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L’escalade est un axe essentiel de ma vie
Entretien avec Stéphanie Bodet
Propos recueillis par Nicolas Delforge pour Ardennes & Alpes.
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Comment harmoniser son corps et son esprit aux milieux dans lesquels on se retrouve plongé? Quelles sont les vertus de la roche et du silence? Quelles forces peuvent émerger des pratiques de grimpe féminine? Telles sont quelquesunes des questions que Stéphanie Bodet, ancienne championne du monde de bloc (1999), grimpeuse, écrivaine et blogueuse, se pose avec nous. Un entretien inspirant avec l’autrice de À la verticale de soi (son autobiographie parue aux éditions Paulsen en 2016) et d’Habiter le monde (son premier roman, publié par Gallimard en 2019).
Ci-contre: Stéphanie Bodet, brouillard massif des Aravis
NICOLAS DELFORGE — Peux-tu nous présenter ton parcours en quelques mots et nous raconter comment est né ton goût pour la grimpe? STÉPHANIE BODET — J’ai eu la chance de grandir dans une famille sensible à la nature et où l’on aimait la montagne. Ma mère était passionnée de botanique et mon père aimait nommer les sommets que nous apercevions. Ces randonnées en famille me plaisaient, notamment lorsqu’elles étaient itinérantes, mais lorsque j’ai découvert la grimpe à quatorze ans, le rocher a apporté une autre dimension. C’était aussi un moyen de s’échapper un peu de la famille et cela me fascinait, parce que j’y ai vu la possibilité d’un mode de vie alternatif. À l’époque, les grimpeurs étaient encore beatniks [rires] et cela me plaisait! J’aimais l’idée de vivre au grand air et d’être en recherche d’harmonie avec les éléments. Je crois que c’est surtout cette dimension poétique, presque spirituelle et philosophique, qui m’a plu d’emblée, même si je ne la formulais pas, je ressentais que quelque chose s’apaisait en moi lorsque je mettais le pied sur une paroi. J’ai commencé à l’ancienne – grimper pour être plus à l’aise en montagne –, mais très vite, je me suis laissé entraîner avec d’autres jeunes de mon club vers l’escalade sportive. Toute ma vie, j’ai souffert d’asthme et d’allergies, mais je réalise combien l’escalade m’a aidée à faire face à ces petits soucis de santé. Quand on a des fragilités, sans négliger les moments de repos qui nous ressourcent, il faut cependant apprendre à résister au désir de se replier sur soi, de s’enfermer, pour sortir, s’aérer, faire du sport et de la marche. Tout cela régule, apaise nos émotions et notre corps. L’escalade et la montagne m’ont aidée à me fortifier.
Tu t’es tout de suite entraînée en extérieur?
Je n’ai pas commencé en salle, parce qu’il n’y en avait pas dans ma région au début des années 90. J’ai débuté à Céüse, dans les Hautes-Alpes, qui est une falaise connue internationalement maintenant. Tous les grands noms de l’escalade ont grimpé là-bas. J’ai eu la chance d’y aller à une époque où c’était encore confidentiel, où les gens du coin qui grimpaient là ouvraient de très belles voies. En fait, j’ai découvert la grimpe sur mur et les prises résinées à seize ans, lors de ma participation à un championnat de France jeune. Autant dire que je n’ai pas brillé! Je suis vraiment issue de l’escalade calcaire, en dalle, où tu dois parfois grimper un petit peu loin entre les points. Cela m’a appris à maîtriser mes émotions. D’ailleurs, au début, j’étais parfois peureuse, d’autant qu’une amie, plus forte que moi, hurlait de trouille lorsqu’elle grimpait en tête et cela ne me rassurait pas. En grimpant ensuite avec des personnes pour lesquelles la chute n’était pas un problème, cela m’a complètement libérée, et j’ai dépassé cette peur de «voler», comme on dit entre grimpeurs. En falaise, essayer, chuter, réessayer fait partie de la progression. En gravissant des grandes voies, en revanche, j’ai compris qu’il y avait des endroits où je n’avais pas le droit de tomber. Prendre conscience des risques objectifs permet d’éviter certains accidents et les peurs irrationnelles. Quelles ont été les grandes étapes de ta carrière, en tant que grimpeuse? J’ai fait des compétitions pendant cinq ans de manière intense. J’ai gagné la coupe du monde de bloc à 23 ans. Mais durant ces années-là, j’avais déjà envie d’autre chose. Arnaud (Petit), mon compagnon, venait juste d’arrêter les coupes du monde. On avait envie de voyager et d’aller sur des grandes parois pour découvrir de nouvelles cultures et ouvrir des voies. Donc, j’ai arrêté les compétitions pour me tourner avec lui vers des projets plus aventureux.
