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IMMAQA
En avril 2022, Gilles Denis et Nathan Goffart entreprennent le projet « NANOK EXPÉDITION » : un triathlon atypique en immersion totale dans les étendues sauvages du Groenland. Ce défi sportif, qui a duré 6 mois, est doublé d’une mission scientifique ambitieuse en collaboration avec les chercheurs de cinq centres de recherche belges et danois. Ici, l’aventure est mise au service de la science et vise ainsi à renouer avec le caractère foncièrement exploratoire de la recherche scientifique, quelque peu oublié sans doute au contact des techniques modernes.
À l’heure de la sortie de leur documentaire « LA TRAVERSÉE, L’histoire de l’expédition Nanok » (film documentaire de 90 minutes, réalisé par Xavier Ziomek de Sioux Productions et co-produit par la RTBF) Gilles vous livre ses impressions perchées, issues de son carnet d’expédition, sous forme de lettres rédigées à l’attention de ses deux frères pendant l’ouverture de leur voie de Big Wall (IMMAQA, en 7a+/A2, sur 550 mètres et 14 longueurs). L’équipe présentera d’ailleurs son documentaire le 13 avril à la Maison Haute de Watermael-Boitsfort, lors de la soirée du CAB BruxellesBrabant. Les autres dates de projections sont listées sur www.nanokexpedition.be
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– oui en effet, sacré bazar. Bon, parfois je t’avoue que je me demande un peu ce que je fous là, perché à 300 mètres de haut, ou suspendu pendant des heures à 3 cams dans mon harnais, les pieds dans le vide, mais certainement pas ce soir, pas dans des moments pareils : je suis parfaitement à ma place, là où je suis censé être, là où je veux être – absolument.
30 juillet 2022
Hermanito !
Je t’écris depuis une petite vire rocheuse à 300 mètres du sol, sur ce qu’avec Nathan on a baptisé « La grosse bite noire » – sorte de grand pilier assombri par de grosses rosaces de lichen noir qui prolifèrent à la surface du rocher, chapeauté donc par la seule réelle vire sur les 550 mètres que fait notre voie ! (Ah oui excuse-moi, c’est une règle assez généralisée : les grimpeurs ont ce penchant pour l’absurde, et donnent bien souvent des noms à la con à leurs voies et tout ce qui s’y trouve… Une façon sans doute de reconnaître la flagrante inutilité de leur quête ?) Ici nous sommes au Camp 3, avec une vue plongeante sur le fjord de Tasermiut 1 200 mètres plus bas. C’est un spectacle absolument grandiose, d’ailleurs tout est hors normes dans ce coin-ci ! Pour tout te dire, il y a aussi le Camp de Base tout en bas à un bon 10 kilomètres au bord du fjord, pour les jours de repos ou de mauvais temps, le Camp Avancé (et même encore le Camp Avancé II) au bas de la paroi, et puis sur la paroi même les Camp 1 et 2
Avec Nathan on a sorti l’apéro (la ration de fromage, de saucisson et mélange de noix salées que nous n’avons pas mangées pendant la journée, trop affairés à notre déménagement) et, depuis notre promontoire, devant notre portaledge nouvellement installé, nous admirons un coucher du soleil à véritablement couper le souffle. La paroi est plein ouest, le Pilier Central et le Pilier Gauche du Nalumasortoq sont aux aguets et nous voguons dans une mer de granite. Sous nos pieds s’étend ce qu’il reste du glacier du Nalu ; à gauche un glacier plus vaste borde le Half Dome, Little Ula, Honey Buttress et une magnifique paroi que j’ai baptisée en moi-même « La gueule de loup » ; derrière Little Ula, vers notre Camp de Base, s’élève cette espèce de corne de rhinocéros, pilier magnifique qui s’élève sur 1 200 mètres, l’Ulamertorsuaq – du sommet on pourrait presque plonger dans le fjord (c’est ce que notre ami Ed a fait il y a quelques années, en base jump, tu imagines ça ! ?) ; droit devant le fjord de Tasermiut et passé l’autre rive d’innombrables autres montagnes, dont la superbe Kirkespiret (ou Napasorsuaq, tout a 2 voire 3 noms ici… ou pas de nom du tout !) qui éclipse le soleil à l’heure où je t’écris ; à droite encore, la Pyramide du Ketil et le Ketil lui-même, en chair et en os. Enfin tu l’auras compris, d’ici en-haut l’œil, ne sachant plus sur quel sommet s’attarder, se perd dans une sorte de contemplation béate… C’est complètement fou ce qu’on vit, parfois j’aurais presque besoin de me gifler pour y croire !
