[Guédjékondou] Un phénomène de fabrication de la ville

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[Guédjékondou]



[Guédjékondou]

Etude d’un phénomène urbain à Istanbul

Margaux Caboche Travail de Fin d’Etudes dirigé par Victor Brunfaut Deuxième année du grade de Master en Architecture 2014-2015 Faculté d’architecture La Cambre - Horta Bruxelles


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“Il y avait là un nouveau type de voyages au long cours, celui de l‘après-guerre, entrepris par des étudiants débrouillards, voyageant de façon improvisée, sans sleepings ni steamers et sans viser les grandes têtes de chapitre du Baedeker, sachant faire leur miel d’un détail observé le long des routes s’emerveillant de la vie quotidienne d’une bourgade oubliée du Baloutchistan ou de l’Azerbaïdjan” Alain Dufour pour Nicolas Bouvier, l’Usage du Monde

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Bu çalışmada herhangi bir şekilde katılan herkese, Teşekkür ederim A tous ceux qui ont suivi de près ou de loin ce travail, Merci

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’objectif de ce mémoire est d’analyser un territoire en plein coeur d’Istanbul afin d’envisager et de comprendre le gecekondu [guédjékondou] comme un phénomène de fabrication de la ville. Mon intérêt pour cette problématique s’est développé lors d’un séjour à Istanbul, où il m’a été permis de découvrir l’immense richesse typologique que forme le gecekondu, un habitat de fortune turc construit dans l’illégalité. Depuis la fin des années 1940, le gecekondu, qui signifie littéralement “déposé la nuit”, est un logement précaire construit sans permis en un laps de temps très court sur un terrain n'appartenant pas au constructeur. Des groupes de ces habitats, formant aujourd’hui des quartiers, se sont implantés en périphérie de la ville mais sont depuis longtemps rattrapés par l’expansion rapide d’Istanbul. Démultipliée sur le territoire stambouliote, cette typologie particulière devient monnaie courante, un réel phénomène urbain. Aujourd’hui, cet habitat précaire est perçu comme une verrue par le gouvernement turc actuel. Istanbul, sous ses décors de cité merveilleuse, cache une série de transformations urbaines qui laissent des marques dans la ville. Au gré d’une politique néolibérale, la ville a subi un processus de modernisation avancée, éliminant peu à peu les gecekondular au profit des cités TOKI, les cités-dortoirs, construites en périphérie de la ville. Ces dernières représentent une alternative aux gecekondular que le gouvernement considère comme des ghettos et qui occupent une place considérable dans une ville où la pression spéculative et la densité sont importantes. Cette politique urbaine stambouliote est un sujet au coeur des débats actuels.

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Istanbul est une mégalopole qui, comme toute ville, se développe en strates, en couches historiques. C’est également une ville qui se détruit et se reconstruit sans cesse dans une densification extrême où le processus de désappropriation et de réappropriation est une réalité stambouliote. Ainsi, il apparait assez vite qu’au-delà du logement c’est la ville qui doit être repensée. Le phénomène du gecekondu que l’on rase du tissu urbain, ce phénomène d’évacuation de la population vers la périphérie de la ville, en vue de récupérer les terrains pour y construire des projets luxueux semble polémique. Après analyse, le gecekondu est un habitat dont les qualités et les ingéniosités spatiales méritent d’être reconnues. Les tissus urbains des quartiers de gecekondu forment des ensembles de ramifications et de réseaux capillaires où les droits de passage et droits d’usage se chevauchent et où les limites entre le public et le privé s’estompent. C’est en se promenant dans ces quartiers que l’on découvre que cet habitat évolue suivant une temporalité et une dynamique spécifiques à sa position relative dans la ville. Le gecekondu est une source infinie d’éléments de projet. Plus qu’une typologie, il s’agit surtout d’un phénomène possédant des capacités d’adaptation singulières.

Comment démontrer la valeur ajoutée du gecekondu? Comment révéler les potentialités d’une architecture méconnue porteuse des fondements d’une urbanité? Comment reconnaitre la diversité surprenante des systèmes de relations urbaines d’une architecture sans architectes?

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Pour répondre à ces questions, je souhaitai établir une base de données non exhaustive des qualités urbaines et architecturales que porte le gecekondu. J’étais convaincue que cet habitat de fortune représentait une production vernaculaire contemporaine de la ville et qu’il constituait une forme d’habitat plus riche que le TOKI qui lui, atteste d’un appauvrissement de la forme urbaine, de la sociabilité et du mode de fabrication de la ville précédente. Le mémoire repose sur la description analytique d’un quartier particulier à Istanbul: Kuştepe [Kouchtépé]. Pendant plusieurs mois, je tentai de mener à bien une analyse de terrain poussée afin de détenir suffisamment d’informations pour en déduire une logique urbaine et enfin, pouvoir présenter le gecekondu comme un “projet urbain en acte et en puissance”1. L’analyse fut développée à partir d’une recherche projectuelle par la description. Le travail s’appuie également sur des lectures référentielles et plus particulièrement sur le travail d’Ayşegül Cankat*, laquelle s’intéresse également à l’habitat spontané d’Istanbul en tant que production vernaculaire. Ce sont ces lectures théoriques et ces travaux qui m’ont permis d’orienter l’écriture et de documenter mes réflexions lors de mes premières approches du gecekondu.

1 Gecekondu: un projet en urbain en acte et en puissance, Aysegül Cankat, Urbanisme septembre-Octobre 2010 N°374 p 60-61

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*Aysegül Cankat est architecte, enseignante à l’Ecole d’Architecture de Grenoble et chercheuse au laboratoire “les Métiers de l’histoire de l’architecture, édifice, villes et territoire”.


** Bernard Rudofsky, architecte, est l’auteur de l’exposition très controversée Architecture without Architects au MOMA en 1964, dont la revue du même nom fut publié par la suite. Rudofsky questionne la place de l’architecture vernaculaire au sein du monde architectural en démontrant sa richesse artistique, fonctionnelle et culturelle.

La lecture du mémoire s’articule suivant une comparaison, une critique et une analyse de deux phénomènes urbains encore d’actualité: les cités TOKI et le gecekondu. Le premier phénomène, dont la planification actuelle se développe de manière fulgurante, témoigne d’un appauvrissement typologique par rapport au second phénomène, dont la production est aujourd’hui minoritaire. Nous analyserons dans un premier temps la modernisation rapide que subit Istanbul, il en résulte un appauvrissement typologique majeur du logement de masse. Nous démontrerons ensuite par l’analyse du quartier de Kuştepe la diversité des usages, des systèmes de relations à l’échelle urbaine et architecturale, des configurations spatiales, des typologies et de la morphologie du gecekondu. In fine, nous tenterons de faire résonner l’analyse de ce phénomène avec la production de la ville contemporaine. Par ce travail, j’ai souhaité d’une part, questionner le bon sens en architecture sur l’exemple de Bernard Rudofsky**, et d’autre part que l’exercice soit perçu comme une introduction à la mise en place d’un catalogue d’éléments architecturaux vernaculaires. Il s’agit davantage d’une méthode d’analyse transposable à d’autres cas de figures. Il est peut-être nécessaire de réfléchir au rôle de l’architecte dans la re-qualification des quartiers menacés par la spéculation foncière et immobilière en relation avec les besoins des habitants…

Ce mémoire doit être considéré comme partie d’un long processus de réflexion sur la ville d’aujourd’hui à partir de l’analyse d’un tissu urbain informel.

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Sommaire

I. Deux phénomènes urbains stambouliotes: les cités TOKI et le gecekondu A. Istanbul, histoire d’une mégalopole en expansion - Istanbul après guerre - Exode rural de masse - Logiques informelles - Réponse du gouvernement à l’urbanisme informel: les cités TOKI B. Le phénomène des gecekondular - Définition - Trois générations de gecekondu, propriété évolutive du phénomène - Verticalisation du gecekondu C. Dimension sociologique et politique du phénomène des gecekondular - Processus de ghettoïsation - Légalisation des propriétés - Expulsions forcées des populations D. Le phénomène des cités TOKI ou l’urbanisme contrôlé - Définition et problématiques - Dimension politique - Dimension urbaine - Dimension architecturale - Dimension sociale Conclusion Interview d’Yves Cabannes par Imre Balanlı, en 2009.

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II. Etude de Kuştepe, un quartier de gecekondu à Istanbul Transition: Pourquoi Kuştepe? A. Présentation du quartier de Kuştepe - Présentation du contexte géographique - Présentation du contexte social - Croissance urbaine de Kuştepe de 1946 à 2014 - Analyse de la topographie - Analyse du réseau viaire - Analyse du bâti et de l’affectation - Limites du quartier d’étude B.Configuration urbaine des rues de Kuştepe - Développement du fonctionnement particulier des rues - Adaptation des formes à leur contenu - Adaptation des formes à leur contexte - Adaptation interne des formes C. Dispositifs d’entrée selon le type d’habitat - Dispositifs d’entrée du Gecekondu - Dispositifs d’entrée du Gecekondu surhaussé - Dispositifs d’entrée de l’Apartkondu

Conclusion Repenser la ville aujourd’hui

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Chapitre I Deux phénomènes urbains stambouliotes : le gecekondu et les cités TOKI “Istanbul est l’étoile polaire qui guide les paysans et la tombe qui ensevelit leurs illusions” Colin Thubron Istanbul, Time-Life, Amsterdam, 1978

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A. Istanbul, histoire d’une mégalopole en expansion

A fin de comprendre et de saisir les enjeux actuels du logement populaire à Istanbul, il est

nécessaire de reprendre les grands chapitres de l’Histoire de la Turquie du XXème siècle. L’histoire du pays et plus particulièrement celle d’Istanbul nous intéresse à partir de la chute de l’empire Ottoman en 1923, lorsque Ankara est proclamée capitale de la nouvelle République Turque. Atatürk* souhaite affranchir une nation basée sur des traditions ottomanes pour se tourner vers un état moderne. Lorsque Istanbul perd son statut de capitale, sa population d’un million et demi d’habitants diminue de moitié: l’économie s’essouffle et de vastes zones urbaines se retrouvent délaissées. Istanbul connait une stagnation économique de 1923 à 1940. Le nouveau gouvernement en place qui cherche à positionner la Turquie sur le devant de la scène politique mondiale, abandonne une politique nationaliste conservatrice pour un nouveau programme politique libéral. Dans sa volonté de modernisation, le gouvernement met en place de nouvelles initiatives de restructuration urbaine des grandes villes. Les métropoles subissent une modernisation rapide et en 1936, l’urbaniste français Henri Prost est appelé pour dessiner l’aménagement d’Istanbul. La Turquie connait, par la suite, une période de croissance économique qui donnera naissance à une société de consommation. Il faut attendre la fin de la seconde guerre mondiale, pour qu’Istanbul redevienne un “pôle central attractif”. Suite à une mécanisation rapide de l’agriculture, les zones rurales de Turquie se vident petit à petit de leur population et les paysans se déplacent vers les villes pour y trouver du travail. Cet exode rural de masse, qui commence à la fin des années 1940, marque le début d’une industrialisation centrée sur les villes et le commencement d’une croissance urbaine qui ne cesse depuis lors.

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* Mustafa Kemal ou Atatürk le père des Turcs (1881-1938) fut le fondateur et premier président de la République de Turquie. Il instaurera la laïcité, le droit de vote aux femmes, et remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin. Il affichera une rupture avec le passé ottoman et occidentalisera le pays.


*Ici, l’emploi du mot informel évoque la spontanéité de l’action. Sa signification se rapproche de celle du mot anglais informal. On souhaite mettre en valeur le sens extralégal et l’absence de règles préétablies de l’action.

L’expansion rapide d’Istanbul est le résultat d’un déplacement de la population de 1945 à 1980 vers les villes. Celle-ci requiert un investissement dans les secteurs de l’industrie mais demande aussi des services pour répondre aux nouveaux demandeurs d’emplois. Il a donc été nécessaire de réaménager les infrastructures urbaines et d’investir dans le logement tout en respectant les nouveaux principes d’une république moderne. La population rurale se retrouve désorientée face à ce nouveau monde urbain. Ce monde, trop hostile pour ces nouveaux arrivants, ne leur permet pas de s’installer avec leurs animaux et leurs habitudes rurales. Sous les magnifiques décors de restructuration urbaine du gouvernement, se développe une ville informelle* qui répond aux actes d’adaptabilité des nouveaux citadins. L’informel devient une norme. La mise en place de logiques informelles s’étend dans bien des domaines de la vie urbaine: le travail (marchant ambulant), les transports (les minibus et taxis partagés, Dolmus), la musique (arabesque), la construction (yap-satçilik), etc. Cette solution apporte le degré d’autonomie dont les habitants ont besoin. Ce procédé de gestion informelle aura un impact sur la construction de la mégapole. A partir de 1980, l’Etat commence à régulariser ces quartiers afin de gérer la question du logement et lance une série de grandes opérations de transformation urbaine: c’est l’émergence des cités TOKI. Nous développerons ce phénomène dans la suite de l’exercice.