Ardennes & Alpes — n°207
Nous avons voyagé, grâce aux économies des compétitions, à Madagascar en 1998, par exemple. Kurt Albert, un grimpeur qu’on admirait énormément, nous avait envoyé une photo d’une paroi. Comme Internet n’existait pas, on ne pouvait pas savoir ce qu’il y avait autour… C’est assez magique, lorsque j’y pense de partir ainsi à 22 ans, pour un pays lointain et inconnu avec une simple photo de paroi en poche. Ça nous a donné l’occasion de vivre quelques aventures et mésaventures, ces années de voyage ! Je suis d’un tempérament sensible et solitaire, cela m’a permis aussi d’étendre ma zone de confort et d’apprendre à vivre dans un petit groupe. Mon plus beau souvenir est peut-être la Tour sans nom à Trango, dans le massif du Karakoram. J’en en avais longtemps rêvé avant d’avoir
le niveau de gravir cette belle aiguille de 6200m. Je me souviens des bivouacs magiques face aux géants himalayens. C’était assez merveilleux, car une belle harmonie régnait dans notre cordée. La bonne entente de l’équipe joue beaucoup parce que tu passes plusieurs jours entre l’approche, l’ascension… Parfois c’est parfait, et parfois c’est un peu plus chaotique. Il faut l’accepter aussi. Ça a été le cas au Venezuela, par exemple. En 2006, on a gravi une paroi qui s’appelle le Salto Angel, du sommet de laquelle s’écoule la plus haute cascade du monde. La falaise ressemble à un immense amphithéâtre austère avec du rocher de très mauvaise qualité. On y a passé quinze jours, avec six compagnons. Entre l’approche qui prend du temps, le retour, le voyage a duré un mois en ne mangeant pas trop à notre faim et en prenant des risques. Cette fois-là a été un peu plus difficile humainement, cela peut se comprendre, mais en même temps, c’était très riche sur le plan de la connaissance de soi, de son fonctionnement et de celui des autres, en équipe. Ça m’a marquée! Est-ce qu’il t’est arrivé d’avoir des soucis liés à ton statut, à ta condition de femme? Je ne l’ai ressenti qu’une seule fois durant cette expédition au Venezuela avec l’un de nos compagnons. Un jour de repos où j’étais en train de lire sur mon portaledge (lit de paroi suspendu), il m’a dit: «Si t’es venue pour lire, il vaut mieux rester à la maison et faire des enfants». J’ai préféré ne rien lui répondre, même si j’étais vexée, car il lui arrivait de glisser ainsi des remarques misogynes à mon encontre. Avec le recul, je pense qu’il n’était pas à l’aise sur la paroi. C’était une ascension qui nous a tous poussés dans nos retranchements, où nous avons eu peur parfois, et sa peur à lui s’exprimait par des sautes d’humeur et des remarques déplaisantes. Quand on a une sensibilité à fleur de peau, on peut très facilement se sentir atteint. Aujourd’hui, même si c’est parfois difficile à faire sur le vif, je pense qu’il faut apprendre à se distancier de ce type de critiques. Je suis persuadée que personne n’est agressif gratuitement. On le devient lorsque quelque chose ne va pas. À part cette expédition, et hormis le fait de m’être sentie par moments assez mal à l’aise au Pakistan, mais c’était lié à la condition générale des femmes, je n’ai pas eu de mauvaises expériences. J’ai grimpé très tôt en couple avec Arnaud, qui était plus fort que moi et plus expérimenté. C’était une grande chance, mais j’ai compris que, pour progresser en grande voie et réaliser certains rêves d’ascension, je ne pouvais pas rester dans le rôle de seconde de cordée, même si c’était confortable et rassurant. En disant cela, je ne souhaite pas juger celles et ceux qui préfèrent grimper derrière, car c’est un choix tout aussi valable, du moment qu’il apporte de la joie. Je connais des cordées qui s’épanouissent dans cette répartition des rôles et c’est là l’essentiel. Mais lorsqu’on possède un caractère indépendant et que l’on souhaite se forger une expérience propre, aller vers plus d’autonomie et connaître ses limites, cela ne suffit pas. Il est nécessaire de prendre le risque de passer en tête, d’affronter ses peurs, car c’est ainsi que l’on gagne en confiance et en autonomie.