D’ouvrir un itinéraire vierge de 600 mètres de haut, sur une paroi mythique du sud du Groenland, c’est la découverte à la verticale : au-dessus de chaque soubresaut du rocher une nouvelle perspective, derrière chaque coin franchi un nouveau défi et, dès que nous quittons un système de fissure rassurant pour partir en traversée, afin de rester à l’écart des deux énormes goulottes noires qui bordent notre itinéraire, l’inconnu le plus total. C’est incroyable, parfois un peu
Page précédente : Coucher du soleil sur l'Ulamertorsuaq en face effrayant même si on s’habitue – même à cette exposition folle on s’habitue, c’est dingue ! On est très prudents, on fait de notre mieux de ce côté-là, même s’il ne faut pas se mentir : il y a des risques inhérents à ce qu’on entreprend ici, et tout ce qu’on peut faire, vraiment, c’est tenter d’identifier les dangers et de les prévenir avant qu’ils ne nous surprennent… Mais l’autre jour, en posant mon pied gauche sur une protubérance subtilement plus sombre, j’ai décroché un rocher gros comme mes deux poings réunis ; tout juste eu le temps de crier « Rocheeer ! » mais Nathan, debout sur le portaledge découvert, n’a pas eu le temps de réagir et heureusement c’est au travers de la toile de notre bivouac suspendu que le projectile est passé, à 30 centimètres devant ses deux pieds et comme dans du beurre, et non sur sa tête. Autant dire que je me sentais mal ! Ceci dit, de façon plus générale, on s’en sort bien, je dirais. Mais il est vrai que le projet ambitionné est coriace et aucune des 14 longueurs n’est réellement donnée. « Tout est dur ! », pour reprendre l’expression de nos caméramen sur l’inlandsis. Donc ça prend un temps dingue et demande des efforts surhumains ! Le processus est super intéressant ceci dit et on en apprend toujours plus ; il faut être stratégique aussi, car on peut vite perdre beaucoup de temps et d’énergie dans des manipulations inutiles ou en n’étant pas réalistes dans nos estimations… On grimpe « full trad » (c.-à-d. qu’on ne grimpe que sur des protections amovibles, p. ex. coinceurs et friends) et ça peut être très impressionnant parce la paroi est très verticale et même légèrement déversante sur les premiers 200 mètres, tout ça presque sans vires ni replats pour nos relais ce qui veut dire que quand nous ne sommes pas les doigts et orteils empêtrés dans nos fissures (à moins d’y engager tout le corps pour un combat féroce – on appelle ça des « offwidths »), nous pendons dans nos harnais comme du jamón espagnol. On fixe aussi les relais pour les cordées suivantes – ce serait juste incroyable que notre voie devienne une « classique » de la région, une voie qui puisse être à elle seule l’objectif de futures expéditions… Quelle fierté ce serait pour nous. Enfin bien sûr on en n’est pas encore là, mais on peut toujours rêver, non ? D’ailleurs la toute première broche sur la paroi, nous avons dû l’enfoncer à la main. Tu le crois ça ! ? Un marteau, un tamponnoir et moi en équilibre suspendu à un petit crochet à taper comme un forain pour faire un trou de 12 centimètres dans du granite. 45 minutes de barbarie, tout ça parce qu’on avait négligé de tester notre perceuse au Camp de Base (et que bien sûr la mèche était mal fixée). Et Nathan pendu juste en-dessous qui se prend toute la poussière dans la gueule ! La scène.
Ci-contre : Marche d'approche depuis le Camp de Base, 10 km et 1 000 mètres de dénivelé. On la connait par cœur !