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L’exode rural de masse a laissé une trace dans l’architecture urbaine turque. Istanbul et d’autres grandes villes sont sujettes à l’apparition soudaine de ces quartiers informels dans leur tissu urbain. Les villes ne sont pas en mesure de subvenir aux demandes massives de logements induites par un nombre important de nouveaux arrivants : « Sur le plan de la morphologie urbaine et sociale, c’est le début d’une croissance urbaine protéiforme et clivée : la formation de secteurs d’habitat spontané, les gecekondu, et d’enclaves où les couches aisées sont sur-représentées. »1 Tandis que les classes aisées jouissent d’une ville moderne suréquipée en infrastructures, la situation des minorités se détériore. La maitrise de la croissance de la ville échappera au gouvernement de 1950 laissant pour compte plus d’un quart de la population d’Istanbul qui devra s’installer dans des habitations de fortune. Les gecekondular émergent et occupent la périphérie d’Istanbul. 

1 Une approche historique et socio-spatiale, Murat Güvenç, Revue Urbanisme n°374 p.47, Septembre-Octobre 2010

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figure 3

Istanbul, 1975

Istanbul, 2011 Expansion urbaine d’Istanbul N

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4

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20 km


figure 4

Quartier de Gecekondu de première génération à Sultangazi

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B. Phénomène des gecekondular Pour écrire ce sous-chapitre, nous nous sommes principalement basés sur les lectures de Pinon et Borie* et celles de Jean François Pérouse**.

* Pierre Pinon et Alain Borie sont historiens et architectes, en 2010 ils visitent Istanbul et écrivent un ouvrage dans la suite de la collection Portrait de Ville

** Jean- François Pérouse est professeur de géographie à l’université de Toulouse-Le-Mirail et Galatasaray, maître de conférences à l’Université Toulouse II, et depuis septembre 2012 est le directeur de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes à Istanbul.

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stanbul, soumise à un processus de modernisation avancée génère un phénomène de fabrication de la ville: les gecekondular. L’expression gecekondu, désigne un habitat précaire construit illégalement en un temps très court sur un terrain n'appartenant pas au constructeur. Par extension, le terme désigne également un quartier entier composé de ce type de logement. Afin de comprendre la valeur architecturale du gecekondu il importe de souligner, que les habitations illégales en Turquie ne peuvent pas être qualifiées comme des bidonvilles au même titre que les favelas de Rio ou les villas de Buenos Aires. Comme le précisent Pinon et Borie dans leur analyse de l’urbanisation incontrôlée à Istanbul : “En Turquie, l’habitat illégal ne produit pas réellement des bidonvilles comme dans beaucoup de cités du tiers-monde, mais des gecekondu, des maisons.1” On découvre un processus de construction qui se démarque de l’habitation clandestine habituelle. Le terme gecekondu est utilisé pour définir un type architectural particulier. Par abus de langage, il est aussi utilisé pour faire référence à une pauvreté et à des activités illégales. Nous nous focaliserons sur la définition architecturale, typologique et morphologique du terme. Le principe de construction de ces habitats précaires est simple: une première pièce, quatre murs et un toit construits en une nuit permettant à une famille de s’installer sans être surprise par les autorités. Plus tard, lorsque celle-ci, aura amassé suffisamment d’argent, la maison pourra s’agrandir en conséquence. Bien souvent, les gecekondular se développent sur des terrains escarpés, près des réservoirs d’eau ou à proximité des grands axes de circulation, ce qui dénote pour cet habitat une grande capacité d’adaptation au territoire. 1 Portrait de ville Istanbul, Alain Borie, Pierre Pinon, cité de l’architecture et du patrimoine/ IFA, 2010

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Le gecekondu est un habitat intrinsèquement évolutif. Afin de mieux caractériser son évolution, on lui recense trois générations: le gecekondu bas, le gecekondu surhaussé d’un ou deux étages et celui qui s’élève à plus de cinq étages. Le gecekondu originel, construit entre 1940 et 1960, soit celui de première génération* représente une petite bicoque de plain-pied entourée d’un potager ou d’un verger, pérennisant l’esprit rural turc en milieu urbain. Les nouveaux arrivants cherchent à recréer un environnement rural perdu dans un environnement urbain nouveau. Certaines de ces habitations basses de première génération sont encore visibles en périphérie d’Istanbul. A partir des années 1970, en raison d’un surplus de population, les habitants des gecekondular, surhaussent d’un ou deux étages leurs logements. Que ce soit la famille qui croît, la venue de locataires potentiels ou tout simplement un besoin d’espace, ce sont assez de raisons pour étendre l’habitation en hauteur. C’est le gecekondu de deuxième génération. Depuis les années 1980, le processus de développement urbanistique horizontal des gecekondular est révolu, autrement dit “l’étape de la primoconstruction, basse et sommaire ”2 n’est plus d’actualité. On assiste désormais à un développement vertical des gecekondular.

Faute de place, il est nécessaire de densifier.

2 Les tribulations du terme gecekondu, Jean François Pérouse, European Journal of Turkish Studies (EJTS), 2004 p 11-18

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* Jean François Pérouse évoque le “ degré zéro du gecekondu architectural”


figure 5

Gecekondu de première génération à Sultangazi

Gecekondu de deuxième génération à Kuştepe

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figure 6

Apartkondu à Kuştepe

Ensemble de gecekondu à Kuştepe

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L’habitat originel est finalement rasé par ses propres habitants pour être remplacé par un bâti plus dense. C’est le principe de verticalisation soit la création du gecekondu de troisième génération. Cependant J-F. Pérouse, souligne que le terme de “verticalisation” désigne tout autant “la construction immédiate d’un habitat en hauteur”3, n’impliquant pas automatiquement le “remplacement d’un bâti peu dense par un bâti plus dense”4. Il souligne aussi que “c’est là que réside le changement par rapport aux pratiques prévalant jusquelà”5. Ces gecekondular de construction alors précaire se consolident, et perdent leurs caractères originels de maison à type rural, ils sont légalisés et les conditions de raccordement aux réseaux de base s’améliorent. Ces éléments perdent même leur définition originelles du point de vue morphologique et architectural. On les surnomme désormais les apartkondular. Dès lors, on assiste à un appauvrissement typologique du logement clandestin. Parallèlement au processus de verticalisation, le gecekondu architectural tend à disparaitre pour laisser place à “ une construction généralisée et banalisée d’immeubles jointifs en béton à peu près alignés sur un terrain acquis par les occupants”6: ce que l’on nomme les apartman. Nombre de ces gecekondular se sont solidifiés, se sont assainis, ont évolué, et pour beaucoup se sont densifiés, ils construisent aujourd’hui la ville ordinaire. Pinon et Borie précisent que ce phénomène est “un processus universel de fabrication de la ville en dehors de toute planification par densification à partir d’un habitat individuel”7. Istanbul se démarque de ce processus universel par un processus particulier, fulgurant, dû à un afflux massif de migrants, qui en temps normal prendrait des siècles à se mettre en place. 3 Jean François Pérouse, op. cit. p 11 4 Jean François Pérouse, op. cit. p 15 5 Jean François Pérouse, op. cit. p 15 6 Jean François Pérouse, op. cit. p 17 7 Alain Borie et Pierre Pinon, op. cit. p 53 25


Istanbul s’étend, mangeant les espaces verts des alentours, et les nouveaux citadins deviennent acteurs de la densification de la mégapole. Pinon et Borie, dans leur analyse sur la ville d’Istanbul, décrivent ce phénomène: “l’habitat clandestin a été le moteur principal d’urbanisation et de densification de la périphérie d’Istanbul […] Pour peu qu’on lui laisse le temps, l’urbanisme illégal finit par former spontanément des ensembles cohérents: par le jeu de la densification, on obtient un tissu homogène et continu d’immeubles mitoyens avec des rues clairement tracées et bien délimitées, des boutiques en pied d’immeubles, des places et des squares comme dans n’importe quelle ville.”8 J-F. Pérouse, conclut qu’aujourd’hui “ il faut admettre que les gecekondular ne constituent plus la majorité des logements.”9 Selon un rapport de la Chambre des Urbanistes d’Istanbul, de 1947 à aujourd’hui, on recense plus de 1 275 000 gecekondular construits. Ces habitations de fortune abriteraient entre deux et quatre millions de stambouliotes, ce qui représente 15 % de la population d’Istanbul. Aujourd’hui le nombre de gecekondu construits augmenterait de 10% tous les ans.10On peut observer une nette diminution du nombre de constructions du gecekondu “villageois”. Celui ci, qui se trouvait il y a quelques années en pleine ville, n’est visible qu’en dehors de la ville, situé souvent loin en périphérie, le long des grands axes autoroutiers. Actuellement la production de ce type de gecekondu est très faible en comparaison avec la production d’apartkondu en plein coeur d’Istanbul. En conséquence, ce que représente le gecekondu architectural et l’idéalisation que s’en font les habitants n’est plus qu’un vestige, un élément architectural appartenant au passé. 8 Alain Borie et Pierre Pinon, op. cit. p 53 9 Jean François Pérouse, op. cit. p 17 10 Marie Tixeire, Bilan critique des politiques de logement social à Istanbul, études sur « Habitat et Politiques d’Aménagement », Observatoire Urbain d’Istanbul et Université de Toulouse Le Mirail, Janvier 2003 26


Définition du terme apartkondu par Jean François Pérouse: Mot à mot, par analogie avec les gecekondu, "immeuble posé" (la nuit) ; ce qui est un peu forcé. La construction d’un apartkondu nécessitant à l’évidence plus d’une nuit. On est donc bien dans l’extension de sens. L’apartkondu, immeuble non réglementaire dans ses modalités de construction, mais édifié sur un terrain appartenant au constructeur, témoigne d'une tendance à la densification immédiate du bâti illégal de bas de gamme. Le mode de construction dominant, actuel, est en effet devenu l'auto-construction d'un immeuble - avec recours éventuel à un contremaître (kalfa) pour certaines opérations délicates nécessitant un savoir-faire technique spécial- sur un terrain légalement acquis et avec permis de construction délivré par les autorités compétentes.11

11 Jean François Pérouse, op. cit. p 17

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figure 7

Arnavutköy

Sultangazi Ayazma

Ikitelli Esenyurt Bakırköy

Régions Urbanisées Régions Urbanisées Quartiers de gecekondu

Boisées ZonesRégions de gecekondu Aéroports

Régions Boisées Bosphore Autoroutes Urbaines

Aéroports Bosphore

Quartiers de gecekondu à Istanbul N

0

Autoroutes Urbaines 2

4

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8

10 km

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Resitpaşa

ultangazi Maslak

Kuştepe Kuruçesme Beşiktaş Umraniye

Fikirtepe Sultanbeyli

Tuzla

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C. Dimension sociologique et politique du phénomène des gecekondular

S

ociologiquement, les quartiers de gecekondu évoquent la ségrégation urbaine, l’exclusion sociale, la pauvreté urbaine, un processus de ghettoïsation et participent à l’émergence d’une population en crise d’identité. Des migrants de l’est de la Turquie: depuis la mer Noire, vers les pays montagneux, en passant par les frontières Iraniennes et Syriennes, représentent des minorités venant se retrouver en ville et forment des communautés politiquement vulnérables. Méprisés par la population urbaine, ces human settlements* évoquent un danger, une crainte, une verrue dans le paysage. Politiquement, le gecekondu est aussi sujet à caution, un terme tabou pour la ville, une tache à cacher, une expansion incontrôlable. Souvent, il a été question de raser des quartiers entiers d’habitations clandestines, comme récemment ce fut le cas pour le quartier de Fikirtepe** situé au sud-est d’Istanbul. Après l’installation en 1950 d’un nouveau gouvernement libéral, les ghettos implantés en périphérie des grandes agglomérations questionnent l’urbanisme des villes et la gestion du logement. ““Gerhard Kessler, professeur d'économie à l'Université d'Istanbul, arrive avec des savants calculs à la conclusion qu'avec 3000 logements par an, à construire par la municipalité, à l'an 2 000, c'est-à-dire au début du XXIe siècle, Istanbul sera une ville s'élevant sur des anciens et nouveaux espaces, où 800 000 hommes heureux habiteront des logements hygiéniques, dans des petites maisons munies de leurs jardins privatifs, et leurs enfants joueront joyeusement dans des grands espaces de jeux dont les quartiers nouveaux seront abondamment pourvus". Cette prévision qui se trompe de quelque dix millions de personnes, montre que la croissance zéro restait encore à cette date une obsession malgré le démenti cinglant des faits.”1 1 Stéphane Yerasimos “Urbanistes sans urbanisme: le cas de la Turquie” Dans Culutures et milieux urbanistiques dans le sud de la Méditerranée, vol. 2, rapport du Laboratoire TMU, Université de Paris-VIII, janvier 2004 p 34-35 30