J’en ai fait l’expérience en allant gravir des grandes voies avec des amies ou des amis moins expérimentés que moi. J’ai fait des erreurs, j’ai galéré parfois et j’ai appris. J’adore alterner le rôle du leader en grande voie, car lorsqu’on grimpe en tête, on est seul face à la paroi, il faut chercher le cheminement, faire preuve d’intuition et il y a un frisson de l’engagement et de la responsabilité. Aujourd’hui, à 45 ans, j’ai évolué, je ressens moins le besoin de me dépasser ou de prouver mes capacités. J’ai davantage conscience de mes limites et je ne m’identifie plus à mes performances, comme j’ai pu le faire parfois plus jeune. C’est apaisant, et lorsqu’une longueur est dangereuse ou que je n’ai plus le niveau nécessaire, je n’ai aucun problème à céder la place. À l’inverse, est-ce que tu as déjà noté une solidarité particulière dans le milieu? Est-ce que tu as eu des amitiés féminines qui t’ont permis d’évoluer, par exemple? Je suis d’une génération antérieure à la génération actuelle des jeunes aventurières qui montent des projets ensemble. À mon époque, nous étions un peu moins nombreuses à faire des grandes voies, je n’avais donc pas souvent de possibilités de grimper avec d’autres femmes. J’avoue aussi que je n’en ressentais pas spécialement le besoin, car c’est l’amitié et le sentiment de complicité qui prime dans mon envie de partager une voie, que ce soit avec un homme ou une femme. Je me souviens d’une bonne émulation en falaise avec Martina Cufar, une amie slovène dont j’admire la constance et la passion. Nous faisions des compétitions ensemble et plus tard, nous avons partagé quelques grandes voies.
Nicolas Kalisz ©
Stéphanie Bodet & Arnaud Petit Salto Angel - 1st Camp
L’inspiration d’autres femmes m’a aussi été donnée par des aînées que j’admirais: Catherine Destivelle, Alison Hargreaves ou Chantal Mauduit, mais plus encore par des aventurières et des écrivaines comme Alexandra David-Néel, Ella Maillard ou Colette. Leurs vies émancipées m’ont inspirée pour tracer ma propre voie. Il y a deux ans, j’ai participé à «Grimpeuses», un événement organisé par Caroline Ciavaldini, une grande grimpeuse. C’était un rassemblement dédié aux femmes. À vrai dire, au départ, l’idée de ne rassembler que des femmes et d’exclure les hommes m’apparaissait un peu étrange. En même temps, le succès de tels événements m’interpellait. J’y suis allée autant par curiosité que pour partager mon parcours et je me suis rendu compte à quel point c’était riche. Beaucoup plus fort, essentiel et puissant que ce que j’imaginais. Dans quel sens? Qu’est-ce qui t’a plu et t’a marqué? Durant ces deux journées à écouter d’autres femmes, je me suis aussi aperçue que nous n’avions pas toutes le même vécu, le même ressenti et que les féministes les plus militantes sont sans doute celles qui ont rencontré plus de résistances et d’obstacles sur leur parcours. Même si l’escalade se démocratise, que les femmes sont de plus en plus nombreuses à grimper et à se retrouver en salle, elles se sentent souvent plus isolées pour pratiquer leur passion, surtout en falaise ou en montagne. Les femmes gagnent à pratiquer entre elles pour acquérir plus rapidement une bonne autonomie. Parfois, quand tu grimpes avec un compagnon, il arrive qu’il soit un peu plus âgé que toi ou plus expérimenté, donc tu te laisses un peu guider. C’est ce que j’ai ressenti lorsque j’ai débuté et c’est ce que j’ai entendu autour de moi durant ces deux journées. L’autonomie et la confiance des femmes ne sont pas encore complètement acquises; d’où l’intérêt et le succès de ces groupes d’alpinisme féminins et de ces initiatives pour faire grimper les femmes entre elles.