À gauche : L'équipe Nanok au sommet !
En bas : On s'échauffe les doigts sur les nombreux blocs jouxtant notre camp de Base.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Et de loin. Ce soir, j’écris dans mon carnet : « Sur la reliure du livre, l’équipe Nanok écrit une page de l’histoire de l’alpinisme au Groenland. » (Le livre ouvert c’est l’autre nom donné à Nalumasortoq.)
Bref. Quatre mois se sont écoulés depuis notre départ et je ne sais plus trop quoi te dire… Alors je t’écris ce qui me passe par la tête. On dirait que le temps, en s’épaississant de toutes nos expériences fortes, s’est étiré, comme si le laps entre chaque seconde ne suffisait plus à contenir toute cette intensité et que sa densité même le mettait sous pression comme une cocotte-minute. Je me demande ce qui me plait le plus, entre la traversée polaire et l’introspection profonde, l’escalade et les sensations fortes, ou le kayak et le dédale des fjords, les découvertes à chaque tournant. La côte Est continue à me hanter1 – y reviendrais-je ? Toujours est-il que de partir 5 jours sur les parois, à vivre à la verticale, j’ai l’impression d’avoir vécu un mois entier.
Nathan est mon frère d’armes, mais toi petit frère, frère des glaces2, tu me manques bougrement.
1er Ao T
2022
Salut frangin, Le mois de juillet touche à sa fin, les jours se sont déjà fortement raccourcis depuis notre arrivée dans le Sud et le soleil ne vient réchauffer la face ouest du Nalu que de plus en plus tard… Alors nous faisons la grasse mat’ et terminons à la frontale ! Les températures chutent aussi. Hier soir, la toile intérieure du portaledge était pleine de condensation due à la différence de température entre l’air à l’intérieur et l’air à l’extérieur de la tente, et cette nuit le duvet 0 °C confort et le petit matelas mousse étaient à leur limite de confort…
Ton fils devrait naître incessamment sous peu (si ce n’est pas déjà fait3), mais ici je suis coupé du monde, le signal satellite ne passe pas. Je t’appellerai dès que nous serons redescendus. Je suis tellement impatient de rencontrer cette nouvelle petite machine à pâté !
Après 4 jours sur la paroi, nos mains souffrent et sont couvertes de blessures en tout genre, le contact avec le rocher pique et brûle, alors nous les emballons de « tape » (sorte de scotch en tissu pour grimpeur, qui sert à protéger les mains). Mais aujourd’hui, une grosse journée de grimpe nous attend, puisque nous visons le sommet !!! D’ailleurs, il est temps pour nous de s’activer.
Je t’aime ! Et je suis fier de toi, tu feras un merveilleux Papa.
1 - L’accès à la côte est nous a été refusé par le Gouvernement du Groenland 13 jours avant notre départ en kayak de mer, un périple de 1 000 km et plus d’un mois et demi parmi les banquises et l’objet de 4 années de préparations… En raison d’une erreur de communication en interne, qu’ils ont reconnue sans rien pouvoir y faire.
2 - « Frères des Glaces » est le nom de notre premier documentaire d’aventure, avec mon frère Antoine Denis. Une première expédition menée au Groenland, en vue de Nanok. Le film est disponible sur YouTube (35 minutes).
3 - Bruno est né le 1er août 2022, à 00 h 25. Le gamin du grand frère. C’était tout vu pour le sommet !
Ci-contre : Topo route Immaqa
En arrière-plan : Aurores boréales nos deux derniers soirs... Et encore, nos photos ne leur rendent pas justice.
4 Ao T 2022
CUUUMBRE !!! Le sommet ahah !
