4 minute read
DUREZA CHRISTINE BRETON
évaluations hors échelle qui faisaient de nous, responsables de musées, de dangereux assassins, capables de faire exister ou disparaitre des oeuvres et leurs auteurs.
Pierre Legendre m’a ouvert les yeux avec son « jouir du pouvoir » et Serge Guilbaut, historien de l’art, m’a porté le coup décisif en montrant comment « New York vola l’idée d’art moderne » ; comment les références de nos jugements étaient véhiculées par des revues que payait largement la CIA après guerre.
Advertisement
— Attendez, vous êtes en train de me dire que le marché de l’art international des années cinquante a été colonisé par l’économie américaine ?
— Oui, cela a fondé symboliquement son impérialisme économique conquérant des décennies suivantes et a imposé NewYork comme capitale mondiale. J’ai découvert ce processus et perdu toutes illusions sauf dans la force de la fiction.
— Et la force du projet européen comme alternative collective possible ?
— Une évidence. Avec l’approche intégrée du patrimoine parue dans les textes européens dés 1975 ou les conventions sur le paysage qui en finissent avec la rupture entre patrimoine naturel et culturel nous avons des outils alternatifs dont il convient maintenant d’inventer les usages. A mon minuscule niveau de citoyenne, un usage s’est imposé et j’ai pris le virage des plantes cultivées.
En attendant de la retrouver, moi qui suis Kaïros, le petit dieu malin, je vais reprendre mes vieux attributs métalliques et Dureza va reprendre sa vie ardéchoise. Certains diront qu’il est un cépage endémique qui n’a jamais quitté le Rhône et le granite, d’autres diront qu’il a beaucoup voyagé depuis les montagnes du nord de l’Indus. Il était temps.
Il y a 10 ans le topoguide du GR2013 proposait un premier récit collectif du sentier. A la fois descriptif de l’itinéraire et proposition artistique pour marcher ailleurs et autrement, il déclinait une série de cartes blanches aux artistesmarcheurs sous forme de double pages. Tout au long de l’ «annéeversaire» nous les retrouvons et renouvelons la proposition. 10 ans de pratiques, d’expériences, de rencontres à partir du sentier, ça mène où ? On commence par Christine Breton et le Collectif SAFI...
Février 2023
MARCHER SUR L’EAU
Il y a dix ans, nous marchions sur l’hypothèse d’un sentier, un grand huit autour du massif du Garlaban et l’étang de Berre, qui deviendra le GR2013.
Après avoir tourné autour de l’étang, nous avons fini par plonger dedans ! Embarqués dans l’aventure « Pamparigouste » par le Bureau des guides du GR2013, nous avons construit « le Ressentiscaphe » une plateforme d’observation sensible pour, prendre la mesure, avec nos sens, de la nature de l’étang et entrer en relation avec cette petite mer intérieure et ses habitants. Ainsi, depuis 2019, nous naviguons, explorons ses côtes, tentons des formes de communication interspécifiques et essayons de repeupler l’étang, en diffusant sous l’eau des chansons d’amour !
SAFI (Du Sens, de l’Audace de la Fantaisie et de l’Imagination) est un collectif d’artistesmarcheurs-cueilleurs. La marche est pour eux un état d’attention au monde qui laisse apparaître la vie dans les circonvolutions de l'urbain. Traverser le monde et se laisser traverser est un exercice de porosité pour redevenir sensibles.
Anti : Je t’ai souvent entendue parler de sciences, de philosophie, mais très peu de ce troisième grande catégorie dessiné par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, que peux-tu me dire sur ton rapport à l’art ?
Isabelle : C’est une pauvreté de le rappeler mais le terme « art » comme catégorie est récent. Avant, il y avait des peintres, des musiciens, des sculpteurs, etc. Dire « ce sont tous des artistes », c’est né en même temps que la catégorie que je déteste personnellement et à laquelle je résiste politiquement, qui est LA Science. L’Art, La Science, La Philosophie… Ça a joué des tours dangereux à chacune des pratiques qui se retrouvaient ainsi catégorisées.
Dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze et Guattari reprennent cette question que de nombreux philosophes ont posée : « Qu’est-ce que la Philosophie ? ». De la même manière, on pourrait demander : « Qu’est-ce que l’Art ? » Les épistémologues, eux, prétendent répondre à la question « qu’est-ce que la Science… ». Deleuze et Guattari, pour le coup, ont repris cette question un peu désolante, mais sur un mode très intéressant. Leur perspective était : il est bien prévisible que la philosophie crève et/ ou soit assassinée comme ce fut le cas aux États-Unis. Ils parlaient depuis la perspective de sa disparition et de son assassinat. Et ils créaient des concepts de science et d’art comme concepts philosophiques qui devaient permettre de s’adresser à ce qui sinon, pouvait participer à l’assassinat de la philosophie. Pour fabriquer les divergences entre ces trois pratiques, ces trois modes de vivre et penser, ils ont fabriqué ces concepts sur le mode du diagnostic : la manière dont l’art et la science se présentent aujourd’hui fait partie de ce qui peut prendre la philosophie entre charybde et scylla : un devenir-scientifique ou un devenirartistique, au mauvais sens du terme à chaque fois.
Ils ont donc créé des concepts, ce qui pour eux est le propre de la philosophie, qui répondent à la menace. Les concepts d’art et de science dramatisent les contrastes entre ces pratiques en tant que modes de création. Donc ils ne défendaient pas la philosophie en rabaissant ce qui la menace, mais en créant, en refusant toute généralité qui établirait des domaines de définition et de légitimité qui, au bout d’un moment, aurait fini par écrabouiller ce malheureux domaine qui n’en est pas un, la pratique philosophique.
Donc, ça c’est quelque chose d’honorable, parce que ça ne fait pas de l’Art, de la Philosophie ou de la Science, des parties bien délimitées d’une anthropologie générale, anhistorique – l’Homme peint ou sculpte, observe ou essaie, s’interroge et interprète… – et dont comme par hasard les temps modernes auraient dégagé la vérité et la forme la plus pure. Non, non, ils prenaient ces termes comme à comprendre dans leur aventure singulière. Cette aventure n’était pas une bonne histoire, mais plutôt une histoire de dévastation.
« Aujourd’hui nous sommes dans une modernité culpabilisée et hésitante, mais le mépris du sens commun ne s’en est que plus développé.»
Moi, je ne suis pas Deleuze, je ne vais pas en faire un concept. C’est pour ça que l’Art, j’ai du mal à en parler. C’est une catégorie qui me semble très fragile, née dans un moment malsain de notre histoire, celle de la colonisation. Au même moment qui a aussi créé cette référence à La Science et à La Philosophie, on voit naître une anthropologie impérialiste qui a reconnu l’Art ailleurs, en s’appropriant, en mettant en musée. C’est au nom de l’Art que l’on a volé des objets puissants ailleurs.