J’ai d’ailleurs remarqué une plus grande proportion de femmes qui s’inscrivent actuellement dans les stages que j’organise avec Arnaud. C’est peutêtre parce que je suis une femme qui encadre, et parce que je propose des stages combinant escalade et yoga, mais sans doute aussi parce que les femmes ont plus de difficultés à rencontrer des compagnes et des compagnons de cordée. C’est pour moi l’occasion de vivre une forme de sororité dans la transmission de ma passion. Souvent, nous croyons faire des choix de vie relativement libres, mais en réalité, nous restons pour une grande part déterminés par notre culture, notre société et la famille dans laquelle nous avons grandi. Les femmes ont tendance à se mettre plus de limites que les hommes, me semble-t-il, à se sentir aussi plus partagées entre les différents rôles qu’elles s’imaginent devoir assumer et cumuler: la bonne mère, la bonne épouse, la bonne amante, la bonne grimpeuse dynamique et sportive… Ce que l’on appelle «la charge mentale des femmes» est une réalité, et par rapport aux hommes, les choix qu’elles opèrent, comme celui d’avoir un enfant, engagent davantage leur quotidien et leur vie professionnelle. Pour moi qui ai passé l’essentiel de ma vie à grimper avec des hommes, je me suis aperçue que se retrouver entre femmes offre des possibilités de discussions profondes et authentiques. Parler des enfants, du choix d’en avoir ou pas (je n’en ai pas, ce qui intrigue encore parfois à mon grand étonnement), parler des règles aussi, de la fatigue et du déferlement d’émotions qu’elles occasionnent chez nombre d’entre nous. Le cycle a un impact bien réel sur le corps et les performances sportives. Il est bon de s’en souvenir pour le vivre sereinement.
Cela m’a rappelé le Salto Angel où je m’étais sentie très seule en paroi, un jour de règles particulièrement douloureuses. Avec des hommes, on ose moins en parler, surtout lorsqu’on est jeune, car plus tard, le besoin d’authenticité cède à cette pudeur un peu idiote d’évoquer une chose qui concerne finalement tout le monde. Rien moins que la possibilité de donner la vie! Il est heureux que ce sujet soit moins tabou aujourd’hui et de mon côté, même s’il m’arrive toujours de ressentir un vieux pincement de gêne, je n’hésite plus à l’évoquer. Au quotidien, qu’est-ce que l’escalade et l’alpinisme t’apportent dans ta vie de femme? L’amour de la montagne m’a permis de découvrir la vie qui me convenait. Sans l’escalade, j’aurais sans doute eu plus de mal à me frayer un cheminement qui me corresponde. La grimpe, et toute passion en général, t’enseigne un mode de vie plus simple, plus dépouillé et plus frugal. J’ai eu la chance de prendre conscience très jeune que l’essentiel n’était pas dans la quête du pouvoir et de l’argent. Plus largement, grimper me permet de trouver mon équilibre au quotidien. Parfois, tu ne te sens pas bien dans tes baskets, puis tu quittes le sol et tout s’éclaire ! C’est la magie du mouvement de nous extraire de nos tourments.
