Carnet d'Art n°05 - Le Dialogue

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numĂŠro o5 - le dialogue 1


la culture vous

r e g a r d e 2


~ édito ~

le dernier échange/ « Il y a un combat à mener, mais c’est un combat poétique pour défendre la vulnérabilité de la beauté et du genre humain. » Jan Fabre

Civilisation, mon amour, Nous sommes nés ensemble. Main dans la main. Et nous étions faits pour vivre ensemble. L’un sans l’autre n’aurait pas de sens. Je pensais que c’était une évidence. Que tu savais que tu ne peux pas exister sans moi. C’est toi qui en as décidé autrement. Je t’aurai prévenu, tu cours à ta perte. Tu ne survivras jamais sans moi. Sache que c’est une mort à deux. Nous vivrons ou mourrons ensemble, main dans la main, que tu le veuilles ou non. Sache que tu auras beau crier de toutes tes forces, un jour on ne t’entendra plus. Tu sais quelle est notre différence ? Moi, j’existerai toujours… Quant à toi… Tu voudrais que je t’aide à te quitter. À ne plus avoir envie de moi. Laisse-moi rire. Je crois que je vais rester dans mes souvenirs. Je ne veux plus rien attendre de personne. J’ai les yeux qui saignent. Je ne comprendrai jamais. …Le lien, la compréhension, le dialogue, la paix… Comment veux-tu survivre sans ça ? Art, ton amour.

Antoine Guillot - Metteur en scène, Directeur de publication

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S O M M A I R E

réfléchir 8

le chant des morts

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la plume et le pinceau

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voler en éclats

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scène nationale, théâtre du monde

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notre rencontre était écrite

dossier

rencontrer 51

martha gey

55

yan zoritchak

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georges emmanuel clancier

63

thierry ligismond

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aux arts, citoyens

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un œdipe culturel

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des correspondances au dilettante

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de la lutte des corps

40

chabrol & solo

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voyage au dessus de moi-même


raconter 76

boîte noire

78

lettre du 09 décembre 2014

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tout ce que je dis est faux... joie

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la bête

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des cimes & des comptoirs

galeries 97

florence dussuyer

99

daniel favre

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laurence courto

103

jean claude fert

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corinne et bruno bret

art de vivre 109

éric mignogna

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christophe verron

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joël lagarde

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rhapsodie bohémienne

d i a l o g u e


réfléchir


Nicolas Orillard-Demaire


le chant des morts/ Par des gestes ou des regards, des mots ou des sons, nous échangeons. Tout notre être tend vers l’Autre, vivant ou mort. Et les machines font renaître les fantômes. Karine Daviet - Étudiante en Musicologie 8


~ musique ~

E

n musique, peu de traces subsistent du passé : nous dans toutes sortes de configurations. Ainsi, le clip vidéo est un pouvons seulement pister échanges et influences passage obligé pour tout groupe de musique désireux de se à travers les documents écrits ou iconographiques faire connaître. Si, dès les années soixante, ce support imagé, dont nous disposons, sans toutefois savoir quelle le scopitone, est utilisé pour promouvoir les chansons, il deforme sonore ces échanges ont pris. Mais plus on progresse vient monnaie courante à partir des années quatre-vingt et de dans le temps, plus les sources deviennent nombreuses, pré- la création de la chaîne de télévision américaine MTV. On ascises, complexes. Ce qui veut dire que l’histoire est de plus en siste ainsi à un retour de l’association entre musique et image. plus riche à mesure que le temps avance, mais aussi que les possibilités d’interactions sont de plus en plus nombreuses Appropriation. pour les musiciens. Ils ont à disposition non seulement leur mémoire mais aussi un catalogue musical quasi sans fond On remarque donc que les progrès technologiques ont une dans lequel puiser. Cela est particulièrement vrai depuis incidence forte sur la création même d’une œuvre, puisque le début du XXème siècle et l’apparition de l’enregistrement son existence dépend du support sur lequel elle est fixée : phonographique. Cette inl’avènement du numérique vention a démultiplié les a bouleversé les pratiques possibilités de dialogue et Le dialogue entre les générations, de création, de production transformé notre rapport et de consommation des à la musique. Art évanesà travers les supports objets culturels. Le cas de cent par essence, elle peut la chanteuse Björk nous enfin être capturée, photoofferts par la technologie. semble emblématique. Elle graphiée, confrontée. Nous qui a assimilé dès ses déentendons aujourd’hui inbuts les possibilités apporlassablement la voix des morts. Dès lors, qu’il s’agisse de créa- tées par la technologie en intégrant dans ses chansons des tions, d’interprétations d’une musique écrite par le passé, de éléments de musique électronique, des échantillons issus reprises personnalisées d’autres enregistrements ou d’une fa- d’autres musiques et en utilisant fréquemment le support du çon de graver dans la cire une rencontre entre des musiciens clip vidéo, elle a créé un site internet interactif pour son alde cultures différentes, le support discographique, matériel bum Biophilia, sorti en 2011. Bien plus qu’un simple outil de ou virtuel, est devenu incontournable. Plus, il est maintenant diffusion, l’islandaise en a fait un prolongement interactif de la norme et peut même être considéré comme le point de son œuvre en créant en partenariat avec Apple plusieurs apjonction entre des musiques très diverses et qui ne peuvent plications pour tablettes et téléphones mobiles permettant à a priori pas se rencontrer. l’auditeur de modifier ou d’explorer à sa guise certaines chansons. Stratégie commerciale ou démocratisation de l’œuvre, Les rencontres. le débat est ouvert. Assiste-t-on à l’émergence d’une modification durable des pratiques artistiques ? Ces évolutions Combien d’étoiles filantes seraient-elles retombées dans l’ou- sont-elles vouées à disparaître dès la prochaine innovation bli si le support discographique ne les avait pas fait perdurer technologique ? On voit en tout cas que les artistes s’emà travers le temps ? Et combien la musique serait alors diffé- parent de toutes les inventions, même quand celles-ci ne sont rente aujourd’hui ! Le dialogue entre les générations, à travers pas pensées pour la création d’œuvres. Cette dynamique est les supports offerts par la technologie, est donc le marqueur le signe que l’art est toujours vivant, vivace, que la machine de la création musicale actuelle. De ce foisonnement résulte n’a pas écrasé l’homme mais que celui-ci s’en saisit constamun phénomène croissant d’influences entre musiciens de ment pour multiplier ses possibilités d’être et d’agir. Il ne s’agit différentes générations. Dans le rock en particulier, certains pas d’une déshumanisation mais bien d’une ré-humanisation groupes ou musiciens ayant eu une carrière courte voire d’objets a priori inertes et froids. fulgurante ont servi de modèles pour un grand nombre de leurs cadets. On pense au Velvet Underground pour lequel la Les musées d’art contemporain ont eux aussi intégré les noulégende veut que chaque personne ayant acheté leur album velles technologies. Il est courant de s’y retrouver enfermé ait à son tour fondé un groupe. Des musiciens incompris mais dans une salle obscure, nos sens sollicités, bousculés. Alors avant-gardistes ont ainsi pu en toucher d’autres et porter leur qu’ils hébergeaient jusqu’alors des objets immuables, la dimusique à travers le temps. mension temporelle et évolutive d’une œuvre fait désormais partie de leurs collections. Les inventions technologiques Les innovations technologiques ont eu une influence pro- ont donc multiplié les possibilités de créations multimédias fonde sur les rapports qu’entretiennent entre eux les arts. en musée, au point que celles-ci forment une nouvelle disciOn parle aujourd’hui beaucoup d’art multimédias, ce qui re- pline, la vidéo, qui se distingue du cinéma de par l’absence frécouvre une réalité très large, allant de la simple vidéo sur You- quente de comédiens et de fonction narrative. Elle exploite au tube à l’installation en musée d’art contemporain, ou même, contraire tous les effets de démultiplication d’un motif visuel, d’une certaine manière, au cinéma. L’accès élargi au matériel de colorisation, créant un nouveau genre de peinture absd’enregistrement a, tout comme en musique, démocratisé la traite, à la fois virtuelle, évolutive et sonorisée. D’une certaine création multimédia. Aujourd’hui, il est très facile de produire manière, tous les paramètres visuels qui ne sont pas exploités à moindre coût une vidéo et de la diffuser à un public très par le cinéma car ils masqueraient le discours, sont, en vidéo, large et le rapport entre musique et image se pose désormais poussés à leur paroxysme, ouvrant de nouveaux horizons es9


thétiques mais bouleversant aussi l’expérience du spectateur, parfois avec violence. Cela entraîne une nécessaire adaptation de l’esthétique musicale, qui ne peut se contenter d’un langage classique alors que les images sont par ailleurs novatrices. Les œuvres vidéos sont donc le plus souvent illustrées par des musiques électroniques, aux sons triturés, saturés d’effets, qui brouillent les repères perceptifs habituels en empêchant l’auditeur de relier les sons qu’il entend à une source humaine, identifiable.

élément moteur du geste de création. Mais nous ne pouvons nous empêcher de trouver une conséquence négative à cette évolution rapide des technologies : si elle a permis une amélioration de la qualité technique des œuvres et la multiplication des paramètres sur lesquels l’artiste peut jouer, elle a aussi entraîné l’obsolescence inévitable des œuvres ainsi créées. Dès lors, il est impossible de savoir ce qu’il restera dans cent ans des œuvres produites aujourd’hui grâce à des machines. Seront-elles dépassées, obsolètes, oubliées ? Auront-elles assez de force pour que les technologies forcément désuètes qui leur auront donné naissance n’empêchent pas d’accéder à leur beauté ? Le dialogue entre passé et présent sera-t-il possible ? Cela est fortement souhaitable. Pour que les fantômes innombrables et tenaces qui s’emparent aujourd’hui de nos imaginations nous insufflent courage et inventivité, continuent à ouvrir la voie. Pour que demain, les vivants et les morts chantent encore ensemble.

Quel Avenir ? En facilitant le dialogue entre les musiciens et autres créateurs, l’avènement progressif de technologies nouvelles depuis la fin du XIXème siècle a durablement modifié les pratiques artistiques, tant au niveau de la production que de la réception par le public. Cette révolution semble profitable puisqu’elle permet de renouveler les langages grâce à une modification des supports, réhabilitant l’empirisme, l’exploration comme 10


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la plume et le pinceau/ Au XIXème siècle, le dialogue fécond qui lie les deux modes de représentation que sont la littérature et la peinture n’est pas une idée neuve puisqu’il participe dès son origine d’un dialogue qui sera théorisé par Horace sous l’adage désormais usé et repris de l’ut pictura poesis. Arnaud Idelon - Curateur 12


~ peinture ~

V

peinture et littérature. La cause à défendre est la même pour l’écrivain et le peintre face au conformisme ambiant ; il s’agit dès lors d’éduquer le goût bourgeois et de défendre de nouvelles formules. L’utopique vœu baudelairien de « correspondances » amorce de plus une union vers un art total, synesthésique, et annonce l’ambition symboliste de « transposition d’art ». On a ainsi affaire à un vœu partagé de fusion, ou confusion, entre littérature et peinture, que ce soit d’un point de vue esthétique ou d’un point de vue plus socialement marqué. En effet, il s’agit pour l’artiste – qu’il soit peintre ou écrivain, voire musicien et architecte – de s’émanciper d’un académisme sclérosé garant d’un goût dépassé, de jeter à bas les principes esthétiques surannés face à la vie moderne et de s’opposer au conformisme bourgeois dans une même quête.

éritable lieu commun affectant les rapports entre les deux domaines, le paradigme horacien cristallise l’imaginaire d’un tel dialogue des arts autour de l’idée d’une subordination de la peinture à la littérature. Les conséquences de tels présupposés sont lourds de sens et débouchent sur une inféodation pérenne de la pratique picturale par les lettres.

Un divorce.

On connaît l’impact du coup porté à la formule de l’ut pictura poesis par le Laocoon de Lessing à la fin du XVIIIème siècle qui amorce, dans le champ théorique de l’Histoire de l’Art, une prise de conscience de l’arbitraire de tels présupposés esthétiques. Lessing insiste sur la disparité des moyens d’expression de ces deux modes de représentation et creuse ainsi Le déclin de l’académisme signe paradoxalement une autol’antagonisme entre les deux disciplines artistiques à l’aune nomisation de la peinture à l’égard de la littérature en même de leur champ d’expression – temporalité pour les lettres, spa- temps qu’une collaboration sans précédent, par son intentialité pour la peinture. Tout sité, entre les représenau long du siècle, les poncifs tants des deux arts. Tout académiques seront sujets à La peinture devient pour se passe comme si, dans un rejet croissant de la part un paradigme qui enfin d’une frange de plus en plus les lettres le miroir de permet l’autonomisation importante des praticiens et des deux arts, une prise théoriciens de l’art. La rupses propres enjeux. de conscience de l’autre, ture amorcée par le réalisme par chacun des termes du de Courbet et l’essor de la couple, s’opérait, permetfigure du paysagiste reconfigure cette hiérarchie des genres tant ainsi, et enfin, une dimension réflexive empreinte d’une et évince la littérature comme unique source d’inspiration en attitude entre fascination et répulsion. prônant un retour à la nature et à la contemporanéité de la vie moderne. L’impressionnisme ne fera que clore une telle dyna- Le regard. mique en initiant un retour à la vie moderne, éludant tout vocabulaire iconographique issu de la tradition littéraire pour se Cette séduction qu’opère la peinture sur la littérature est matérecentrer sur la subjectivité de l’artiste. La modernité prêchée rialisée par la naissance de la tradition romanesque du roman par les avant-gardes artistiques de la fin du siècle amorce ainsi de l’artiste : de Gautier avec Mademoiselle de Maupin à Proust un mouvement de rupture avec cette conception idéaliste de et le peintre Elstir, en passant par Balzac (Le Chef-d’œuvre inla peinture qui trouvera son acmé avec l’avènement de l’abs- connu), les Goncourt (Manette-Salomon), Zola (L’Œuvre), Duranty (Le Pays des arts) et Maupassant (Fort comme la mort). La traction. fascination pour la figure du peintre se cristallise dans l’imaPar ce déclin de l’institutionnalisation des arts, et la lente dé- ginaire littéraire dans la forme du roman de l’artiste quand générescence de ses principes et valeurs, se dessine une nou- les romanciers n’auront de cesse de picturaliser leur écriture, velle conception des relations entre peinture et littérature. Si, de rendre leurs descriptions visuelles, d’écrire « comme l’on comme le rappelle Gracq dans Lettrines, « il y a pour chaque peint ». Plus encore, le regard de la littérature sur la pratique époque une hégémonie mal avouée mais effective » entre lit- picturale permet une modélisation réflexive du roman ; le rotérature et peinture, il semblerait alors que la seconde moitié mancier, par le détour d’une réflexion sur la peinture et ses du XIXème siècle soit le moment où le rapport de subordination moyens, questionne à la fois son propre processus de création de la peinture à la littérature se renverse : la peinture devient et les modes de représentation permis par son médium. La peu à peu source d’inspiration et de renouvellement pour la peinture devient alors, pour la littérature, tantôt modèle ou littérature. S’instaure alors entre littérature et peinture un dia- miroir, tantôt contre-modèle, bien souvent rivale, dans son logue des plus fructueux au sein duquel les deux arts viennent rapport au réel. se nourrir l’un l’autre du même imaginaire. Les cénacles artistiques font cohabiter sous la même bannière des artistes de La peinture devient, dans le roman de l’artiste, l’objet de ce tous horizons. Aucune hégémonie véritable ne se distingue que l’on pourrait appeler un genre tant les occurrences sont de cette période de fièvre des arts où peinture et littérature nombreuses. Ces romans révèlent un artiste aux marges de semblent fonctionner sur un pied d’égalité, mais on distingue la société, acteur d’un perpétuel mouvement de subversion nettement une fascination croissante de la littérature pour la de l’ordre établi tout en aspirant à une reconnaissance dans le système qu’il dénonce. Aux marges, l’artiste l’est de même peinture. par sa physiologie : le roman de l’artiste nous montre un être À partir des années 1840, la pullulation d’écoles et de mou- au tempérament singulier, frisant souvent la folie, en faisant vements esthétiques intègre dans un même mouvement un « suicidé de la société » pour reprendre les mots d’Artaud. 13


Mais le portrait d’écrivain n’est pas le seul symptôme de l’attrait puissant qu’exerce la littérature sur la peinture : les scènes de lecture et d’écriture prolifèrent sous le pinceau des impressionnistes - Renoir, Morisot, Cassat, pour ne citer qu’eux. Le livre, objet pictural fait de mots, et le rapport intime et sensuel qu’il entretient avec son lecteur, devient une autre métaphore de l’univers des mots.

Au-delà des frontières de l’art. C’est à la lumière de ces échanges inédits que peut se lire une page du Journal des Goncourt à propos du paysage : « Oui, le vieux monde se retourne vers son enfance, vers le berceau vert et bleu où vagit son âme héroïque. […] Étrange bizarrerie ! C’est quand la nature est condamnée à mort, c’est quand l’industrie la dépèce, quand les routes de fer la labourent, quand elle est violée d’un pôle à l’autre, quand la ville envahit le champ, quand la manufacture parque l’homme, quand l’homme enfin refait la terre, comme un lit – que l’esprit humain s’empresse vers la nature, la regarde comme jamais il n’a fait, la voit, cette mère éternelle, pour la première fois, la conquiert par l’étude, la surprend, la ravit, la transporte et la fixe vivante et comme flagrante, dans des pages et dans des toiles d’une vérité sans pair. Le paysage serait-il une résurrection, la Pâque des yeux ? »

Mais surtout, l’étude de la figure du peintre face à son œuvre permet à l’écrivain de modéliser sa propre pratique : en plaçant un artiste dans le processus de création et dans sa confrontation au réel, l’écrivain réfléchit à son propre rapport au monde et à sa représentation. Jadis illustration, transparente fenêtre ouverte sur le monde, la peinture devient pour les lettres le miroir de ses propres enjeux.

Les Goncourt, dans ce passage, font état d’un mouvement paradoxal entre un regain d’intérêt de la part de l’homme pour les manifestations de la nature à l’heure même où celui-ci s’en détourne et la marque au fer rouge de l’industrialisation naissante. L’analogie semble alors évidente : au moment où le déclin de l’académisme signe la prise d’autonomie de deux modes de représentation, auparavant liés dans un rapport de subordination, apparaît un phénomène de jeux de regards, de dialogue et de fascination réciproque entre littérature et peinture, permettant ce « mariage troublé mais fructueux de la peinture et de la littérature. »

La littérature n’est pas la seule à lorgner du côté de la rivale : la peinture n’est pas en reste. Loin de là, cette seconde moitié du XIXème siècle foisonne d’exemples révélateurs d’un intérêt sans précédent de la peinture pour l’univers des mots. Les innombrables portraits d’écrivains - comme celui de Zola par Manet - cristallisent la confrontation de créateurs aux univers différents. Plus encore, le portrait d’écrivain est pour le peintre une manière de donner un visage à la littérature et de la constituer en métonymie du monde des lettres. 14


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Golgota Picnic - Rodrigo Garcia © David Ruano

voler en éclats/ On se souvient encore des remous que suscita la programmation du Festival d’Avignon 2005. Les uns crièrent au scandale et prédirent la mort du festival et du théâtre. Les autres prirent fait et cause pour l’innovation et les horizons qui s’ouvraient par l’hybridation et l’apport des esthétiques émergentes. Dominique Oriol - Confidente artistique 16


~ théâtre ~

U

le dialogue s’établit, ils nous parlent, nous agitent parfois sans ménagement. En dialogue avec eux-mêmes, les autres et le monde, ils ne cessent de questionner et de nous questionner sur les grands mystères de la vie, de la mort, des peurs et des illusions... Bien loin d’un « prêt-à-entendre » des dialogues, ils repoussent parfois très loin les frontières du dicible et du visible et vont fouiller dans les tripes du corps social, politique et du corps intime. Ils nous incitent à « caillasser nos habitudes » (Rodrigo Garcia) et à penser hors des chemins balisés et sécurisés. L’intranquillité comme fondement d’une appréhension réfléchie d’un monde de l’insécurité.

ne nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Les bannières de la préservation des formes dénonçaient le crime de lèse-texte, « C’est le texte qu’on assassine ! », les images, « Ce n’est plus du théâtre ! », la violence gratuite, « Que vous avons-nous fait pour que vous nous fassiez subir ceci ! », et le corps, « De l’exhibition, de l’insanité ! ». Autant de réactions niant l’histoire et les révolutions du théâtre mais prouvant qu’en toute création vit un dialogue entre l’œuvre et sa réception. On pouvait alors voir les signes d’un art vivant, en marche vers de nouvelles paroles et esthétiques exigées par les nouvelles réalités à représenter et questionner.

