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DISCUSSION

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Ou les fonctionnaires, à qui on demande de fonctionner. Par contre, ce qui est arrivé au 19e siècle, c’est que les professionnels ont été liés à la notion de progrès, ils servaient le progrès. Les scientifiques devenant professionnels, devenaient ceux qui avaient en charge l’invention de l’avenir ! Mais c’était une invention mutilée parce que justement prise dans l’ornière d’une spécialité.

Les scientifiques aujourd’hui se conduisent en professionnels quand ils disent : « les conséquences de ce que nous trouvons ne nous regardent pas, ça regarde le politique. La société jugera ». (rires) Ils ne savent pas ce que c’est que la société, ni si elle a les moyens de juger. En fait, ils ne veulent pas le savoir, cela ne les regarde pas.

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Ce serait un de ces dispositifs à inventer où la différence entre spécialiste et professionnel est cruciale. Or, défaite du sens commun, les professionnels disqualifient les objections parce que « refus du progrès », « refus du changement », tout ce qui fait que les gens sont soit couards, soit conservateurs, réactionnaires, etc. Le progrès est souvent présenté comme une destruction créatrice. Ceux qui disent « ça va nous détruire », on leur répondra « Et bien oui, c’est ça le progrès. » ça devra résister à des argumentations du type « eh bien, comment est-ce que vous définissez « juste »?, avec un rire goguenard ou apitoyé. La seule justice c’est les lois du marché ! ” Donc, dans un milieu qui s’est armé contre ce qui faisait sens en commun, sur un mode dont l’une des efficacités est de l’effacer de l’imagination.

La professionnalisation articulée au progrès est une histoire qui tente de raconter ce qui nous est arrivé. Ce qui m’intéresse dans ces histoires de qu’est-ce qui nous est arrivé, ce n’est pas de trouver une réponse, mais d’essayer de démultiplier les réponses, de telles sortes qu’on puisse sentir que ces réponses ont fait relais les unes avec les autres. Qu’il n’y aura pas, qu’il n’y a pas une manière d’en sortir mais des manières de devenir sensible à toutes ces raisons qui se font écho pour nous dire que, malheureusement, on ne peut pas devenir autre chose que ce qu’on est devenu.

Anti : Justement, ce terme de commun, pris dans le refus du mépris du sens commun, résonne avec une autre histoire qui est en train de tenter de se re-raconter, qui est l’histoire des communs au sens de common, que tu qualifies de « résurgent ». Comment fais-tu résonner ce qui est arrivé au sens commun avec nos capacités de faire commun dans la matérialité des lieux, à construire des communautés de quotidienneté ?

S’il y avait une société qui sait faire sens en commun, qui peut se donner les moyens de faire sens en commun, la scientifique participerait à un collectif de gens concernés par ce qu’elle propose et penserait avec les autres ce que sont les conséquences envisageables, dommageables ou acceptables de ce qu’elle propose, mais elle penserait avec eux, elle ne leur expliquerait pas en quoi c’est un progrès, mais partagerait une perplexité autour des multiples différences que fera cette proposition. Tous seraient concernés de manières différentes et ils devraient apprendre à faire sens en commun de ce qu’implique ce qu’elle aura proposé. Dans ce cas-là on pourrait dire de la scientifique qu’elle est spécialiste, mais spécialiste non-professionnalisée, ce qui ne veut pas dire qu’elle prend la responsabilité des effets de ce qu’elle propose, elle ne peut pas le faire, mais exige que soient rassemblés ceux qui pourront permettre de penser les effets de cette nouveauté.