Et au-delà de la grimpe en elle-même, l’observation de ce qui m’environne m’absorbe lorsque je suis en paroi: les fleurs, les oiseaux, les insectes, la forme et le grain du rocher, autant de minuscules rencontres qui me permettent de ressentir mon appartenance et ma juste place au sein du Vivant. Ce lien à la nature, à la roche, est capital pour moi et me ressource profondément. C’est pour ça aussi que j’ai envie de partager par l’écriture cet émerveillement que j’éprouve chaque jour dans la contemplation du simple déroulement des saisons. Tu as écrit un livre qui raconte ton expérience, À la verticale de soi, et un roman, Habiter le monde. Est-ce que tu peux nous raconter en quelques mots le sens des titres de ces ouvrages et ce que tu as voulu y transmettre? À la verticale de soi est une autobiographie. Je souhaitais trouver un titre qui reflète cette idée d’introspection, liée en même temps à un désir d’élévation, de clarification et de meilleure connaissance de soi. C’était autant une plongée dans les profondeurs de l’être que dans la verticalité. La recherche d’une verticalité tout aussi intérieure. Comment parvenir à aligner mes actes avec mes valeurs, mes convictions? Comment faire pour rejoindre cet espace où l’on se sent enfin à sa place? C’est la question essentielle de ma vie et sans doute de beaucoup d’entre nous. À certaines périodes, on peut constater un décalage entre ce que l’on vit et ce à quoi l’on aspire. On éprouve le douloureux sentiment de ne pas adhérer complètement à ce que l’on est, à ce que l’on fait. L’escalade m’a permis, par moments, de ressentir cet alignement intérieur et de le retrouver lorsque je m’en éloignais. J’ai besoin de cette justesse pour sentir que la vie a un sens. Pouvoir me dire: «là, je suis en train de vivre selon mon cœur». Cela n’est jamais acquis bien sûr, c’est un équilibre à remettre sans cesse sur le métier et c’est peut-être ce qui donne toute sa saveur à l’existence.
Ci-contre:
Stéphanie Bodet - Salto Angel
Concernant Habiter le monde, j’aime bien cette phrase de Hölderlin qui propose d’habiter poétiquement le monde. J’ai donné ce titre, car j’avais envie d’évoquer la question de l’«être au monde». Ce mystère d’être là et le sens qu’on peut lui donner, notamment dans notre contexte d’angoisse liée aux déséquilibres que l’homme a provoqués sur la planète. Les alpinistes sont les premiers observateurs de cette montagne qui change et qui s’effondre parfois par pans entiers. Et cela nous interroge. Qu’est-ce que faire son métier de femme et d’homme? Comment aller vers ses propres valeurs et défendre ce à quoi l’on tient? Le livre commence par un alpiniste qui fait de l’escalade extrême et s’achève par sa fille qui mettra ses talents de grimpeuse au service de ses valeurs. Et entre les deux, le principal en fait, il y a une histoire romantique, car j’avais besoin de tendresse et de légèreté à ce moment-là. Dans ce livre, je m’interroge aussi sur ce que cela signifie de se sentir chez soi, ce que c’est que d’habiter un lieu, je me demande comment les gens réinvestissent leurs vies, leurs maisons, comment on se ré-empare de ce besoin primaire de nidification dans une société de consommation.