Lorsqu’ils s’appuient sur les dramaturgies dites classiques, ils les revisitent, dialoguent avec elles pour ce qu’elles ont à nous éclairer de notre humanité. Non comme un blason épinglé à nos murs. Comme œuvre vivante, organisme réagissant à notre temps et recelant tant de potentialités non encore exploitées. Formidable creuset qui, dans l’écriture comme sur la scène contemporaine, fait résonner les bruits de notre monde et ses problématiques sensibles : l’intime et le public, l’art et le pouvoir, la violence, les guerres, les victimes... Dans L’Amour de Phèdre, l’écriture explosive de Sarah Kane, sa sensibilité à vif face aux désastres de l’humain, mettent à nu les corps souffrants plongés dans la torture d’un monde où la parole a perdu sa capacité à dire et rejoindre l’autre. Univers décadent, trash diront certains. Mais une parole poétique qui regarde notre réalité dans son rapport au pouvoir qui écrase l’être. Les grands thèmes du passé sont réactivés en taillant dans le vif de la vie, de la culture, de la langue du présent.

Nous sommes depuis le XXème siècle sur le mode « post-catastrophe » et son cortège de cruautés et de dissolution de l’humain. D’où la nécessité radicale d’un autre regard, d’un autre point de vue, pour dire le monde autrement en s’adressant à un public actuel. Les formes canoniques du théâtre devaient donc être transgressées pour établir un théâtre de la prise de parole, toujours adressée et qui engage aussi bien celui qui la dit que celui qui l’entend. En l’occurrence, nous, spectateurs, non comme bénéficiaires d’une double énonciation alibi, mais comme acteurs-créateurs essentiels pour que la parole ait lieu. Il s’agit de la réalité présente repensée par l’art, non pour nous enfermer dans des modes de pensée assénant ce qui est bon ou mauvais, mais pour « attraper les consciences ».

Quels que soient les passeurs de parole - les personnages de fiction, les ‘Je’ plus ou moins anonymes ou déterminés, les acteurs eux-mêmes, la scène contemporaine hétérogène, polymorphe, apporte au spectateur de quoi engager un dia- Ces approches montrent que le nouveau théâtre, à la mesure logue vif, y compris quand cette parole est livrée dans un de son temps, a décomplexé l’écriture et les conditions du dialangage déstructuré, incohérent, en miettes, en cris et en si- logue ouvert au public qui doit faire son chemin dans la molences, osant libérer la voix qui n’a pas droit de cité. Du sens se saïque de situations, de couleurs présentées. À lui de « faire la construit toujours pourvu que la rencontre se fasse avec l’ima- peinture et à chacun la sienne » (Guy Cassiers). La dramaturgie gination, l’émotion et l’histoire propres au spectateur. « L’inco- aujourd’hui s’inscrit au cœur d’une poétique en quête d’une hérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute » dit Paul intime et nouvelle relation entre le sens et les formes, avide Valéry. Quand Claude Régy, des nouveaux territoires dans 4.48 Psychose de Sarah à ouvrir pour faire parler Kane, fait basculer dans une Le théâtre fait sortir de l’ombre, de autrement les voix et les projection de chiffres sur corps investis dans le diaécran les mots d’une parole l’anonymat les voix de notre monde, de logue. Tom Lanoye, auteur mortifère dont nous avons néerlandais des textes du suivi pas à pas le démanceux qui n’ont pas ou plus la parole. Triptyque du Pouvoir mis en tèlement, chacun peut enscène par Guy Cassiers, prétendre cet effondrement du sente d’ailleurs ses textes langage et du sujet renvoyant aux traumatismes d’aujourd’hui. comme une forme non fixe, qui se trouve dans la relation orC’est ce dialogue, requérant la collaboration active du specta- ganique avec l’équipe, les acteurs, le public et l’actualité et teur face aux sollicitations des artistes, qui retient notre atten- qui peut changer pendant le travail avec l’équipe. Ce qui est tion. Celui qui, prenant en compte l’espace de liberté néces- d’autant plus impressionnant quand on entend la richesse et saire au public pour être partie prenante de l’acte de création, la précision poétique de la réécriture du mythe d’Agamemnon offre un angle et un point de vue autres sur le monde et notre dans Atropa, qui fait vibrer les voix féminines des victimes de vie. Qui pose les questions pour comprendre les manipula- la logique de guerre mécanisée. Et ce n’est plus seulement tions. Qui nous invite à penser ensemble, mais pas forcément la guerre de Troie selon Eschyle ou Euripide qui est mise en dans la même direction, pour approcher au plus près la réalité dialogue avec le spectateur, mais la guerre d’Irak menée d’aujourd’hui et mieux l’appréhender. Ce qui, somme toute, par Bush, dont sont repris des fragments de discours, et les est une visée essentielle du dialogue théâtral. Et les voies em- chimères meurtrières sur les forces du mal ou les armes de pruntées par les artistes, dramaturges, metteurs en scène sont destructions massives. Chez Wajdi Mouawad, l’histoire d’Ajax multiples et subversives et entraînent souvent le spectateur est, elle, traversée par la guerre du Liban et les massacres de vers des territoires artistiques inédits et troublants. De là où Sabra et Chatila dont les documents photographiques proje17


tés font acte au sein d’une surprenante mosaïque de voix et d’images hybrides. Et à chaque fois, dans un choc salutaire, le spectateur est lancé au cœur de ses émotions, de son rapport à l’Histoire, dans un travail actif de réflexion sur les violences du monde, la folie des puissants ou collective.

Ces artistes ont aussi l’art de réveiller le dialogue en décalant les points de vue, en inventant pour réactiver les pratiques théâtrales. Plus d’un metteur en scène crée son oeuvre en donnant aux improvisations un rôle moteur. Le théâtre bouscule alors les frontières du théâtre. Le théâtre qui se fait théâtre du monde. Tous partis pris de représentation qui ont pour effet d’élargir l’expérience du spectateur à des strates multiples de la réalité dans lesquelles il fait son chemin. Ce faisant, nous devenons partenaires actifs et notre regard s’intensifie par un effet de dilatation qui fouille dans ces strates.

Car, oui, une des tendances essentielles du théâtre contemporain est de s’adresser aux spectateurs pour solliciter leur sensibilité et leur intelligence dans un dialogue entre eux et la représentation du monde embrassée par le spectacle. Certes, ce théâtre fait état d’un monde dont l’effondrement du projet humaniste a changé la donne et l’a livré aux atteintes du mal sous ses multiples avatars. Certes, les questions portées par les spectacles sont propres à provoquer dans le public des flux intenses d'émotions tant par les contenus que par les choix formels et esthétiques. Mais l’évidence a déserté le théâtre comme elle l’a fait de la vie, du monde, de l’intime, du collectif. Comment vivre ou survivre après les catastrophes et traumatismes de l’histoire contemporaine ? Comment dire sur scène l’indicible et montrer ce qui ne peut être montré dans l’après Auschwitz, que l’on retrouve chez Edward Bond, Sarah Kane, les après-guerres coloniales à Madagascar, chez Jean Luc Raharimanana, ou la barbarie des guerres civiles ou interethniques au Congo, chez Dieudonné Niangouna ? Que l’un ausculte froidement l’horreur, que l’autre boxe rageusement les mots sur scène, tous regardent et montrent l’immonde, ses cadavres, ses tortures et crimes dont la mémoire et les corps portent les preuves. Ils font acte du tragique qui « lorgne avec appétit [là où] l’homme bouffe l’homme », Dieudonné Niangouna, Attitude Clando. Le théâtre nous cogne à cette réalité qui dépasse l’imagination et dont nous ne pouvons plus nous débarrasser. C’est le monde qui selon Beckett «pue le cadavre» où l’humain est fracassé par les carnages de l’histoire. C’est aussi le monde des murs érigés par les violences des pouvoirs politiques, économiques, sociaux, médiatiques, où les démocraties sont ressenties comme fragiles et où il nous faut trouver, inventer, au cœur de la complexité humaine les endroits où il est possible d’atténuer le mal qui est fait. Chaque spectacle, chaque moment d’un spectacle engagé dans ce grand questionnement est alors comme une fenêtre ouverte sur ces enjeux. Et pour que cette fenêtre s’ouvre pleinement au dialogue qui laisse toute sa place à la liberté créatrice du spectateur, il faut recourir à de nouvelles formes qui rompent avec la soi-disant plénitude des formes acquises, instituées.

Claude Régy

Multiplication et hétérogénéité des voix, des formes et des théâtralités qui animent la vie de la représentation théâtrale contemporaine, affranchie de l’injonction d’un théâtre texto-centré. Les territoires du théâtre ne se referment plus intra muros mais se confrontent aux autres formes, aux autres cultures, faisant réagir ensemble des éléments hétérogènes puisés aux sources du temps présent. Loin d’être de la décoration, de l’illustration ou de simples outils, ces nouvelles voix permettent au théâtre, au texte, de se recréer sans cesse et d’instaurer autrement le dialogue. Le théâtre s’enrichit des nouveaux territoires ouverts pour montrer le monde autrement. La représentation contemporaine, en s’ouvrant à ces métissages, cette hybridation des formes artistiques, creuse le sens, tourne autour des sujets et s’adresse au spectateur dans une nouvelle langue de mise en scène fondée sur l’écart par rapport à la norme. Ce qui nécessite de sa part une nouvelle posture qui «caillasse les certitudes» et justifie l’hétérogénéité des réceptions et réactions. D’autant plus lorsque se déploie au théâtre une écriture de plateau qui prend le parti d’endosser sans complexes ni tabous toutes les violences du monde et de l’intime et d’y répondre en les matérialisant sur scène. Libre au spectateur d’adhérer ou non à ce qu’il voit et entend, au contenu et à la forme. Mais ici, adhérer ou non signifie accepter ou non d’entrer en dialogue avec des propositions hors-normes sur notre réalité présente.

C’est bien ce qui se joue actuellement dans les créations des grands artistes de la scène, héritiers des révolutions artistiques et passeurs des nouvelles voies de la représentation. «Au théâtre je veux être plongé dans le chaos» dit Ivo van Hove, l’un de ces passeurs qui nous amènent vers des découvertes inédites. Ces agitateurs du dialogue avec le public commencent par casser la frontalité qui matérialise la séparation scène - salle. Nous sommes partie prenante de ce qui se joue. Les frontières entre l’art et la cité sont souvent largement chahutées, réactivant sans cesse sa relation au politique. Le théâtre fait sortir de l’ombre, de l’anonymat, les voix de notre monde, de ceux qui n’ont pas ou plus la parole et dont l’existence ne nous parvient qu’au moment de leur dissolution par les messages réducteurs des médias. Il a l’art de restaurer dans le dialogue une part de cette humanité manquante dans nos sociétés. 18


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887 - Robert Lepage © Érick Labbé

scène nationale, théâtre du monde/ Quel est le rôle d'une scène nationale dans l'état du spectacle vivant ? Antoine Guillot - Directeur de publication de Carnet d’Art

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~ théâtre ~

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festivals de Zurich ou de Bruxelles, la Ménagerie de verre à Paris (où il a découvert Rachid Ouramdane) ou le Théâtre de la Bastille (où il a découvert Olivier Py). Même si ces lieux sont fermés pour beaucoup de compagnies, parce qu’ils exigent déjà une certaine reconnaissance du milieu, Salvador Garcia définit ces connexions comme de gros ateliers, qui ne sont de toute façon jamais les premiers à soutenir les jeunes artistes, l’accompagnement d’artistes émergents est long. Ceux-ci travaillent depuis plusieurs années déjà avant d’avoir accès aux infrastructures d’une scène nationale. Il faut qu’ils soient assez confirmés, l’engagement artistique assez solide pour résister aux machines monstrueuses que sont les scènes conventionnées.

n parlant à Salvador Garcia, directeur de Bonlieu Scène nationale, nous parlons à la scène contemporaine internationale. Il survole mers et montagnes pour rencontrer les acteurs qui comptent dans le monde artistique. Cet échange est l'occasion d'éclairer de plus près le rôle d'un directeur de scène nationale, et de préciser la place que peut occuper celle d'Annecy en France et au-delà.

Double jeu.

Pour moi, et cette discussion a confirmé mon sentiment, une scène nationale a toujours eu deux facettes. C’est d’abord une porte, qui s’ouvre vers le monde, qui nous ouvre la fenêtre de cultures, de pensées, d’histoires qui ne sont pas les nôtres La grande salle : mille fauteuils à occuper. mais qui viennent nous provoquer frontalement. C’est une lutte que l’on vit assis sur le fauteuil d’un théâtre. Une Si l’on peut regretter la lutte entre nous-mêmes Il y a toujours un parcours place trop restreinte que et autrui. Et de cette lutte prennent les artistes émernous en extrayons quespour un artiste. gents dans la programmations et apprentissages tion, on peut facilement le qui nous permettent de Il n’y a pas d’art premier dans le comprendre. Le montage vivre le monde un peu d’une programmation plus en conscience, avec spectacle vivant. d’un théâtre de cette amun peu plus d’expérience, pleur est fait de consende connaissance. Et de cet sus. La scène nationale est apprentissage nous en construisons une pensée qui nous est également là pour présenter les artistes majeurs de la scène propre, qui est solide et peut guider nos choix et les idées que contemporaine mondiale. Hisser l’image du théâtre d’Annecy nous nous faisons de ce monde. C’est ici que nous mesurons à un certain rang dans le milieu culturel français et plus larl’importance de ces lieux de diffusions ou de créations. Nous gement au-delà des frontières permet de plus larges financeoffrir à côté de chez nous ce qu’est l’art d’aujourd’hui, et donc ments et offre la possibilité par la suite de travailler avec des la société dans laquelle nous vivons. artistes d’ici en lien avec le monde, ailleurs. Dans l’éthique de fonctionnement d’une scène nationale, il y a un devoir de La deuxième facette que je dessinerais pour la définition d’une proposer aux citoyens de s’approprier le lieu pour en tirer le scène nationale serait bien plus critique. Lorsque l’on regarde maximum d’expérience, une notion de service public. Ainsi, les programmations des théâtres depuis ce que l’on nomme la grande salle est là pour être remplie et elle le sera. C’est à justement la décentralisation, nous pouvons très rapidement Annecy que Robert Lepage ouvre la saison 2015/2016 avec nous rendre compte que nous connaissons les noms qui s’y un spectacle gigantesque. Cinq dates dans la grande salle, trouvent. Parce que nous les avons vus ailleurs et parce que mille spectateurs chaque soir, venant de toute la région. Roles directeurs / directrices de ces énormes machines labelli- bert Lepage coûte cher et le faire venir c’est sans doute se sées par l’état prennent rapidement l’habitude de travailler en priver d’autres artistes. Pour autant, il est un artiste important famille. et offre une esthétique large qui permet de faire rayonner le théâtre au-delà des frontières de l’agglomération en tissant Quelle place pour l'émergence ? des liens avec d’autres théâtres de la région, ce qui permet d’asseoir une légitimité et de faire grandir l’impact de l’action Historiquement, Rodrigo Garcia, Boris Charmatz, Rachid du théâtre. Ouramdane ou Gisèle Vienne ont présenté leurs premières pièces à Annecy suite à l’accueil que leur a réservé le direc- La salle de création : baromètre de l'audace. teur du théâtre. Ce sont des noms aujourd’hui reconnus, qui à l’époque n’avaient pas encore eu l’occasion de trouver leurs Le défi à relever dans une saison de réouverture c’est d’élarpublics dans le réseau des scènes nationales. Le point com- gir le cercle des spectateurs, notamment en faisant venir des mun de ces artistes aux univers et histoires complètement monstres sacrés mais également en prenant le risque de la dédifférents est peut-être qu’au moment d’être programmés sur couverte et de l’audace. Et il faut justement mesurer l'audace. le plateau du théâtre, ils ont déjà une expérience artistique La nouvelle architecture du théâtre est conçue sur mesure atypique qui a fait parler d’eux et les présente comme émer- pour cela. La salle de création est faite pour les expériences, gents. Les artistes ne sortent pas de nulle part. Il y a toujours les artistes en résidence ou les émergences. On a pu regretun parcours pour un artiste. Il n’y a pas d’art premier dans le ter le manque d’invitations à vivre des temps forts dans cette spectacle vivant. C’est sans doute pour cela que Salvador Gar- nouvelle salle à disposition lors de la première saison après cia et son équipe s’acharnent à scruter les lieux antichambres, sa réouverture. Mais l’on sait qu’il faut environ trois ans pour tels que le festival d’Avignon évidemment, mais également les construire financements et programmations adaptés à une 21


nouvelle salle dans une structure comme celle-ci. La deuxième saison de la Scène nationale proposera une salle de création plus ouverte au public avec plusieurs temps forts, dont une semaine en compagnie de Valère Novarina, metteur en scène, plasticien, auteur, dont le père a conçu l’architecture du centre culturel d’Annecy, et une deuxième semaine en compagnie de Philippe Decouflé, danseur, chorégraphe que le monde connaît au moins grâce à l’ouverture des Jeux Olympiques d’Albertville en 1992 qu’il a chorégraphiée.

Des artistes associés. Cette salle de création accueillera également les répétitions des différents artistes associés à la Scène nationale. Ainsi, Dominique Pitoiset dépose ses valises dans celle-ci pour construire un spectacle de théâtre musical, en coproduction avec l’Opéra de Lyon, qui sera présenté à l’automne dans la petite salle et dans la salle de création. François Chaignaud et Cecilia Bengolea sont invités à passer trois années à Annecy pour leurs prochaines productions : ils en présenteront deux pour cette deuxième saison. Quant à Rachid Ouramdane, il a répété sa dernière création en mai - juin 2015 à Bonlieu pour Montpellier Danse et elle sera représentée à la Scène nationale en janvier 2016. On pourrait se poser la question du rôle des artistes associés si l’on occultait la part de création dans les lieux. Ils ne font effectivement pas que profiter de l’infrastructure gigantesque qu’est Bonlieu. Il y a un travail de fond en lien direct avec la population du territoire mené par les artistes associés, ainsi en est-il des travaux avec des amateurs, des rencontres autour des spectacles ou encore des formations et interventions pédagogiques en milieu scolaire. Une part importante de cette collaboration artistique est la coproduction de leurs spectacles. Nous avons par exemple pu profiter d’Un été à Osage county par Dominique Pitoiset. Il faut préciser que ce spectacle a un coût de production de cinq cent mille euros dont cent vingt mille injectés par Bonlieu. Aussi, le calcul est simple et nous pouvons considérer que les quelque trois cent quatre -vingt mille euros, venant des coproductions liégeoise et luxembourgeoise entre autres, sont directement injectés dans l’économie locale en achat de matériel, emplois techniques et artistiques. De plus, la Scène nationale est alors chargée de la diffusion du spectacle et reçoit alors un retour sur production à chaque représentation de celui-ci. Regrettons simplement la dizaine de villes que celui-ci a faite avant de tomber dans l’histoire pour la prochaine saison. Mais nous savons que seulement une vingtaine de metteurs en scène en France travaillent à ce niveau-là de production, qu’il y a une dizaine de spectacles de cette ampleur dans le pays chaque année et qu’ils sont souvent trop lourds à porter pour des structures décentralisées, ne pouvant s’épanouir donc, qu’à Paris dans les grands théâtres tels que Chaillot, le Rond-Point, le Théâtre de la ville ou l’Odéon.

