restait que le galetas. « Plus que le galetas ! » comme le parodiaient mes neveux en s’essayant à l’accent alsacien. On rigolait, mais le sourire était un peu crispé parce qu’on savait qu’il y avait encore bien des choses à trier.
« Plus que le galetas ! »
C’est là que je les ai trouvées.
En ouvrant le carton, je me suis dit : « Ça peut valoir de l’or ! »
J’ai dévalé les escaliers, rejoint l’équipe qui préparait joyeusement les grillades :
— Regardez ce que je viens de trouver ! Des lettres de l’arrière-grand-père à la grandmère. Elles datent de la guerre et juste avant. Il y en a une douzaine !
Devant la maison en pierre, tout le monde s’est arrêté de parler.
On s’est rassemblés, les yeux écarquillés, autour de la vieille boîte en carton.
Ensemble, dans le jardin de Grand-maman, on allait entrer dans son jardin secret.
Lisa Geiser c/o Juliette Geiser
Le Cottage Helvetia, Colonne Voirol Alger
Artolsheim, Terrasse du Tilleul, le 28 avril 1937
Ma très chère Lisa,
Te voilà à Alger, dans la maison où j’ai grandi ! Je n’en reviens pas…
J’essaye de t’imaginer dans cette grande bâtisse qui m’a vu faire mes premiers pas.
As-tu la même chambre que moi, à l’étage ? Ce serait cocasse.
Je ne t’explique pas la joie que j’ai ressentie ce matin en ouvrant la boîte aux lettres et en découvrant ta lettre flanquée d’un timbre algérien ! J’ai failli m’égosiller en pleine rue, mais je me suis retenu… Avec l’âge, on devient sage. Et il était un peu tôt pour réveiller le quartier de ma douce voix !
Quelle joie d’avoir de tes nouvelles, Lisa !
Tu nous manques ici.
Tu me manques, ici.
Je suis vraiment heureux et reconnaissant que le voyage se soit bien passé. Tu m’as dit qu’il était long… je te crois. J’espère que tante Juliette t’a bien accueillie. Prends bien soin d’elle et de son fils. Avec toi, ils auront une cuisinière hors pair !
J’ai l’impression, pourtant, qu’ils ont tout autant besoin d’un boute-en-train que d’une cuisinière. Avec ta personnalité et tes talents, tu es la personne idéale pour ce poste ! Rends-les heureux, ma chérie, du mieux que tu peux.
Concernant Heinrich, j’avais bien compris, Lisa.
J’avais flairé que ton départ était lié à ce qui s’était passé entre vous ces derniers temps. Je ne sais pas ce qui passe par la tête de tous ces jeunes gens qui s’engagent dans la Jungmannschaft.
Pour ne rien te cacher, ça m’effraie de plus en plus. J’espère que, pour Heinrich, ce n’est qu’un passage de jeunesse.
Sincèrement, je l’espère !
Mais c’est bien normal, Lisa, que les choix politiques de Heinrich et ses opinions de plus en plus racistes aient créé de la distance entre vous. Ça compte, ce qu’on croit.
Impossible d’établir proximité et communion quand les opinions divergent et s’opposent à ce point, surtout sur des questions aussi profondes que la valeur d’une vie et l’égalité entre êtres humains.
Tu as bien fait de rompre tes fiançailles. C’est fait pour être rompu, les fiançailles, tu sais ! Soit par une rupture, soit par un mariage… mais c’est fait pour ça. Et ne te fais pas de mouron pour nous, on s’en remettra.
J’avais ressenti l’emprise qu’Heinrich commençait à exercer sur toi. J’ignorais, en revanche, la cruauté de ses mots, la violence de ses coups.
Si j’avais su…
Je comprends tellement mieux, maintenant, ton désir subit de t’en aller, de fuir, de t’exiler !
Ce départ, qu’hier j’avais trouvé précipité, je l’approuve aujourd’hui. Je me doutais qu’il s’était passé quelque chose, peut-être même quelque chose de grave. Mais j’ignorais, ma chérie…
J’ignorais tout.
Pardonne-moi de n’avoir pas su voir, pardonnemoi d’avoir été trop pris ! Je m’en veux.
Tu as bien fait de mettre de la distance. Bravo pour ton courage !
Prends soin de toi, tu me le promets ?
En lisant ta lettre, j’ai aussi entendu ton cœur.
C’est normal qu’il soit déchiré, Lisa. Et je n’ai pas de réponses toutes faites aux « pourquoi » que tu te poses. Avec la vivacité d’esprit qui te caractérise, tu te doutes bien que si les réponses étaient simples à trouver, tu y serais déjà parvenue ! Et sans l’aide de ton vieux père…
Oui, ça arrive, parfois, que des projets ou des relations qui semblaient prospérer connaissent soudain de gros coups de frein, des blocages, des échecs. Sans qu’on comprenne pourquoi.