*Human settlements: Etablissement humain, est une entité territoriale de taille indéfinie incluant au minimum un site d’habitation permanent ou temporaire d’une même communauté. ** Fikirtepe fut l’objet de grandes polémiques en 2014. Ce quartier de gecekondu situé sur la rive asiatique d’Istanbul, vient d’être rasé afin d’y construire des logements de luxes. Plus de 4000 logements furent détruits. Les habitants ont accepté de vendre leurs logements en échange d’un appartement dans les nouveaux immeubles luxueux prévus sur le site de Fikirtepe…


C’est alors que dans les années 1980, lorsque l’Etat cherche à mobiliser des votes préélectoraux, les politiciens jouent sur la promesse d’amnisties et la légalisation de propriétés foncières. Le gouvernement d’une part octroie des titres de propriété et d’autre part s’acharne à détruire les habitations construites sans permis. Entre 1983 et 1987 plus de quatre lois d’amnisties sont votées. Promesses tenues ou non, le phénomène engendre une peur d’expulsion imminente des quartiers illégaux et paradoxalement encourage le rêve de l’auto-construction sur un terrain qui peut leur appartenir un jour. Une résistance des habitants se met en place pour gagner du temps sur les démolitions et pour distribuer des pots-de-vin aux maires, “quitte à reconstruire après chaque démolition, jusqu'à l'obtention du titre de propriété”2. Lorsque les tapu, soit les titres de propriété, sont acquis, la sécurité de détenir le terrain n’est plus en jeu et la spéculation immobilière entraîne une densification des habitats, une verticalisation en apartkondu rapide. Les habitants des gecekondular subissent une forte pression immobilière et sont victimes d'une économie néo-libérale. De nouvelles constructions se propagent de manière spectaculaire de part et d’autre de la périphérie d’Istanbul. Et si par chance, un quartier entier de gecekondu situé en plein centre d’une planification venait à disparaitre, cela serait une opportunité pour le gouvernement pour y construire de nouveaux projets luxueux. Le cas de Fikirtepe illustre parfaitement cette méthode de transformation urbaine. Sans aucune concertation publique, l’Etat fait régulièrement tabula rasa de ces quartiers informels pour laisser place à la rente urbaine.

2 Stéphane Yerasimos, op. cit p 34-35

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Tout comme la Chine ou le Brésil, la Turquie cherche à marcher aux cotés des “Grands” et se lance dans une course architecturale moderniste. En parallèle des lois d’amnisties dans les années 1980, le gouvernement met en place un programme de relogement en réponse aux problèmes des quartiers de gecekondu. On promet alors aux habitants de ces quartiers clandestins, une vie meilleure dans un nouvel appartement situé en périphérie de la ville. Ce programme fait l’objet de nombreuses controverses du fait de l’application de méthodes drastiques de relogement et de construction en masse d’habitations génériques et peu soucieuses de leurs impacts. Pinon et Borie, s’inquiètent des conséquences que peuvent avoir une telle expansion de logements sociaux: “ Ce qui frappe le plus un oeil occidental est surtout l’obsédante répétition de la même tour ou du même pavillon à des dizaines d’exemplaires, à l’intérieur d’une même opération. Toutes ces architectures sont incapables de constituer des rues ou des espaces publics, ceux-ci étant toujours réduits à leur fonction élémentaire de circulation. ”3 Nous pouvons dès lors nous questionner sur le droit à la ville et à l’urbanité de ses populations que l’on évacue vers des villes dortoirs, puisque l’habitat ne peut, à lui seul, constituer la ville. La construction de nouvelles cités en périphérie d’Istanbul que l’on sait absentes de toute identité sociale et culturelle isolent les populations et augmentent la ségrégation urbaine.

3 Borie et Pinon, op. cit p 53

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Aujourd’hui il existe un marché immobilier du gecekondu: les habitats ne sont pas nécessairement habités par ceux qui les ont construits. Il est possible d’acheter, de vendre ou de louer son logement. Tout comme il est possible d’acheter ou de vendre une parcelle sur laquelle se trouve un gecekondu destiné à disparaitre. De toute évidence on peut comprendre qu’il existe un grand réseau de “trafic” de gecekondu géré par une mafia. Jean François Pérouse présente dans l’un de ses articles un exemple de gestion immobilière du gecekondu: “ On peut citer deux exemples issus du quartier d'Ellinci Yıl à Gaziosmanpaşa : celui d'un "agent immobilier " de Sivas (installé au pied de son immeuble), qui a acheté sa parcelle en 1986, puis a fait construire d'abord un immeuble de trois étages, auxquels il a ajouté deux autres en 1991. Ou celui d'un paysan d'Erzurum, qui a aussi acheté – à un particulier – sa parcelle officiellement constructible, en 1986, puis a fait construire un immeuble de 3 étages, achevé en 1991, avec l'aide financière d'un frère travaillant en France depuis fin 1988.” 4

4 Jean François Pérouse, op. cit p 17

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figure 8

Arnavutköy

Sultangazi Ayazma

Ikitelli Esenyurt Bakırköy

Régions évacuées ou en

cours d’évacuations ou forcées Régions évacuées en Régions Urbanisées forcées cours d’ évacuations Quartiers de gecekondu

Régions Urbanisées Régions Boisées Aéroports

Quartiers de gecekondu Bosphore Autoroutes Urbaines

Régions Boisées Aéroports

Evacuations forcées à Istanbul N

0

Bosphore 2 4

6

Autoroutes Urbaines

8

10 km

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Resitpaşa

ltangazi Maslak

Kuştepe Kuruçesme Beşiktaş Umraniye

Fikirtepe Sultanbeyli

Tuzla

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figure 9

Gecekondu dÊtruits après le passage des bulldozers à Fikirtepe, Mars 2014

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figure 10

Resistance des habitants pour leur gecekondu et leur mosquĂŠe Ă Fikirtepe, Mars 2014

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figure 11

Kayaşehir, cité TOKI

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D. Le phénomène TOKI ou l’urbanisme contrôlé Ce sous chapitre est écrit principalement sur bases des lectures de Françoise Navez Bouchanine, chercheuse spécialisée sur la société marocaine et ses modes d’habiter, d’Henri Lefebvre, sociologue et D’Erman Tahire, professeur de sciences politiques à l’Université Bilkent à Ankara.

Définition et Problématique

T

OKI, Toplu Konut Idaresi, est une institution gouvernementale créé en 1984 dont le but est de fournir en logement les populations les plus défavorisées. L’Administration du Logement Social dont le leitmotiv est la construction d’une Turquie meilleure, développe des ensembles de logement de masse dans les périphéries des villes à travers le pays. “We are building future cities for the future of Turkey, adequate shelter for all liveable environment”1.

* UNHabitat, United Nations Human Settlements Programme, est une agence de l’ONU crée en 1978 dont le but et de promouvoir le développement durable des villes afin de fournir un abri pour tous.

En 1994, TOKI reçoit le Scroll of Honor décerné par UNHabitat*, pour avoir accordé plus de 100 000 crédits bancaires pour le logement à des familles à bas revenus. Aujourd’hui cette institution gouvernementale fait l’objet de nombreuses controverse. Le documentaire Ekumenopolis2 illustre parfaitement l’application de méthodes peu orthodoxes pour le relogement et la construction en masse d’habitation. Quels sont les enjeux politiques, urbanistiques, architecturaux et sociologiques des cités TOKI? Quels impacts ont-elles sur les populations qui y vivent?

1 TOKI, Turkish Housing Development Administration, www.toki.gov.tr 2 Ekümenopolis, Ucun Olmayan Şehir, réalisé par Azem Imre, sortie en Turquie en 2012 39


TOKI: Dimension Politique

E

n 1984 TOKI est crée dans le but de limiter l’extension de l’urbanisme informel et subvenir aux demandes de logement en Turquie. Cette même année est votée la “loi du logement social” qui prévoit la création d’un “fonds du logement social” afin de venir financièrement en aide aux entreprises de construction privées.3 Entre 1984 et 2001 TOKI parvient à distribuer des crédits bancaires à bas coût à plus de 950 000 habitations et construit plus de 45 000 unités de logements. Après la crise économique de 2001, “le fonds du logement social” est aboli. En 2002, lorsque le parti politique de droite AKP montait au pouvoir, l’application d’une politique néolibérale eut des conséquences radicales sur la logistique de TOKI. AKP souhaite relancer l’économie du pays et mise sur la capacité du marché de l’immobilier à être en lien avec d’autres secteurs économiques. TOKI devient l’institution immobilière la plus puissante du pays. Grace à de nouvelles réformes votées en 2008 par le gouvernement, TOKI a désormais le droit de contrôle sur la vente de nombreuses zones urbaines dont l’Etat serait propriétaire. Il peut créer des filiales de construction avec des entreprises privées. L’institution gouvernementale peut construire du logement sur des terres publiques par le biais de filiales privées afin de générer des recettes pour la construction de logement public. TOKI s’étend à la vente de ses hypothèques à des courtages d’hypothèques privées.

3 Marie Tixeire, op. cit

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Enfin, il peut effectuer des projets de transformation sur les gecekondular ainsi que des projets de rénovation urbaine.4 Le danger de ces nouvelles réformes est que TOKI peut intervenir directement et sans concertations pour éliminer toutes les zones urbaines pauvres jugées insalubres, par le biais de projets de transformation urbaine. En d’autres termes, TOKI est une agence gouvernementale, publique, qui agit tel un promoteur immobilier privé. Il utilise l’autorité et les fonds publics pour placer des investissements qui profiteront à l’Etat ou à une entreprise privée et non pour rendre accessible le logement aux classes les plus défavorisées. Depuis 2002, à travers la Turquie, 354 633 unités de logements ont été construites par TOKI, 414 écoles, 42 hôpitaux, 268 mosquées et 331 centres commerciaux. A Istanbul plus de 71 126 unités de logements furent construites dont la moitié ne sont accessibles qu’aux classes aisées.

4 Istanbul—Living in Voluntary and Involuntary Exclusion, Diwan publications, 2008

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figure 12

Kayaşehir Boğazköy Evleri

Altınşehir

Beylikdüzü Ataköy

Régions Urbanisées Cités Sociales TOKI Régions Boisées Aéroports Bosphore Autoroutes Urbaines

Les cités sociales TOKI à Istanbul N

0

2

4

6

8

10 km

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Ataşehir

Maltepe

43

Kartal

Çamlık


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TOKI: Dimension Urbaine

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OKI produit des unités d’habitation, toutes identiques, construites en périphérie de la ville, bien souvent uniquement accessible en minibus après deux heures de métro. Elles souffrent d’un manque de considération du contexte urbain et représentent des espaces urbains génériques. Tel un projet que l’on vient répéter à différents lieux, les ensembles de tours TOKI sont peu soucieux de leur environnement et créent une entité à part, loin de la ville. Cette répétition de bâtiments identiques constitue un appauvrissement de la conception urbaine des nouvelles cités construites. Bernard Hamburger* souligne justement le simplisme formel des nouvelles cités: “Le tissu urbain qu’on nous propose aurait cette même uniformité, cette absence de différenciation qui caractérisent les grands ensembles.” 5 Les “villes sous cellophane”6 suivent les principes clairs édités par la Charte d’Athènes et par le mouvement moderne. L’organisation spatiale des nouvelles cités TOKI prône la séparation des fonctions, le zonage et le rejet de la ville traditionnelle. La production en série de la ville et le découpage identique des bâtiments génèrent une grande monotonie typologique péri-urbaine et architecturale. Cette répétition est appliquée à tout type de paysage pour tout type de population. Issues d’un urbanisme autoritaire, les villes TOKI ne s’intéressent pas aux caractères de la vie urbaine: elles ne représentent plus que des villes purement fonctionnelles, compactes, économes en espace et énergie où l’automobile est reine. La forte densité de ces cités nécessite que les bâtiments s’élèvent à plus de douze étages, et ainsi ont une emprise minimum au sol. Il en résulte une abondance d’espaces libres, à l’usage indéfini aux pieds des unités de logements.