Une nouvelle étape est franchie : nous avons fini l’ouverture de notre voie ! Ce lundi 1er août, vers 18 h 30, nous franchissions les derniers mètres de notre voie IMMAQA. La dernière longueur était infâme – pas franchement la sortie rêvée : 55 mètres d’artif4 sur des blocs instables et dans des fissures sales, le moindre centimètre carré de rocher couvert d’un lichen noir qui s’étale en grosses rosaces cassantes, grandes comme la paume de la main, un vrai combat mené à coups de ferraille contre un rocher pourri. Mais la vue est splendide et la sensation exquise. 2e objectif sur 3 rempli, dans les grandes lignes en tout cas. Après toutes les péripéties de la côte est et nos changements de plan incessants qui nous ont finalement amenés ici dans le Sud, c’est une grande bouffée d’air frais que d’être venu à bout de ce 2e objectif ! La pression retombe. J’entrevois un retour possible, libéré de la honte de l’échec puisque notre expédition est à deux tiers réussie… Place au plaisir de la libération de notre belle voie, histoire de pouvoir lui mettre une belle cotation. Ensuite viendra le kayak de mer, sur la côte ouest jusqu’à Arsuk. Mais nous n’y sommes pas encore !
Couché sur les mousses et lichens, mes mains gonflées de fatigue et de blessures de guerre, baignées de soleil, caressent les tiges des hautes herbes qui dansent souplement dans la brise du fjord. Sous ma casquette, posée sur le front, j’observe le ballet des nuages sur les sommets alentour. Moments de grâce comme on en fait peu – la tête constamment dans des projections futures et les to-do-list à rallonge… Vivre l’instant présent, se laisser aller à exister – simplement. Quel bonheur.
Ce soir : saumon du fjord et confiture de myrtilles ! La belle vie.
17 Ao T 2022
Hello frangin !
Comment va le petiot ! ? ? Sache que je pense beaucoup à vous quatre.
C’est reparti pour 2 nuits sur le portaledge et un bon 2,5 jours en paroi. Je suis bienheureux ! Cette fois-ci c’est pour libérer un maximum des longueurs qu’il nous reste… Le créneau est court, très court, trop court sans doute, mais c’est nettement mieux que rien. Entre la venue de notre ami caméraman Alex et tout le bazar que c’est de faire un film, puis les créneaux météo qui se sont fait attendre, le temps a filé. C’est notre dernier séjour sur le mur et le 20 au matin notre ami José viendra nous chercher en bateau. Il nous a fait savoir qu’il faudra être sur la plage, armés de tous nos bagages, à l’heure. C’est la haute saison5 en ce moment et tout le monde est débordé. Il nous faut encore tout démonter sur le mur, tout descendre et faire les portages du retour (en allers-retours de 20 kilomètres).
4 - Grimpe en artificielle, c.-à-d. en tirant et en nous hissant sur nos friends et coinceurs, plutôt que de grimper à l’aide de nos mains et de nos pieds en contact direct avec le rocher.
De la neige fraîche est tombée sur les sommets la nuit dernière et ce soir le coucher du soleil est encore plus spectaculaire que d’habitude ! Perchés sur notre promontoire, nous planons au-dessus des nuages et le ciel arrache aux sommets de longues trainées blanches que les derniers rayons de soleil peignent de teintes orangées fabuleuses. Sous le fly (nom donné à la toile de tente qui chapeaute la portaledge), nous nous gavons d’un repas pantagruélique et bientôt les premières étoiles apparaissent. C’est Byzance et nous sommes les rois du monde ! Mais bientôt c’est le ciel tout entier qui s’embrase de draperies de lumières vertes, rouges et violettes au ballet hypnotique – des aurores boréales, depuis le plus bel observatoire sur Terre ; elles viennent nous souhaiter bonne chance et c’est l’Univers qui s’offre à nous !
J’ai le devoir absolu de me souvenir de ces instants magiques, car de tels cadeaux doivent me porter bien au-delà du jour suivant… mais m’animer d’une force qui décuple ma motivation et apaise mes peines pour les mois et les années à venir. Ne pas oublier ces instants précieux. Cette lettre est ma boîte à souvenirs et j’y enferme ce trésor.
Notes et références :
Expédition et ouverture de voie : NANOK EXPEDITION, avec Gilles Denis et Nathan Goffart
Site Web, trailer du documentaire et dates de projections : www.nanokexpedition.be
Réseaux sociaux : @gillesdenisexpeditions / @nathan_goffart
5 - Tasermiut South Greenland Expeditions est une agence de voyage espagnole pour laquelle je travaille comme guide depuis 2016.