On a beau chercher des réponses, on ne trouve pas. Ce qui ne fait qu’augmenter notre irritation et notre impatience. Te connaissant, je ne serais pas surpris que ce soit exactement ce que tu ressens ces derniers temps. Je me trompe ?
Pourquoi ces désillusions dans nos vies ?
Je ne sais pas. Je sais seulement que ça arrive, et pas uniquement dans le couple ! Ça arrive pour certains projets, dans des familles, pour des enfants. Tout semblait si bien aller – comme tu le dis toi-même – et soudain, tout va de travers !
Pourquoi Dieu laisse faire ? Pourquoi Dieu se terre ? Ce sont des questions légitimes, Lisa.
Tu as toujours eu de bonnes questions. Tu les lui poseras toi-même, d’accord ?
Ce qui est certain, c’est que tu traverses un deuil. Pas besoin d’avoir perdu un être cher pour vivre un deuil, tu sais. C’est ce que tu vis aujourd’hui.
Tu passes par là. Mais tu réussiras à traverser cette sombre vallée, j’en suis persuadé.
Il y aura de la tristesse, de la colère, du marchandage. Tout ça un peu mêlé, tu verras !
Des moments de dépression aussi. Je suis passé par là.
Tu t’en souviens ? Ces nuits où tu te réveillais et où tu me trouvais groggy suite au malheur qui était venu nous frapper. La Bible ouverte, le cœur fermé. Dans ces moments-là, tu étais la seule capable de me changer les idées.
Ça s’appelle un deuil, Lisa, et on s’en remet.
Chacun à son rythme. Mais quel que soit ton
rythme à toi, il faut du temps. À l’époque, nous n’avions pas vécu les événements qui nous sont arrivés de façon simultanée, ta mère et moi. C’est comme ça.
Tu te souviens de tes « Non, toute seule ! » quand tu étais haute comme trois pommes ?
Je m’en souviens, moi, et j’en souris !
Ne réagis pas comme à l’époque, Lisa. Ne vis pas cette épreuve toute seule. Laisse Dieu traverser avec toi ce que tu vis là. Se replier sur soi, garder pour soi ce qui fait mal, vivre seul ces passages à vide, c’est le plus sûr moyen de ne pas s’en remettre.
Merci pour ta confiance quand tu me dis que tu as honte de certaines situations vécues avec Heinrich. Bien entendu ça bouleverse mon cœur, parce que j’aurais voulu te protéger.
J’ai toujours voulu te protéger… de tout !
Je ne sais pas ce qui se cache derrière tes propos, Lisa. Si tu le désires, tu m’en diras plus dans ta prochaine lettre. Et si tu ne désires pas te confier à moi, ce n’est pas grave, mais ouvre-toi à quelqu’un. Et surtout, ouvre-toi à Dieu !
C’est lui qui guérit ce genre de maux.
Mettre des mots sur tes souffrances, ça va les apaiser, ça va les soigner. À Artolsheim comme à Alger !
Sache simplement que ce n’est pas parce que Dieu ne tonne pas qu’il se tait. Il parle moins fort, c’est tout. Dieu chuchote dans l’épreuve, et il écoute, surtout. Il écoute notre cœur. Prends le temps de lui parler, dis-lui tout ce que tu penses, tout ce que tu ressens ! Partage-lui tes états d’âme, tes révoltes, tes doutes.
Une fois que tu auras épanché ton cœur devant lui, les probabilités sont grandes que tu l’entendes à nouveau, et tellement plus clairement.
D’accord, ma grande ?
Sinon, merci d’avoir pensé à mon anniversaire !
J’ai été très touché. Tes paroles encourageantes m’ont presque ému aux larmes. Tu as toujours su si bien écrire, et si bien déceler les personnalités.
Quel talent !
Merci beaucoup, ma très chère.
Tes rires et tes pitreries nous manquent. Ta personnalité me manque. Le vide que tu laisses
dans la maison et dans mon cœur est plus grand que ce que j’avais imaginé…
Écris-nous au plus vite et salue bien de ma part tous ceux qui pourraient encore se souvenir de moi, là-bas !
Je t’embrasse tendrement, Papa
P.S. – Garde en réserve tes meilleures recettes et tes trouvailles culinaires algériennes pour ton vieux père. Je goûterai à tout, promis !
Silence dans les rangs.
D’abord, parce que le rappel de la mémoire de Grand-maman Lisa éveillait en nous la douleur de sa perte… Ensuite, parce qu’on apprenait – tous – quelque chose d’elle jusque-là ignoré.
Ça alors ! a lancé un de mes neveux, Grandmaman avait été fiancée à un jeune homme aux idées proches de la mouvance nazie ?
Regards croisés interrogateurs entre beauxfrères. Une question muette : « Tu le savais, toi ? »
Visiblement, non.
Ni mon épouse ni aucune de ses trois sœurs n’en avaient jamais entendu parler. Grandmaman n’avait jamais évoqué cet épisode de sa vie avec ses enfants.