5 Bernard Hamburger, Industrie et Utopie, Architecture d’Aujourd’hui n°148, Février-Mars 1970 p 13 6 Bernard Hamburger, op. cit. p 13

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*Bernard Hamburger (1940-1982) est un architecte français et frère de Michel Berger!


Il n’existe pas de places, pas de jardins, pas de potagers, pas de terrains de jeux, pas d’espaces appropriables. Mais alors quel est l’usage du sol? … Chaque cité est dotée de nouveaux équipements tel qu’une mosquée, un centre commercial et une ou plusieurs écoles selon la taille de la ville. Cependant aucun espace extérieur n’est prévu pour toutes les activités pratiquées habituellement par les populations dont on a bousculé les moeurs et la culture. Au contraire, dans les gecekondular, les espaces extérieurs tels que la rue, le balcon, le palier, le trottoir sont des espaces d’échanges, de partages et de rencontres, ce sont des lieux de vie. “Les lieux de proximité sont des espaces-ressources pour les pratiques résidentielles comme les activités productives imbriquées dans les habitations”.7 Bien souvent les tours sont dispersées, telles des dès jetés sur des taches de verdure neuves. De petits chemins sont clairement délimités pour accéder à son logement, pas question de traverser l’herbe. Celle-ci est on ne peut plus verte, pourtant la sécheresse ne semble pas avoir de pitié pour les champs environnants. Quelques jeunes arbres sont plantés aléatoirement dans la pelouse, il faudra certainement attendre dix ans pour les voir enfin fleurir. Entre les bâtiments circulent des minibus qui gèrent la connexion avec la mégapole. “ Toutes ces architectures sont incapables de constituer des rues ou des espaces publics, ceux-ci étant toujours réduits à leur fonction élémentaire de circulation”8. Ces nouvelles cités détruisent la rue et son principe de fondement de la sociabilité. La rue n’est plus qu’une voie de passage automobile.

7 Agnès Deboulet, Restructurer L’habitat précaire récits de meilleures pratiques, espaces et sociétés, Eres, cairn.info 2007 8 Henri Lefebvre, Du rural à l’urbain, Etho-sociologie, Anthropos 2001 p 191 47


A ce propos Henri Lefebvre défend l’utilité de la rue par sa capacité sociale: “ La rue arrache les gens à l’isolement et à l’insociabilité, elle est le théâtre spontané, le terrain de jeux sans règles, lieux de rencontres et de sollicitations multiples”9. La rue est un élément indispensable à la production de la ville: sa dimension sociale permet une dynamique de quartier et forge la communauté. Elle est le pilier de la fabrique de la ville. “L’urbanisme nouveau doit reconstituer la rue dans l’intégralité de ses fonctions et aussi dans son caractère transfonctionnel”10. Les cités TOKI évincent tout type d’interaction potentielle entre les habitants, les tours sont éloignées les unes des l’autres. Chaque tour est reliée à l’axe de communication principal par un carré de verdure et un parking. Il est clair qu’il n’existe aucune qualité dans l’espace urbain, ce qui renforce l’idée d’un anonymat et d’une homogénéité totale. L’idée de quartier n’existe plus. Dans les gecekondular, il est fréquent de retrouver une organisation de vie culturelle différente selon les rues ou selon un rayon de maisons regroupant une même famille, formant ainsi un quartier. Chaque rue, chaque coin, chaque bloc de maison possède une identité propre, définissable par les us et coutumes de la population locale. Le quartier, tout comme la rue, est une continuité, un prolongement de l’espace domestique vers l’extérieur. Il est un outil de repère dans le labyrinthe qu’est le tissu des gecekondular: un élément identitaire créateur de liens sociaux pour ces populations déracinées.

9 Henri Lefebvre, op. cit, p192 10 Henri Lefebvre, op. cit, p192

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“Le quartier, ainsi organisé par les forces sociales qui ont modelé la ville et orienté son développement, peut résister longtemps après que l’échelon du quartier se détériore au cours de la croissance urbaine qui le déborde et devant les problèmes beaucoup plus vastes que pose la pratique sociale.”11 Dans les cités TOKI tous les espaces nécessaires aux interactions sociales sont négligés, comme dirait Henri Lefebvre ces cités détruisent “l’élément ludique inhérent à la vie sociale spontanée”12. Malgré la planification d’aires de jeux, celles-ci ne suffisent pas pour répondre aux pratiques sociales communes. Lefebvre surenchérit la parabole du jeu et questionne le rôle du planificateur: “Les constructeurs n’ont pas vu les fonctions du jeu, encore moins sa réalité et sa validité transfonctionnelle. Quand ils en tiennent compte, et qu’ils font entrer dans le plan masse des terrains de jeux, ils localisent dans l’espace et le temps l’élément ludique. De ce fait il ont révélé que le jeu surgit partout, spontanément, normalement: dans la rue, dans les échanges économiques, conversations… Cet élément ludique suppose la surprise, l’imprévu, l’information. C’est lui qui donne le sens de la rue parce qu’il le fait”13

11 Henri Lefebvre, op. cit, p212 12 Henri Lefebvre, op. cit, p212 13 Henri Lefebvre, op.cit, p192

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figure 14

Kayaşehir en 1982

Kayaşehir, cité TOKI en 2014

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figure 15

Kayaşehir en 1982

Kayaşehir, cité TOKI en 2014

N

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0

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10m


TOKI: Dimension Architecturale

L e gecekondu, intrinsèquement évolutif, montre une grande flexibilité architecturale. Lorsque

les populations des gecekondular sont expulsées et relogées dans les TOKI, elles se retrouvent confinées dans un espace prédéfini au plan rigide, dépassant rarement une surface habitable supérieure à 70 m2. L’espace domestique est limité par le principe de construction appliqué. “Tunnel Formwork”, est un méthode de construction en béton constituée d’une structure poteaux/poutre suivit d’un remplissage en brique. Elle permet de monter une unité en un temps record de façon très économique. Les habitants perdent la possibilité d’une appropriation multiforme de leur logement: les possibilités d’extensions, de débordement n’y sont pas envisageables. Vivre avec une famille nucléaire dans un espace confiné et déterminé devient difficile, la question de la promiscuité est alors en jeu. Le logement en est réduit aux normes supposées d’un ménage moyen universel. Pourtant, il est essentiel de prendre en compte l’importance de la culture dans l’habitat et sa flexibilité. Ces familles peinent à s’adapter à leur nouvel environnement. Par ailleurs, l’évolution constante des usages et des fonctions dans l’habitat est une réalité ancrée dans la vie quotidienne. L’habitat turc n’y échappe pas. Ceci montre clairement un appauvrissement typologique architectural du logement. Il y a, dans ces unités d’habitations, une sorte de nostalgie de la maison individuelle… Les tours TOKI s’apparentent sensiblement à une maison pavillonnaire occidentale que l’on a soudainement extrudé du sol. Les bâtiments reprennent les codes de l’architecture pavillonnaire: un toit en tuile à deux ou quatre pentes, des cheminées, un crépi blanc ou légèrement coloré en façade et chaque habitation est isolée de la voisine, bien centrée sur un terrain délimité.

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figure 16

y d

d

m

a

d

d g

Plan type d’une unité TOKI

m g a y d

Merdiven/ Escaliers Giris/ Entrée Asansör/ Ascenseurs Yangin Merdiven/ Escaliers de secours Daire/ Appartements 53


figure 17

s

m

o o

Plan type A d’un appartement TOKI

s

o

m

o o Plan type B d’un appartement TOKI

m o s

Mutfak/ Cuisine Oda/ Chambre Salon

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*Kayaşehir: l’expansion d’une ville qui n’en finit pas. Programme prévu: accueillir plus d’1.5 million d’habitant, y construire le plus grand Health City d’Europe avec plus de 8 hôpitaux, et intégrer un Bio-city centre de recherche pour scientifiques. Aujourd’hui la ville accueille 60 000 personnes…

* Centres commerciaux en turc…

Ce qui est assez amusant dans les cités TOKI est l’emploi de couleur pastel sur les façades des unités d’habitation: chaque ensemble de tours possède une couleur spécifique à sa typologie. (L’ensemble des habitations à Kayaşehir * sont reconnaissables par l’emploi de la couleur jaune safran sur la moitié basse de leurs façades). Les relations avec l’extérieur et l’accessibilité à un jardin ne semble pas être un des points d’intérêts dans la conception des cités TOKI. Le caractère rural indéniable des gecekondular est abandonné au profit de grands espaces verts entretenus mais inapropriables. Malgrè la précarité des habitats auto-construits, ceux-ci permettaient l’articulation de terrasses et balcons. Ces derniers disparaissent dans les tours de logements afin de suivre une logique de rendement efficace de l’espace. Dans le gecekondu, lorsque le propriétaire a les moyens et la place, celui-ci peut ouvrir une entreprise, un magasin, une épicerie, de quoi lui assurer un nouveau revenu. Ces espaces de mixité programmatique permettent aux habitants de se retrouver et ainsi de participer à une vie de quartier active. Il est évident que cette vie de quartier n’existe plus lorsque tous les commerces sont rassemblés en un même lieu, sous un même toit, ce qui est le cas dans les merkezler* des cités TOKI. Bien souvent la relocalisation d’une famille s’accompagne de la perte de toutes les fonctions supplémentaires agglomérées à l‘habitat notamment le commerce.

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TOKI: Dimension Sociologique

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orsqu’un tiers s’aventure dans les quartiers de gecekondu, l’habitant est généralement méfiant. Certains par curiosité s’approchent petit à petit et partagent les difficultés d’habiter dans les gecekondular. Y vivre n’est pas tout rose, mais la communauté apporte un soutien aux familles qui se retrouvent dans cette isolement. Les rues ne sont pas assez larges pour y passer en voiture, les logements s’entassent les uns sur les autres, les rues deviennent des égouts à ciel ouvert, les raccords à l’électricité sont toujours un peu fragiles. L’envie d’un logement lumineux, raccordé légalement à l’électricité et à l’eau, devant lequel on peut garer sa voiture est un grand rêve pour beaucoup d’habitants des gecekondular. Cependant, le changement est tellement radical, que leurs habitudes et vie communautaire en sont chamboulées. “L’accès à un habitat salubre est en effet perçu positivement s’il permet de sortir de la promiscuité familiale et résidentielle, c’est à dire d’accéder à des conditions de logement jugées supérieures. La critique principale envers le logement renvoie donc à sa taille, lorsque celle-ci est perçue comme insuffisante pour acquérir l’autonomie souhaitée de la famille conjugale au sein du voisinage, ou parce qu’elle apparait trop petite au vu du nombre de personnes dans le ménage.14” Françoise Navez-Bouchanine s’intéresse aux cas de relogement des marocains vivant dans des bidonvilles vers une nouvelle cité, à l’extérieur de Casablanca. La situation ici est comparable. La critique principale est la conception fonctionnaliste du logement dans les grands ensembles. La flexibilité de l’habitat est une réalité importante pour ces populations immigrées. Les familles intergénérationnelles sont incapables de vivre en communauté dans un espace où la flexibilité est à un degré zéro. 14 Françoise Navez-Bouchanine, Effets sociaux des politiques urbaines, l’entre-deux des politiques institutionnelles et des dynamiques sociales, éditions Karthala,2012 p 125