Salvador Garcia © Yannick Perrin

de la population. Certes nous pouvons nous demander si, depuis ses plus de trente ans d’existence, Bonlieu est arrivé à une saturation de son public considérant la taille de l’agglomération annécienne. La Scène nationale accueille environ dix pour cent de la population du bassin chaque année. Évidemment, toute la population ne rentre pas au théâtre, nous pouvons le regretter, mais cela n’est pas sans explication. Le discours de la direction de la Scène nationale est clair sur ce point : plus on crée de théâtres, plus il y a de public. Ceci est une question économique et une volonté politique. Lorsque l’on observe le parcours historique des politiques culturelles françaises, nous constatons que dans les années cinquante il n’y avait que très peu de théâtres en région et donc, très peu de public. Annecy profitait à l’époque d’un théâtre cabaret à l’Impérial Palace et drainait alors le public à la mesure de la proposition de cette programmation. Aussi, les théâtres créent le public et donc, créent l’artiste parce qu’ils permettent rencontres et dialogues entre ces deux derniers. L’idée de la décentralisation est, après la Seconde Guerre Mondiale, d’installer soixante-huit maisons de création et de diffusion. Elles représentent aujourd’hui trois millions cinq cent mille entrées chaque année. Au regard de ces chiffres, nous ne pouvons pas considérer que la décentralisation a échoué comme le crient certains.

La décentralisation.

Le théâtre est-il en sursis ?

Tordons le cou à cette idée préconçue, généralement portée par les non-spectateurs de scènes nationales, que celles-ci sont des gouffres financiers qui ne profitent qu’à une petite partie

La scène nationale est par définition portée par un territoire. Le principe étant de bénéficier de l’appui du Ministère de la 22


CONATCT - DCA © Laurent Philippe

Culture, de la Région, du Département et des institutions locales telles que l’Agglomération et la Ville. Véritable occasion de créer une dynamique locale, tant économique que sociale, le territoire se doit de donner les moyens à sa scène nationale conventionnée. L’appui du Ministère de la Culture intervient ainsi pour l’inscrire dans un réseau national qui bénéficie de facilités à la diffusion. Est-ce qu’il y a encore du théâtre en France parce qu’il faut remplir les bâtiments ? Au regard de la direction de certaines politiques locales qui s’avèrent rapidement très dangereuses, nous pouvons nous poser la question. Nous constatons alors que le réseau des scènes nationales, tout comme l’art vivant en général, et ce depuis plusieurs décennies, est à l’intersection de deux tendances de fond. Ces théâtres proposent un mélange des genres et de ces deux courants, que le milieu professionnel ne distingue pas forcément, mais qui est clairement identifié par les publics et les critiques.

et de production que sont les centres dramatiques ou scènes nationales. L’élitisme pour tous sauvé par l’adresse directe qu’il assène à la cité. La deuxième tendance à constater, qui est largement minoritaire, est liée à l’époque et à la société auxquelles elle s’adresse. Les russes appellent cela le théâtre d’art. Celui-ci s’attache moins à l’impact direct qu’il va avoir qu’à l’œuvre fabriquée. Ces artistes de théâtre d'art adoptent une position proche de l'art contemporain. Il n’a pas la prétention de toucher le plus grand nombre. Il trouve son public au fur et à mesure qu’il se fabrique et c’est justement là qu’entre en scène le réseau des scènes nationales. L’art vivant, incluant le théâtre mais également la danse, les arts du geste et ceux du cirque, se rapproche clairement de la performance. On considère ici que la subjectivité d’un artiste vaut l’universel grâce à la puissance du prisme personnel. C’est la subjectivité d’un artiste qui travaille l’œuvre et vaut ou dépasse l’universel, c’est à ce moment qu’il a un intérêt pour le monde ou pour tout le monde. Nous sommes spectateurs de l’expérience de l’artiste, le voyons parler du monde sans qu’il ne nous parle directement puisqu’il s’adresse à l’histoire de l’art ou à la réalité qui nous entoure. Entrent en compte dans cette démarche de création le hasard, l’accident et la déstructuration de l’œuvre. La scène nationale est là pour montrer les œuvres de son temps et défend les artistes qui comptent dans l’histoire de l’art contemporain.

La première tendance, dominante, nous provient de l’ère des metteurs en scène et considère que le théâtre, au sens large de la représentation scénique, concerne tout le monde et, en parlant de quelques-uns, parle à tout le monde. Nous retrouvons ici Antoine Vitez et "l’élitisme pour tous" qui veut porter les plus belles et grandes œuvres au plus grand nombre. Il faut avouer que le grand rêve de Malraux, Vitez et Vilar n’a pas été réalisé à la mesure de leurs attentes et le théâtre n’a jamais attiré autant de public qu’ils le souhaitaient. Pour autant, les salles sont pleines, un public nombreux fréquente les théâtres et cette mouvance artistique détient aujourd’hui majoritairement la légitimité pour diriger les outils de diffusion 23


Lorsque l’on demande à Salvador Garcia si la réduction de moyens ne comporte pas une part bénéfique pour le milieu en obligeant les structures et artistes à la prise de risques et à l’audace pour survivre, il nous répond que la nécessité ne crée pas l’audace. Effectivement, cette pensée totalement Nietzschéenne et sadomasochiste qui est de croire que seuls resteront les artistes qui ont une impérieuse nécessité à l’être, va à l’encontre de notre bien commun. Le but étant qu’il y ait beaucoup de spectateurs, beaucoup d’artistes, beaucoup de lieux pour que l’échange et la confrontation soient les plus présents possible dans le pays. Aussi, évidemment, plus de moyens engendrent plus de spectateurs, plus d’artistes, donc sans doute plus de mauvais mais plus de bons aussi. Depuis l’origine de nos civilisations, l’art occidental est construit sur le terreau de la richesse. Il faut des pays riches pour pouvoir payer les artistes à ne rien produire dans un immédiat tout en ayant une fonction sociale reconnue. Et cette fonction est au cœur de nos sociétés, c’est celle d’œuvrer au développement d’une intelligence individuelle et collective, ce n’est donc pas une fonction directement utile mais elle participe au développement, à l’éduction au sens large, à l'apprentissage de la pensée.

à la croisée du monde. Une des notions importantes dans les programmations de scènes nationales est le dialogue avec d’autres cultures, à Annecy, tout particulièrement avec le Maghreb et l’Afrique. Se joue alors un passage entre l’art occidental majeur et l’art contemporain à l’échelle de la planète et les annéciens sont spectateurs de cet art-là. Nous pouvons alors nous rendre compte que, malgré l’origine géographique, tous les artistes parlent du même monde, même si certains sont plus enracinés que d’autres dans des cultures ou temporalités. La scène nationale joue alors le rôle d’une immense bibliothèque ou galerie d’art. Elle participe au croisement entre artistes et pose ainsi au public la question de la relativité de ce qu’il voit, de ce qu’il vit. Même si nous trouvons très peu d’artistes asiatiques dans la programmation de Bonlieu, nous profiterons cette année d’un cirque vietnamien. L’attirance par culture et goût personnel du directeur de la Scène nationale avec l’Afrique le place à côté de quelques directeurs seulement qui portent un intérêt vers cette région du monde. Il y a là un intérêt également à créer des mouvements et non pas à les suivre.

Dumy Moyi - François Chaignaud © Alain Scherer

À quoi sert le théâtre ? Cette question est sans doute posée pour les non-spectateurs de théâtre. Qu’est-ce qu’apporte ce dialogue entre les artistes et les publics ? Nous ne sommes ici plus dans l’histoire des arts vivants mais dans l’histoire de la politique culturelle. Les théâtres participent collectivement, avec les musées, les centres d’art, les salles de musiques actuelles, les universités, les librairies, les médiathèques, à une formation intellectuelle de la population. L’art ne sert à rien en soi mais la confrontation à une œuvre d’art pose toujours une question. Ainsi, les certitudes et les conservatismes d’idées sont moins prégnants. Toutes ces questions répétées font que les populations sont plus ouvertes sur le monde et plus curieuses. Ceci est d’une importance capitale si l’on se place à l’échelle de la planète parce que la France, tout comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et d’autres pays européens, sont des pays dont la richesse se doit d’être l’intelligence pour pouvoir faire partie du monde. L’innovation est partout et elle est notre seul moyen de survie dans la compétition internationale. Nos pays occidentaux n’ont pas l’avantage du nombre ni même des ressources… Il ne nous reste que ça, l’innovation, l’intelligence. Nous pouvons alors aisément concevoir une incompréhension dans la coupe des budgets de l’éducation, de la recherche ou de la culture, puisqu’elle est ici notre seule richesse. Mis à part l’individu, dans quoi devons-nous investir d’autre ? Aujourd’hui, nous manquons de formation intellectuelle, nos cadres manquent cruellement de culture au jour où il faut accepter et non refuser le monde. Notre seul moyen de survie est d’exploser ces codes pour vraiment échanger.

Le théâtre, un milieu conservateur. Salvador Garcia est à la tête de Bonlieu Scène Nationale depuis dix-sept ans maintenant. En toute objectivité, nous parlerons d’une histoire qu’il écrit avec les personnes avec lesquelles il travaille et le territoire sur lequel rayonne la structure, et non pas d’une paisible installation. Nous avons récemment vécu la réouverture du théâtre rénové, au profit d’un lieu à la pointe de la technologie scénique, aux espaces conçus sur mesure pour la création artistique et l’accueil d’un public nombreux à découvrir celle-ci. Salvador Garcia a eu le temps de fouiller certaines directions artistiques tout en luttant contre ce qu’il nomme l’inertie, la reproduction de schémas. Il est véritablement le lien entre les artistes et le public. C’est justement ça son métier, créer de belles histoires et de jolies rencontres. 24


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notre rencontre était écrite/ Kristina D’Agostin - Gourmande avertie

J

’ai parcouru des milliers de kilomètres pour arriver jusqu’à toi. Je ne saurais dire si mon voyage depuis ma si chère Cordillère a duré des jours ou des semaines. Je me souviens encore de l’odeur de la plantation de cacaoyers, tous ces arbres qui portaient tant de fruits et de fleurs, mais aussi des cabosses fraichement gaulées. Et Lucho... mon cueilleur, lui qui a toujours veillé sur nous avec toute la tendresse et la bienveillance qui l’habitaient, que peut-il devenir ? Ici, le climat est doux voire un peu frais pour moi qui n’ai toujours connu que la chaleur et l’humidité parfois si écrasantes. Nous devions déjà être ensemble même si nous ne le savions pas encore. Après tout comment cela était-il possible ? Tu viens de si loin toi aussi, d’une terre qui m’est inconnue, une terre que tu appelles Savane. Nous sommes si différents aux yeux du monde mais en fait nous nous ressemblons. Nous avons une histoire commune, nous sommes deux fèves de cacao ayant subi le même processus de transformation. Après avoir été ramassées, nous avons fermenté, séché, été torréfiées pour finir broyées... Jusque là, le commun des mortels n’est pas en mesure de déceler nos saveurs, seule une poignée de sourceurs en est capable. Nous suivions notre chemin, était-ce notre destinée ? Peut-être, là n’est pas la question. Je suis heureux de savoir que tu existes, de t’avoir rencontré au cœur des Alpes. Tu viens du Ghana et moi du Pérou et nous sommes entourés de tous ces autres êtres, ils viennent de partout sur notre planète, l’Équateur, la République Dominicaine, Madagascar, et même d’Indonésie. Je resterai pur, toi aussi surement. D’autres seront associés, sans barrière ni frontière, un mélange gustatif harmonieux, subtil entre nos différentes cultures qui se côtoient dans ce laboratoire empli de l’inventivité et de la passion de ce maître chocolatier de génie. Il sublimera l’essence même de nos êtres et nous serons exposés aux papilles des amateurs d’un jour ou de toujours.

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dossier


Nicolas Orillard-Demaire


aux arts, citoyens/

Dialogue entre la littérature, le cinéma, la danse, la musique, les arts picturaux, dialogue entre les époques et les mondes, dialogue entre Don Quichotte de Miguel de Cervantès, Norman Bates le héros au dédoublement de la personnalité de Psychose dans sa version hitchcockienne, Odette le cygne blanc du Lac des cygnes de Tchaïkovski / Begitchev, et l’anonyme cheval de Lascaux. Loïc Folleat - Professeur de Littérature Photographie de Julien Chevallier 32


O

h ! Monde perdu ! Où sont les géants que chacun s’invente ? Partout. Nulle part. Je suis véritablement fou maintenant que les images ont remplacé l’imaginaire. Que deviennent les interstices à conquérir entre les lignes dans ce monde qui s’effraie de tout, et veut tout combler ? Mon cher, votre crasseuse figure psychotique n’en est-elle pas déjà le fossoyeur ?

Maigre vieillard, n’insultez pas mon petit ! Maman chérie, tais-toi, je peux parler seul. Je t’aime mon garçon, vas-y, nous t’écoutons.

Hiiii. Lui fou !

Oui mon visage est celui de mon acteur. Et le suspens est mon imagination. Bien dit fiston ! Maman laissemoi finir ! Norman ne parle pas comme ça à ta mère devant le monde ! Pardon maman, je continue : les images ont une durée et c’est dans cette durée que s’ouvrent les espaces où s’insinuent les spectateurs, dans l’attente.

Les mots aussi ont une durée. Le spectateur est passif, non le lecteur.

Sans durée. Moi dure. Hiiii.

Mon garçon nous sommes entourés de fous, partons. Restons. Le cinéma est un mouvement, une trajectoire.

Excusez-moi. La musique aussi se déroule. Je virevolte et m’effondre. Que disais-je ? Oui. La musique est un langage de l’humeur et moi je danse. Tout ce qu’il y a à dire de nos sentiments est trop puissant pour les seuls mots ou les seules images. Toute la vie est dans le corps. J’ouvre mes ailes, t’accueille et m’effondre. Oui ? Seul le corps est vrai, seul le corps traverse les cultures sans traduction.

Hein qu’elle est belle maman ? Oui mon petit, range ton couteau.

Pas besoin traduire moi.

Je ne vous comprends pas messieurs, vous êtes trop intellectuels, vous vous réfugiez dans vos têtes quand seul le corps peut vivre.

Mademoiselle vous me plongez dans le désespoir profond de qui n’a de corps qu’en papier. Mais voyezvous le réel me fait peur, il est trivial, il est immédiat. Alors oui, je fuis peut-être mais sans la poésie le monde me serait bien insupportable.

Pauvre vieux, corps de lumière ou d’encre, corps de plomb, de chair ou de plumes, dansez sur les musiques intérieures et vous imposerez votre poésie au monde. Je m’effondre. 33

Pas son, pas mouvement, pas imagination mais moi fondamental. Moi premier. Hiiiii. Hommes transformer moi en expression. Hommes besoin peindre moi pour être Homme. Hiiii, hiiii, hiiiii.

Rosse primitive et sauvage, vous avez raison de nous rappeler nos origines. Sans vous je n’existerais pas.

Ma mère et moi n’existerions pas sans vous non plus, brave hidalgo, ni sans la douce Odette, et tous ceux qui précèdent.

Mais croyez-vous que le monde d’aujourd’hui nous lise encore, nous regarde encore, que nous qui avons été créés en réponse à un contexte épistémologique précis, nous puissions parler à tous éternellement ?

Pas de deux, grand jeté, arabesque, pirouette fouettée. Sous différentes modalités, nous disons le cœur de l’Homme, inlassablement nous cherchons du sens. Pas de progrès peut-être. Je m’effondre. Une quête toujours recommencée, un approfondissement en spirale.

Moi aussi, j’ai été danseuse quand j’étais jeune. Je sais maman. N’y a-t-il pas pour autant des radicalités nouvelles ? Sert-on toujours la même soupe ? J’existe grâce à une technologie nouvelle, une nouvelle façon de représenter le monde.

Et toutefois, vous dites vous aussi l’illusion. Le cygne blanc également. Elle est un rêve comme ma tendre Dulcinée. Vous lui ressemblez mademoiselle.

Oh ! Je vieillis, je m’effondre. Depuis, l’amour mille fois a été dit, et celui d’aujourd’hui n’est peut-être plus celui d’hier.

Généalogie. Hiiiii.

Norman, vous avez été un livre. Je suis devenu des films. Odette, vous vous êtes aussi démultipliée. Et nous parlons de voix différentes mais syncrétiques dans la jeune caboche du jeune homme qui nous écrit aujourd’hui. Ne demandons pas au peintre d’écrire, au danseur de peindre, au comédien d’inventer la physique quantique mais disons-leur que nous sommes en eux, qu’ils soient eux-mêmes, et qu’ils n’ignorent rien du monde ni des arts qui les entourent. Nous sommes des figures jetées au-dessus des béances, nous sommes des pierres dans le gué qui va vers demain.

Aux cœurs, citoyens !

Aux sens, citoyens !

Aux essentiels, citoyens, hiiii !

Aux arts, citoyens !


un œdipe culturel/

Les arts antiques n’étaient pas arts. Nés du même utérus, certains ont tué le Père sous l’influence du siècle. C’est l’explosion de leur parole commune. La parole monodique se fait enfin polyphonique. Timothée Premat - Étudiant en Lettres Modernes Photographie de Florian Lévy 34


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roductions techniques au même titre que la médecine, les discours judiciaires et l’élévation de murs ou de charpentes, les arts répondent au grec tékhnè et au latin ars : « facture selon des règles préexistantes ». Loin de valoriser la créativité, ils se définissent par l’inscription de leur pratique dans un patrimoine culturel. Mais cette culture n’est pas encore notre culture - ou plutôt, elle l’est déjà : le verbe originel colo, duquel dérivent nos « culturel » et « cultuel », signifie : « habiter, cultiver, honorer. » Le champ sémantique de la culture fusionne ainsi avec celui du culte, du geste rituel, et ce, dès l’origine. C’est ainsi que les premiers Grecs commencèrent par sculpter des objets de culte : des sobres xoana - effigies de bois rituelles - aux fastueuses statues chryséléphantines - assemblages d’or et d’ivoire, notre statuaire naît du contexte religieux païen. De même pour l’architecture monumentale. Quant à la musique, à la danse, à la parole proférée, c’est-à-dire aux arts vivants, ils naissent autour de cette cérémonie dionysiaque qui accouchera du théâtre des Grecs : ils sont la pratique cérémonielle, par le peuple assemblé en son entier, puis par seulement quelques officiants. Ce qui engendre le théâtre antique : des spectateurs sur des gradins, qui regardent deux ou trois acteurs sur scène et une dizaine de danseurs et chanteurs dans la fosse d’orchestre, tournant autour d’une petite statue de Dionysos et d’un autel sacrificiel.

