5 minute read
DISCUSSION
Anti : Peux-tu revenir un peu sur ce moment malsain dans lequel serait né ces grandes catégories ? J’ai l’impression qu’il est au coeur de ce que tu appelles la destruction du sens commun…
Isabelle : Il me semble que l’un des points de rencontre de ces trois champs, nés à l’époque d’une modernité triomphante — le 19e siècle - c’est de mépriser le sens commun. Aujourd’hui nous sommes dans une modernité culpabilisée et hésitante, mais le mépris du sens commun ne s’en est que plus développé. Au 20e siècle, ces grands champs de pratiques sont devenus plus hésitants et fragiles, cherchant à défendre une autonomie menacée par un monde qui ne les comprend pas mais les asservit à ses intérêts. C’est le sens commun qui se trouve accusé de n’être même pas capable de partager les hésitations des savoirs spécialisés. Cette incapacité est menaçante. Le sens commun ne peut plus comprendre l’Art, la Science, la Philosophie.
Advertisement
Pour moi, le sens commun n’est pas quelque chose que je pourrais définir, mais c’est quelque chose que j’aborde à partir de ce qu’on pourrait appeler sa défaite. Défaite au sens où les anglais disent unmaking. Dé-faire. Perdre toute consistance, devenir la tête-à-claque, ce contre quoi on définira ces grandes catégories.
Le sens commun en art, c’est le cliché. Il dira naïvement « Oh, c’est beau ». Le sens commun est, du point de vue esthétique, pris dans des clichés, dans le kitsch, etc. On peut se moquer de lui, on pourra faire un art kitsch, mais les connaisseurs sauront que ce n’est pas vraiment kitsch. C’est kitsch au sens d’un kitsch produit par l’art comme affirmation. Là où le sens commun serait dans le kitsch par défaut, par bassesse, sans s’en rendre compte.
Donc, pour moi, la catégorie « sens commun » est une catégorie problématique, au sens où nous ne savons pas de quoi le sens commun est capable. Par contre, nous savons qu’il a été mis dans l’incapacité d’objecter à son mauvais traitement.
L’incapacité d’objecter. L’une des scènes que je reprends et à laquelle j’ai assisté milles fois c’est à l’époque de ce qu’on appelait la guerre des sciences, dans les années 90, l’époque où des scientifiques ont déclaré la guerre aux penseurs critiques qui voulaient faire des sciences des pratiques comme les autres. Un de leurs arguments, pris et repris très souvent lors de leurs conférences grand public était, « si vous pensez vraiment que nos savoirs sont relatifs à nos intérêts humains, précipitez vous du haut d’un quinzième étage et vous verrez si les lois de la physique existent ou pas ! » (rires) Et ça passait ! C’est d’ailleurs pourquoi ils le répétaient. Tout le monde semblait trouver cela très convaincant. C’est ça la défaite du sens commun. Personne n’aurait même imaginé objecter au physicien « Mais vous savez, avant Galilée, Newton, etc, on ne confondait pas les portes et les fenêtres... » Je l’ai fait une fois alors que c’est moi qui était interpellée comme « relativiste », et le physicien est resté bouche bée. (rires)
Le sens commun est désarmé au sens où il accepte ce qui aurait fait rire d’autres qui aurait eu assez d’imagination pour se demander pour qui on les prend. Ce qui joue de très mauvais tours au scientifique, qui se met lui-même à confondre la richesse de ce qu’ont fait Galilée et Newton avec le fait que les corps lourds tombent - chose qu’on a à peu près toujours su, même les animaux savent cela, sauf les mouches et les oiseaux bien sûr.
Donc défaite du sens commun qui se tait. Qui sait qu’il doit se taire, sauf à être ridiculisé. Comme je le serais si dans une exposition d’art contemporain je disais « je ne comprends pas » : je sais trop bien que la riposte serait « ça ne nous étonne pas » (rires). Comme si l’Art n’avait pas à intéresser les « gens » !