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Par ailleurs, les habitants se plaignent du manque d’urbanité de ces nouvelles cités. Celles-ci les éloignent du centre, infligeant des coûts de transport plus élevés, elles n’offrent que très peu d’équipements publics ce qui dénote un manque de considération pour l’interaction sociale. Vivre dans les grands ensembles s’accompagne d’une perte de qualités urbaines, ces populations voient leur vie citadine menacée. Cette perte d’urbanité symbolise une rupture avec leurs ancrages locaux. Ils ont construit le quartier de leur propre mains, un attachement au lieu se développe au fil des années. Mariages, décès, naissances et enfances passées dans ces quartiers auto-construits participent à la création d’une identité forte du lieu. Toutes ces pratiques quotidiennes sont l’essence d’une proximité sociale et culturelle. Cependant les grands ensembles amènent à un isolement culturel par leur absence d’identité. Françoise Navez-Bouchanine évoque l’accès et “ le droit à la ville et à la centralité”15 pour ces populations déplacées: ce sont ces droits qu’ils perdent en emménageant dans les cités TOKI. L’article d’Erman Tahire, témoigne du clivage existant entre la vie dans les gecekondular et celle dans les unités de logement TOKI. Etant donné que tout type d’activités extérieures anciennement pratiquées (cuire du pain, laver les tapis, jouer aux cartes, danser, cultiver son jardin …) dans les gecekondular est interdit par un gérant de l’ordre, les habitants se retrouvent à pratiquer leurs activités dans des conditions peu commodes. “Ils n’ont alors pas le choix et cuisent le pain dans la cave, mettent les tapis à sécher sur le trottoir, étalent la laine des matelas sur les voitures en stationnement, tandis que les femmes s’assoient par terre devant les tours.”16Les habitants doivent abandonner leurs coutumes traditionnelles rurales et s’adapter à une vie où la promiscuité est élevée et l’anonymat est omniprésent. “ Témoignant d’un manque de culture et d’éducation urbaine chez les anciens habitants 15 Françoise Navez-Bouchanine, op. cit p 175 16 Erman Tahire, Ethnographie du gecekondu. Un habitat autoconstruit de la périphérie urbaine , Ethnologie française 2/ (Vol. 44), p. 267-278, 2014 57


de gecekondu, ces comportements marquent les cités sociales TOKI d’un stigmate supplémentaire.17” Le sentiment de sécurité dans les cités TOKI est aussi un élément changé. Dans les gecekondular, les familles se faisaient confiance, chacun laissant tour à tour sans surveillance son habitation le temps de partager le dernier ragot avec la voisine. En habitant dans une tour de plusieurs étages, ce temps de confiance et de maîtrise de son environnement n’est plus envisageable. “Il est impossible de recréer dans ce nouveau milieu, surpeuplé et hétérogène, le même type de communauté : les vols se multiplient et la sécurité se dégrade. Tant et si bien que les résidents réclament des caméras de surveillance et du personnel qualifié pour protéger l’entrée de la cité.”18Par expérience, se promener dans les cités TOKI n’est pas une partie de plaisir: l’anonymat formalisé par ces villes uniformes engloutit toute possibilité d’expression personnelle. Ces espaces aseptisés sont empreints par la nostalgie et l’absence de sociabilité. Alors qu’en marchant dans les rues des gecekondular, l’étranger au quartier ne passe pas inaperçu, il devient très vite l’objet de toutes les attentions.

17 Erman Tahire, op. cit. p 267-278, 18 Erman Tahire, op. cit. p 267-268

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“L’absence d’une vie sociale spontanée et organique pousse dans le sens d’une complète privatisation de l’existence. Les gens se replient sur la vie familiale, c’est à dire sur la vie privée.”19 De plus le marché représente un élément important dans la vie collective, il est un lieu d’échange de services et de rencontres. Il est important de noter, que par l’absence d’espaces collectifs publics appropriables, comme la rue, il est difficile de développer un marché. Cependant dans ces nouvelles cités, le marché est inexistant étant donné que les rues ne sont pas adaptées pour recevoir un tel évènement social. “La production du logement de masse renvoie à l’archaïsme la mosaïque de pratiques et configurations familiales, religieuses et sociales20”

19 Henri Lefebvre, op. cit. p 190 20 Agnès Deboulet, op. cit

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figure 18

KayaĹ&#x;ehir

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figure 19

KayaĹ&#x;ehir

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Interview d’Yves Cabannes*, en 2009, par İmre Balanlı pour le documentaire Ecümenopolis de Azem Imre sorti en 2012 en Turquie

First, I would like to ask about the OECD Territorial Review on Istanbul. What stands out in that report for you? - Two things: One is that out of all cities in all of the OECD countries, the highest population growth is in Istanbul, İzmir and Ankara. At the same time, although Turkey has a high growth rate of GDP, the income inequality is highest as well. So the growth basically doesn’t benefit the poor. With regards to the concept of “global city”, can you compare Istanbul to the other cities that you have worked in? - It’s true that what we see in Istanbul isn’t fundamentally different from other fast growing cities, very wealthy cities that want to become first class, global cities. The influx of heavy investment conentrates on a very large number of shopping malls, international banks, Formula 1 track, golf clubs, marinas... And all of these have a cost because they tend to justify a very expensive renewal and those who have built the cities, the poor inhabitants who live in places that are becoming the new centers of the city, have to be pushed away by these new forces of capital and investments. So, becoming a global city with new airports, new facilities, and new bridges means a lot more for the poor. It means evictions and harsh living conditions. They’re being expelled by force.

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*Yves Cabannes

dirige et est professeur pour le département “Development Planning” à University College of London. Entre 1997 et 2003, il fut le coordinateur régional pour l’UNHabitat et pour le programme Urban Management for Latin America and the Caribbean. Yves Cabannes est aussi l’un des présidents de l’UN Advisory Group on Forced Evictions


How do you compare the process of the shanty town development in Istanbul that started in the 1950s with shanty towns in other parts of the world? - I’d say it has some similarities, but it is mostly Istanbul specific. A similar process is that of massive numbers of people who were pushed away due to the mechanization of agriculture and pulled by the attraction of Istanbul, which was becoming an industrial city. But the internal dynamics of the gecekondus are somehow specific. That’s why the concept for this phenomenon in Istanbul, “Gecekondu” (built overnight), does not exactly mean shanty town. They do not look like the low-rise, dense shanty towns I have seen in other places. Gecekondus are built and transformed into consolidated neighbourhoods very quickly. They do not consist of only single buildings, but of buildings verticalized over time. And this is relatively original. Another peculiarity is the lack of social housing provisions for the poor rural-to-urban migrant workers. I mean people coming from the rest of Anatolia built their own houses. There was relatively little support from the state or market. It was really through their own efforts. One of the major actors behind the urban renewal process in Istanbul is TOKI (the Mass Housing Administration). How do you evaluate TOKI and the model it follows? - TOKİ is a very powerful tool; the number of housing units it has produced is impressive. It has easy access to land, and because of this, to large capital in the accumulated capital environment. Also, there is high demand for housing in Istanbul, with its 3% population growth. Thus, it has all the means for a successful production model, in terms of producing square meters. It is working well. However, we know what this model offers: high concentrations of poor people in high-rise apartment blocks, in isolated areas, far from job

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opportunities. As we have seen in the TOKI compounds in Istanbul, people can’t pay their TOKI mortgages. There are no social facilities for children and young people. This is the model that has been used all over in developed countries, in OECD countries. So, yes, I foresee in 20 years or less, these TOKI buildings will generate serious social problems, and will be knocked down. It’s already happening in many cities today, at a very high social and economic cost. Are there examples of this? Improvements of gecekondu-like neighbourhoods, that transformed, that renewed themselves and kept the people where they were. Has this been tried and has it worked? - It has been tried many times, and it only costs a small percentage of what the existing solution costs the country. It has sometimes existed with the names Slum Upgrading Program, or neighbourhood improvement program. It has been done on a widescale in Indonesia at a certain time, and today in Thailand. It is in the spirit of many programs throughout Europe to strengthen and support the existing neighbourhood and not to wipe them away and build new things. •

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Au vu des quatre points énumérés d’analyse sur les villes construites par TOKI, il est facile de remarquer les aspects positifs du gecekondu. Bien que ces nouvelles villes soient très critiquables, elles permettent, malgré tout, aux habitants des gecekondular d’accéder à un logement salubre à bas coût. Cependant n’est-il pas concevable de fusionner le confort qu’apporte les cités TOKI aux relations urbaines qu’entretiennent les gecekondular? Comprendre l’espace urbain généré par un ensemble de gecekondu permet, en tant qu’architecte, d’entrevoir ces logiques positives. Il est nécessaire de penser et donc de rendre propices au territoire des projets alternatifs aux projets qui suivent l’exemple TOKI. L’étude de terrain permet de rapporter au monde architectural un catalogue répertoriant les relations urbaines des gecekondular et ainsi de saisir leurs qualités architecturales. Il est important d’analyser les ramifications du tissu urbain spontané, de comprendre les usages de chaque espace extérieur commun, les porosités, les ruelles et les systèmes de distribution des logements. Pour mener à bien une étude sur les gecekondular, il était nécessaire, de pratiquer le terrain, une évidence!

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1. IMAGE

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Chapitre II Etude de KuĹ&#x;tepe, quartier de gecekondu Ă Istanbul

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J ’entrepris un premier voyage, d’un mois et demi, pour explorer Istanbul et ses quartiers de

gecekondu. Comme Elisée Reclus* l’affirme, arpenter le terrain permet d’obtenir des informations de premier choix. La “géographie de marche”1 a permis de sélectionner trois lieux aux caractéristiques architecturales et urbanistiques particulières. Au préalable, un travail de repérage sur des photos aériennes et cartes de la ville était indispensable, une sorte de jeu dans la ville: réussir à discerner un urbanisme informel dans le chaos de la mégalopole. Plus de dix sites aux caractéristiques diamétralement opposés ont été arpentés: Fikirtepe, Sultangazi, Beşiktaş, Maslak, Kuştepe, Ikitelli, Kürüçesme, Sultanbeyli, Resitpaşa, Ayazma… Malgré le fait que tous ces sites présentaient des sujets d’analyse aussi intriguants les uns que les autres, il était nécessaire de faire un choix. Dans un premier temps trois sites furent retenus. L’intention était de mener une étude comparée des relations urbaines et architecturales qu’entretiennent les gecekondular dans ces trois quartiers.

1 Elisée Reclus, Histoire d’une montagne,Hachette, Paris, 1880

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* Elisée Reclus

(1830-1905) est théoricien de l’anarchisme, écrivain et précurseur de la géographie sociale.Il est, entre autres ouvrages, l’auteur de la célèbre Nouvelle Géographie Universelle et de L’Homme et la Terre.


Sultangazi, [Soultangazi] situé au nord ouest de la rive européenne, en périphérie de la ville, a été choisi pour son caractère typiquement rural. Accessible uniquement en bus, Sultangazi est un quartier de gecekondular de première génération, situé en lisière de forêt bordant un réservoir d’eau avec toujours en perspective: la ville et son immense nuage de poussières polluées. Le territoire subit une transformation lente de densification, amenant la ville à s’étendre pour ne laisser aucune trace du quartier informel. A l’inverse de Sultangazi, Kuştepe [Kouchtépé], situé en plein coeur de la ville, est un quartier qui présente les caractéristiques d’une forte densification. La population vit dans la rue, au milieu des déchets, des voitures, des poulets et moutons, pas un espace ne reste sans usage. Contrairement à l’étendue et la respiration visuelle que peut offrir Sultangazi, Kuştepe étouffe. Ici les espaces les plus ingénieux sont trouvés pour accéder à son domicile. Chaque escalier, chaque ruelle, chaque balcon est un usage négocié pour les habitants qui s’entassent. Rattrapés par la ville, les habitants ont su recourir à leur savoir-faire et leur imagination pour construire en hauteur. Ce processus nous permet de découvrir toutes les différentes générations du gecekondu. Enfin, un petit ensemble de gecekondu, situé à Beşiktaş [Béchiktach], parvient à résister à la densité environnante. Il s’agit d’une petite dizaine de maisons de deuxième génération implantées dans le creux d’une vallée qui a réussi à préserver son caractère rural formant ainsi une sorte d’organisation communautaire entre habitants autonomes. Quels types de dispositifs et de relations urbaines entretiennent les gecekondular?

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Pour répondre à cette problématique, Kuştepe semblait être des trois types celui qui embrassait toutes les problématiques sur un terrain d’architectures complexes et extrêmement variées. Finalement, se concentrer sur un seul cas d’étude permettait de mieux rentrer dans le coeur du sujet de l’analyse. Inéluctablement, il fallait sillonner à nouveau le terrain, pour préciser la recherche et vérifier toutes suppositions analytiques faites au préalable sur le lieu d’étude. Kuştepe présente des caractéristiques particulières. Sa situation en plein coeur d’Istanbul, sa densité maximale et sa topographie abrupte, ont comme conséquence l’entassement des habitations les unes sur les autres, offrant un paysage de chaos et une configuration spatiale fascinante. A Kuştepe, les différents liens urbains des gecekondular sont le parfait exemple d’une architecture sans architectes. Leurs diversités nous permettent de mieux comprendre la forme de la ville aujourd’hui. Kuştepe est un terrain d’étude complexe où les qualités spatiales urbaines et les inventions architecturales s’enchevêtrent. La morphologie urbaine du quartier, ses entrelacements, son tissu urbain, sa sédimentation sont autant d’éléments d’analyse nécessaires à la compréhension des dispositifs des relations urbaines des gecekondular. 