Les arts figurent les grands temps de la vie civique, avant de figurer de grands hommes. Le temps théâtral est le lieu de réunion de tous les arts : au même moment sont en jeu toutes nos catégories modernes de pratiques artistiques, mais, déjà, le grand prêtre de Dionysos n’est plus sur scène et se retire au centre du premier gradin : les arts ont commencé à évacuer leur dimension religieuse. Alors que l’autel sacrificiel disparaît du centre de l’orchestra, la mythologie se fait motif, pré-texte aux vers tragiques. Les arts tombent dans le domaine politique, puis glissent vers la sphère privée : ainsi, après avoir été essentiellement supports du geste religieux, les arts figurent les grands temps de la vie civique, avant de figurer de grands hommes, et finalement de riches hommes. C’est peut-être la révolution la plus retentissante de toute l’Histoire de l’Art. Tout le reste n’est que bagatelle technique, mais ici se tient le pivot monumental autour duquel gravitent des siècles de pensée et de pratique : d’un art conventionnel support de discours, d’un art pratique, jaillit sans dire son nom un art pour la première fois inutile. Qui deviendra notre art, puisqu’inutile. Débarrassé de toute utilité cultuelle, il peut parler librement : chanter la beauté d’une mer couleur de vin, moquer telle catégorie de la société, réfléchir les grands enjeux civiques… Celui qui était objet devient voix. Voix de l’artiste, du commanditaire, du monde et de tous les inconscients qui s’y trouvent ; voix autonome. Si l’objet cultuel continue d’exister dans son indispensable utilité au geste du cérémoniel, il commence à s’embellir inutilement, se développant aux marges de l’utilité, se teintant de ce qui se passe du côté de l’art séculier, qui chante le réel pour le simple plaisir de chanter. Sous l’influence de l’élaboration esthétique de l’art séculier, c’est la naissance de l’art religieux, qui chante et sert à la fois. La domination romaine et l’arrivée du christianisme n’ont rien changé à cette situation. Désormais évoluent parallèlement deux arts : celui qui tend à louer Dieu et qui tire de Lui et de sa soumission son efficacité artistique, et celui qui tend à procurer un plaisir esthétique par lui-même. Si les deux modalités discutent, elles ne sont plus en co-présence : les arts religieux se rencontrent lors de cérémonies circonscrites par le dogme chrétien, et le chant, le théâtre, l’architecture et la statuaire se retrouvent lors des messes médiévales, tandis que les arts profanes se rencontrent à nouveau dans les formes héritées du theatron grec : à l’opéra, au théâtre, au ballet ou dans les foires populaires, ancêtres de nos festivals en plein air. Ce n’est pas qu’une boutade : les arts ont une histoire mentale ; nés de la même matrice, ils se sont divisés en s’émancipant de leur géniteur et ont affirmé leurs distinctions, faites d’emprunts et de rejets. Et depuis, leur monde est ordonné, par pratiques et par finalités, et pour longtemps encore. 35


des correspondances au dilettante/

Chronique d’une création qui nie frontières et étiquettes pour tendre à l’alchimie d’un art composite et pluriel, au risque de se perdre. Arnaud Idelon - Curateur Photographie de Thierry Clech

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À

une époque de spécialistes, où l’expertise et la souveraineté naissent de la seule monogamie, à une époque où se dressent des murs de plus en plus hauts, où l’on cloisonne à outrance l’existant, où tout se catégorise pour prévenir l’honni chaos, où les étiquettes pullulent et les genres s’amoncellent, où les pouvoirs publics, l’université et nos plus grands penseurs formatent et compartimentent tout savoir, tout fragment de réel, à l’heure où plus rien n’existe s’il n’est nommé, l’art lui-même s’expose à une fragmentation rigoureuse en disciplines et sous-catégories. Les correspondances baudelairiennes et le vœu wagnérien d’art total sont guettés par l’anéantissement et la dissolution dans la foule des dénominations, prisons conceptuelles. Il n’en est, par bonheur, rien. L’hégémonie des spécialistes échoue à s’étendre au domaine de la création, l’art reste rétif aux normes, lois et systèmes des disciplines pour s’épanouir au contraire dans la transgression des codes, la négation des lignes de partage et l’affirmation de l’absolue nécessité pour la création de se diffracter sur tous les médiums potentiels. L’art s’amuse à déjouer les pièges du connu. Houellebecq n’est pas un exemple isolé : ceux qui aujourd’hui soufflent sur la création un vent nouveau sont les artistes transgenres qui pourfendent l’artificialité des démarcations et clament la porosité des disciplines, en un dialogue renouvelé, dans une ambition synésthésique sans commune mesure.

L’artiste de demain est celui qui saute avec adresse d’un domaine à un autre, indifférent au murs qui se dressent devant son appétence à la totalité. Plus de peintre, de photographe, de metteur en scène, de réalisateur, d’acteur, de musicien, de poète, d’écrivain, plus de chorégraphe, de sculpteur, de graveur, de comédien ; c’est sous la même bannière de l’artiste que se confondent les créateurs pour qui l’art est essentiellement pluriel, non borné, foncièrement ductile, en un mot total. Le terme en vogue de performer est symptomatique de cette nouvelle donne ; tout est matériau, prétexte, inspiration pour l’artiste contemporain et les mots, et l’image, et le corps et les sons sont convoqués, tour à tour et ensemble dans l’amalgame fécond d’une création ayant aboli ce qui jadis lui conférait sa souveraineté. En dilettante affirmé, l’esthète d’aujourd’hui, l’artiste de demain, est celui qui saute avec adresse d’un domaine à un autre, indifférent au murs qui se dressent devant son appétence à la totalité, telle une abeille qui butine de fleur en fleur pour en faire son plus beau miel. Mais sous la dissémination tous azimuts de la figure phare de l’Artiste et de ses multiples avatars, sous cette dénomination fédératrice aux allures de rouleau-compresseur, l’écueil grandissant est de voir des faiseurs et autres imposteurs, auréolés d’une gloire quelconque chipée dans l’exercice hasardeux d’une discipline donnée, brandir la bannière d’un art total pour se vautrer dans la redite, le tâtonnement vulgaire et l’escapade touristique dans les allées d’un art, de son histoire et de ses mécanismes sous couvert d’exotisme, de renouveau ou de recyclage. Ceux-là aussi ont un nom : Bob Dylan, James Franco ou encore Lena Dunham. Profitant de leur notoriété, ils deviennent les scribouilleurs, les faiseurs de croûtes ou les pâles plagiaires de la création contemporaine. Là est l’écueil : que l’art voulant être tout ne soit, à force d’étendre son champ d’expression et de coaguler les vocations si loin de sa base, que néant.

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de la lutte des corps/

Si le dialogue est devenu un produit transformé, réduit à l’expression virtuelle et noyé dans la communication de masse, alors il retournera à son état primitif, son vecteur originel, et de là naîtra le dialogue de demain. Grégoire Domenach - Auteur Photographie de Alison McCauley 38


C

e siècle s’ouvre sur une impasse. Les mots sont entrés dans un cul-de-sac alors qu’on leur avait confié la charge d’interpréter et de magnifier les relations humaines, de trouver du sens, des solutions, d’apposer des définitions sur les problèmes et des pansements sur les blessures. Étrange paradoxe que celui de notre modernité sous perfusion d’informations, où les mots semblent en retard sur les évènements et en avance sur les tragédies. Si les supports de communication n’ont jamais été aussi nombreux et révolutionnaires, multiples et accessibles, adaptés à tous les besoins, permettant ainsi de dépasser l’espace et le temps au point que les habitants du village-monde soient connectés en permanence, il n’en reste pas moins évident que nous avons perdu quelque chose en chemin… Il y a fort à parier que la formidable dilatation de la capacité de dialogue, produit de l’évolution technologique et d’un néo-nomadisme à l’horizon du monde, finira sans l’homme et que les intelligences artificielles prendront le relais pour la palabre. Peut-être qu’il manque à ce monde des salons de thé pour robots, logiciels et hologrammes… Peut-être aussi que la communication hypertrophiée finira d’engloutir l’art difficile, historique et subtil, de la conversation, et qu’il ne restera qu’un noyau de résistants qui rejoindront le maquis du dialogue, dépassant les supports virtuels pour fonder une renaissance de la parole.

Le dialogue de demain n’est en réalité rien d’autre que celui d’hier : celui des mots perdus en chemin. Aux origines étaient le silence et l’expression corporelle : l’homme primitif communiquait par signes, l’étranger ignorant la langue locale mime de ses mains, le tétraplégique, dans son sarcophage corporel, communique par clignements d’œil, le nouveau-né crie et pleure, l’individu tatoué, percé, scarifié, affiche à fleur de peau des éclats de symbole qu’il revendique ; le corps est ce lieu précis où vient danser le dialogue avec soi, avec les autres, avec la nature qui l’entoure. Il est, de la naissance à la tombe, ce fragment du monde — lui-même fragment de cosmos —, vivant sur les plaques tectoniques de l’émotion, des sentiments, des sensations ; cette ipséité dont le poète Abdelwahab Meddeb a dessiné les contours dans ce vers limpide : « Le corps sismographe, traversant le territoire des langues ». Par conséquent, si demain signe l’agonie de la conversation et s’ouvre sur un dialogue atrophié, fané, il restera la transcendance corporelle pour créer une langue faite de sensations, comme un retour au début des temps : une arche de Noé de la parole échangée. Serait-on, hélas, en train de nous voler le « dialogue des corps » après avoir bradé le charme de la conversation ? L’agression visuelle moderne fait avorter ce que la nature, par l’imaginaire, construit chaque jour en nous, ce qu’elle tisse en nous-mêmes, à travers une lente gestation génétique et qui conduit à la trame du dialogue. Pour preuve, l’essor exponentiel de la pornographie hardcore, de la publicité omnipotente, l’entassement de silhouettes uniformisées sur tous les écrans, sans omettre la mode du selfie et l’obsession du corps parfait, normatif, voué au dieu de la photogénie où seins siliconés et visages sculptés au bistouri sont autant de transformations naïves et primaires du corps en mannequin de plastique. Nous sommes entrés dans l’ère de la lutte des corps après celle des classes. La lutte de la fantasmagorie intime contre la grande fabrique du désir imposé. Et c’est pourtant là que se joue le dialogue de demain ! Puisqu’aucune technologie ne saurait supplanter l’expression de la plus fine sensation humaine ! À l’heure de la désertification des rapports sociaux traditionnels, de la fermeture des vieux bistrots, de la création de grandes autoroutes de la communication, il reste encore les contre-allées de la perception, de la découverte de l’autre, de cette aventure sans frontière qu’est le toucher, le regard, la démultiplication des sens. Le dialogue de demain n’est en réalité rien d’autre que celui d’hier : celui des mots perdus en chemin, oubliés dans l’histoire, et retrouvés grâce au silence et à l’attente, dans l’intimité baroque de l’exil intérieur. Les mots de demain surgiront du corps libéré, enfin, de ce qu’on voudrait lui faire dire. 39


chabrol & solo/

L’homme erre d’un pas lourd entre les allées, il traîne son corps parmi tant d’autres. La lune est fragile ce soir et peine à éclairer sa lente progression sur le gravier qui crisse, qui geint en cascade sous ses pieds. Killian Salomon - Auteur Photographie de Loïc Mazalrey 40


O

n ne distingue pas son visage, il n’est qu’une silhouette trébuchante, déformée, rien qu’une ombre qui avance puis se laisse engloutir brusquement par l’obscurité. Il s’assoit sur le sol, comme ça, et regarde d’un œil perplexe les deux tombes qui lui font face. Pas de croix, aucun signe religieux. Sur la première, une simple rose, et ce nom qu’il connait à peine, Claude Chabrol, 1930 - 2010. Sur l’autre, une bouteille de champagne scellée, pas l’ombre d’un symbole ecclésiastique, juste ces lettres sommairement gravées, presque dessinées, Mano Solo, 1963 - 2010. Des conscrits éternels. L’homme se rappelle une chanson, commence à chanter, à chialer la révolution, à gueuler dans le silence.

Mano Solo Qu’est-ce qu’il dit ? Claude Chabrol J’aimerais bien pouvoir dormir tranquille... MS Tu ne penses qu’à ça toi, être tranquille. CC C’est mérité non ? MS Chut ! J’entends déjà pas grand-chose sous toute cette terre, si tu te mets en plus à marmonner. CC Je n’aime pas être dérangé dans ma retraite. On est censé connaître le repos éternel non ? MS Je crois qu’il cherche quelqu’un… CC Le cimetière est fermé ! Il n’entend rien cet oiseau. Il ne peut pas s’acheter un plan comme tout le monde ? MS Il cherche Voltaire. CC Voltaire ? Mais c’est pas ici abruti ! Il le fait exprès ? MS Il est pas au Panthéon celui-là ? CC Bien sûr qu’il y est. Le veinard. MS Haha ! Tu es jaloux mon petit Claude ? Tu voulais être canonisé toi aussi ? CC Non, pas du tout. Mais au moins làbas c’est sécurisé, on ne vient pas vous déranger en pleine nuit. MS Il parle à Dieu maintenant. CC Si seulement il savait. Une bonne farce quand même. Pourquoi est-ce qu’on attire toujours les clodos ? MS Ce n’est pas un clodo. Juste un mec paumé, qui ne sait plus où ni quoi chercher. Je ne comprends pas. Il parle de Cabu là, le dessinateur.

CC Voltaire, la tolérance, l’éternité, Dieu et maintenant Cabu, où veut-il en venir ? Il est bourré j’en suis sûr. C’est qui ce Cabu d’abord ?

ignore encore, ou bien on oublie, la perfidie d’un tel raisonnement. Avant-hier, une gamine a fait un selfie devant ma tombe. Tu te rends compte ?

MS Il s’appelle Jean Cabut. Un carricaturiste. Je crois qu’il vient de mourir.

MS Oui, enfin non. Je ne sais plus. Mon père, c’était Cabu.

CC La bonne affaire ! Des gens meurent partout mon brave. Dieu n’y peut pas grand-chose. C’est justement ça la liberté, le droit de choisir son destin. C’est ça notre cadeau, mais bien sûr, personne ne veut comprendre. Tu n’es pas d’accord, Mano ? Mano ?

CC Pardon ? Ah, je... Désolé, l’ami. Je ne savais pas.

Devenir martyr c’est mourir plus longtemps que les autres. MS C’est de mon père dont il parle. CC Oui, notre Père à tous. Celui qui nous surveille sans cesse et qui pardonne, je connais la chanson. Il parle de tolérance en plus. C’est le traité de Voltaire sa référence ? Pas mal à vrai dire pour un noctambule. Toujours plus facile de se retourner vers les ombres quand le monde se fissure. Liberté d’expression bafouée, censeurs à tous les quartiers. À quoi bon pleurer maintenant ? La liberté d’expression est une chose sacrée et elle s’arrête là où l’intérêt commence. Regarde ce qu’ils en ont fait de cette liberté. Un miasme de stupidité mondialement diffusé, partagé, tout cela sous l’implacable augure du divertissement, ce besoin vital mais mal usité dont dispose l’homme pour oublier sa condition. Mangeons et buvons car demain nous serons tous morts, disent les stoïciens. Je suis bien d’accord mais on 41

MS Comment est-il mort ? Eh ! Comment est-il mort ? Réponds ! CC Ne te fatigue pas, il ne peut pas t’entendre. MS Il n’écoute pas, il pleure ! Pourquoi il chiale maintenant ? C’est à moi de pleurer ! C’est mon père à moi ! Si seulement j’avais encore des larmes putain ! Il me vole mes larmes, il me pique ma tristesse et je ne sais même pas qui il est. CC C’est à cela que l’on reconnait l’humanité, quand elle souffre pour son anonymat. MS Je ne sais plus ce que c’est l’humanité, elle m’a congédié. Tu souffres encore toi ? Sans douleur qui peut prétendre être humain ? Cet homme souffre vraiment on dirait. Il souffre pour mon père, pour un inconnu et moi je le regarde sans rien faire. Je le vois et je ne ressens aucune douleur. CC Ils pensent tous vivre beaucoup et mourir un peu. Personne ne se doute que c’est l’inverse qui se produit. Ne reste alors de nous que les idées. Et je ne parle pas de tes chansons, de mes films. Je ne parle pas non plus de la douleur, je parle d’amour. Ton père t’aimait encore après toi. L’amour est la seule façon de voyager dans le temps. Que quelqu’un souffre en ton nom ne te donne pas accès à la postérité. Devenir martyr c’est mourir plus longtemps que les autres. Qui souhaite vraiment cela ?


MS Ceux qui ont tué mon père, apparemment. L’homme est parti, il a laissé un journal sur ma tombe.

MS Un homme est pourtant ressuscité.

CC On assassine les dessinateurs maintenant ? Dans quel monde sommes-nous morts...

CC Oui. La résurrection est impossible, pourtant, un homme a ressuscité. C’est ce qu’on appelle la foi. Croire en Dieu est donc absurde, savoir qu’il existe en revanche...

MS Un attentat a eu lieu à Paris hier. Un attentat au nom de Dieu. Ils vengent leur prophète.

MS Moi je sais que mon père est mort. C’est quand même chiant les certitudes, on essaie toujours de les oublier.

CC Ils ne comprendront donc jamais. Dieu n’attend personne. Et il en ressuscite encore moins.

CC Ne t’inquiète pas, tu vas tout oublier. Eux aussi vont oublier. C’est peut-être ça l’éternité. Réussir à s’oublier complètement.

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MS Tu as raison. L’homme ne deviendra jamais immortel s’il croit en l’au-delà. Son salut réside en une seule et unique certitude. CC Laquelle ? MS Je te le donne en mille : savoir qu’il ne veut plus mourir.


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J

Antoine Guillot - Explorateur des sens

’ai toujours été à la recherche de ces moments où l’on peut oublier le temps, où l’on peut oublier le monde. Où l’important n’est plus l’esprit, où le corps n’est plus lui-même mais une essence qui s’évapore et flotte dans un espace d’une sérénité telle qu’il ne peut être qu’entier, abandonné à lui-même. Ce jour-là il fallait choisir entre la terre, l’eau, l’air et la lumière ou le végétal. Instinctivement j’ai choisi le milieu aquatique. Fasciné par l’infini des océans, par la sensation des gouttes qui glissent sur ma peau et par le frisson du sillon qu’elles tracent. Je suis dans cette cabane de verre ouverte sur le paysage splendide du lac d’Annecy, de ses montagnes et de sa ville. Je descends les escaliers dans les entrailles de ce lieu si particulier qui offre ces moments tant convoités par mon âme. L’apaisement. Enfin. Cela faisait si longtemps. Je m’allonge sur la table prévue à cet effet. Je ferme les yeux et m’engouffre dans une heure dont mes muscles se souviendront toute leur vie. C’est à ce moment que tout commence. C’est à ce moment que s’enchevêtre un ballet indéfinissable. Je ne sais plus si elle utilise un outil ou pas pour me masser. Je ne sais plus si le produit est chaud ou froid. Je ne sais plus si le contact se fait sur mes épaules ou sur les cuisses. Je m’abandonne. Oui, le temps s’arrête, oui je suis en apesanteur, je nage avec les dauphins, je vole avec les faucons, je cours avec les cerfs, sur la terre battue, dans les champs fleuris. Je me raconte des histoires. L’imagination se met en branle et serpente à une vitesse incroyable. Je ne sais plus si je dors ou si je suis en parfaite conscience de ce qu’il se passe. Sans doute les deux. Un entre-deux parfait entre l’hyper-conscience de ces mouvements que mon corps accueille avec une sublime harmonie et une vitalité de l’imagination digne de rêves sous l’emprise de la plus pure des substances. L’essence de la vie. Je n’ai jamais ressenti tout ça. La sensation pure. Plus parfaite expression du bien être. J’aime me sentir chez moi ailleurs que dans ma maison. J’aime la confrontation, la contradiction, le métissage, la rencontre. C’est sans doute pour cela que je me sens bien dans cet endroit. Il est rempli d’énergies, de vives histoires apaisantes. Il est décidément le tremplin pour un esprit créatif. Cet endroit est la maison que je veux avoir quand je serai grand. Il est l’endroit où il faut être, où il faut assurément passer un temps de sa vie. Je vous le dévoile parce qu’il est l’antre du raffinement. Non pas le raffinement que l’on peut connaître en courbettes ridiculement distinguées, mais bel et bien le raffinement d’une attention particulière destinée à vous emporter tout entier dans une épopée face à vous-même, ce que vous êtes vraiment et ne soupçonnez peut-être même pas. 47


rencontrer


Nicolas Orillard-Demaire


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martha gey/ L’intime

Effleurer une hyper sensibilité et se rendre compte que l’on frissonne de tant d’écoute et de générosité. Danser sur le rythme du cœur et sublimer la fonction primaire du corps de n’être qu’enveloppe charnelle.

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Transmettre une danse qui puisse revenir à l’être, une expression libre et plus spontanée.

L

a danse serait ces Comment exprip a r o l e s meriez-vous la qui sont comme danse ? une force invisible exprimée organiquement. Je sens aujourd’hui cette liberté. La danse ce serait, un souffle, une impulsion, une force qui vient de l’intérieur, des perceptions et des messages sensoriels et organiques, une forme qui n’aurait peut-être plus aucun rapport avec la danse. Je sens aujourd’hui une liberté et une maturité qui me poussent à retrouver un langage universel, une parole essentielle, à la fois marquée et détachée de toutes les techniques reçues et les courants traversés. Ce serait le murmure d’une paix Quel serait le en devenir et le bruit de votre bourdonnement état d’âme ? incessant d’un monde encore plein de peur, mêlés d’un cri de joie d’être reliée à la nature, et un long soupir de bonheur comme une inspiration dont je prends la mesure pour y inviter le monde. C’est un souffle à la fois puissant et inaudible comme un silence, comme lorsqu'on n’a pas besoin de bouger mais que la danse est terriblement visible et présente. Au fur et à mesure des pas que j’ai D’où vous vient faits, je savais que cette liberté ? j’étais sur le bon chemin, je savais que j’étais là où il le fallait et quand il le fallait. Plus on avance, plus on cherche, plus on acquiert une force et une expérience, une lucidité. Ce qui est intéressant c’est de vraiment « poser les choses » et de prendre du recul. On peut marcher sur un chemin avec des bagages que l’on croit nécessaires, mais on peut aussi se sentir très encombré. Aujourd’hui, mes maitres m’entourent toujours, je garde ces compagnons de route que j’incarne quelque part tout en me permettant une extrême liberté. 52


~ danse ~ Mes premières formations de danse ont été déstabilisantes, fragilisantes et très éloquentes. J’ai dû m’approprier des idées qui ne m’appartenaient pas et que je ne comprenais pas toujours. J’ai dû trier pour me fortifier et me sentir en accord. Je me suis aussi posée la question de savoir comment faire pour déconstruire, pour se reconstruire, se construire vraiment. Le monde nous met dans l’obligation de cette authenticité, d’être le plus sincère, le plus vrai possible, sans tricher, sinon nous sommes perdus. Quand j’avais vingt ans, j’avais l’impression de ne rien connaître d’autre que cet élan de vie à danser. Je pense que la période la plus palpitante est celle où j’ai commencé à douter. C’est comme un processus de création, l’envolée qui suit permet un renoncement, un vide en soi. Le plein qui arrive juste après est extraordinaire.

