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«Seule l’école Viols, mariages précoces, prostitution: après vingt ans de guerre, une fille sur quatre devient maman avant 16 ans au nord de l’Ouganda. Récompensée par Caritas, Alice Achan se bat pour les envoyer à l’école.
Alexandra Wey/Caritas Suisse
30 JUIN 2016
ÉVÈNEMENT
A
lice Achan a 25 frères et sœurs. Sa mère était la plus jeune des cinq épouses de son père, un paysan et chef de clan du nord de l’Ouganda. «Quand je la voyais s’exténuer aux champs pour nous nourrir après avoir eu neuf enfants, je me disais que je ne voulais pas de cette vie-là!», confie en anglais cette femme de 42 ans à la voix douce et grave. Elle devra nager à contre-courant: ses dix sœurs ont été mariées avant d’avoir terminé leur scolarité obligatoire. Mais son entêtement a fini par payer et le 17 juin, cette Ougandaise à la stature imposante – pas loin d’un mètre nonante – a reçu le Prix Cari-
Alice Achan, 42 ans, a reçu le Prix Caritas 2016.
tas à Lucerne pour son obstination à défier, par l’éducation, le destin promis aux filles de son pays. Elle-même a 12 ans quand la guerre civile éclate dans le nord de l’Ouganda (voir encadré). Les écoles ferment les unes après les autres, car on craint que les enfants soient enlevés par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA pour Lord’s Resistance Army). La rébellion armée d’inspiration biblico-spiritiste, considérée comme l’une des plus sauvages au monde, kidnappe des garçons par milliers pour en faire des enfants soldats et des filles pour avoir des esclaves sexuelles. «Beaucoup de mes amis sont
morts, se souvient Alice, et beaucoup de ceux qui ont été enlevés sont revenus brisés des camps rebelles.» ENLEVÉE À 12 ANS
La petite Alice doit se cacher avec sa famille et change d’école une dizaine de fois. Un diplôme enfin en poche, elle officie comme travailleuse sociale dans un des nombreux camps de réfugiés qui accueillent plus de deux millions d’Ougandais chassés de leurs maisons par la guerre. «C’est là que j’ai rencontré Proscenia, raconte Alice. Elle avait été enlevée à l’âge de 12 ans par la LRA; cinq ans plus tard, elle avait un bébé d’un commandant
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libérera nos filles» rebelle et était enceinte du deuxième. en vue de devenir couturières ou inJe devais retrouver sa famille pour l’y firmières ou de travailler dans l’hôrenvoyer, mais tout le monde avait tellerie. été massacré.» Plus de 500 filles sont scolarisées cetPour lui éviter la rue, Alice Achan ac- te année dans deux établissements. cueille l’adolescente dans son ap- «Certaines ont été mise à la porte de partement jusqu’à ce chez elles à cause de qu’elle accouche d’une leur grossesse, expli«Comme si elle petite fille. Elle trouve que Alice. Nous les aiavait un bébé aussi un vieux tailleur dons à reprendre conprêt à enseigner les dans la tête et non tact avec leurs parents. dans le ventre!» rudiments du métier à Et quand elles revienProscenia; laquelle se nent au village institurévèle douée et acquiert une petite trices ou infirmières, c’est une fierté clientèle en quelques mois. Alice lui pour toute la famille.» offre sa première machine à coudre. «J’ai pensé que toutes les filles de- AVEC ANGELINA JOLIE vraient pouvoir être indépendantes Et elle? Sa plus grande fierté? «Il y en comme elle!», se souvient la lauréate a tellement!», répond la jeune quadragénaire. Mais le nom de Pauline, du Prix Caritas. De là germe l’idée d’une école pour 22 ans, vient vite sur ses lèvres. Elle filles car, s’emporte Alice en aban- terminera l’université l’an prochain. donnant son flegme habituel, «au- Cette ancienne élève a passé huit ans jourd’hui encore, une fille enceinte en captivité et a dû subir une dizaine est chassée de l’école publique! Com- d’opérations de chirurgie réparatrice me si elle avait un bébé dans la tête tant les chefs rebelles avaient abusé et non dans le ventre!». En 2002, elle d’elle. En 2010, elle a été invitée à tédémissionne et fonde avec d’autres moigner aux côtés de l’actrice Angefemmes le Christian Counseling Fel- lina Jolie à un colloque britannique lowship pour venir en aide aux filles sur les violences sexuelles. mères de retour de captivité. En 2008, deux ans après la fin de la guerre civile, Alice lance la Pader Girls Academy, (Académie de filles de Pader) sur ses petites économies.
Alexandra Wey/Caritas Suisse
Ironie du sort, Alice Achan a eu... trois garçons. Mère célibataire, elle défie la mentalité patriarcale de son pays qui veut qu’une femme se marie pour survivre et qu’elle n’ait pas le droit d’hériter. «Chaque fois que ma maman me téléphone, elle me demande quand je vais me marier!», dit-elle en riant. Ses rêves sont ailleurs: «On peut bien faire de belles conventions à Genève sur les droits des femmes, elles ne serviront à rien si les principales intéressées ne peuvent pas les lire. C’est l’éducation qui libérera les filles de l’injustice». n
Les jeunes mamans peuvent continuer leur scolarité et apprendre un métier.
Christine Mo Costabella
Vingt ans de barbarie
PLUS DE 500 FILLES
L’école-internat est d’abord destinée aux anciennes esclaves sexuelles qui ne peuvent retourner à l’école parce qu’elles sont enceintes ou ont un enfant. Petit à petit, elle accueille aussi des filles abusées ou prostituées dans les camps de réfugiés ou simplement trop pauvres pour que leurs parents songent à les envoyer à l’école. Les enfants sont pris en charge la journée et dorment avec leur mère le soir. En plus de leur scolarité, les élèves suivent une formation professionnelle
La guerre civile ougandaise a ravagé le nord du pays de 1986 à 2006. Ces 20 années de barbarie ont laissé une société déstructurée et des blessures béantes: selon un rapport de l’ONU de 2013, L’Armée de résistance du Seigneur a tué plus de 100’000 personnes et aurait enlevé entre 60’000 et 100’000 enfants, ceux-ci constituant la majorité des effectifs de la rébellion. Dix ans après la fin des hostilités, les femmes ne sont toujours pas à l’abri des violences sexuelles. La misère, héritage de la guerre sur cette terre pourtant riche et fer-
tile, pousse les filles à se prostituer. Quand elles ne sont pas tout bonnement données en mariage très jeunes contre une dot: avec la polygamie, les femmes représentent une main-d’œuvre bon marché pour un paysan qui peut avoir jusqu’à cinq épouses. On estime qu’une fille sur quatre devient maman avant 16 ans. Dans ce contexte, Caritas soutient les écoles d’Alice Achan depuis 2014. Le prix que l’organisation vient de lui remettre est doté de 10’000 francs. n CMC