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figure 21

Un gecekondu de deuxième génération à Beşiktaş

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figure 22

Un gecekondu villageois Ă Sultangazi

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figure 23

Un gecekondu de deuxième génération à Kuştepe

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figure 24

Sultangazi Ayazma

Ikitelli

Quartiers de gecekondu visitĂŠs Ă Istanbul N

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4

6

8

10 km

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Resitpaşa

ltangazi Maslak

Kuştepe Kuruçesme Beşiktaş

Fikirtepe Sultanbeyli

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A. Présentation du quartier de Kuştepe

P our comprendre le développement morphologique de Kuştepe il fallait revenir aux origines

du quartier, déceler les strates historiques. Son histoire remonte à 1946, date limite à laquelle nous avons accès et avons pu recevoir suffisamment de documents utiles à l’élaboration de l’analyse. Par ailleurs cela nous permet d’observer le processus d’appropriation du territoire par ses habitants mais également d’appréhender le contexte humain et physique. Par la suite, l’analyse permet de saisir les différentes échelles du tissu urbain. Quels sont les tracés réguliers? Quels sont les tracés irréguliers? L’étude de la forme urbaine nous aide à percevoir la cohérence entre la structuration de l’espace et la structuration de la matière. Comprendre la forme urbaine c’est comprendre le tracé des voies, le parcellaire, la topographie, les édifices qui la composent et ses limites. Il faut analyser les plans de la ville mais aussi la coupe de terrain pour comprendre la troisième dimension. L’analyse a suivit un processus intuitif basé sur les principes d’étude typo-morphologique appliqués à un tissu urbain informel.

76


figure 25

Gecekondu d’Ayazma Sokak à Kuştepe

77


Contexte géographique

K

uştepe, en turc: la vallée des oiseaux, est un quartier de gecekondular situé dans la commune de Şişli en plein coeur du centre financier d’Istanbul. Dans les années quarante, le quartier apparait sur les collines au nord de la ville, loin de la péninsule historique, mais proche des usines qui se développent en périphérie. En 1946, coulait une rivière en fond de vallée permettant l’irrigation des champs alentours: le cadre est un mélange parfait entre la campagne et la ville. Le changement de paysage n’est donc pas trop dur pour la population rurale qui y migre de 1946 à 1982. Aujourd’hui, Kuştepe représente une portion de la ville où la densité est maximale, le moindre espace vert (s’il en reste) est exploité pour y construire une habitation. La particularité de Kuştepe est donc l’incroyable diversité et densité d’habitations qui ont émergé des sols abrupts de la vallée. Ce quartier, aujourd’hui considéré comme un ghetto par les stambouliotes, a vu progresser la transformation du gecekondu. Chaque construction a ainsi évolué de son état primaire vers l’apartkondu, qui constitue actuellement la grande majorité des logements dans le secteur.

78


Croissance urbaine de Kuştepe de 1946 à 2014

L

e quartier de gecekondu a connu, tout comme le reste d’Istanbul, une croissance urbaine exponentielle depuis les années quarante jusqu’à aujourd’hui. En 1946, Kuştepe, est une vaste vallée de muriers et de champs cultivés, parsemée d’habitations à proximité du village de Mecidiyeköy qui s’étend au fur et à mesure des années. Cependant, la vallée de Kuştepe échappe encore à toute urbanisation de masse et ne figure pas sur les plans directeurs d’Henri Prost de 1936 à 1951. En 1966, en plein boom de l’exode rural, Kuştepe connait un début d’urbanisation de masse. Les champs disparaissent peu à peu et la campagne se transforme au profit de la construction de logements ouvriers. Les usines qui se trouvent dans les vallées environnantes attirent de nouvelles populations qui viennent s’installer à Kuştepe. Ainsi, 200 logements ouvriers sont construits et deviennent l’élément générateur de l’urbanisation de la vallée. Les premières constructions de gecekondu suivront cet élan d’urbanisation. Naturellement celles-ci suivent les courbes de la topographie et s’installent à proximité des réseaux viaires. Les gecekondular marquent le début du développement urbain de la vallée. En 1982, Kuştepe atteint quasiment sa taille actuelle. Les gecekondular occupent toute la vallée: les espaces verts n’existent plus. Une vie de quartier prend forme, des rues commerçantes se développent et Kuştepe voit naître sa première mosquée. Parallèlement, le réseau viaire qui existe depuis 1946 se développe, et le quartier est alors desservi au sud par une autoroute qui traverse tout Istanbul.

79


Aujourd’hui, en 2014, le quartier est depuis peu relié par le métro et les transports en commun. La densité de Kuştepe est à son paroxysme. Des universités, des écoles, des bureaux et des centres commerciaux apparaissent à proximité. Le quartier ne peut plus s’étendre, bloqué par l’urbanisation alentour. Pour subvenir au besoin d’espace, les habitations se développent verticalement, augmentant la densité déjà extrême à Kuştepe.

80


Figure 26

Kustepe, 1946

N

81

0

2

4

6

8

1km


Figure 27

Kustepe, 1966

Kustepe, 1982

82


Figure 28

Kustepe, 2014

N

83

0

100

200m


Contexte social

K

uştepe est reconnu pour ses vendeurs de fleurs: les femmes préparent les bouquets et les hommes partent les vendre en ville. Il existe à Kuştepe une grande diversité culturelle et des populations de diverses origines. On recense un grand nombre d’immigrés Bulgares et Grecs, de tziganes, beaucoup proviennent de Karadeniz, la région de la mer Noire*, et quelques kurdes se cachent parmi la foule.Peu d’immigrés osent dire d’où ils proviennent, c’est un tabou persistant en Turquie. Ces populations minoritaires constituent une gêne pour le gouvernement local, pourtant elle constitue une importante ressource de voix électorales. Kuştepe, comme beaucoup d’autres quartiers de gecekondu, est menacé d’éviction imminente… depuis 15 ans. Les tours du quartier des finances se rapprochent dangereusement créant une angoisse silencieuse. Un des campus de l’université privée de Bilgi fut implanté sur les hauteurs de Kuştepe, dans le but biaisé de promouvoir une éducation accessible. Plusieurs classes de musique et terrains de sport sont proposés aux habitants, qui ne comprennent pas l’intérêt d’implanter une école privée si proche d’un ghetto. Après diverses recherches, Kuştepe fait l’objet de la part de l’extérieur d’un grand intérêt social Quelques associations ont vu le jour dans les bâtiments abandonnés, notamment une école d’art pour les tziganes: Kuştepe Roman Sanat Evi.

84

*Située au nord de la Turquie, est l’une des 7 régions géographiques du pays, elle doit son nom à la mer Noire qui borde la côte.


figure 29

Rue interne en escalier entre deux gecekondular Ă KuĹ&#x;tepe

85


Analyse urbaine

T opographie On l’a dit, la topographie est ici l’élément

directeur de l’urbanisme informel de Kuştepe. Les flancs de la “vallée des oiseaux” sont extrêmement escarpés, bien trop raides à priori pour être constructibles. Cependant les habitants des gecekondular y ont installé leur logement.

R éseaux viaire Le réseau viaire, qui s’est développé au fur

et à mesure de l’implantation du bâti, est le deuxième élément directeur de cet urbanisme spontané. Le réseau se compose à la fois de larges rues principales, couronnant le quartier et de rues plus étroites, internes au quartier. Le réseau viaire épouse les courbes de la topographie. Au réseau principal s’entrelace un réseau capillaire de petites ruelles, que nous nommerons les “rues internes”. Elles traversent perpendiculairement le terrain. Les ramifications internes sont construites en escalier et permettent de traverser le quartier plus facilement et rapidement. Ce réseau capillaire s’est développé de manière sauvage dans les interstices de la ville: un vrai labyrinthe qui ne figure pas sur la carte officielle d’Istanbul, où seul l’habitué s’aventure. Ce réseau viaire officieux est un premier signe de l’appropriation du territoire.

B ati-affectation Plusieurs types d’habitat coexistent à Kuştepe.

Il est possible d’observer dans ce quartier les différentes étapes d’évolution du gecekondu: en passant par sa construction, à l’état primaire, son rehaussement d’un ou deux étages, sa transformation en apartkondu et enfin sa destruction. C’est cette particularité qui rend le cadre urbanistique de Kuştepe exceptionnel.

86


Bien que le logement soit majoritairement présent, quelques commerces de première nécessité se sont imposés dans les deux rues principales, Köz Sokak et Inönü Caddesi. En étudiant le plan masse de Kuştepe, on remarque qu’une limite de l’étalement des gecekondular autour de la partie la plus élevé du terrain se dessine. On suspecte la présence d’une zone foncière où se sont implantés écoles, universités, une mosquée et quelques tours de bureaux. Cette zone s’est développée à partir des années 1970. En 2010 sont érigées les Trumps Towers, ces tours figurent parmi les plus hautes de la mégalopole, on greffera un centre commercial de luxe au niveau de leur soubassement. Ceci marquera la limite claire du quartier, empêchant tout étalement futur du ghetto vers le centre des finances d’Istanbul.

L imites du quartier d’étude Les limites urbaines (zone foncière, routes

principales) délimiteront notre champ d’étude. Faute de document nous nous intéresserons au coeur du quartier bordé par les deux artères que sont Inönü Caddesi et Hudut Sokak, respectivement rue principale et rue secondaire.

87


Figure 30

Topographie

88


Figure 31

Réseau viaire

Maillage

Réseau Informel Réseau Formel

N

89

0

100

200m


Figure 32

Affectation

Bati

90


Figure 33

Limite du quartier d’ étude

N

91

0

100

200m


B.Configuration urbaine des rues de Kuştepe Développement du fonctionnement particulier des rues de Kuştepe

A

nalysons le développement morphologique particulier des rues de Kuştepe afin de percevoir les différentes échelles du tissu urbain. Il est évident que dans ce cas ci, la topographie participe activement à la morphologie urbaine du quartier. La configuration urbaine des rues de Kuştepe est intrinsèquement liée à la pente du terrain sur lequel se développent les habitations. Les rues suivent les lignes de la topographie ce qui oblige la population à construire ces habitations en “escalier”. Ce principe morphologique permet un rendement maximal de l’occupation du sol. La morphologie urbaine de Kuştepe influe sur le cadre social qui s’y développe. Ce quartier de maisons auto-construites ne suit aucune règle urbanistique ce qui permet à chaque habitant de recourir à toute type d’ingéniosité en matière d’accès au logement. En raison d’une forte densité les habitations s’entassent les unes sur les autres autorisant une multitude de dispositif d’entrée. L’étude de la structure parcellaire démontre la présence de cours distributives, de ruelles circulant à l’arrière des bâtiments, de balcons et de passerelles partagées. Ces espaces de distribution, à l’apparence chaotique, suivent en réalité une logique de distribution élémentaire.

92


Afin de contrer la géographie abrupte du terrain, chaque habitant s’appuie sur un principe simple d’accessibilité à son logement. Tout logement adossé à la pente est accessible, directement depuis la rue, par un escalier qui souvent dessert aussi un balcon ou une loggia. Tandis que tout logement en aval de la pente est accessible par un escalier en contre bas de la rue, qui à son tour dessert parfois une cour ou une ruelle commune à plusieurs habitations. L’espace perdu par la présence de l’escalier est toujours récupéré, chaque centimètre carré trouve son usage. Dans le cas des escaliers en contrebas, l’espace perdu est compensé par une avancée de la maison sur la rue créant un balcon ou une terrasse. Tandis que dans le cas d’un escalier adossé à la pente, l’espace sous celui-ci est utilisé comme stockage ou abris pour les animaux.

