Le Tribun

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SAISON 2011 \ 2012 HORS-SÉRIE N°2

LE TRIBUN

MAURICIO KAGEL

L’SKBL (L’ESCABELLE) _ CIE THÉÂTRALE

LUN 19 + MAR 20 + MER 21 + VEN 23 MARS \ 20:30 JEU 22 + SAM 24 MARS \ 19:00 DIM 25 MARS \ 16:30 SALLE DES FÊTES (VANDŒUVRE-LÈS-NANCY)

FARCE POUR UN PANTIN, UNE FANFARE ET QUELQUES HAUT-PARLEURS direction artistique Heidi Brouzeng / mise en scène Lionel Parlier / construction de la marionnette Delphine Bardot / manipulation, voix de la marionnette Delphine Bardot, Heidi Brouzeng, Bernadette Ladener / musiciens Véronique Mougin-Deltruc, Olivier Bost, Sébastien Coste, Michel Deltruc / comédien (sur Killing No Murder) Hugues Reinert / artiste électroacoustique Jean-Kristoff Camps / son François Cacic / scénographie Guy Amard / costumes Delphine Delavallade coproduction : CCAM-scène nationale de Vandœuvre, l’Arsenal - Metz en scènes / soutien à la production : le Nest-CDN de Thionville-Lorraine / coréalisation : Théâtre de la Manufacture, CDN de Nancy-Lorraine / avec le soutien de la Spedidam, l’Adami / L’SKBL-Cie Théâtrale est actuellement en convention artistique avec le CCAM-scène nationale de Vandœuvre

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Sur le balcon de sa résidence, le premier personnage de l’État répète un de ses discoursfleuves qu’il a coutume d’adresser à la population rassemblée. « Pour en apprendre un peu plus sur l’origine de la démagogie, j’ai pris moi-même le rôle du tribun. Je me suis enfermé, plusieurs séances de suite dans un studio d’enregistrement, et je me suis mis, jusqu’à sept heures par jour, à parler de tout et de rien, comme on dit si bien. Au cours du psychodrame qu’a été ce flux de paroles, tout comme d’innombrables politiciens de tous bords avant moi, et certainement beaucoup après moi, j’ai essayé tous les registres, entre le rationnel et l’irrationnel. J’ai menti, flatté, je me suis inlassablement répété, j’ai ri, j’ai crié, j’ai eu la peau dure sous les attaques, j’ai mis en garde, j’ai été grossier et hors de moi, j’ai accepté mon destin, que mon peuple lui, n’avait pas à partager, j’ai exigé, j’ai menacé, et je n’ai pas oublié de devenir sentimental avec de longs trémolos dans la voix, j’ai distribué des gifles et me suis toujours montré assez viril pour aller de l’avant vers un avenir meilleur, j’ai rappelé les sacrifices passés et j’en ai trouvé de nouveaux à indiquer, j’ai annoncé des défaites et resserré des contrôles, j’ai dénoncé la bassesse de nos ennemis

héréditaires, désigné les dangers futurs et les adversaires nouveaux, et je me suis même montré disposé à faire mon autocritique, à condition bien sûr, que tous les autres, qui ont aussi commis des fautes, en fassent autant… Fiction imaginée de toute pièce ou reconstituée ? » (Mauricio Kagel) Le Tribun, écrit en 1979, est à l’origine une pièce radiophonique. Un orateur prononce un discours, à grand renfort de fanfare et d’applaudissements préenregistrés. Il évoque complaisamment les questions d’état et de politique nationale. Très vite cependant quelque chose cloche et se détraque. Langage et musique dérapent comiquement, deviennent insolites, absurdes… et peu à peu le discours révèle ce qu’il est vraiment : un fabuleux exercice de démagogie ; une tentative, à la fois drôle et inquiétante d’asservissement des masses, réalisée par un chef d’état aux allures et à la rouerie d’un fantastique cabot de scène … Mauricio Kagel, à travers une parodie de la manipulation par le discours politique, suscite ici une réflexion sur le pouvoir et ses dérives, sur notre position en tant que citoyen face à un art de la communication qui finit par faire de la supercherie une condition nécessaire à la gouvernance...