Sur quel chemin êtes-vous ?

Je suis attentive à ce que je vis tous les jours. Je travaille dans les écoles avec des enfants de tous les âges, je suis en contact avec des personnes âgées, des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, avec des gens de tout horizon, avec des artistes. Non, je ne dialogue pas avec moi mais avec le monde qui m’entoure. Si je ne dialoguais qu’avec moi, cela impliquerait que je suis marginale alors que je me sens tellement investie dans chacune de mes missions, et dans chaque nouvelle rencontre… Échanger, me semble fondamental pour avancer.

chacun s’étonne d’avoir dansé. C’est cet espace de recherche et de liberté que je veux offrir dans les cours et les ateliers. La compagnie que j’ai fondée avec ma sœur, Katy, s’appelle Écoute s'il danse, elle est née d’une rencontre d’un musicien et d’une danseuse ; l’idée de départ était d’écouter la danse et de voir la musique, c'est l’idée que chacun peut nourrir l’autre.

Quand je suis avec des danseurs débutants, je leur dit qu’ils ne vont pas faire de la danse, mais qu’ils vont danser ; « faire de la danse » implique quelque chose venant de l’extérieur. Transmettre, comme disait Pina Bausch, c’est s’adresser aux âmes. Je sens à quel point chacun peut avoir oublié sa singularité, son unicité, son unité, et souffrir d’un corps non conforme, d’où la nécessité de transmettre une danse qui puisse revenir à l’être, une expression libre et plus spontanée, une création de chacun, finalement plus incarnée. En fin de séance,

J’ai écouté récemment un morceau Quelle musique de Christophe et vous parle ? j’ai éprouvé une grande sensualité, sans doute celle qui vibre dans les êtres. C’est aussi quelqu’un qui a cette qualité de chercheur dans les sonorités, la couleur de sa voix, les mots humains, c’est pour cela que je suis sensible à ce personnage. Il a un côté mystérieux qui me plait. Ce titre, Intime, me correspond bien, car je crois que ce que je vis avec les personnes est de l'ordre d'une intimité qui peut se dire. Oui, dès que quelque chose de Quand vous vif me saisit, j'ai êtes seule, besoin de l'expri- dansez-vous ? mer, quelques fois au bord des larmes. C'est mon côté fleur bleue, je laisse le sensible d'une musique ou d'un sentiment me troubler et je me laisse être embarquée et être dansée.

Dialoguez-vous avec vousmême ?

La transmission est-elle importante ?

vements à l’infini, ou des mouvements qui n’existeraient pas. Ce qui m’étonne, c’est d’avoir l’impression d’être toujours au début de quelque chose. J’éprouve du plaisir à chercher avec des danseurs et de pouvoir leur donner le désir de créer et de vivre cette expérience-là avec conscience.

C'est assez difficile à expliquer mais quand je regarde Pina Bausch et ses danseurs, j’ai l’impression d’être son disciple, sa sœur et sa compagne. Chaque fois, c’est une émotion très forte. Si je pouvais danser aujourd’hui sur une scène avec Pina, je pourrais me dépouiller, me « mettre à nue », pour dire aussi cette danse qui est terriblement humaine.

Quels sont vos pairs ?

Si je devais me nommer je me définirais comme pédagogue / chorégraphe. Je n’ai jamais excellé dans une technique de danse. Je ne me sens pas comme une danseuse où la technique est trop parfaite au point d’en devenir ennuyeuse ou d’en oublier l’essence. J’aime être déstabilisée par de nouvelles sensations et aller vers ces mou-

Comment vous définiriez-vous ?

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Mon âge vient c o m p l è t e m e n t L’âge est-il un servir mon âme et problème pour ma danse, il me une danseuse ? donne une autre force, peut-être plus tranquille. Ma danse devient encore plus épurée. Je trouve que cela arrive tard, mais cela arrive. Ce n’est pas du tout un handicap d’avoir soixante-et-un ans, c’est presque une chance. Il faut juste savoir dépasser ce que notre société nous impose au niveau de l’image. Il y a malheureusement des regards malveillants de certains décideurs culturels. Leurs propos discriminatoires ne viennent que renforcer l’urgence de dénoncer des abus de pouvoir, de contribuer à transformer certaines croyances et à se battre pour la liberté d'expression. Dépasser ce paraître pour être sur scène avec une réelle plénitude, même si le matin, le miroir nous renvoie que l’on n’est plus celle que l’on a été ; c’est juste différent comme chaque saison. Le chemin d’être soi-même continue.


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yan zoritchak/ Le céleste

Sculpteur sur verre, il saute d’une étoile à l’autre, toujours infatigable. Il capture des morceaux de la galaxie pour les enfermer dans ce verre sous tension. Il a peur de voyager dans l’espace mais n’en a pas besoin, il le connaît par cœur et nous le propose à portée de main grâce à sa virtuosité.

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© Pedro Studio


Les exoplanètes sont enfermées à l’intérieur de mes sculptures, dans des espaces que j’imagine.

J

e suis originaire de l’Est Quel est votre de la Slo- parcours ? vaquie et j’ai fait l’École des Beaux-Arts de Prague. Avant de faire de la sculpture sur verre, j’ai travaillé la pierre, le bois et le bronze. En 1968, lorsque j’étais étudiant, j’ai même fait des pièces de monnaie. En 1969, j’ai trouvé un emploi en Dordogne pour refaire des vitraux. C’est cette année-là que j’ai fait ma première sculpture en verre un œuf transparent en cristal. Entre vingt et trente ans, on se cherche. J’ai bifurqué sur le verre car c’était plus rare, plus difficile à faire, plus atypique. Intuitivement, je me suis dit que cela pourrait m’ouvrir des portes vers un monde inconnu, vers des rencontres avec le public.

Je suis un enfant de Spoutnik. Quand j’ai réussi à venir en France, j’ai Comment avezenvoyé des enve- vous pu voyager loppes vides chez à l’époque du moi en Slovaquie rideau de fer ? où je m’invitais moi-même dans les pays de l’Ouest car il fallait avoir une adresse pour sortir du pays. Ainsi chaque année, je voyageais et je pouvais rester un mois à l’étranger mais cela avait un coût. J’avais des astuces extraordinaires pour tenir tout le mois. Par exemple en Allemagne, je jonglais avec le taux de change entre le Deutsche Mark et les Couronnes, je pouvais me nourrir pour le tiers du prix officiel. Pour aller en France, j’achetais mes billets de train à l’avance et je les revendais une fois arrivé à la Gare de l’Est à Paris, avec la différence entre le Franc et les couronnes, je gagnais de l’argent.

© Pedro Studio

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~ sculpture ~ Au départ, le travail du verre était Comment laborieux car c’est décrivez-vous un matériau fra- le travail du gile, il résiste et verre ? se casse. Il faut se l’approprier, dialoguer avec lui et avoir des idées concrètes et créatives pour pouvoir s’exprimer à travers cette matière, ce n’est pas évident. C’est un peu comme pour un musicien, il faut commencer par faire ses gammes avant de faire des concerts. Jusqu’à mes derniers jours je ferai des gammes tout en m’exprimant au travers de mes expositions et de mes collections.

Regarder la voûte céleste, avec cette toute puissance. C’est un thème qui me plaît. Le 4 oc- D’où provient tobre 1957, quand cette dimension Spoutnik est par- céleste dans vos ti dans l’espace, sculptures ? je le regardais et j’écoutais. Je suis un enfant de Spoutnik. Dans mon village natal au milieu des montagnes, je dormais souvent à la belle étoile, le ciel était mon duvet. Aujourd’hui, il y a beaucoup de pollution lumineuse, on ne voit plus un ciel clair à part dans des vallées reculées. Pourtant, il est extraordinaire de regarder la voûte céleste avec cette toute puissance, lointaine mais nous réchauffant quelque part, autant dans notre corps que dans notre esprit.

Je travaille sur un thème qui Essayez-vous est d’actualité d'enfermer pour l’humanité, cette voûte les exoplanètes. céleste dans le Dans l’état actuel verre ? de ses connaissances, l’homme n’a pas les moyens de voyager hors du système solaire mais je peux proposer des variations sur ces exoplanètes, sur la vie, les formes et les couleurs. J’ai toute la liberté possible car dans notre génération, personne ne peut aller vérifier sur place. Les exoplanètes sont enfermées à l’intérieur de mes sculptures dans des espaces que j’imagine. Le hasard n’existe p r a t i q u e m e n t Ces éclatements plus car je m’im- à l’intérieur pose un thème du verre ne de travail que je relèvent-ils pas développe avec du hasard ? les exoplanètes et éventuellement leurs habitants si on prenait une loupe. J’imagine toutes les variations afin que les enfants en bas âge, les étudiants, les adultes et les gens hors d’âge - comme moi - puissent se promener dans leur esprit et toucher les sculptures, ce qui nous donne un autre sens de perception. Tous les sens sont mis à contribu- Votre sculpture tion, même l’odo- est sensorielle ? rat, car il faut l’imaginer. Les images se projettent dans l’espace, on voit des volumes mais ils n’existent pas car ce sont des effets de miroir, sans miroir. Les volumes des corps célestes deviennent entiers grâce à la réfraction.

Mes bruits ou ma musique sont Quels bruits plutôt des choses avez-vous à que j’imagine, l’esprit ? imperceptibles. Je chante mes histoires d’enfance mais je ne sais pas à quoi elles riment car ce sont des souvenirs. Le bruit de mon âme est très complexe. Je n’ai pas le temps, j’ai trop de Voudriez-vous travail, je n’ai pas aller dans peur mais on ne l’espace ? sait jamais. J’aimerais bien aller à Cap Canaveral pour assister aux décollages de fusées. Je voudrais également discuter avec JeanLoup Chrétien ou Patrick Baudry car eux sont allés dans l’espace, ils pourraient avec leur expérience m’apporter un éclairage sur mon travail, une nouvelle perception. Je ne pense pas être influencé Êtes-vous dans ma dé- influencé marche parce par d'autres que dans ce do- cultures que maine la diffé- celles du Vieux rence culturelle Continent ? est très grande, certaines cultures n’ont pas les clés pour accéder à mon travail. J’ai vécu des histoires d’après-guerre, je me suis donné les moyens pour voyager et découvrir. Il m’est difficile de baigner dans d’autres cultures et d’en transcrire quelque chose même si les peuples ancestraux et authentiques sont importants pour moi.

© Pedro Studio

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georges emmanuel clancier/ Le sage

L’art poétique et la littérature romanesque se livrent au travers d’une œuvre titanesque de plus d’un siècle. Une marche unique, essentielle pour cet homme, sur des itinéraires que la chair sonore et visuelle du langage trace, explorant toute la surface possible du langage comme parole totale.

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Le temps du poème est le temps de l’instant qui essaie d’être un instant d’éternité.

J

’ai eu des soucis de Quelles études santé alors avez-vous suivies ? que j’aurais dû commencer mes études de philosophie. Je suis devenu un autodidacte, je dévorais aussi bien des recueils de poésie que des romans ou des livres de philosophie. En mars 1939, je me suis marié et ma femme passait alors sa thèse de médecine. Elle adorait les études et m’a encouragé à passer mon bac. Lorsque j’ai eu mon diplôme, elle m’a dit que je ne pouvais pas en rester là. J’ai donc commencé une licence de philosophie à l’université de Poitiers puis à celle de Toulouse. Officiellement, mon diplôme s’appelle licence de Lettres. Finalement c’est grâce à ma maladie, la tuberculose, que je suis devenu ce que je suis.

Dans les années 1940, j’ai lu Un Parlez-nous de Rude Hiver, roman votre rencontre que j’ai trouvé avec Raymond é p o u s t o u f l a n t , Queneau. écrit d’une manière inhabituelle et très drôle. À cette période, j’écrivais dans Les Cahiers du Sud. Un jour Raymond Queneau, qui était alors secrétaire général chez Gallimard, a téléphoné chez moi et m’a demandé de passer à son hôtel. Il était très sympathique et j’avais grand plaisir à discuter avec lui car il avait une culture extraordinaire. C’était une encyclopédie, un personnage étonnant. Notre relation a très vite pris de l’importance sur le plan poétique et sur celui de la protestation contre la barbarie nazie. Je suis à cheval sur deux siècles. Quels autres Au début, j’écri- souvenirs avezvais par rapport vous de vos à mes propres débuts ? souvenirs qui se mélangeaient avec les souvenirs de mes parents. Je fréquentais aussi plusieurs comités. À celui de lettres, il y 60


~ littérature ~

avait des écrivains et poètes qui disaient beaucoup de rosseries sur les uns et les autres, ils avaient la dent dure. Dans ma jeunesse, les grandes revues publiaient de nouveaux poètes à chaque numéro, ce qui était une très bonne chose car elles avaient le mérite de servir de tremplin et de comparatif. Elles jouaient donc un rôle assez formateur pour les jeunes écrivains. Les poètes sont des personnes comme les autres, je ne vois pas la concurrence. Quand ma fille avait une dizaine d’année, il y avait des poètes qui venaient à la maison et nous nous lisions nos dernières écritures, nous nous félicitions. Ma fille qui assistait à ces lectures me disait « mais papa, entre poètes, vous vous applaudissez entre vous ? ». Je lui répondais qu’un artiste avait besoin d’être reconnu par quelqu’un qu’il considère comme son égal.

Voyez-vous une concurrence entre les poètes ?

Le poème s’écrit En quoi le tout d’abord à trapoème diffère-t- vers le poète. La il du roman ? relation de l’écriture du poème avec le temps n’est pas la même que celle du roman. Le roman essaie de rendre le moment du temps qui s’en va alors que pour moi, le temps du poème - même si parfois l’origine n’est qu’un souvenir - est le temps de l’instant qui essaie d’être un instant d’éternité. Il y a quelques années, j’ai publié mon dernier livre de poèmes : Vivre fut l’aventure. Après cette publication, j’ai décidé que je n’écrirai plus de poèmes. C’est peut-être de la vanité mais tout ce que j’avais à dire poétiquement, je l’ai déjà dit. J’ai atteint le niveau que je rêvais d’atteindre mais maintenant il y a une certaine forme de crainte. En effet, la création poétique implique une relation avec le futur et à mon âge j’estime que mon futur ne peut être que du passé. Si je me projette c’est en arrière, même si inéluctablement, je suis amené à me projeter en avant.

Quel est votre rapport actuel à la création poétique ?

Dans chaque poème, la notion du temps présent est importante, tout comme l’inspiration, même si ce terme a été galvaudé. Les gens n’osent plus l’utiliser car il est lié à une sorte de mouvement que le poète possède à l’intérieur de lui-même - une sorte de poussée vers l’avenir, comme un défi au temps. Je pense qu’un poème essaie de capter l’instant avec une intensité maximale et que cette intensité, au-delà d’un certain âge, est peu probable. J’ai l’impression que tous mes poèmes sont un pas de plus en avant. J’ai fait tous les pas que je pouvais faire dans ma vie. Maintenant, c’est au tour des jeunes poètes de faire leurs propres pas.

La poésie dialogue-t-elle avec le temps ?

En effet, la création poétique implique une relation avec le futur et à mon âge j’estime que mon futur ne peut être que du passé. Ma longue existence me permet de faire des constats extraordinaires. Il y a quinze ou vingt ans, lorsque l’on publiait un livre de poésie, tout le monde parlait de sa sortie. Aujourd’hui, seules les maisons d’édition comme Gallimard ou Flammarion publient encore de la poésie. À l’occasion de ses cent ans d’existence, Gallimard a édité une anthologie, Mon Beau Navire ô ma mémoire, Un siècle de poésie française. Il n’y a eu aucun article dans la presse pour parler de cet ouvrage, juste un petit article dans Le Figaro, six mois plus tard. Il y a de quoi décourager les jeunes poètes.

Quel constat faites-vous sur la place accordée à la poésie aujourd’hui ?

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Je dirais que la société est contre la poésie. Le problème n’est pas l’impression des recueils de poésie car ils sont généralement subventionnés, mais ce qui coûte le plus cher : le stockage. Les livres de poésie ne se vendent pas, c’est lamentable. Nous vivons dans une société qui parle toujours de formation continue, ce qui est très bien, mais personne ne parle de formation continue culturellement, poétiquement, plastiquement ; comme si tout cela n’existait pas, comme si l’homme n’était qu’un acteur économique et n’avait aucun rapport avec ce qui l’entoure, ce qui est pourtant primordial.

Est-ce que l’état de l’intégration de la poésie dans la société vous inquiète ?

Les jeunes doivent avoir conscience et dire hautement et fortement que la poésie n’est pas simplement de la distraction pour l’homme. La poésie, la musique et l’art constituent une dimension essentielle. La poésie est la fleur la plus suprême de la culture et elle est la plus menacée, la plus fragile. Une œuvre de qualité exige beaucoup de temps. Je ne comprends pas que certaines grandes maisons d’édition laissent mourir dans leurs placards des chefs-d’œuvre.

Quelles seraient les solutions pour sauver la poésie ?


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thierry

Ligismond Le loup Rencontre avec Antoine Guillot

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Photographies de Ana誰s Biancone


Il faut qu’elle porte sur elle, en elle, tout l’amour qu’elle a donné dans sa vie.