93


figure 34

A’

A

N

Plan de KuĹ&#x;tepe

Bati desservi par une rue principale Bati desservi par une rue secondaire Bati desservi par une rue interne

0

94

100

200m


figure 35

B

A

C

B

Coupe schématique AA’ de Kuştepe

A rue principale B rue secondaire

C rue interne

95

C

A


Adaptation des formes à leur contexte

A

quel niveau d’ordre urbain ces sous espaces, ces dispositifs d’entrée, répondent-ils à la typologie ou à la morphologie? Dans un premier temps, pour répondre à cette question, il est nécessaire de repérer tous les bâtis desservis par les rues principales, puis par les rues secondaires et enfin par les rues internes du quartier. Ce repérage permet de comprendre le tracé des éléments de régulation et le tracé des éléments modulaires. Rue principale: Il existe deux rues principales à Kuştepe, dans les limites du cadre d’étude: Köz Sokak et Inönü Caddesi. Ces deux rues principales sont plus larges et permettent un passage important de véhicule et piéton. Ce sont aussi les deux rues commerçantes uniques du quartier. Chaque habitation, par intimité, est éloignée de la chaussée par l’intermédiaire de cours ou balcons et de loggias surélevées. Ce dispositif permet de développer des commerces au rez de chaussée. Les cours surélevées deviennent l’espace commun distributif de plusieurs logements à la fois. L’espace sous jacent est utilisé comme garage ou commerce tandis que l’espace supérieur de la plateforme permet le développement d’un jardin, d’un terrain de jeux ou même d’une bassecour. Rue secondaire: Les rues secondaires du quartier sont plus étroites, peu de véhicules circulent et la rue devient un terrain de jeux et un lieu de sociabilité. La particularité des rues secondaires se note sur la disposition des habitations et de leurs accès qui tendent vers un dispositif d’entrée systématique. De part et d’autre se développent des logements en aval accessibles par un escalier en contre-bas de la rue et à l’inverse, des logements en amont accessibles depuis la rue par un escalier adossé à la pente. Chaque escalier mène tantôt à une cour, tantôt à une ruelle, tantôt à une terrasse, tantôt

96


à des paliers partagés, à une toiture, à un balcon, etc. C’est dans les rues secondaires que l’on constate la plus grande diversité de système d’entrée. Rue internes: Les rues internes sont des rues étroites qui se développent en escalier de manière informelle entre les habitations. Ce tracé viaire a un caractère beaucoup plus intimiste que les rues principales et secondaires. Les véhicules n’y ont pas accès, seuls les piétons et habitants du quartier s’y aventurent. Ceci permet aux habitants de s’étaler librement sur la rue sans souci d’intimité. Dans ces ruelles s’instaure une logique de droit de passage et droit d’usage. Les marches des escaliers qui forment la rue sont prolongées et élargies, afin de devenir un palier commun aux cages d’escaliers qui distribuent les logements du bâtiment. Ces paliers, une fois agrandis, sont ensuite aménagés en terrasse, devenant ainsi un espace facilement appropriable par son utilisateur. Etant donné l’étroitesse de la rue, les habitants jouissent de leurs terrasses comme poste d’observation, de communication, d’échange et de partage. Les tracés urbains influe sur le statut hiérarchique de la rue. On constate qu’il existe une gestion du passage vers l’intimité, par l’intermédiaire d’un espace de transition. Ces espaces intermédiaires se décalent, se dilatent ou au contraire se resserrent selon l’intimité de la rue. Chaque dispositif d’entrée nécessite une gouvernance des droits de passages et d’usage. Les accès aux logements offrent une possibilité d’imbrication du dehors au dedans, permettant à la rue de se dilater et parfois d’envahir des habitations. Ainsi on peut lire une gradation des usages et des fonctions accordés aux espaces extérieurs communs qui sont avant tout des lieux de vie du quartier. Les dispositifs d’entrée montrent la présence de qualités spatiales urbaines dans les quartiers de gecekondu.

97


figure 36 Gümüşhane Sokak

Köz Sokak

Sümbül Sokak

rue principale

rue interne

rue secondaire

Aménagement des espaces de transitions selon le statut des rues de Kuştepe 98

N

0

5m


Sümbül Sokak

Alev Sokak

Sümbül Sokak

Inönü Caddesi

rue interne

rue secondaire

rue interne

rue principale

Plan et coupe AA’ 99


Adaptation interne des formes

O n remarque que la mise en place de certains dispositifs d’entrée dépendamment du statut de la rue

n’est pas systématique.

Existe-il une règle de mise en place de ces dispositifs? Répondent-ils d’avantage à une spécificité selon le type d’habitat auquel ils appartiennent? En vue de répondre à ces questions, un repérage des types de gecekondu qui constituent Kuştepe est nécessaire. Le quartier se compose de trois étapes d’évolution du gecekondu: le gecekondu simple de première génération, le gecekondu surhaussé et l’apartkondu. Cette dernière étape de l’évolution du gecekondu: l’apartkondu est présent en grand majorité sur le site. Ceux-ci se concentrent principalement autour des grands axes du quartier. Leurs parcelles sont longues et étroites ce qui oblige à construire en hauteur. Le gecekondu surhaussé d’un ou deux étages, la deuxième étape de l’évolution du gecekondu, est en minorité sur le terrain et est parsemé dans le tissu urbain. Enfin le gecekondu de première génération s’impose sur de plus petites parcelles et se regroupe principalement sur une portion du territoire.

100


figure 37

1- Apartkondu

1- Apartkondu

2- Gecekondu

1- Apartkondu

3- Gecekondu R+1

N

2- Gecekondu

Parcelles des Gecekondular surhaussĂŠs

Parcelles des Apartkondular

1- Apartkondu

Parcelles des Gecekondular

3- Gecekondu R+1

2- Gecekondu

N

3- Gecekondu R+1

N

2- Gecekondu

Classement des parcelles selon le type d’habitat de KuĹ&#x;tepe

3- Gecekondu R+1

N

101


C. Dispositifs d’entrée selon le type d’habitat Dispositif d’entrée du gecekondu

P renons un échantillon du quartier où le gecekondu est

Dispositif #1 Afin d’accéder au logement adossé à la pente, les habitants créent un escalier dont la hauteur et la forme varie, mais le principe reste identique. L’escalier ne dessert qu’un logement à un étage, et l’espace qui lui est sous jacent est utilisé comme abri pour les poules et les moutons.

majoritaire: Ayazma Sokak. Le gecekondu tel que nous l’entendons est le “degré zéro architectural” de l’habitat, il n’a pas encore évolué en hauteur. Au contraire il a tendance à s’étaler sur le terrain. Une maison abrite généralement une seule famille qui peut comprendre plusieurs générations. A Kuştepe, chaque interstice résidentiel est utilisé comme venelle d’accès aux logements qui se trouvent à l’arrière du bâtiment par rapport à la rue.

Dispositif #2 Dans ce cas ci, les habitants mettent en place un système de cour en escaliers dans laquelle se prolongent des paliers qui permettent l’accès aux logements en retrait par rapport à la rue. Dispositif #3 Ce troisième dispositif permet d’accéder aux gecekondular qui se trouvent à l’arrière des maisons alignées à la rue. Ainsi se développe une venelle en escalier qui distribue plusieurs autres logements. Le gecekondu qui donne sur la rue est surélevé d’un mètre afin d’intimiser son rapport à l’espace public et protéger les gecekondular à l’arrière.

Dans le cas de Kuştepe, le gecekondu présente trois dispositifs d’entrée différents, chacun distribuant plusieurs logements à la fois. Dans les trois dispositifs, l’accès aux logements qui se trouvent en aval du terrain est régulier. Chaque habitation possède un escalier en contrebas qui distribue tour à tour une cour ou simplement un palier d’accès au domicile. Seul le caractère de l’escalier varie selon le constructeur.

102


figure 38

Dispositif 3

Dispositif 2

Dispositif 1

N

Plan de Kuştepe

Système 1: Entrée rue/ acces via rue aux cours arrières

Rue Ayazma Sokak, composée majoritairement de gecekondu

Dispositif 3

Dispositif 2

Dispositif 3

Dispositif 1

Dispositif 1

N

Dispositif 2

Système 1: Entrée unique donnant sur la rue/ acces via rue secondaire (escalier) aux cours arrières.

Système 2: Entrées multiples via cour donnant sur la rue

Système 3: Entrée double via accès direct à la rue pour bétail et accès aux habitations par escalier donnant sur la rue

Dispositif 1

N

Système 1: Entrée unique donnant sur la rue/ acces via rue secondaire (escalier) aux cours arrières.

Système 2: Entrées multiples via cour donnant sur la rue

Dispositif 2

Dispositif 3

Dispositif 2

Dispositif 1

N

Dispositif 3

Système 1: Entrée unique donnant sur la rue/ acces via rue secondaire (escalier) aux cours arrières.

Système 2: Entrées multiples via cour donnant sur la rue

Système 3: Entrée double via accès direct à la rue pour bétail et accès aux habitations par escalier donnant sur la rue

Schémas des dispositifs d’entrée des gecekondular à Kuştepe gecekondu gecekondu surhaussé apartkondu

103


figure 39

Dispositif 3

Dispositif 2

Dispositif 1

Plan d’Ayazma Sokak à Kuştepe 0

104

5m


figure 40

Axonométrie d’Ayazma Sokak à Kuştepe

105


Dispositif d’entrée du gecekondu surhaussé

P

Dispositif #1 Pour atteindre les étages supérieurs du gecekondu surhaussé et adossé à la colline, les habitants construisent un escalier en façade. Ce système permet d’une part de distribuer un ou deux étages sans déformer le plan originel du rez-dechaussée et d’autre part de créer des paliers-terrasse en façade. Afin de parvenir aux logements en bas, un escalier est construit en contre bas de la rue. Cet escalier amène à une cour qui distribue à son tour une série d’habitations sur étage. Ce dispositif permet en somme d’accéder à six logements.

renons un échantillon du quartier où le gecekondu surhaussé est majoritaire: Alev Sokak. Le gecekondu surhaussé est une évolution du gecekondu “degré zéro architectural”, c’est le début d’un développement en hauteur. Bien souvent cet édifice possède un à deux étages superposés à la construction initiale. Comment accéder à ces étages sans fondamentalement transformer l’habitat originel et comment perdre le moins d’espace possible? Le gecekondu surhaussé ne se présente pas en groupe dans le tissu mais est davantage parsemé dans le tissu urbain. Ainsi Alev Sokak est une reconstitution hypothétique d’une rue composée uniquement de gecekondular surhaussés. Ce type d’habitat est le plus difficile à définir car il est en perpétuel changement puisqu’il est l’étape intermédiaire entre le gecekondu et l’apartkondu. Il faut garder en mémoire que ce type de gecekondu va être rasé et remplacé par une construction en hauteur. Dans le cas de Kuştepe, le gecekondu surhaussé présente deux dispositifs d’entrée différents distribuant plusieurs logements à la fois.

Dispositif #2 Les étages de ces habitations, en amont de la colline sont atteignables via un escalier qui dessert une loggia ou balcon permettant de libérer l’espace sous jacent est d’y intégrer un accès au logement du rez-de-chaussée. Tandis que les gecekondular surhaussés qui se trouvent en aval dans ce cas-ci, sont accessibles par un escalier puis une ruelle qui s’étend dans l’interstice entre les habitations. Tout comme le dispositif trois du gecekondu, la première habitation ayant sa façade sur la rue protège les maisons se trouvant en recul de l’espace public.

106


figure 41

Dispositif 1

Dispositif 2

Plan de Kuştepe

Rue Alev Sokak, composée majoritairement de gecekondu surhaussé

Dispositif 1

Dispositif 2

Dispositif 1

Dispositif 1

Dispositif 2

Dispositif 2

Schémas des dispositifs d’entrée des gecekondular surhaussés à Kuştepe gecekondu gecekondu surhaussé apartkondu

107


figure 42

Dispositif 1

Dispositif 2

Plan d’Alev Sokak, à Kuştepe

0

108

5m


figure 43

Axonométrie d’Alev Sokak à Kuştepe

109


Dispositif d’entrée des Apartkondular

P

Dispositif #1 Le premier dispositif est systématique dans le cas où le bâtiment adossé à la pente occupe la totalité de la parcelle et est traversant. Dans ce cas les logements sont accessibles par un escalier depuis la rue. Ce qui permet de gagner quelques mètres sur la pente et ainsi d’obtenir un bâtiment à double entrée. Le reste des étages est atteignable par une cage d’escalier commune interne au bâtiment.

renons un échantillon du quartier où l’apartkondu domine: Işıl Sokak L’apartkondu est le stade avancé, voire actuel, de l’évolution du gecekondu. A Kuştepe, la plupart d’entre eux se composent de plus de sept étages, la densité de population est telle que les logements se développent très vite en hauteur. Un immeuble peut regrouper une même famille ou communauté. Chaque appartement est distribué de manière systématique par une cage d’escalier centrale et commune au bâtiment. Dans le cas de Kuştepe, l’apartkondu adossé à la colline présente deux dispositifs d’entrée différents. Tandis que le bâtiment en aval de la pente répond à un seul et même dispositif: un double escalier distribuant un logement au sous sol et un logement surélevé par rapport au niveau de la rue.

Dispositif #2 Le deuxième dispositif s’applique dans le cas où le bâtiment n’occupe pas la totalité de la parcelle et s’adosse à un deuxième bâtiment. Ce principe évite un escalier en façade et permet d’insérer un logement au rez de chaussée. L’entrée se fait à même la rue et le reste des étages est atteignable par une cage d’escalier commune interne au bâtiment.

110


figure 44

Dispositif 1 Dispositif 2

N

Rue Işıl Sokak, composée majoritairement d’apartkondu

Plan de Kuştepe

Dispositif 1 Dispositif 2

N

Système 1: Batiment occupe toute la parcelle, double entrée.

Dispositif 1

Dispositif 1 Dispositif 2

Dispositif 1

Dispositif 2

Schémas des dispositifs d’entrée des apartkondular à Kuştepe

Dispositif 2

gecekondu gecekondu surhaussé apartkondu

Système 1: Batiment occupe toute la parcelle, double entrée.