Théâtre & politique Mauricio Kagel a tenu le rôle du tribun lors de la création de l’œuvre. La question du discours du pouvoir l’a toujours intéressé au point de recueillir dans plus de cinq cents fiches des expressions, des attitudes, des intonations venant d’hommes politiques de tous bords, de toutes nationalités, qu’ils soient pris dans l’histoire ou dans l’actualité du monde d’aujourd’hui. “Né en Argentine et élevé en Amérique du Sud, j’ai eu amplement l’occasion d’apprendre que les ressorts de l’action politique sont de nature plutôt érotique qu’héroïque. La voix et l’apparence de ceux qui se sentent chargés d’assurer le bien-être du peuple ont souvent été aussi importants que leurs arguments politiques, et ce, bien avant que la télévision ne les contraigne à un maquillage impeccable. D’ailleurs, j’ai retrouvé en grande partie tout cela en Europe, avec des nuances plus subtiles il est vrai. Cependant mon texte ne traite ni des archétypes sud-américains, ni des archétypes européens du tyran. Dans cette pièce, je présente – en l’analysant – une synthèse de fabrication du discours politique. Aucune idéologie de l’extrême gauche à l’extrême droite n’est lavée du soupçon de présenter les choses de façon démagogique, mensongère ou simplement fausse. Ce qui est saisissant à ce propos, c’est l’utilisation très précise du flou dans le vocabulaire. C’est ainsi que l’on tient toujours des discours qui, en cas de modification de la conjoncture politique, laissent toujours ouverte une autre interprétation, tout aussi “plausible”. L’inévitable sens virtuel du devoir du politicien à employer tout un éventail de sujets, dont il ne sait presque rien, allié à un catalogue de phrases toutes faites, forment ensemble la trame de sa position idéologique. Parler un jour de l’élimination des déchets radioactifs, la veille de la production de taille-crayons, et le lendemain de culture des orchidées… il n’y a apparemment pas de limites à la diversité des sujets à traiter. Il s’agit là d’un des aspects les plus discréditant mais aussi les plus complexes de la vie politique aussi bien dans les pays en régime démocratique que dans les pays sous régime totalitaire. D’un côté, on attend des hommes politiques qu’ils donnent des informations, et ce, constamment, et si possible, sans se tromper - un peu comme un bulletin météorologique quotidien - d’un autre côté, ils dépendent eux-mêmes d’informations qu’ils ne peuvent que difficilement vérifier. Mais il leur reste toujours la panacée de cette rhétorique du discours politique - se reproduisant presque spontanément - qui permet bien des choses, et notamment de marquer le pas d’un air résolu.” (Mauricio Kagel)

Entretien avec Heidi Brouzeng D.R. : Vous revendiquez, à juste titre, une intervention dans le champ du théâtre politique et populaire contemporain (nous nous souvenons ainsi fort bien de Poupée Anale Nationale, Une vendeuse d’allumettes et Le Sexe Faible). H.B. : En 1914, Erwin Piscator, déjà acteur, est mobilisé pour la guerre. Alors qu’il est au front, et que lui et ses camarades ploient sous un assaut ennemi, il est couché au sol et reçoit l’ordre de creuser une tranchée afin de se recouvrir de terre. Il n’y parvient pas. Il se dit alors que si le théâtre ne peut même pas lui servir à creuser un trou, il ne sert vraiment à rien. En rentrant, il crée le “théâtre prolétarien”, une forme artistique documentaire, historique, politique, destinée à émanciper le peuple et notamment les ouvriers. “Je commençai aussi à voir clairement la mesure dans laquelle l’art n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Un moyen politique, un instrument de propagande.” (E. Piscator : “Le théâtre politique”) Sans aller jusqu’à cette radicalité, j’ai toujours considéré que le théâtre obligeait à une certaine responsabilité parce qu’il a ce pouvoir d’ouvrir une zone intermédiaire dans notre pensée, une alternative, entre la propagande publique des pouvoirs en place et celle plus familiale et privée de l’éducation et des traditions, qui indique une autre manière de réfléchir le monde, de le vivre. Et cela au fond de notre cœur même. De plus, aujourd’hui, faisant vivre une compagnie subventionnée (avec la conscience nette et impérative que c’est en partie grâce aux impôts que nous pouvons travailler), je ressens plus fortement encore un devoir d’adresse aux publics. Rechercher (revendiquer) un théâtre populaire, c’est selon moi, préserver, même à travers un langage artistique parfois complexe, une considération envers ceux qui nous regardent et nous écoutent, une complicité fondée sur le partage de questions qui nous concernent tous. Cette complicité n’a pas pour but de trouver un consensus, mais en nous posant, dans l’imaginaire et la pensée, d’égal à égal avec le public, de créer un voyage collectif, comme une jubilation collective. Idéalement, je voudrais abolir la scène qui rend l’acteur supérieur au public, m’approcher toujours plus de l’agora originelle, l’ensemble. De