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I

l est l’ogre instinctif, celui qui arrache à la vie son mouvement pour l’incarner dans la matière. Sublimer les grimaces de joies et de douleurs pour rendre vivant le bronze, pour offrir au collectionneur le plus perfectionniste la clé de voûte de l’expressionnisme du futur. Les courbes, les élans, les articulations, les gestes et les danses sont d’une intensité dérangeante. L’œuvre de Thierry Ligismond est gargantuesque et pourtant d’une précision absolue. On peut tout savoir de l’homme, sauf ce qu’il a dans la tête et la manière dont il lui donne forme. Il reste juste et intransigeant, il se donne les moyens de la grandeur de sa démarche. Ce sont les autres qui définissent ses œuvres comme de l’art, lui ne fait que des images. Il les dessine d’abord, puis les peint et finit par leur donner corps dans des bronzes colorés majestueux. Des images pour dialoguer. Il veut dialoguer avec nous en s’offrant sa liberté d’expression et nous envoie une énorme baffe dans la gueule. Il parle sans concession au monde dans lequel il a dû survivre. Parce que oui, c’est bel et bien une question de survie. Survivre avec toute la violence de plonger un corps et une âme dans un monde si vaste et dérangé. La race humaine est une salope. Un homme seul vaut de l’or et fait appel à ses plus bas instincts lorsqu’il est en groupe. Le monde est en feu et nous ne pouvons que plonger dans les flammes, si possible en souriant puisque nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer. Il est résolument comme ca. Il ne cherche pas à faire ou à être. Il fait et il est, et c’est juste et fort. Il devient alors le loup le plus puissant de la steppe parce qu’il en est le plus libre. Hors des sentiers battus, à l’affût de sa liberté qui lui coûte si cher, mais sans laquelle il ne pourrait pas vivre. Vivre dignement sa vie d’homme pour pouvoir incarner sa mort. Ce n’est pas une fin, pas un aboutissement, c’est une continuité qu’il veut vivre seul pour pouvoir entendre crier ces âmes qu’il a baisées et déchirées toute sa vie. Il veut une bouteille de rouge et une bonne pièce de viande, il veut de l’opéra, du Wagner, il veut des cigares, une grosse voiture, des vers poétiques... Voilà la bête... Les tripes dans les pinceaux, les traces de doigts sur les cuisses de ses clowns tristes, il joue sa vie sur chacune des pièces. Il cherche le moment de grâce, l’apothéose qui le fera décoller du sol lors de sa danse avec le pinceau, avec la couleur, la matière ou le trait. Lorsqu’il donne forme à une femme de cinquante ans il faut qu’elle porte sur elle, en elle, tout l’amour qu’elle a donné dans sa vie. Et ces traces sont visibles. Et cette présence est maintenant vivante. Et cette œuvre est incontestablement une œuvre d’art. Et peut-être que maintenant il est déjà trop tard. Peut-être que maintenant nous devons nous rencontrer autour des hommes et femmes qu’il offre au monde pour comprendre que l’avenir est à lire dans les yeux, dans ceux de la femme nue, du jongleur, du businessman, de l’homme au cigare, dans les yeux de Thierry Ligismond. Peut -être que maintenant il est déjà trop tard et que nous pouvons lire dans ses yeux qu’il a le regard tourné vers l’avenir et a résolument pris de l’avance. De l’avance sur son temps. De l’avance sur lui même. Nous ne pouvons plus l’arrêter. Il ne peut plus s’arrêter. Plus se rattraper. L’intime le plus profond devient universel. Il est plus grand que lui-même et nous, nous, il ne nous reste plus qu’à jouir du sublime. L’essence même du dialogue. Toute la vie. 65


Couleur « Je crois que le rouge vient de là. La violence de ces gens qui m’ont élevé. J’ai encore des couleurs et des odeurs qui me restent. Ce sont tes sensations que tu mets en couleurs. Et c’est comme ça que tu vois rapidement si un peintre ou un sculpteur a vécu ou pas. Ce n’est pas commun toutes ces couleurs que je patine sur les bronzes. La patine c’est compliqué. Et cette gestuelle, c’est une lutte. J’ai longtemps peint en gris. Les vieux peintres peignent souvent atténué, pastel. Sans doute parce que la passion et les sens s’amenuisent. Le visuel, l’odorat… La peinture a de l’odeur, elle est maniable. Je n’ai pas peint pendant un an parce que ça me déclenchait une merde au foie. La térébenthine me tue. Chaque pinceau est un geste très particulier. J’ai des sensations de félicité quand je peins. Mes pieds décollent de terre. Devant un dessin, une peinture ou une sculpture, je sais que je suis juste, que je n’ai pas triché. C’est immédiat. Quand tu tires un trait, les poils se raidissent. Lorsque c’est juste tu ne peux jamais le refaire. Tu ne sais pas pourquoi mais c’est là, ça t’est très personnel mais tout le monde s’y reconnait. C’est au moment où ça devient véritablement intime que c'est universel. C’est comme dans l’écriture. Il y a des phrases dans lesquelles tu as tout alors que c’est d’une simplicité diabolique. La poésie c’est quelque chose d’exceptionnel, Blaise Cendrars, Jean Ferrat, ils mettent leurs âmes. J’aime lire ça parce que je les mets en couleurs, parce que je ressens le beau physiquement, dans le cœur, sur la peau… Quel bonheur ! C’est magique. C’est ce qui fait que la vie est belle et qu’elle vaut la peine d’être vécue. Il n’y a que la race humaine qui pourrit la race humaine. L’homme individuellement peut être brillantissime, c’est quand ils sont plusieurs que ça devient des connards. La race humaine est une connasse. »

Image « Je ne fais que des images. Ce sont les gens qui mettent des choses dessus. Mais ce ne sont que des images. De mon passé, de mon avenir… Je fais des images. Avant de la poser sur le papier c’est une sensation du crayon que j’ai dans la tête. Je n’ai pas le problème de la toile blanche. Il n’y a pas une minute où je ne pense pas à quelque chose. Ce sont des images, des sensations, des gestuelles, des attitudes qui s’emboitent… Et des dizaines et des dizaines de pensées s’accumulent pour faire un tableau. Et ça recommence, et tu te mets derrière ton crayon et c’est l’instant. Tu n’arrêtes jamais. Je peins quotidiennement. Je peux peindre demain un dessin que j’ai à l’esprit depuis cinquante ans mais je peux rarement le terminer. Il faut que je me force parce que ça va trop vite dans ma tête. Souvent je commence un dessin que je déchire parce qu’il est trop loin de moi et je me rends compte que j’en fais un tableau deux ans après. En fait j’étais en avance sur moi-même. Je ne suis pas capable d’apprécier à sa juste valeur ce que j’avais fait deux ans auparavant. » 66


Violence « Pour la plupart des gens une heure est inexistante, mais pour un mec qui est dans la souffrance la seconde est terrifiante. Quand j’étais jeune, je savais que la vie allait être une souffrance. Mais je me suis toujours dit que j’étais à côté. Je l’ai toujours su. Dès ma naissance. Ce n’est pas ce que les autres font qui est important, c’est ce que tu fais toi. Toi avec toi-même. Est-ce que tu peux te regarder dans un miroir ? C’est important d’être capable de faire des choses, même terrifiantes, mais il faut les faire proprement. C’est sans doute pour ça que je suis fidèle. Parce que je me connais. Quand tu te connais, qu’il y a de la violence, c’est comme une roue libre à laquelle il faut avoir la force de dire stop. C’est à ce moment-là que tu es intouchable. Je peux être d’une violence terrifiante mais je m’en vais. Je préfère parler de violence que de souffrance parce que c’est difficile de parler de souffrance. Je vivais près de la violence mais pas dans un espace de mort comme peuvent le vivre certains. On pourrait dire que je porte en moi une extrême tension. » 67


Le meilleur dialogue que tu peux avoir, c’est le silence et le regard de l’autre.

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C’est au moment où ça devient véritablement intime que c'est universel.

GALERIE LIGISMOND Avendida Príncipe Alfonso de Hohenlohe 29602 Marbella, Espagne

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Cet homme est né nulle part. Lorsque que l’on sent la présence de sa Nana derrière nous, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous retourner. Elle est vivante. Elle respire au rythme de notre respiration. Et nous avons besoin de l’approcher, de la rassurer sans doute pour tenter de nous apaiser. Nous avons envie de la toucher mais quelque chose nous retient, sans doute par pudeur. Pudeur qui se dissipe rapidement, parce que l’on sait que nous avons besoin de faire le tour de sa Nana, de son Homme au cigare, pour voir leurs gestuelles, leurs déformations. Et nous comprenons alors que l’intime le plus profond de Ligismond, qu’il nous offre dans la justesse de son mouvement créateur, est en réalité notre intime à nous. Qu’il est en chacun de nous. Et ce n’est pas un putain de monologue parce que, bordel, Ligismond n’est pas en chacun de nous, mais nous sommes, face à lui, enfin en nous-mêmes.

« Les pieds dans la merde » comme il aime le dire en riant. Ce rire d’ailleurs, caverneux, teinté des mille vies qu’il a vécues. En sa compagnie on peut se sentir bien, comme si nous faisions partie de la meute. Il est tellement juste et honnête avec luimême qu’il attire la confiance la plus absolue. L’homme et son art nous confrontent alors à nous-mêmes et nous obligent à être justes et honnêtes. Ses dessins, sa peinture ou sa sculpture ne font qu’un. Si nous pouvons ressentir une gêne, liée à cette tension extrême qu’il tisse, c’est sans doute parce que nous ne sommes, quelque part pas clairs avec nous-mêmes. Pourtant, les faits sont d’une cruelle simplicité, enjoliver les choses n’a jamais rien rendu de concret, c’est possible ou pas, tu fais confiance ou pas, tu le fais ou pas. Il n’a pas à rentrer dans notre esprit de créativité comme il n’a pas envie que l’on entre dans son esprit à lui, c’est une question de respect. Ce n’est pas de là que vient le dialogue, et pourtant. C’est un dialogue. « C’est un putain de dialogue bordel. C’est pas un monologue », mais un dialogue avec qui ? Avec quoi ? 70


Je crois que le rouge vient de là. La violence de ces gens qui m’ont élevé.

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raconter


Nicolas Orillard-Demaire


boĂŽte noire/ Killian Salomon Photographie de Alison McCauley 76


~ nouvelle ~

T

ais-toi, je sais ce que tu penses. Ma gorge s’ouvre sur le vide, gobe du silence. Je suis immobile face au miroir, frissonnant, comme une ombre qui se réfléchit trop nettement. Je suis muet, flasque et blanc, désagréablement nu sous la lumière des néons, dressé seul sur la stèle des contemplations. L’air est dense autour de moi, le fréon se condense, irradie de sa chaleur synthétique les pores ouverts de ma peau. Ta voix court quelque part, danse sur les ondes, distendue elle aussi dans l’atmosphère, elle s’échappe de ces lèvres que je ne vois pas, lèche mes oreilles, s’immisce en moi. Mon cœur, lui, se resserre, il ne saigne plus, se consume en quelques pulsations, attend patiemment son zyklon. Boum. Une nouvelle explosion. La soupape du chauffe-eau claque régulièrement. Tu grésilles dans le téléphone, tu me parles de changement.

ta voix et mon sang qui pulsent inutilement. J’écoute la musique parasitée de ton oubli. Elle est belle, triste évidemment, à la fois brûlante et glaciale, comme l’espoir qui coule sur le fil d’une lame. Les nuances sont innombrables, se figent dans mes tempes, en suspension sous la brume de mon crâne. Tu t’essouffles à trop pardonner. Est-ce l’émotion ? La rage qui fait vibrer ta voix ? Ici, seul et enfermé entre ces murs trop blancs, trop grands, j’essaie de me détacher, de me transposer en ton endroit, ce lieu inconnu où je ne suis, ne serai pas. Tu évolues sur un parquet léger, flottant, ta progression est souple, bercée par le grincement des lattes de bois. Les sons me parviennent déformés dans la synthèse du haut-parleur. Tu discours sur la fatalité, sur la condition du bonheur, sur son impossibilité, sur notre stupide faculté à espérer, sur notre mort aussi et son aberrante facilité. J’entends tes prédictions comme une parole d’Évangile que j’intègre, que j’avale, que je digère mal. Le goût âcre de ta vérité en bouche, je m’englue dans les sonorités de ta voix, cette boue fade dans laquelle je me noie. Le monde du silence, ce lieu où je t’aimerai.

Tais-toi, je sais qui je suis. Je suis un agencement variablement complexe de molécules, d’atomes invisibles qui s’amoncellent dans le reflet, qui interagissent ensemble, par centaines, par milliards, qui échangent des données, sans effort, sans guerre, sans connaître l’évidence de leur mort. Ils se construisent en Tu ne parles plus et t’allonges sur le lit. Le matelas enveloppe silence, me définissent obstinément, prétendent incarner les courbes de ton corps, soutient tes muscles, soupèse ta l’être, réactions chimiques partiellement humaines, métabo- chair, mollement. Tu ne portes rien qu’une gaze légère, celle lisme nerveux qui à nos âmes s’enchaînent. Je t’écoute sans de mon fantasme. Ta main se balade nonchalamment sur les rien dire, attentif aux oscilladraps, la mienne se resserre tions sourdes de ta voix. Je sur le métal froid. Tu relèves t’imagine dans ton apparTa voix et mon sang le bassin, fais glisser tes tement vide et analyse les fesses sur cette soie bleue, réactions de l’homme face à qui pulsent inutilement. claire comme de l’eau. Tes moi. Il tremble, perdu dans gémissements s’intensifient, l’inconsistance, parfaitement se perdent dans mes propres adapté à l’inaction. Je t’imagine à des centaines de kilomètres frissons et tu n’es plus qu’un roulement de langue, le râle infini de là. Je peux voir tes lèvres s’arrondir, tressauter dans l’air, ta de notre union. Je m’entends te dire quelque chose, t’ordonbouche qui aspire - prononce peut-être - et crache seulement ner des gestes, diriger tes caresses. Je n’entends que l’écho des phrases, des mots, des lettres. Les paroles s’accumulent, de ma voix contre les murs, dans le téléphone, au fond de ma les minutes s’étirent et je fantasme sur ton visage, je le vois se gorge où l’acier s’apprête à mordre. Je peux sentir la chaleur durcir, devenir glabre, terne, marbre, buté, sérieux, familière- augmenter au niveau de ton bas ventre, tes poils pubiens qui ment ovale, déterminé, complaisant et tous ces putains d’ad- se dressent, ma pression artérielle et le vertige du plaisir qui jectifs que je t’écrivais avant. appelle. Je plaque mon sexe contre la paroi de verre, j’imagine mes doigts sur lesquels tes lèvres se contractent, rapidement, Tu devrais fermer ta gueule, je fatigue. Mon cerveau se des soubresauts avides et sanglants. L’heure se rapproche, congestionne, harcelé par le dérèglement de tes respirations, mes organes me brûlent. Je ne veux plus penser, simplement trop faibles, trop lointaines, un souffle épuisé que je sens écouter l’orgasme, le tien qui s’étire au bout du fil, le mien que presque sur ma joue, que je ne comprends pas. Pourquoi au- clôturera la nuit. Ta main va et vient quelque part dans l’ombre rais-je besoin de comprendre ? Il suffisait que je t’écoute, que de tes reins, le rythme devient régulier, stable, parfaitement je t’embrasse, que je t’admire, que je t’aime, à l’aurore et au coordonné. Ça y est, le fantôme opaque commence à hanter crépuscule, que je t’imagine en rêve, te fantasme, te baise, te mes entrailles et un léger engourdissement se fait sentir. Mes lèche, te pénètre dans ton essence. Mais tout ça, c’était il y a iris se ferment, la peau de mon cou frémit. Tu bandes tes musbien longtemps n’est-ce-pas ? Tu me dis que l’amour n’existe cles en attendant l’impact et tout fusionne enfin. Nos voix, nos pas, que je serais mieux sans toi. Une alarme retentit dans la souvenirs, nos enveloppes, celle de ma vie qui devient éphérue, un feu s’allume dans l’obscurité et projette mon ombre mère à mesure que cette folie se développe. Je ne regrette sur le sol carrelé. Des sentiments s’éteignent dans un corps, rien, aucune chimère, rien que des vents de poussière. La des caresses s’épuisent dans le vent, sans portance, orphe- prochaine seconde, le prochain battement sera le bon et je lines de ta présence. Et la promesse des nuits à venir, vides pose ma tempe sur le canon. Tu respires encore, très loin de et longues, comme l’existence. Oui, bien sûr, c’est la meilleure moi. Je suis bientôt avec toi, ma conscience s’échappe déjà. chose à faire. Invoquer la raison pour museler les pulsions. J’ai tout oublié. Un déclic, un coup de tonnerre ; la fumée et J’acquiesce sans broncher. C’est la suite logique. Après tout, moi s’évaporons dans l’air. Tu penses à un problème, une ertu n’as jamais eu beaucoup d’imagination. Moi en revanche, reur dans notre connexion. Tu te tais cette fois et te relèves j’arrive à me projeter, à t’incruster dans le reflet, à mes côtés. d’un bond. Mon corps lui bascule, la tête collée au plafond. L’atmosphère est saturée de grésillements, de bruits étranges, Tu n’as jamais rien entendu. Je ne pense plus. 77


let tre du 09 dĂŠcembre 2014/ LoĂŻc Folleat Photographie de Julie Poncet 78


~ lettre ~

Mon alter ego, je et radicalement autre, C’est comme Alice plongeant, Alice qui choit dans le puits sans fond de ses cauchemars. Écrire, découvrir un monde magique où les merveilles entrevues se changent vite en monstres noirs, en sujets de carton, en reine qui coupe des têtes. Le réel est laid car l’écriture s’en coupe pour en caresser au scalpel les noirceurs, pour chercher les poux sur des crânes qu’elle creuse de sillons profonds. L’écriture démembre dans son travail premier le ciel et la terre, le dehors et le dedans, les yeux, les doigts, la peau et l’estomac. L’écriture divise, isole chaque atome d’un monde insensé. Toi, petit grain, qu’es-tu ? L’écriture le passe à la question, la lumière dans la gueule, le gonfle d’eau croupie et le regarde éclater. Le sens encore s’échapper. L’écart se creuser. Je ne suis pas le monde, je ne suis même pas dans le monde. Je me pointe au grand bal, et le groom cherche mon nom dans la liste. Absent. Je ne peux pas entrer. Voilà ce qu’elle dit l’écriture : tu es un rejeté, un incapable, tu ne sais rien goûter. L’écriture couvre d’un voile frigide le monde, me prive de sa sensualité, est le symptôme de mon inaptitude à vivre. C’est le premier temps. Il y en a au moins un second. Celui de la grande métamorphose, du grand rapiéçage. Le temps de tout recoudre. Après la division, l’amour. La participation. Ce monde qui me refuse, je l’aime et lui offre, don absolu, mon corps. L’écriture devient tissage, compréhension. Je ramasse les débris et les éclats, les morceaux que j’avais d’abord éparpillés dans la grande explosion, dans la chute, dans mes lacérations méchantes, mon automutilation et la destruction du monde autour. Je reviens à toi, Autre, et je te cause. Je ne change rien à l’horreur des mots isolés mais je les assemble, les couds entre toi et moi. Le sens revient. Je le reconstruis. Et c’est tout le monde qui se réunit. Les phrases se maillent, s’enlacent et ma voix et mon corps retrouvent le contact. D’abord, je me caresse le texte, je laisse frémir ma propre peau. Quand elle est rougissante, les pores dilatés, prête à se dissoudre dans l’air, la lumière, dans l’herbe, la glaise, dans la chair du monde, je la colle à toi. Je danse avec toi sur les pages-branches de l’arbre nouveau. Je croque, je salive, je veux tout goûter. Enfin de la saveur ! Le monde est un champ à explorer, il m’appelle, et j’entre, ta main dans la mienne sous la coupole d’une belle salle de bal où nos noms s’inscrivent désormais sur tous les frontons. L’écriture a recréé le sens, réouvert le monde, et moi, et toi. L’écriture a relevé les corps tombés, elle a permis l’immédiateté des êtres-là, des êtres en vie. Je t’aime et j’écris. Moi, si j’existe.

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tout ce que je dis est faux... joie/ Magalie Dupuis Photographie de Jacques Pion 80


~ théâtre ~ Nous sommes du bon côté, dignes et fiers. Une belle famille ! On torche les fesses pleines de merde de nos merveilleuses progénitures adorées qui assureront notre digne descendance et on envoie leurs couches à bouffer aux fantômes des bas-fonds du monde entier – ceux que l’on n’invite pas à nos fêtes – mais qui pourront se réjouir d’avoir bouffé, de la merde certes, mais pas n’importe laquelle non, la nôtre – de la merde propre et écolo 100% occident – histoire qu’ils aient le ventre assez rempli pour aller à l’usine fabriquer la robe qui fera de toi quelqu’un de beau, quelqu’un de valeur. Nous finirons par crever de soif au beau milieu de la mer. Il n’y a qu’à voir combien nous sommes pour la plupart tristes et malheureux. [...] [...] « Tiens, vous avez remarqué ? Ça m’a toujours interrogé de voir comment nous trahissons les mots mais comme les mots nous trahissent aussi. Elle a dit : "Vraiment !". Et dans "vraiment", y’a vrai et y’a ment. Le mensonge et la vérité contenus dans un seul et unique mot : "Vraiment". Et la plupart du temps ça nous échappe, bordel. Non mais c’est vrai, je ne comprends pas, je ne comprends pas. Je ne saisis pas. Tu comprends toi ? Je voudrais te dire, parfois tout est si compliqué et puis parfois tout est si simple, que je ne comprends rien. J’aimerais saisir de ma main, de ma bouche, de ma pensée, le Monde. Le saisir une fois pour toutes et qu’il ne m’échappe plus. Mais toujours cette sensation que ça m’échappe, bordel. Qu’à peine je commence à comprendre comment ça marche que je ne comprends déjà plus rien ! Vous comprenez ce que je veux dire ? Les mots n’ont aucun sens, pas plus qu’un chien qui aboie parce qu’il a peur ou qu’il désire. Et plus on parle, plus les mots ne veulent rien dire... »

Extrait de la pièce de théâtre Tout ce que je dis est faux… Joie ! par la Compagnie Les Pucks.

