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DISCUSSION

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DISCUSSION

ou non. Parce que c’est tellement plus facile d’aller chez Delhaize. Il n’y a pas des circuits-courts partout, il y en a beaucoup qui sont hors-de-prix d’ailleurs. La solution de simplicité pour l’instant c’est d’ aller au supermarché, jusqu’au jour où les chaînes d’approvisionnement logistiques craqueront et où nous serons en situation complètement vulnérables. Nous nous sommes mis dans une situation de dépendance à des choses qui nous échappent complètement, alors que dans les communs, les choses dont on dépend, sont des choses à propos desquelles on peut faire sens pratique en commun.

Et donc, ce qui est intéressant, c’est que cette résurgence est politique mais éthique et esthétique, puisque c’est toute l’éthique de l’individualité « j’ai bien le droit de » qui doit être revue. Quand la participation aux communs est concernée, les droits individuels ne sont pas soumis à l’abstraction d’un bien commun mais composés avec les contraintes de l’interdépendance. Le réflexe de la légitimité « c’est mon droit » doit disparaître. Ça doit disparaître, pas au sens d’une tristesse, mais au sens d’une joie de faire sens en commun. Ce n’est pas « mon droit d’avoir à manger » mais la joie de mettre en place les conditions en commun pour que le moins de personnes possible n’aient faim dans le quartier.

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J’ai fait partie d’un SEL (Service d’Echange Local). Un service très demandé était celui du déménagement. Au début, ceux qui proposaient ce service et faisaient équipe pour le rendre, c’était des gars costauds (rires), pas moi ! Et puis, il y a eu protestation : « Quand on est là, entre gars costauds, ça devient une course de vitesse, une course d’efficacité et on devient quasi professionnels… Il n’y a plus de joie. On ne le fait pas autrement que si on était des ouvriers payés ». On a pensé et il a été proposé d’élargir la gamme de celles et ceux qui se proposent. Par exemple, je me suis inscrite ! C’est-à-dire que là où il y avait avant quatre « hommes forts », on venait à une bonne dizaine dont certain.e.s participaient à des chaînes dans les escaliers ou transportaient des pots de fleurs ou des caisses légères…, et ça devenait une fête. Ce service ne ressemblait plus du tout à un déménagement professionnel, mais à un déménagement entre amies. Là, il n’était pas question de droits individuels défendus et argumentés, mais au contraire, on cherchait à comprendre ce que la situation exigeait de nous pour que ce soit l’invention d’autres manières de faire sens avec les différences qui se creusaient autour des « jeunes hommes vigoureux ».

« Nous nous sommes mis dans une situation de dépendance à des choses qui nous échappent complètement, alors que dans les communs, les choses dont on dépend, sont des choses à propos desquelles on peut faire sens pratique en commun.»

Lorsque j’évoque la résurgence des communs, il s’agit vraiment de la résurgence anthropologique de quelque chose qui a toujours été synonyme de subsistance collective. Et c’est là qu’on a besoin d’inventer des dispositifs. Avant, ce que j’appelle dispositifs faisaient partie de mœurs, des manières dont on faisait, des coutumes. Aujourd’hui, il faut les inventer. Et il faut les inventer sur un mode esthétiquepolitique qui me semble devoir échapper aux définitions, un art des effets.

On peut commencer à faire sens en commun sur un mode qu’on dira assez restreint. Par exemple, assurant en commun des subsistances définies dans un premier temps dans des termes seulement humains, et pas multispécifiques. Il ne s’agit pas d’imposer une norme qui écrase avant que les concernés ne se soient rendus capables d’être sensibles à ce qui n’est plus alors seulement ressource mais cohabitants. Le commun multispécifique ne peut donc pas être une norme abstraite, c’est une manière sensible de se relier dans un commun et on ne prescrit pas des liens sensibles, on les génère. Si je parle de dispositifs génératifs, c’est justement que la dimension générative des dispositifs qui permettent que le faire sens en commun soit ouvert, inventif.

Si l’un.e de celleux qui participent au dispositif développe une sensibilité à des non-humains, et à la manière dont les nonhumains ne sont pas pris en compte dans les pratiques qui se développent, ça fera problème pas en soi, mais de manière située : tel non-humain, face à telle pratique. Cette sensibilité pourra alors entrer dans la situation telle qu’il s’agit de s’en préoccuper. C’est de proche en proche que des liens peuvent se nouer. Ce n’est pas de manière générale : « Nous devons être sensibles à la forêt » (rires) Il n’y a personne qui est sensible à LA forêt, il y a des sensibilités à différentes manières dont les arbres font sociétés, des sensibilités qui peuvent se nourrir, s’entretenir et devenir partie de ce qui fait sens en commun.

Donc ça m’intéresse de voir celleux qui cultivent des dispositifs génératifs, qui peuvent régénérer, mais de proche en proche. Pas sur le mode du programme qui active la culpabilité « tu n’es pas sensible ! » Et quand on dit « faire sens en commun » c’est faire sens avec des gens de sensibilités différentes et trouver les manières de travailler ensemble à comment ces sensibilités peuvent infléchir les autres manières de faire. C’est toujours des infléchissements.

Il y a une dynamique dans les dispositifs génératifs qui ouvrent, et c’est aussi ce qui s’est passé avec mon récit du déménagement. Le fait de faire les choses ainsi était entré dans la définition du SEL, mais une sensibilité s’était créée au fait que ce ainsi, dans ce cas-là, n’était pas suffisant. Il fallait le modifier. La générativité est ouverte. Ce qui a été généré crée de nouvelles sensibilités qui participent à un processus et non pas un état des choses stables. Et c’est peut-être la différence entre résurgence et tradition, c’est que ce savoir-là, il est vécu explicitement. Les traditions n’ont pas cessé de se modifier, mais dans les dispositifs de résurgence, c’est fait sur un mode explicite, que l’on peut célébrer.

Dans la résurgence, on sait ce qu’on a perdu, on sait de quoi il faut guérir. Et donc, la joie est constitutive des dispositifs de réappropriation, de récupération de la capacité de devenir « propre à ». Dans la tradition, il y a des occasions joyeuses, des fêtes, etc, ça faisait partie des mœurs communes. Par contre, cette joie-là, où on sent la vie qui passe là où elle avait cessé de passer, c’est quelque chose qui marque spécifiquement la résurgence.

Comment ceux qu’on appelle des artistes peuvent participer à la conception de ce qu’on appelle des dispositifs génératifs, ça ça m’intéresse vraiment. Mais il faut faire attention, ce n’est pas du jeu ou de la performance. La situation ne peut être proposée « créativement », elle doit les engager eux-mêmes, avec les autres, grâce aux autres, au risque des autres.

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