111

Système 1: Batiment occupe toute la parcelle, double entrée.

Système 2: batiment occupe partiellement la parcelle, entrée unique.

Système 2: batiment occupe partiellement la parcelle, entrée unique.


figure 45

Dispositif 1

Dispositif 2

Plan d’Işıl Sokak à Kuştepe 112

0

10m


figure 46

Axonométrie d’Işıl Sokak à Kuştepe

113


L

es trois types d’habitats auto-construits analysés présentent tous des dispositifs d’entrée particuliers. Cependant il est facile de remarquer que par la densification, la typologie du gecekondu s’appauvrit. Au gré des modifications, les dispositifs d’entrée des logements perdent en diversité d’usages. Dans les gecekondular de Kuştepe, on distingue trois dispositifs d’entrée différents. Ces espaces intermédiaires de gestion de l’intimité s’avèrent être un élément important dans la construction de l’habitat et du quartier. Chaque habitant ajuste son propre espace tampon qui le sépare de l’espace public du privé. Cet espace intermédiaire ouvert permet à la vie dans les rues de s’étendre graduellement jusqu’aux terrasses et balcons des maisons. Lorsque le gecekondu est surélevé, les accès aux nouveaux étages sont systématiquement extérieurs. On comprend, malgré une envie de densité, la volonté de ne pas déformer le plan originel du premier logement construit mais aussi de garder un contact avec la vie de quartier. Ce principe légitime donne naissance à des dispositifs d’entrée des plus variés et des plus extravagants. Cependant la diversité des usages de ces espaces intermédiaires diminue. Les escaliers sont construits en façade ce qui demande beaucoup de place, ils retrouvent leur fonction première d’accessibilité au logement. Dans le cas des gecekondular surhaussés, rares sont les accès, qui sont suppléés par un espace de sociabilité, ajouté par l’habitant.

114


Dans le cas des apartkondular, les logements se composent de plus de cinq étages. Le dispositif d’entrée se devait d’être fonctionnel avant tout, ainsi chaque bâtiment possède une cage d’escalier interne qui distribue de manière traditionnelle les appartements, éliminant toute nécessité de développer un élément extérieur pour accéder aux étages. L’espace extérieur de sociabilité qui permet l’accès aux logements n’a plus sa place dans l’apartkondu. L’habitat évolue vers une aseptisation de l’espace intermédiaire et du dispositif d’entrée, celui-ci n’a plus d’usage et sa diversité à clairement diminué. On assiste donc à un appauvrissement typologique du gecekondu au fur et à mesure de son évolution. Quelques questions restent encore en suspend et permettraient d’approfondir l’analyse: Existe-t-il une relation entre la typomorphologie des espaces intermédiaires étudiés et l’origine ethnoculturelle des habitants? Ceci peut-il expliquer la nature non systématique de ses sous espaces urbains?

115


Repenser la ville aujourd’hui

A

près avoir exposé les principes typologiques architecturaux et urbanistiques des gecekondular et des cités TOKI, il est clair que les habitats auto-construits révèlent une richesse architecturale à ne pas sous-estimer, que les bâtiments TOKI ne possèdent pas. L’étude des dispositifs d’entrée, qui n’est qu’un élément d’un vaste ensemble de particularités architecturales à analyser, le démontre parfaitement. En tout point le gecekondu possède une richesse supplémentaire sur le TOKI. Le plan du gecekondu est flexible, facilement modifiable en fonction d’un agrandissement de la famille. C’est un habitat qui est capable d’évoluer avec le temps, de se transformer selon les besoins. Chaque habitant construit de manière originale son logement, sa création et sa fabrication sont uniques. Le gecekondu participe à la sociabilité. Par défaut, sa morphologie facilite l’interaction entre ses habitants, tandis que le bâtiment TOKI présente un plan type, rigide et fixe. Son système de construction est simple, efficace et est toujours basé sur le même principe de mise en place. Un bâtiment TOKI est répété cent fois s’il le faut. Les cités nouvelles composées uniquement de ces bâtiments ne favorisent aucune interaction sociale entres ses habitants. Le TOKI représente un appauvrissement typologique de l’habitat. Aujourd’hui la production de la ville s’oriente vers une aseptisation de l’espace, vers la création de lieux génériques. Il est triste de dire que l’on évacue les populations de ces quartiers informels vers une ville nouvellement construite à l’extérieur de la mégapole, dans un espace stérile, absent de toute urbanité. Ces villes nouvelles sont planifiées par des architectes et urbanistes…

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*Sinan Izgi fut mon professeur à l’Université de Mimar Sinan à Istanbul en 2013. Izgi m’a fait comprendre l’urbanisme complexe d’Istanbul et les enjeux politiques derrière certaines polémiques urbaines.

A croire qu’il vaut mieux laisser l’Homme créér petit à petit, de manière informelle, sa propre ville plutôt que de confier sa conception à une personne dont c’est le métier! Il est clair que les cités TOKI perdent toutes les caractéristiques originales que présentent les gecekondular, architecture vernaculaire. En 1964, Rudosfky s’indignait déjà de l’état d’esprit de nos conceptions architecturales et urbanistiques. Sommes-nous en train de contrôler, voire de tuer la création architecturale, l’architecture vernaculaire, l’architecture non codifiée, l’auto-construction, l’architecture spontanée? Est-ce par peur de ne pas maîtriser l’expansion d’un phénomène urbain informel? “ Nous avons beaucoup à apprendre de ce que fut l’architecture avant de devenir un art de spécialistes. En particulier, les bâtisseurs autodidactes savent adapter avec un talent remarquable leur constructions à l’environnement. Au lieu de s’évertuer, comme nous, à dominer la nature, ils tirent un profit extrême des caprices du climat, des obstacles de la topographie. Alors qu’un terrain vide et bien plan nous semble idéal, des peuples d’un goût plus raffiné sont attirés par les paysages tourmentés.”1 Nous devons repenser la ville et sa production aujourd’hui, nous devons “nous libérer du carcan conceptuel de l’architecture officielle et commerciale”2. Mon professeur à l’Université de Mimar Sinan à Istanbul, Sinan Izgi*, me faisait comprendre que mon analyse menée sur les gecekondular est orientée selon un point de vue occidental et post-moderniste dont le but est de voir les atouts d’une architecture vernaculaire anti-moderniste. Il ajoutait que l’Orient perçoit encore le modernisme comme l’architecture du futur: les cités TOKI, les gated communities, les compounds… 1 Bernard Rudofsky, Architecture without architectes, New York, Museum of Modern Art, 1964 p 3 2 Bernard Rudofsky, op. cit. p 2 117


En suivant cet argument il est clair que l’on peut lire un style architectural et urbain moderne de ces nouvelles cités qui prolifèrent à vue d’oeil. Les villes TOKI se règlent sur les pages de l’histoire déjà écrites, on pense alors à Frankfort, aux banlieues des villes françaises, à Casablanca, à Chandigarh, Brasilia… Prenons l’exemple des villes de Casablanca et Chandigarh.* Ces deux villes sont construites respectivement par Ecochard et LeCorbusier après guerre par des modernistes ancrés dans leur temps. L’une comme l’autre avait été planifiée dans le but de recevoir un nombre considérable de personnes (500 000 habitants). L’approche d’Ecochard parait plus intéressante quand à sa conception de logements sociaux suivant les principes de la charte d’Athènes. Ecochard s’intéresse à l’environnement et au contexte auquel il doit faire face. Il établit une réelle étude morphologique et typologique urbaine afin de concevoir une ville moderne qui puisse répondre aux demandes des habitants. Bien qu’aujourd’hui ces quartiers modernistes construits à Casablanca vieillissent mal, et que l’appropriation par ces habitants fut plus difficile que prévu, il est intéressant de noter qu’une étude, une analyse approfondie, fut établie avant conception. “Contrairement aux nombreux quartiers modernes construits en Europe dans les années suivant la Seconde Guerre Mondiale, à Casablanca et à Chandigarh, l’architecture et l’urbanisme moderne semblent avoir mieux répondu à l’évolution des modes de vie et aux transformations des classes sociales qu’ils devaient accueillir. Démontrant l’importance au quotidien de la nature du tissu urbain et de la façon dont celuici est conçu, planifié et construit, leur succès peut être mesuré par la capacité des habitants à introduire des adaptations actives et positives afin de profiter

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*La sortie récente du livre de Tom Avermaete et de Maristella Casciato me permet de m’appuyer sur les exemples de ces deux villes modernes construites après guerre: Chandigarh et Casablanca.


pleinement du potentiel offert par les structures urbaines qu’ils occupent.”3 L’enquête de terrain permet de définir les qualités urbaines, spatiales et sociales qui produisent la ville. Il est nécessaire au préalable de limiter un cadre de référence pour toute planification, une sorte de base théorique sur laquelle on peut s’identifier et se référer. Cet exemple me permet de justifier d’autant plus l’analyse d’un phénomène urbain informel, afin de démontrer la nécessité de changer notre regard sur la production de la ville, que ce soit en Occident ou en Orient. Sinan Izgi concluait notre entrevue en insistant: toute architecture vernaculaire ou moderniste suit une logique de construction selon les besoins de l’homme: “It’s all a matter of needs”… Il est essentiel de repenser la ville dans une dynamique et une temporalité différentes afin de remettre à sa juste place des notions urbaines fondamentales: le réversible, l’inachevé, l’évolution, la transformation et la flexibilité. Ces notions permettent d’apprécier la richesse typologique que le tissu urbain auto-construit offre, particulièrement celui des gecekondular. Comprendre la morphologie spatiale urbaine des gecekondular peut permettre de lire la ville aujourd’hui et de mieux l’analyser. Aysegül Cankat4, souligne à juste titre, le besoin de saisir les qualités spatiales des “human settlements” pour agir sur nos territoires contemporains. L’invention et la configuration spatiale des gecekondular sont un bel exemple d’urbanité, d’alliage entre le privé et le public, de diversité d’usages, de réinvention de l’habitat… d’architecture sans architecte.

3 Tom Avermaete et Maristella Casciato, Casablanca Chandigarh, Bilans d’une modernisation, Centre Canadien d’architecture, Park Books, 2014 4 Aysegül Cankat Gecekondu: un projet en acte et en puissance,Urbanisme Septembre-Octobre 2010, N°374 119


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Figure 14

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Figure 20

Vue de Kuştepe, Istanbul, Mars 2014, image personnelle

Figures 26, 27, 28

Images satellites de Kuştepe de 1946, 1966, 1982 et 2014, Istanbul belediyesi haritalar, www.sehirrehberi.ibb.gov.tr Toutes images, sauf mentionées, sont issues d’une production personnelle

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[Guédjékondou]

Biz kez daha, kendimi evede buluyorum. Uçak agira Istanbul’a iniyor, orip yetmezmiş gibi, kulaklarım acıyordu. Iran ve Istanbul hakinda birşeyler anlatmaya çalişan, yan tarafim daki Iranlı yolcuyu dinlemekten çok, indiğimizde sağIr olmayayim diye dua etmek ile meşguldum. Ama havaalanı çok sessiz olacaktı. Taksim’e ayak bastigimda, gaz gözlerimi yakIyor, gözlerimin yanışı, meydanda yünüyen sIradan bir yaya olmani veya çok kısa sure önce kazılmış, gri muhteşem tunnellere hayran kalmamı engelliyordu. Tarlabaşı çok değişmiş, evler ortalıkten kaybolmuş, Erdoğan’in ibirli, gülümseyen yüzü dev poster olarak kaşımdaydı. Yalnış hatırlamıyorsun, geçen sene aynı posteri yakmıştık. Cadde üzerindeki takıcıyı anyordu gözlerim ama herzaman ki yerinde yoktu. Fark ettiğim kadarıyla bu şehirde her şey çok hizh değişmişti. Altı ay uzak kalmıştım ve şimdi gördüğüm herşey yabanciyde Marmaray la Avrupa’den Asya’ya gitmek bu cimleyi okumaltan daha kisa zaman alıyor, Metro Haliç üzerine yeni yapılan durağınden geçebiliyordu. Simit 1.40tl, küçük su 1tl, künefe 6tl idi şıraden kürt dürumcüde, dürümler eski kader lezzetli değildi. çay bahçeye yeni yapılan teras bütün manzorayı alıp götürmüş, Haliç ve Karaköy tekrar yerdeğiştirmiş gibiydi. Istiklal’deki şantiyeye rağmen, hala Elsa’nin yaptığı çizimler duvada görebiliyordum. Ama orada yüksekede dan bir aliş veriş merkeziydi.


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