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la bête/ Poème (Janvier 2015) Yassine Ghanimi Photographie de Sébastien Duijndam 82


~ poème ~

Les nuits sans l'ombre du repos L'appel du large sous la peau Je jett' la plum' dans l’encrier Prenant l'air d’un aventurier

Brillante sous l'Arbre de Diane2 Envoûtant' chez Khalil Gibran Déconcertant' chez Vvedenski Crue, hilarant' chez Bukowski.

Assoiffé de contrées nouvelles Voguant fou dans sa caravelle Drapeau en main, tel un cador ; Rêvant de faire de boue, de l’or,

Parfois, ell' sonne à mon oreille Puis fond comme neige au soleil, Me laissant seul porter la croix Des mots que les maux foudroient.

J'absorbe l'éclat d’un croissant De lune au silence angoissant ; Avant que la fureur des hommes N’embrasse la cité... En somme,

C’est qu'il faut user de patience Pour obtenir sa bienveillance, Bannir les chemins de traverse ; Quitte à tomber à la renverse

Je m'acharne à dompter la bête, Une musiqu' sans queue ni tête Seule à pouvoir sonder mon être Et l’ordonner : ordre du maître !

Se tailler à ses crocs acerbes Afin que jaillisse le Verbe ; La caresser dans l'sens du poil. Mais lorsque l'intim' je dévoile...

Il faut la voir de longues heures Durant jouer de sa splendeur, Ell' qui m'ignor' ouvertement En dépit de mes rugissements

Las ! Elle clame le coup d'arrêt Tout comme à l'idée d'un portrait Narquois de la bêtise humaine : « Pitié, assez de cett' rengaine ! »

Furieux devant la page blanche Où le vid' provoqu' l'avalanche Inarrêtables de viles ratures Indignes de toute littérature !

Implore-t-elle, genoux à terre... (Cela se passe de commentaire). Avant qu'ell’'ne prôn' l’expérience Écrit' dépourvue de conscience,

L’air distrait, je tourne en rond, Médit' sur La Fiac de Boisrond1 Avant de retrouver la piste D'une mélodie qui me résiste,

Maudite soit-elle s'il lui prend De me faire entrer dans les rangs De ceux que l’abus de complaintes Noient aux rivières d'absinthe !

Elle qui me sembl' spectaculaire Mariée au spleen de Baudelaire Puissante, élégant' chez Verlaine Foll’'dans la prose rimbaldienne

Obstiné, j'aspire à un doute Lumineux traversant la voûte Céleste ; qu'au bout de l'agonie La bête puiss' rugir d'harmonie En moi !

BOISROND François, La Fiac. Acrylique sur toile (197 x 202 cm), 1989.

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2 Arbre de Diane (Árbol de Diana) recueil de poèmes de PIZARNIK Alejandra, poétesse argentine (1936 – 1972).


Le bar des sports - Ugine

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~ photographie ~

des ci mes & des comptoirs/ Texte de Grégoire Domenach & photographies de Pierre-Paolo Dori

Les vieux bistrots se meurent. Ils disparaissent au profit d’autres commerces et la consommation s’est déportée vers les bars modernes, les bar-restaurants, les Pub ou Lounge branchés… Malgré leur déclin, la vie dans ces établissements reste faite d’échanges brûlants, de petites joies et de sourdes amertumes. Ces fragments de société que nous voulions montrer font penser que les vieux comptoirs sont encore des archipels hors du temps. 85


Ladi Fentrouci, tenancier « Dans les années 1950, il y avait quarante-cinq bistrots à Saint-Michel-de-Maurienne ! Je crois qu’on détenait le record du plus grand nombre de bars par habitants (un peu moins de quatre à cette période, ndlr). Ça faisait un bistrot pour moins de cent habitants ! L’activité industrielle a décru, et l’usine papetière aux Fourneaux, celle de chlorate à Prémont, celle de la Saussaz, ont fermé. Il nous reste la gare SNCF, parce que le TGV passe par ici. Il y a vingt-trois ans, j’ouvrais de six heures du matin jusqu’à minuit, parfois une heure du matin, sans arrêt, pour servir les ouvriers, les cheminots, les ingénieurs… Maintenant, je ferme autour de 20h, il n’y a plus personne. » « Ce qu’il faut voir, c’est que le bistrot relevait il y a peu de temps encore d’un certain parcours initiatique : les jeunes venaient à partir de seize ans, et comme ils ne pouvaient pas boire d’alcool avant leur majorité, on les voyait jouer aux cartes dans le fond, là-bas, ou discuter pendant que les plus vieux tenaient le comptoir. Puis, âgés de dix-sept ans, on les voyait approcher, discrètement, pour commander une bière-limonade, ou un monaco ! Et alors, là, à dix-huit ans, ils venaient se tailler leur place au comptoir, avec les adultes et les vieux, et ils se mettaient à boire comme eux ! Plus tu les voyais se rapprocher du comptoir, plus tu savais qu’ils grandissaient ! Aujourd’hui, vous pouvez trouver les jeunes avec leurs scooters et leurs voitures, juste en face sur le parking du Carrefour Market… Ils achètent leurs bières en grande surface, ils zonent là… La culture du bistrot s’est perdue, en quelque sorte, peut-être qu’elle ne s’est pas transmise. La société a changé. »

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Le California - Saint-Michel de Maurienne

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La Tarentaise - Pomblière Sylvie, patronne

À Pomblière Saint-Marcel, en Savoie, il y avait encore sept bistrots cinquante ans en arrière. Il n’en reste plus qu’un seul aujourd’hui, situé juste en face de l’usine de sodium et de chlore toujours en activité. En entrant à La Tarentaise, on remarque derrière le comptoir en bois un petit écriteau : « La maison ne fait plus crédit depuis que Jean Caisse a remplacé Marc Lemoi. » Sylvie, la patronne, nous explique l’histoire du bar dont elle s’occupe avec son mari : « L’établissement est une affaire familiale depuis 1978. Avant que le restaurant d’entreprise existe, on faisait à manger pour les ouvriers de l’usine. Et puis, comme ils arrivaient et repartaient par la navette collective, le temps qu’ils attendent la prochaine rotation, parfois une demi-heure, ils venaient boire un petit verre au bar. Le fait qu’ils aient ensuite tous possédé une voiture individuelle, ils rentraient directement chez eux à la sortie de l’usine. » À Pomblière, il n’y a plus de boulangerie, alors les gens peuvent acheter du pain ici, au bar. On en met dans le panier derrière vous. La consommation a vraiment évolué. Aujourd’hui, on sert avant tout du café, puis vient ensuite la bière, et après le vin. Avant, je me souviens, on servait de la Suze le dimanche, et surtout des ballons de blancs. Même les femmes, elles boivent beaucoup plus de bière qu’avant ! »

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Paul, doyen

C’est le doyen du bistrot, Paul. Il a plus de 90 ans, et il vient chaque jour boire son petit ballon de rouge. « Ici, les clients me parlent de leur vie, de leur difficulté, de leurs problèmes, de leurs bonnes nouvelles. Je peux sentir leur humeur dès leur premier pas dans le bar ! Ah, je le vois tout de suite, quand ça ne va pas fort ! Et puis, il faut dire que les téléphones portables, surtout les tout-nouveaux, ils ont tué l’échange entre les gens. Je le vois bien, car j’ai ici des jeunes qui viennent prendre un café, et ils peuvent rester avec leur téléphone et sans se parler pendant une heure. Et encore, eux, ils viennent au bistrot ! »

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Le Curt - Annecy

Il suffit d’entrer dans le Curt pour humer l’âme des vieux troquets. Plus vieux bistrot d’Annecy, l’un des plus vieux de France, il arbore fièrement son nom sur sa façade boisée, avec ses arabesques blanches sur les vitres et, à l’intérieur, ses murs lambrissés entre lesquels se tiennent trois tables en enfilade. Le temps n’a pas affadi le lieu, pas plus qu’il ne l’a usé, bien au contraire, son charme reste celui d’un fringant troquet de centre-ville. Ce sont deux charmantes serveuses, Paula et Agnieszka, qui épaulent Fred, le patron.

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Chez Firmin - Annecy « Le bistrot, nous dit-on, ça fait partie de la culture de notre pays. C’est un élément de notre patrimoine, mais c’est vrai que c’est en voie de disparition… Ici, tous les jours, pourtant, c’est un théâtre… On voit défiler toute la société ! »

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L’appellation « bistro » ou « bistrot » reste encore aujourd’hui entourée d’un certain mystère. Elle renvoie selon une certaine hypothèse au mot « Bistroquet », dans le Sud, qui signifie anciennement le domestique du marchand de vin, puis le marchand de vin lui-même. Dans le Poitevin, on peut toutefois retrouver le terme de « bistraud », et, dans le Nord de la France celui de « bistrouille », mélange de café et de vin, parfois même celui de « mastroquet » qui s’en rapproche. Pour d’autres, le nom est la traduction du mot russe Быстро (bistro), qu'on peut traduire par « vite ! vite ! » et dont l'origine remonterait à la présence des cosaques et des troupes russes à Paris en 1814, qui aspiraient à boire rapidement avant de rejoindre leur régiment ! Ce qui est sûr néanmoins, c'est que le nom « bistro » apparaît aujourd'hui tout aussi incertain que leur avenir…

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galeries


Nicolas Orillard-Demaire


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florence dussuyer/ Entre les atmosphères vaporeuses, les corps se dévoilent dans une subtile fragilité. Alors s’ouvre le dialogue des formes et des couleurs d’où l’énergie du vivant surgit. Vous êtes inépuisable, que recherchez-vous ? J’aime me laisser aller à ce qui vient. Au départ, j’ai abordé le paysage avec des formes flottantes. J’ai séjourné au Viêt Nam où j'ai suivi un stage aux BeauxArts d'Hô-Chi Minh durant un peu plus d’un mois et j’ai été très marquée par la lumière, l’ambiance et certaines rencontres. Dans mes toiles, l’influence de ce pays ressort par des ambiances assez vaporeuses, des glissements de matière et des couleurs parfois très douces. Ensuite, j’ai commencé à insérer le motif dans mes tableaux car je voulais travailler des couleurs plus chaudes et des rapports chromatiques qui me surprennent. De là j’en suis arrivée aux corps qui s’enlacent avec le paysage tels deux éléments indissociables. Un seul repère de figure, un nœud, une chevelure me permet de travailler le paysage, j’aime que la forme du corps s’ouvre et se perde pour qu’il devienne un simple déploiement de plis dans le tableau.

sitations. Je travaille beaucoup au sol, souvent sur plusieurs œuvres à la fois. Il y a comme une douceur dans le corps et l’énergie vient l’entourer. Dans mon travail, je suis un peu saisonnière aussi car je n’ai pas les mêmes rendus suivant que l’on est en été ou en hiver, je ne vais pas sur les mêmes couleurs et le séchage des matières apporte des rendus très différents. Quelques fois je cherche à associer des couleurs qui à priori n’iraient pas ensemble et je suis la première surprise du résultat, je me dis parfois que cela fonctionne comme dans certains Kimonos japonais.

Comment canalisez-vous toutes les énergies dont vous êtes imprégnée ?

Je pense que l’on peint ce que l’on ne dit pas. Il y a une certaine pudeur des mots qui se retranscrivent sur mes toiles, j’ai un besoin de voir, je cherche un regard à chaque fois. Je vais chercher ce qui doit venir, mais tout ne va

J’ai fait des tableaux plus abstraits, toujours avec cette idée de liens. L’idée que le regard sautille d’un espace à l’autre, que l’on se perde dans des traits, des molécules, une cartographie, m’intéresse. J’ai également eu une période où j’avais envie de saturer l’image de motifs pour remplir les vides. Parfois je laisse reposer l’abstrait et une figure va émerger. Je me sens d’autant plus comblée quand je suis dans un entre-deux, là où la « présence » est suggérée et par là même, nous appelle. La matière que je lance au départ est aléatoire, elle donne des brillances et je ne vais pas à leur encontre. Le risque est d’aller trop loin dans ce que je veux faire et il n’est pas toujours évident de savoir quand s’arrêter. L’énergie est provoquée par les effacements, les coulures ou les glissements de matière. Ma démarche est faite de creux et d’ancrages, je rebondis sans cesse, je ne programme rien et lorsque je peins, je pousse la pensée ailleurs, j’aime laisser le corps s’exprimer, la présence émerger et l'espace poétique s'ouvrir.

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Florence Dussuyer est représentée par la galerie Au-delà des Apparences d'Annecy.

De quelle manière travaillez-vous ? Linh, technique mixte sur toile, 200 x 200 cm, 2014

J’efface énormément. Pour commencer un tableau je lance la matière puis je fais une forme. Le crayon peut venir très tôt ou plus tard comme une sorte de va-et-vient avec la matière. Je peins en laissant revenir certaines strates du visible, ses repentirs, en plissant les espaces. J’essaie de donner corps au trait, de libérer l’énergie, sa fragilité aussi, les coulures, sa finesse, ses hé-

pas se transformer en images définitives, j’aime laisser le doute, laisser la place au vide, laisser la place à l’idée de se perdre. Il y a également un léger érotisme dans le dévoilement des corps, je suis plus dans la nuance que dans l’évidence.

D’où vient la pudeur qui se dégage de vos tableaux ?


&

Quinzaine de la gravure du livre d’artiste 21 mai au

06 juin 2015

L’Empreinte et les artistes graveurs de la galerie

30 rue Basse-du-Château 73000 Chambéry Du mercredi au samedi / 14h30 - 19h00

&

Gil Blache Christian Ferraris

PHOTOGRAPHIE

SEPTEMBRE à OCTOBRE 2015

&

Isabelle Malmezat Catherine Savigny

18 juin au 18 juillet 2015

Peintures et dessins / sculptures, terre & bronze

Tél : 04 79 44 11 70 / 06 80 72 48 98 contact@galerieruffieuxbril.com www.galerieruffieuxbril.com

Maja Polackova

novEMBRE à décembre 2015

découpages – collages


daniel favre/ Mises en lumière, les lignes saillantes se mêlent aux tendres courbures de la matière révélant leurs âmes à ceux qui cherchent à percer le mystère. Quelles sont vos influences ? Il m’a fallu sortir des bases très académiques des Beaux-Arts et oublier ce que j’avais pu apprendre pour repartir sur de nouvelles options. Dans le monde dans lequel nous vivons, nous percevons énormément de choses, nous sommes comme des éponges mais il faut savoir se remettre en question et s’engager ailleurs. Il ne faut pas hésiter à prendre des risques. Des artistes aux sensibilités très différentes m’ont influencé comme Michel-Ange ou Alexander Archipenko. Je pourrais également citer François Pompon, sculpteur animalier du XIXème siècle, qui a synthétisé les formes en les travaillant de manière très sobre avec des lignes épurées. Je trouve ses œuvres extraordinaires car à cette époque, il a pris des risques terribles et n’a été compris que bien plus tard. Certains m’ont montré une voie, d’autres m’ont donné des indications telles des clés de langage. Je trouve de la force en eux, ce sont des locomotives.

Êtes-vous en avance sur votre temps ?

L'Arc - 58cm - Bronze - Patine Vert Antique

Je ne me pose pas cette question, je suis un fil qui n’est pas tracé d’avance et prends des routes différentes. Je suis passé du figuratif très réaliste à des formes plus cubiques ou géométriques. J’ai besoin de changement, de voir autre chose et d’aller ailleurs. Très souvent, le travail me pousse et la matière me guide car elle va changer la technique de travail. Passer de la terre au plâtre, utiliser du grillage ou de la ferraille modifie la consistance, implique de changer d’outils. Cela ouvre donc de nouveaux horizons. J’ai fait un cheminement personnel au gré du vent et de ma fantaisie. Mon travail n’est pas forcément réfléchi, il est instinctif. Les choses trop structurées m’ennuient. C’est pour cela que la terre me convient parfaitement car c’est un matériau qui permet le travail spontané, que l’on peut structurer et déstructurer et avec lequel on peut changer d’idée en cours de route.

et relativement parfait. Lorsque j’ai commencé mon thème sur les sumos, j’ai eu besoin de faire des choses très réalistes. Il m’a fallu comprendre comment placer les muscles et rajouter la graisse. Les combats de sumos ne durent qu’un bref instant mais durant lequel toute l’énergie est concentrée. Les prises sont tendues et même s’ils sont gras, les muscles avec toute leur densité et tonicité se voient. Le mouvement de la graisse crée des déformations et une distorsion des chairs qui me plaisent.

Qualifieriez-vous votre travail comme une expérience solitaire ? Je pense que je fais partie des ces artistes qui sont un peu comme des écrivains face à une page blanche. Je ne me préoccupe pas de savoir si mon travail va plaire ou non, je pars dans mes rêves. Lorsque j’ai un déclic, je pars tête baissée. Je sculpte pour me faire plaisir. Les regards extérieurs sont souvent très différents de l’état d’esprit dans lequel j’ai pu être lors de la création mais quand le travail est terminé, il ne m’appartient plus. J’essaie simplement d’insuffler une âme, une vie intérieure à la matière.

Quel est votre rapport au corps ? Je suis très attiré par l’expression du corps car je trouve en elle une part d’infini. On peut faire des compositions extraordinaires, c’est une source inépuisable. Mon travail avec les corps est basé sur l’architecture, l’ossature, les attaches musculaires, tous ces éléments font qu’un corps est très équilibré 99

Daniel Favre est représenté par la galerie Ruffieux-Bril de Chambéry.


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laurence courto/ À partir du geste spontané s’amorce le recouvrement pour transcender la pensée au-delà du visible en invitant chacun dans la quête de sa propre vérité. Quel est votre parcours ? Je suis passée par l’architecture que j’ai étudiée à l’école nationale des Beaux-Arts puis j’ai travaillé comme urbaniste. J’ai ensuite évolué naturellement vers un parcours que j’avais à faire à un certain moment, il n’y eut ni plongeon, ni rupture, plutôt une continuité. Je vis comme si j’allais mourir demain.

ce que l’on peut voir, de traces à trouver. Je ne veux pas que les gens puissent percevoir à travers mes tableaux une image figée, je veux qu’ils soient tous des porteurs conscients ou inconscients d’images et passeurs d’une mémoire collective.

Comment qualifiez-vous votre travail ? Je travaille sur la transmission, l’héritage de génération en génération. Je démarre généralement mes toiles par un geste spontané à l’encre de Chine, un geste rapide pour sortir quelque chose de vrai. Puis, je prends le temps de recouvrir mes tableaux de peinture ou de papiers. Ce recouvrement est très long et laborieux car je recouvre et recouvre à nouveau et je reste respectueuse de ce que j’ai pu faire sur l’impulsion du moment. Cela correspond à un temps de réflexion qui peut prendre une semaine ou des mois. Je laisse les choses se sédimenter, certaines vont apparaître et d’autres pas. Je pense notamment à l’un de mes tableaux où il y a des phrases entières dissimulées mais où seules quelques lettres sont visibles. J’estime que l’humanité, c’est l’écrit.

Quelles sont vos couleurs ? En ce moment j’utilise le rouge, j’ai également été dans le bleu et, dans ma période rupestre, je travaillais les ocres. J’ai de plus en plus envie de travailler des couleurs franches car l’air du temps est tellement pesant qu’il faut donner des couleurs tranchées et ne pas être en demi-teinte.