Tu as notamment un CAPES en lettres modernes. Du coup, je me demandais si le féminisme, en tant que projet littéraire, philosophique et politique, avait consciemment inspiré tes choix d’écriture. Comme tu as parlé d’écologie, je voudrais aussi prolonger cette question en te demandant si un mouvement plus récent, qu’on appelle l’éco-féminisme, joue un rôle dans ton écriture et tes réflexions. Ces dernières années, je m’intéresse en effet aux idées développées par les courants éco-féministes. J’ai toujours eu une très grande admiration pour Simone de Beauvoir. J’adore le passage de La force de l’âge, où elle évoque ses randonnées solitaires
dans les calanques. Elle n’écoute personne et vit à sa guise avec une confiance étonnante. Mais il est vrai que je me sens plus proche, aujourd’hui, de ces écrivaines (Joanna Macy ou Starhawk), qui font le lien entre l’oppression des femmes et les désastres écologiques dans les sociétés patriarcales. L’éco-féminisme est un mouvement né dans les années 70, dans les classes populaires américaines où l’on a constaté que les femmes étaient souvent plus nombreuses à prendre part aux luttes écologiques. Les féministes françaises y ont vu à l’époque un essentialisme, c’est-à-dire la réduction de la femme à sa nature. C’était sans doute une erreur d’interprétation, mais il faut se replacer dans un contexte où les femmes cherchaient justement à s’émanciper de la nature et à se libérer de tout ce qui pouvait les enfermer dans le rôle que leur avait assigné le patriarcat. Aujourd’hui, en revanche, avec la crise écologique, le besoin de se reconnecter à la terre et au vivant est très fort. L’éco-féminisme trouve une plus grande résonance. Les femmes souhaitent se réapproprier leur histoire, réhabiliter leur pouvoir sur leur corps, en faire une force, non une faiblesse, contrairement à ce que laisse entendre la misogynie ambiante de nos sociétés. Il ne s’agit pas tant d’être l’égale des hommes que d’être soi-même, dans toute sa plénitude. J’observe dans la société une résurgence des rituels, un besoin d’en créer de nouveaux ou de se réapproprier d’anciens cultes païens. Mona Chollet en parle merveilleusement dans son essai Sorcières: La puissance invaincue des femmes. Au-delà du folklore, c’est une approche qui résonne en moi. L’escalade et l’alpinisme sont une manière de célébrer les éléments, d’éprouver cette terreur sacrée, le Thambos des Grecs, que l’on ressent face à ce qui nous dépasse. Une fascination qui désamorce l’hybris de l’être humain pour l’inviter à l’émerveillement et au respect. Pour terminer, est-ce qu’il y a quelques projets dont tu souhaiterais nous parler? J’ai le projet d’un livre sur le silence, le beau silence habité, dernier luxe, avec l’espace, qui tend à s’éteindre sous le bruit des hommes et des machines. Une réflexion autour de quelques questions qui m’interpellent: pourquoi certains ont plus besoin de silence que d’autres? Quelle place lui accorde-t-on dans notre société? Dans l’histoire? Je suis une grande amoureuse du silence et je pense que c’est un peu le cas de tous les gens qui aiment la montagne et la randonnée. On y va pour se relier au chant du monde et retrouver une forme de silence intérieur. J’aimerais m’isoler quelques semaines en montagne ce printemps, pour l’achever et vivre un temps de retraite solitaire. À côté de cela, continuer à transmettre concrètement, grâce aux stages, et continuer à grimper pour le plaisir. Pour moi, aujourd’hui, même si je grimpe moins qu’autrefois, l’escalade demeure un axe essentiel de mon quotidien, une belle balade verticale que j’espère pouvoir prolonger le plus longtemps possible. C’est la richesse de notre passion. On peut la vivre à tous les âges, sur une voie extrême comme sur un sentier!
STÉPHANIE BODET NICOLAS DELFORGE
Pour suivre les aventures et les réflexions
de Stéphanie Bodet, et/ou pour s’informer sur ses stages de grimpe et d’escalade et yoga: unevieagrimper.blogspot.com vagabondsdelaverticale.wordpress.com
Ses derniers ouvrages
À la verticale de soi, coll. Guérin, Chamonix, éd. Paulsen, 2016. Habiter le monde, coll. L’Arpenteur,Paris, Gallimard, 2019.
Voir aussi
É. Hache, Reclaim: Anthoplogie de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016. M. Chollet, Sorcières: La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, 2018.