Il y a une habitude de se définir contre le sens commun et de faire du sens commun ce contre quoi on gagne à se définir. Ce que je veux faire, c’est revitaliser ce problème, parce que ce problème est politique. Il y a une grande importance politique à cultiver nos capacités d’objecter : « Ça vous ne pouvez pas le dire, ça vous ne pouvez pas nous le faire, pour qui nous prenez-vous ! Vous ne pouvez pas nous parler comme ça ». La défaite du sens commun est aussi une impossibilité politique.
Comment revitaliser la politique au sens de capacité collective de poser des questions qui importent ? Comment faire collectif ?
Et j’ai l’impression que ce que nous appelons Art, dans beaucoup de sociétés anciennes, étaient des manières de créer du collectif, de créer ce qu’on pourrait appeler du « faire sens en commun ». Ça ne veut pas dire se mettre tous d’accord. Cela ne veut pas dire s’arrêter à un accord commun une fois pour toute. Ça veut dire pouvoir partager un sentiment d’importance.
Je t’avais parlé des sorcières néo-païennes et de leurs petites chansons ritournelles. Ce sont des chansons qui ne valent rien du point de vue de l’art musical, ou de l’art poétique, mais qui ont une efficace qui est de créer une sensibilité-ensemble. Ces ritournelles, dans le witch camp auquel j’ai participé, on en apprenait une le matin, elles sont très faciles à retenir, et on la chante le soir, au coin du feu, ou en dansant. Même moi qui chante comme une casserole je pouvais. Ces chants collectifs ouvraient des espaces, ils fabriquaient un sentiment d’appartenance joyeux, pas du tout opprimant, le contraire des chants nazis…
La proposition qui me tarabuste c’est de chercher à interroger ces formes de productions artistiques, philosophiques, scientifiques, comme des dispositifs qui demandent à être évalués par rapport à leur efficace. L’efficace de ces petites ritournelles est tout à fait différente de l’efficace du grand
Art qui a souvent une efficace à dimension polémique : scandaliser le sens commun d’une manière ou d’une autre.
Ce qui me manque souvent dans les pratiques artistiques, mais c’est sans doute aussi dû à mon ignorance, ce sont des modes d’interventions qui ne seraient pas des déclarations, proclamations, affirmations, mais des dispositifs qui auraient une efficace épidémique, qui feraient sentir à d’autres ce qui est en jeu dans ce qui est produit.
Les dispositifs qui moi m’intéressent, ce qu’ils génèrent, s’adressent à celles qui cherchent à réussir à faire sens en commun d’une situation qui les divise. À transformer les divisions en contrastes qui appartiennent à la situation. Ces dispositifslà, il faut accepter leurs contraintes, s’engager, pour faire l’expérience de leur efficace. C’est ce que j’appelle un dispositif génératif et non pas un dispositif clandestin, c’est quelque chose qui n’est pas manié, commandité, mais qui est expérimenté par ceux que cela concerne. Et qui n’a de sens que si la situation les concerne vraiment. Son efficace, c’est la transformation qu’elle fabrique chez ceux que cela concerne.
Anti : Dans ton travail, tu associes souvent ce moment de défaite du sens commun, à la question d’une forme de professionnalisation. Peux-tu nous en parler ?
Isabelle : C’est un des thèmes de Whitehead. Le professionnel est un spécialiste, mais un spécialiste (qui) dont la sensibilité est anesthésiée par rapport aux questions et aux situations qui échappent à sa spécialité, qui les traite avec naïveté et/ou arrogance. Des professionnels, à la sensibilité étroite, il y a en eu de tout temps, souligne Whitehead, les scribes sont des professionnels, spécialisés, qui sont d’autant plus précis et fiables qu’ils restent indifférents à ce qu’ils écrivent. Ou les administratifs qui doivent bien connaître les règlements sans faire intervenir de sympathie ou d’antipathie.