là, emporter le public aussi loin qu’on voudrait, dans des situations impossibles, sans jamais le perdre, c’est-à-dire le mépriser ou l‘indifférencier. Car c’est très facile de le perdre, de se croire plus fort que lui, de profiter de notre jargon et de notre souveraineté (sur scène) par rapport à lui (dans la salle). Enfin, je crois que le théâtre est par définition politique : inscrit dans la cité, répondant à son époque, à son temps. Je considère ici le théâtre depuis son sens étymologique (qui vient du grec theatron signifiant “le lieu d’où l’on peut voir”.) C’est le fait de se retrouver dans un lieu circonscrit pour y voir quelque chose ensemble qui va faire naître le théâtre. En ce sens d’ailleurs tout est théâtre : le théâtre instrumental de Kagel comme le dernier concert de The Ex, la dernière pièce de Roméo Castellucci, la dernière performance de Marina AbramoviĆ. Même si nous ne faisons pas tous le même théâtre, il reste cet art possiblement total (l’utopie du Bauhaus d’un total Theater !) pouvant faire agir toutes les disciplines artistiques, ensemble ou séparément, dans un but commun : celui de provoquer grâce au collectif de regardants - de spectateurs - qu’il présuppose, une émotion si forte, si subversive, qu’elle doit renverser notre conception du monde. Le théâtre est fondamentalement cette agora, à la fois concrète et dans nos imaginaires, qui réussit, en faisant voir, à éveiller quelque chose au plus profond de nous. Il reste ce lieu de la question et, oserais-je le dire, de la révolution. Par le rire ou les larmes, par l’émotion, il cultive le doute, la contestation ; il bouscule les repères et les conventions. Bien que beaucoup de gens de théâtre, et au théâtre, fassent tout pour faire croire qu’ils ont un savoir, faire du théâtre c’est tout de même entrer où l’on ne sait plus rien de soi, ni des autres, ni du monde ; où l’on peut tout réapprendre et tout réinventer… Pour le dire autrement, le théâtre est le lieu qui peut montrer quelque chose de notre condition d’humain. En cela il met sans cesse en lumière les notions de pouvoir et d’oppression liées à cette condition, qu’elles soient philosophiques, ontologiques, existentielles, sociales... Et toutes les tragédies, toutes les comédies qui en découlent ! Avec les situations exacerbées, fantastiques qu’il propose, le théâtre est ce lieu qui fait de nos histoires communes une histoire exceptionnelle, partagée et désirée par tous : celle de l’humain qui sort de son ordinaire, qui sort de ses gongs, qui se met hors de lui, pour contredire le monde coûte que coûte, le réinventer. Pour moi, c’est cela le geste politique du théâtre. D.R. : Pouvez-vous nous indiquer en quoi la proposition du Tribun, telle que vous l’avez adaptée (c’est-à-dire, avec ce dispositif non frontal, cet orchestre et cette marionnette centrale...) constitue une avancée (politique, esthétique) de votre répertoire ? H.B. : Ce que je peux dire aujourd’hui : aborder une pièce de répertoire du théâtre instrumental constitue une étape dans l’évolution de notre