Nous étions au courant de son séjour à Alger. Ça, oui, elle l’avait raconté. Et la finesse de son tajine d’agneau – plat préféré des petits-enfants – évoquait à elle seule l’expérience qu’elle avait acquise chez les cousins éloignés !
Quant à la raison de son voyage, personne ne s’était jamais posé la question.
J’avais la sensation confuse que ma bellemère nous avait laissé ces lettres pour qu’on apprenne à la connaître un peu mieux, une fois qu’elle ne serait plus là.
Une petite surprise, en somme ! Un petit bout de sa vie divulgué à la dérobée, sans avoir besoin de répondre à nos interrogations.
Elle était comme ça.
Après le silence, les discussions se sont réveillées. Chacun y allait de ses conjectures : Qui était ce Heinrich ? Qu’avait-il fait à notre grand-maman ? Que lui avait-il fait faire ? Qu’était-il devenu ?
Nous voulions en savoir plus.
Nous allions en savoir plus.
Parmi nous, certains de mes neveux et nièces avaient connu une rupture amoureuse dernièrement. Moi, je venais de perdre mon travail. La sagesse qui émanait des écrits de l’arrièregrand-père nous troublait. Ses conseils sur les pertes de la vie gardaient toute leur actualité, presque un siècle après avoir été rédigés.
La lettre passait déjà de main en main, comme un trésor qu’on venait de dénicher.
On s’attardait sur la calligraphie, on commentait la couleur du papier.
On se sentait chez nous, à Artolsheim.
On avait presque oublié qu’on était là pour travailler.
Dans l’élan du moment, j’entamais la lecture de la seconde lettre…
Édimbourg, le 10 août 1937
Les choses peuvent changer, Lisa !
Tout peut changer.
Je suis à Édimbourg en ce moment, pour deux semaines de conférences avec plus de quatre cents responsables chrétiens de confessions différentes. Après les temps troublés que l’Europe a traversés, nous voulons œuvrer à l’unité. Mon cœur oscille entre espoirs profonds et puissantes désillusions, vraiment.
Et toi, comment vas-tu ? Pour de vrai ?
Merci pour ta dernière lettre ! Heureux de savoir que tu trouves tes marques dans cette ville et cette culture qui t’étaient inconnues, il y a six mois encore. Tu m’impressionnes !
Ton père est fier de toi.
Je serais enchanté de te voir déambuler dans les rues d’Alger. Qui sait ?... Un jour, peut-être.
J’aimerais déjà y être ! Je ferais le « charlot », juste ce qu’il faut pour te mettre mal à l’aise ! Tu te souviens quand je chantais dans les rues d’Artolsheim ?
Comme tu pestais ! J’en rigole encore. Je le referais à Alger, spécialement pour toi… Mais je m’arrêterais avant que cela ne te contrarie, promis !
Merci pour les salutations de Rachid. J’aurais beaucoup de joie à le revoir… Il était un peu comme mon grand frère, tu sais ! Est-il toujours cordonnier ? Est-ce qu’il arrive toujours à toucher le bout de son nez avec sa langue ?
Ça m’épatait ! C’est loin, pour moi, tout ça.
Comme c’est loin…
Dans ta dernière lettre, tu me partageais que ton histoire avec Heinrich était oubliée, que tu avais tourné la page. Vraiment, ma chérie ?
Déjà ? Permets-moi une question, au risque de t’énerver : tu as oublié ou tu as pardonné ?
Parce que ce n’est pas la même chose, Lisa.
Ça n’a pas les mêmes conséquences sur nos vies, le pardon ou l’oubli !
Ce que je constate ici, à Édimbourg, c’est qu’oublier ne suffit pas. Trouver un chemin commun, à quatre cents, après être passés par toutes sortes de difficultés, ça nécessite de pardonner. Avec tes talents innés de médiatrice et ton désir de relever des défis, tu serais à ta place, ici, je peux te l’assurer !
Mais que c’est dur, le pardon, que c’est épineux ! Et en même temps, tellement nécessaire, vital et urgent.
On vit une époque insensée, Lisa !
Ce qui se passe en Allemagne me fait froid dans le dos. Les ecclésiastiques allemands conviés à la conférence se sont vu confisquer leurs passeports ! Ils ont purement et simplement été interdits de nous rejoindre. Cette année, des centaines d’entre eux ont été arrêtés pour leurs convictions et jetés en prison. C’est alarmant. Les choses vont mal, là-bas.
Pour l’instant, ce n’est que « là-bas »… Mais sommes-nous vraiment à l’abri ?
Dans nos conférences et nos discussions, j’ai parfois l’impression que nous touchons du doigt ce qui pourrait sauver l’Europe. Mais c’est si fragile, si précaire ! Tu devines à quoi je fais allusion, bien sûr. Au pardon, ma chérie, pas à l’oubli !
Ici, ceux qui ont « oublié » sans pardonner n’avancent pas dans cette démarche de réconciliation et d’unité. Il n’y a pas de paix sans pardon, ni de communion. C’est vrai quand