C’est pour ça qu’il faut une multitude de récits qui fassent vibrer le « ça aurait pu être autrement ». Il n’y a pas un destin, il n’y a pas un rouleau compresseur qui expliquerait qu’on ait pris ce tour-là. Il y a certes (des) de grosses causalités, mais ces grosses causalités, elles-mêmes, sont intrinsèquement multiples. La colonisation est une de ces grosses causalités. Mais c’est une causalité multiple, qui implique les pillards et (le) les commerçants, les armées et les instituteurs, les médecins et les missionnaires…. Les répercussions de la colonisation ont atteint d’abord et très dramatiquement les colonisés, mais ont eu des effets en retour sur les colonisateurs. Et ces effets en retour ont activé d’autres effets, etc. Donc on a affaire à des causalités non-linéaires. L’idée de progrès et celle de colonisation se donnent très facilement la main, elles vont main dans la main, mais aucune des deux ne suffit seule à épuiser la question : « qu’est-ce qui nous est arrivé ? »…

Isabelle : La destruction d’activités quiimpliquent un commun fait partie de cette histoire sur laquelle la colonisation a réagi en contrecoup. Les pratiques de subsistance commune, les communs, c’étaient en Europe, quelque chose qui, comme partout ailleurs dans le monde, était très usité, notamment dans les communautés rurales, mais pas seulement là, ça pouvait être aussi « en ville ». Notamment, cette idée de « juste prix » qui organisait les rapports marchands en ville, tient quelque part au fait que le commerce n’était pas perçu comme un échange de marchandises mais comme une pratique de communauté. Le profit - d’ailleurs le mot profiteur est devenu une insulte - était quelque chose de condamnable. Or la destruction des communs s’est faite en Europe et ensuite partout ailleurs dans les terres colonisées au nom de la notion d’individu, d’abord et avant tout l’individu propriétaire, et au nom de la légitimité du profit, que chacun cherche.

Aujourd’hui, il y a ce que j’ai appelé une résurgence de ce thème des communs et du projet de faire en commun. C’est une résurgence, pas au sens où l’on dirait « oh, ils rêvent d’un passé dépassé, ils voudraient que ce soit comme avant ». Non. Ce ne sera plus jamais comme avant. La résurgence revient sur un terrain qui a été détruit et reconfiguré sur base de cette destruction. Le juste prix sur les marchés, où le prix était quelque chose qui faisait sens en commun à l’époque, pour le paysan, pour le vendeur, pour l’acheteur, etc, tout ça était pensé, pratiqué. Aujourd’hui, ça doit être réinventé. Ça doit être réinventé dans un milieu hostile,

Le droit de propriété au sens exclusif, au sens où on a le droit d’user et d’abuser d’une propriété, est quelque chose que les colonisateurs ont imposé dans les colonies en disant : « Vous n’avez pas de titres de propriété, donc nous nous approprions ». Mais ça a été aussi au préalable, les enclosures en Europe. C’est lié, mais ce n’est pas lié au sens où ce serait la même histoire, où nous aurions été victimes de la même manière du même geste colonisateur, c’est lié par répercussion. Starhawk le dit très bien. Elle a ce thème qui m’a beaucoup intéressée qui est que, avec la colonisation, sont venus les biens de luxe. Or, pour acheter les biens de luxe, les riches, ceux qui peuvent se le permettre, ont besoin d’argent et donc ils ont besoin d’extraire de l’argent de leurs propriétés. Les enclosures c’est justement le début de « il nous faut de l’argent ». Non plus de la subsistance mais de l’argent.

Donc l’extraction d’argent est nécessaire pour se payer ce qui vient d’ailleurs, c’est-àdire pour la consommation. Avant, il n’y avait pas vraiment, ou peu de consommateurs. Il y avait des subsisteurs, des gens qui produisaient et gagnaient les moyens de leur subsistance. La consommation serait une des répercussions, chez nous, de l’afflux de biens exotiques. Il faut payer. Et là, il n’est plus question de « juste prix » qui permet la subsistance de tout le monde. C’est une de ces répercussions qu’il ne faut pas ignorer. Raconter cela est important parce que cela donne des récits où la colonisation n’est pas un grand complot, une cause unique, mais des entrelacs de causes.

Ceci dit, maintenant, nous sommes toutes des consommatrices, que nous le voulions

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