Êtes-vous passée du figuratif à l'abstrait ? Terre rouge, 61 x 46cm, 2013

J’ai beaucoup été dans le signe animalier sans forcément arriver à distinguer tel ou tel animal, chacun est libre de ce qu’il perçoit dans son imaginaire. Aujourd’hui, même si mes toiles sont de nature plutôt abstraite, il demeure des signes car il y a toujours de l’écrit, visible ou non. Par exemple, dans mes derniers tableaux, j’ai utilisé d’anciennes affiches de cinéma que j’ai mises à l’envers. Il y a toujours l’idée d’un lieu secret, à rechercher derrière

Comment savez-vous qu’un tableau est terminé ? Il y a une certaine forme d’évidence sur le moment où je dois arrêter de peindre. C’est rarement le cas, alors après une période de doute, je détruis la toile en la découpant en morceaux, je ne laisse pas de traces. Laurence Courto est représentée par la galerie Chappaz de Trévignin. 101


Galerie Fert P r o g r a m m at i o n 1 er M a i - 2 8 J u i n 2 0 1 5 Nicolas CLUZEL – PEINTURES 3 Juillet – 30 Août 2015 Jean ARCELIN – PEINTURES 4 Septembre – 8 novembre 2015 Ivan SOLLOGOUB – PEINTURES

Jean Arcelin - L’hiver - 2015 huile sur toile, 162x97cm

Ivan Sollogoub - Un écho de pas - 2015 huile sur toile, 89x116cm

Nicolas Cluzel - Le festin IV : Happy hours - 2014 technique mixte sur toile, Diptyque 92x130cm

Grand rue 74140 Yvoire Tel. +33 (0)4 50 72 84 79 info@galeriefert-yvoire.com www.galeriefert-yvoire.com 102

La galerie est ouverte du mercredi au dimanche de 14h à 19h. En dehors de ces horaires, possibilité de prendre rendez-vous.


jean claude fert/ Sur les rives du lac Léman, au cœur du village médiéval d’Yvoire, la figuration contemporaine dialogue avec les vieilles pierres dans la galerie de Jean Claude Fert.

Une galerie d’art contemporain dans un village médiéval comme Yvoire, est-ce un défi ?

les artistes bénéficient d’une excellente visibilité. Qu’ils soient amateurs d’art ou simples curieux, les gens n’hésitent pas à pousser la porte de la galerie.

Ce village est un endroit magique, un lieu chargé d’histoire qu’il faut préserver par la qualité de ce que l’on peut proposer aux visiteurs. Il y a plus de trente ans, quand j’ai ouvert cette galerie, j’aimais un peu tout, j’étais assez consensuel. Au fil du temps, l’esprit critique se développant, je suis devenu plus rigoureux et pense avoir constitué une collection de qualité.

Quel est votre vision de l’art aujourd’hui ? Le rôle d’un galeriste est de dénicher des artistes, de découvrir de jeunes talents et de les présenter au public. Autrefois, il n’était pas rare que les collectionneurs soient prêts à acheter des œuvres sans regarder le prix. Maintenant les choses ont changé. Les temps de folie sont derrière nous.

Quels artistes peut-on découvrir dans votre galerie ?

Quelle est la place du galeriste au milieu des artistes et des acheteurs ?

Jean Arcelin, F-O Brunet, Katy Serra, Bernard Lacroix, Marion Tivital, Georges Roudneff, Luc Thorens, Guy Charon, André Depraz, Simone Gambus, Bernard Gantner, Françoise Pirro, Yves Wacheux, Erich Schmid, Henri Lachièze-Rey, Pierre Christin, André Buisson, Alain Guichardot, André Cottavoz, Jean Couty, Jean Fusaro… Je vais également travailler avec trois nouveaux artistes : Nicolas Cluzel, François Jauvion, Ivan Sollogoub. Nous avons la chance d’être dans un grand lieu de passage où

Pour les artistes je pense que le lien se fait dès le départ, le premier regard du marchand est instantané. Les artistes possèdent quelquefois plusieurs talents, je trouve cela extraordinaire – tel peintre est un graveur phénoménal, tel autre est un musicien talentueux, certains savent tout faire de leurs mains. 103


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corinne et bruno bret / Antichambre de l’art contemporain à Chambéry, deux complices plutôt défricheurs que suiveurs !

Fred Mars, exposition Le bateau dessaoule

Quelle est l’histoire de la galerie ?

la découverte pour présenter des artistes à l’œuvre singulière et souvent exigeante. Puis, il y a le temps de construire des partenariats comme celui avec le Musée des Beaux-Arts de Chambéry pour présenter d’abord Pierre David et maintenant Claire Trotignon.

Née en 1955 à Bâle en Suisse, j’ai commencé mon parcours professionnel de galeriste en suivant des cours d’histoire de l’art à Zurich. Durant vingt-cinq ans, j’ai été l’assistante d’Alice Pauli à Lausanne où j’ai pu côtoyer les plus grands noms et participer aux plus grandes foires de la scène contemporaine. Ouvrir ma propre galerie a été évident. S’installer à Chambéry s’est fait naturellement car mon mari et moi habitons à ce carrefour géographique pour des collectionneurs français, suisses ou italiens. Mon mari, de son côté, a toujours rencontré et collectionné des artistes vivants. Notre galerie est atypique, en étage, ce qui est assez courant en Suisse Romande. À monter les marches de cet immeuble ancien, on peut dire que «l’art se mérite» et ainsi les visiteurs changent d’univers. Nous travaillons en réseau. La galerie défend le travail de jeunes artistes français et étrangers dans différentes disciplines : peinture, sculpture, photographie, vidéo. En 2015, la galerie a dix ans. Nous présentons les artistes auxquels nous faisons confiance dans plusieurs expositions thématiques.

Christine Crozat, exposition Signalétique urbaine

Votre galerie est-elle l’antichambre du succès ?

Comment se retrouver dans ces différentes disciplines ?

Notre vocation est d’offrir à ces artistes une visibilité. Il est facile d’exposer des artistes déjà montrés ailleurs. Le défi, c’est de présenter des artistes émergents, peu connus du public mais reconnus par leurs pairs. Un plaisir à partager avec collectionneurs, institutions et amateurs sans qu’ils soient contraints d’aller à Paris, Bruxelles, Berlin ou Bâle pour les rencontrer. En somme, l’étymologie d’antichambre prend tout son sens puisque nous donnons accès à quelque chose d’unique, l’œuvre d’un artiste. Dans notre société, c’est la seule production esthétique produite de façon unique. Ici, il y a le temps de

À travers les partenariats, la galerie favorise les expériences croisées entre arts plastiques, littérature, musique ou encore l’architecture. Nous allons cette année tenter une expérience avec le design. L’art contemporain n’est-il pas le reflet du monde en mouvement ? J’aime « montrer peu, mais montrer bien » - « less is more ». Et, de leur côté, les artistes aiment explorer des pistes nouvelles, la galerie est l’espace où leur liberté se retrouve confrontée aux différents publics, aux autres artistes ou d’autres disciplines, le reste n’est que gourmandise. 105


art de vivre


Nicolas Orillard-Demaire


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éric mignogna/ Il est le forgeron des temps modernes, cet homme qui maîtrise la matière impossible, froide et rigide pour la soumettre à sa plus belle imagination. Comment en êtes-vous venu à la ferronnerie ? Très jeune, j’ai commencé à fabriquer des choses avec mes mains, c’était important pour moi. J’ai eu le virus à l’âge de treize ans, je crois avoir été fasciné par la vision d’un arc électrique qui avait la capacité de faire fondre du métal pour l’assembler. Cela me laissait entrevoir des jeux de constructions infinis, je me suis même acheté un poste à souder !

Pensez-vous qu’il y ait un transfert de savoir-faire au travers des âges ? J’ai la conviction qu’il faut connaître le travail de nos aînés avant tout afin de pouvoir s’adapter et avoir une évolution digne de ce nom. La pédagogie est importante dans nos métiers d’artisans, je suis très attaché à la transmission. Le véritable apprentissage se fait en condition, sur le terrain. À l’école, on peut apprendre à faire une belle soudure mais l’on n’apprend pas à bien choisir l’acier, à répondre aux attentes d’un client ou encore à trouver sa propre forme de liberté en tenant compte des contraintes. C’est en faisant que l’on apprend. L’apprentissage de la vie avant tout.

Est-ce qu’il y a de la noblesse dans votre métier ? L’acier n’est pas considéré comme un matériau noble mais il offre des capacités multiples telles que le pliage, le coupage, le modelage, l’assemblage, la torsade et bien d’autres. L’acier est comme une pâte à modeler. On le pense froid et résistant mais il est malléable à souhait. La particularité de mon métier serait sans doute de travailler dans des conditions extrêmes, en chauffant des objets à plus de mille degrés, en étant proche de la matière. Les outils utilisés comme le marteau, l’enclume, la griffe ou l’étampe sont inchangés depuis des centaines d’années.

réalisation face aux attentes mais j’aimerais parfois me laisser emporter par la lutte à mener face à cette matière en la travaillant au gré d’une pulsion ou d’une inspiration plus abstraite. C’est la dualité de ce métier, d’un côté le commerçant qui répond à la demande d’un client et de l’autre côté la pulsion artistique qu’il faut avoir pour créer ces escaliers, ces portails, ces portes, ces fontaines, ces bancs, ces meubles… Cela doit être le lot de tous les artisans. C’est passionnant, il n’y a aucune limite si ce n’est celle de l’imagination.

Comment réalisez-vous un projet ? Tout d’abord je suis à l’écoute du client, de ses envies et exigences. Ensuite, je dessine et retravaille avec lui avant de lancer la fabrication et la pose. Le dessin me permet de cadrer la 109


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christophe verron/ Reproduisant des gestes centenaires, il est un de ces artisans qui font vivre les instruments à cordes avec l’harmonie comme fer de lance. Comment pourrions-nous vous présenter ? J’ai toujours adoré travailler le bois et très tôt, il m’est apparu comme évident que je deviendrai luthier, c’était comme une vocation. À seize ans, j’ai été accepté à l’École Nationale de Lutherie de Mirecourt. Aujourd’hui, j’exerce mon métier à Chambéry dans la proximité en m’occupant aussi bien de personnes commençant leur apprentissage que de celles plus confirmées. Je fais de la réparation, de la restauration, de la location ou de l’entretien. Le bois bouge énormément au fil des saisons, s’il y a un peu d’humidité, il va devenir plus lourd, deux ou trois grammes seulement peuvent changer la sonorité et il faut alors faire des réglages. Il y a un dialogue entre le luthier, le musicien et l’instrument pour essayer de trouver un équilibre, se comprendre et arriver au but que l’on souhaite atteindre.

Comment fabriquez-vous un violon ? Un violon est une caisse avec des cordes, un chevalet, une âme - c'est ce fameux bâton placé entre le fond et la table qui tient grâce à la pression que le chevalet exerce sur la table et qui joue sur le son, sa portée, sa clarté et sa précision. De temps en temps, je fabrique un violon par plaisir. Je pars d’un morceau de bois brut et tout est taillé dans la masse, fait à la main suivant des gestes centenaires. J’utilise des essences comme l’érable ou l’épicéa qui n’auront pas la même sonorité. Chaque bois est unique et la longévité des instruments dépend de la façon dont l’arbre a été coupé au départ.

Est-ce difficile de vous séparer de vos créations ?

Où en est la lutherie contemporaine ?

À chaque fois que je fais un instrument et qu’il part avec le musicien, c’est une sensation particulière. Ces instants sont riches en émotion car c’est un peu comme si une part de vous partait. Un instrument se fabrique durant des heures, des jours, en faisant de son mieux, sans tricher. La personnalité d’un luthier transparait à travers le violon qu’il a fabriqué, il ne peut pas se cacher derrière sa création. Le côté esthétique est important mais il y a également le côté sonore, plus compliqué à déterminer. Le son est amené à évoluer avec le musicien et la manière dont il va jouer ; le violon va faire son chemin. Je me dis souvent que mes instruments vont me survivre, il y a quelque chose qui transcende l’humain.

Chaque pays a des approches différentes de la musique. En France, les conservatoires ont une approche très stricte dans l’apprentissage du violon ; une fois la technique intégrée, il faut savoir donner une âme à l’instrument. Aujourd’hui, la lutherie contemporaine a créé son réseau de réflexion en étant proche du compositeur, du musicien. Nous sommes faits de fréquences, il est important de produire de la musique, c’est un aboutissement. La culture c’est grandir avec la musique. L’essentiel est que les gens se fassent plaisir avec un instrument quel qu’il soit. Les luthiers restent des artisans avec des années d’apprentissage pour maîtriser un savoir-faire. Ce métier nous fait grandir et nous apprend beaucoup de choses. 111


18 Festival ème

de Théâtre d’Hauteville Ain Du 6 au 2O août 2O15

Âme de Théâtre en bugey présente plus de 15 spectacles : comédies, solos, dramatiques, spectacles jeune public, films courts, expositions, conférences, ateliers d’arts plastiques.

Tout le programme sur : w w w . f e s t i va l h a u t e v i l l e . c o m Réservations :

06 76 82 79 39 Office du Tourisme Plateau d’Hauteville

O4 74 35 39 73

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joël lagarde/ Metteur en scène depuis plusieurs décennies, il consacre maintenant sa vie au festival de théâtre de Hauteville et à la peinture. Comment pouvons-nous présenter le festival de théâtre de Hauteville ?

Le public pourra aussi rencontrer des savoyards avec un spectacle théâtral et musical Oskar et Viktor, ainsi que Matt B lors d’une soirée dédiée à la peinture contemporaine.

C’est au cœur des montagnes vertes du Bas-Jura, en Bugey, dans la station climatique d’Hauteville-Lompnès, que l’amour du théâtre, la passion et la pugnacité ont donné naissance à la première édition du festival de théâtre en 1997. Dès lors, les organisateurs, forts de leurs expériences des évènements tels que les festivals d’Avignon, de Carpentras, de Sarlat ou de Saint-André, ont su, grâce à l’aide des collectivités, de la population et du public, produire, organiser et maintenir coûte que coûte l’une des plus grandes manifestations théâtrales professionnelles de la région Rhône-Alpine. Les spectateurs, de plus en plus nombreux en Bugey, ont admiré des troupes remarquables, découvert des perles rares, rencontré François Perrot, Jean-Pierre Darras, Victor Haïm, Jean-Paul Farré, LouisAlexandre Fabre, Jean Piat, Môrice Benin, Claude Aufaure, Jean-Claude Dreyfus, Vénus Khouri-Ghata, Michèle Simmonet, Jean-Paul Tribout, Georges Chelon, et bien d’autres encore…

Il s’agit bien d’une contribution citoyenne au développement culturel d’un territoire. Ne « désannoblissons » pas ce mot résistance, il faut être héroïque pour cela et si les gens qui comme moi, ont la passion de leur art sont des résistants, par quel nom doit-on appeler ceux qui font un travail ingrat dans le seul but de nourrir leur famille ? C’est uniquement devant l’adversité qu’on reconnait les résistants. Essayer d’être le plus authentique possible nous suffira et surtout, ne pas faire de théâtre hors scène, ce serait vraiment détestable. La résistance, nous en aurons peut-être besoin plus tard, pour l’heure il s’agit de mener une entreprise artistique, un travail novateur et respectueux envers les spectateurs et les artistes. Ce sont eux qui sont les constructeurs de Théâtre !

Comment un programmateur trouve-t-il un bon équilibre entre exigence artistique et attente du public ?

Cette année, Michel Galabru, Francis Perrin, Vincent Roca, Marianne Sergent, Pierre Hossein et beaucoup d’autres artistes viendront illuminer les scènes du plateau d’Hauteville. Certaines compagnies sont devenues des incontournables du mois d’août, comme Kronope, Rêves de Théâtre ou Le Théâtre de la Presqu’Île. Elles traversent la France pour nous éblouir. Le cru 2015 permettra de nouvelles rencontres…

Entre divertissement médiatique, animation et culture ou pureté de l’art, le programmateur tente un numéro d’équilibriste. Toutefois, le choix des spectacles se fait sur le contenu des textes et sur la qualité professionnelle et technique des équipes artistiques, et bien entendu par rapport à l’originalité et à la créativité. Une alchimie délicate où le coup de cœur a sa place. Certes, il y a aussi quelques autres perles rares que le festival aurait pu accueillir mais les contraintes ont parfois gain de cause, hélas ! C’est encore une fois le respect envers le public et les artistes qui doit gagner.

Quel est l’objectif de ce festival ? Pour cette édition, la toute nouvelle association Âme de théâtre en Bugey et ses professionnels ont misé sur la contemporanéité des textes, l’actualité des sujets, l’audace des formes, la qualité et la modernité artistique… L’éclectisme accessible à un large public, du théâtre quoi !

Vous étiez metteur en scène et êtes maintenant peintre, quel est le lien ? La toile et la scène sont assez proches dans la recherche de l’équilibre, des lumières, des volumes ou des agencements dans espace. Il y a une technique, une histoire à inventer, à raconter, quelque chose à dire et à partager. Il me semble que je peignais autant en étant metteur en scène que lorsque je suis maintenant devant ma toile, d’ailleurs on dit que je peins l’eau et la lumière mais je sais bien que c’est du théâtre.

Est-ce une forme de résistance de travailler à mener à bien un événement comme celui-ci? Face aux problèmes économiques auxquels sont confrontés les festivals, c’est grâce à la volonté politique des élus et des partenaires artisans, commerçants et associatifs, à l’appui de la population et aussi toujours à cette bonne dose d’énergie et de pugnacité que nous aurons cette année un festival brillant. 113


rhapsodie bohémienne / Tendances Printemps / Été 2015. Techatorn Sopathanundorn - Spécialiste tendances

Dries Van Noten

C

ela fait un moment que l’influence du sportwear est importante dans la mode. Pour cette saison printemps / été 2015, la tendance est à un nouveau regard sur les lignes douces et féminines, elle apporte une touche bohémienne, qui n'est pas sans apporter un certain esprit de liberté. Voilà la révolution du moment.

tarde et le fuchsia font face à la douceur d’une palette de couleurs poudreuses. Cet été encore, le blanc reste la couleur essentielle. Les imprimés sont très présents, pour cela la brute simplicité des arts premiers et des tissus venus de traditions autochtones sont customisés avec tags et chevrons. Les petites fleurs et le végétal en général s’inspirant de la géométrie des années soixante-dix créent une forte identité de cette tendance printemps / été 2015.

Cet été est une saison placée sous le signe des années soixante-dix revisitées avec de nouvelles silhouettes, ce qui captera l’attention de la génération du millénaire. Être tout naturellement chic est la clé de ce mouvement. Simple, mais élégant, hippie mais luxueux. Le mieux est de mélanger un vêtement basique à un élément très travaillé. Il faut être à l’aise en toute simplicité pour donner de la valeur à votre insouciant sens bohème.

Cette saison, les créateurs, comme Acne et Marc Jacobs, offrent une belle place au denim et au style militaire chic, ce qui inaugure un réel tournant dans le mouvement de la mode des uniformes en couleurs neutres et kaki. Sacai reste notre préféré cette saison en agrémentant ce style militaire de détails originaux et décalés.

Les pièces phares sont le mythique pantalon à pattes d’éléphant, le chemisier, la petite robe légère, les fleurs imprimées sur de longues robes. Les franges, le daim et le denim sont de mise. Cela ramène aux accessoires avec pompons et aux chaussures à semelles compensées en daim. Le plus visible sur les podiums de cette saison est la sandale de gladiateur montant jusqu’au genou. Dries van noten, Gucci, Pucci et Burberry s’inscrivent dans cette tendance, à l’instar de Saint Laurent qui offre une vision décalée de la jeune culture bobo glam rock de Los Angeles.

Malgré cette nouvelle vague, le sportwear garde une place importante en étant abordé d’une manière plus luxueuse avec des matières plus futuristiques et techniques tels que les embellissements 3D et la maille. Pour aller plus loin dans cette tendance et devenir plus original, pourquoi ne pas s’inspirer de l’esprit des années soixante -dix en ajoutant un détail de sportwear, ce qui vous permettra de participer de manière originale et enjouée à la vague contemporaine.

Savante confrontation entre la puissance du orange automnal et celle des couches terreuses et sombres. Le jaune mou114


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Les portraits publiés dans ce magazine sont le fruit de belles rencontres et d'un travail collaboratif de l'équipe de rédaction de Carnet d'Art. Ce magazine est imprimé dans l'Union européenne en mai 2015. Il est distribué gratuitement et ne peut être vendu. ISSN  :  2265-2124. Carnet d’Art est une marque déposée à l’INPI par Amistad Prod SAS. La rédaction ne se tient pas pour responsable des propos tenus par les invités faisant l’objet de portraits ou d’articles. La reproduction partielle ou totale des publications est fortement conseillée tant que Carnet d’Art est mentionné. 116


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« Si nous choisissons de servir cette communauté, nous choisissons le dialogue jusqu’à l’absurde contre toute politique du mensonge ou du silence. » Albert Camus

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