travail. Il était sans doute d’ailleurs naturel que ce soit Kagel qui nous fournisse le prétexte le moment venu : c’est quelqu’un qui a continuellement utilisé sa position et son talent de créateur pour investir un champ philosophique et citoyen ; la forte dimension politique dans son œuvre nous l’a probablement rendue plus accessible, particulièrement séduisante, à nous “gens de théâtre”. “Je dis toujours : je n’ai pas la possibilité d’influencer la politique, mais j’ai beaucoup de possibilités d’influencer la politique culturelle. Alors ma fonction, c’est d’influencer les formes culturelles pour aboutir à une plus grande souplesse, à une plus grande libéralité. Mon métier, c’est un héritage de la culture bourgeoise du XXIe siècle. Alors qu’est-ce que je peux faire avec ça, c’est vraiment de casser lentement cette forme...” (in Tam Tam) Toutefois, la position de Mauricio Kagel dans Le Tribun se définit par une approche extrêmement scientifique de la musique. Le moindre “effet” y est fabriqué à partir d’une analyse musicale (sociologique, historique et technique) très méticuleuse. Il s’agit vraiment de “musique savante” ! Aussi, la structure dramaturgique de la pièce, si elle pouvait être intéressante en 1979 pour le monde de cette musique savante où évoluait Kagel, se révèle, dès qu’on la sort de son contexte radiophonique pour la porter sur la scène, plutôt simpliste, voire un peu désuète et naïve. Mais c’est cela aussi qui y est émouvant : l’humour (dont Kagel ne se départit jamais même dans la plus scientifique des observations), et précisément cette naïveté, très inattendue (il s’agit bien d’une parodie qui échappe totalement au cynisme), avec lesquels Kagel réussit à déployer une thématique universelle et atemporelle, toujours capable de scruter notre quotidien. Un quotidien qui sera d’ailleurs brûlant en 2012... Alors ce qui me paraît important avec ce projet, aussi rationnel et “politisé” soit-il, c’est d’y préserver cette naïveté, comme une qualité pouvant désarçonner nos préjugés et interroger vraiment, profondément, notre relation au pouvoir aux politiques, aux discours de propagande, à cet art de la communication, à cette vaste duperie où nous restons éternellement les dindons de la farce... Cette relation particulière tribun/peuple, même s’il est question pour Kagel de la dénoncer, il ne m’apparaît pas suffisant, au théâtre, de la résumer à une simple opinion, pour ou contre, une simple mise en accusation… Ce que je souhaiterais, c’est de faire éprouver, en la faisant peut-être redécouvrir, toute la complexité émotive de cette relation, continuellement contradictoire, faite de fascination et d’humiliation, de colère et d’espoir, de révolte et de dépression, d’empathie et de dégoût, de terreur et de joie... Cela en s’écartant esthétiquement, de ce qui pourrait être la reprise “documentaire” d’un chef-d’œuvre de répertoire et, idéologiquement, d’un simple mimétisme caricatural des chefs d’état.

Notre esthétique allégorique de la “foire” qui compare la scène politique à une sorte de kermesse, de théâtre primitif, et l’orateur à un acteur en pleine jouissance scénique (un cabot, un monstre de scène), la musique live – et non enregistrée comme le suggère Kagel – poussée vers une fanfare de rue éclatante, poignante et très populaire, la marionnette dont la puissance poétique est véritablement démesurée, ces différents choix de mise en scène relèvent de cette naïveté, d’une forme d’archaïsme scénique ; un premier degré si l’on veut, qui, en sur-jouant les pulsions organiques de la manipulation politique peut pousser toutes les émotions à leur comble. L’exercice de démagogie, de séduction de la foule, auquel se livre le tribun, est avant tout un jeu, une parade de paon, qui découle d’une pulsion viscérale, enfantine et folle, fascinante, effroyable, ridicule, grotesque, étrange, dont on ne sait pas au final si on doit en rire ou s’en inquiéter, mais à laquelle on participe tous pleinement. Voici pourquoi ici le spectateur n’est pas, comme dans une salle de théâtre, face à la scène, le témoin d’une action qui se déroule devant lui et à laquelle il ne prend pas part. Au contraire, on s’adresse directement à lui, on le provoque un peu et il se peut même qu’il s’amuse à devenir partie prenante de l’action en cours. C’est un positionnement qui n’est pas rare dans le théâtre contemporain, mais il est ici radicalisé : l’espace scénique de plain-pied, la foire, l’acteur et le spectateur vont s’y trouver et s’y perdre ensemble, dans le même temps présent partagé où fiction et réalité pourraient se confondre, jouant au même jeu, participant à la même supercherie… D.R. : La réalisation du Tribun apporte-t-elle une clarification relative à votre engagement personnel au sein de la compagnie, entreprise culturelle et artistique ? Cet engagement ne change-t-il pas avec un caractère plus politique du répertoire ? H.B. : Nous ne pratiquons pas le théâtre documentaire, nous ne sommes probablement pas assez rationalistes. Nous ne pratiquons pas le théâtre épique brechtien, nous ne sommes probablement pas assez communistes. Nous ne pratiquons pas le théâtre engagé, du Living Theater par exemple, nous n’avons probablement pas suffisamment le sens de la provocation. Nous ne pratiquons pas le théâtre de la cruauté, de Grotowski par exemple, nous n’avons probablement pas suffisamment voulu sacrifier nos corps. Nous ne pratiquons pas la tragédie, nous avons perdu le chant. Nous ne pratiquons pas le théâtre panique de Jodorowsky, nous n’avons probablement pas suffisamment le sens de tout cela à la fois et celui de l’humour en plus. Pourtant, je crois que nous sommes influencés par tous ces différents langages et que nous nous en inspirons. Mais quel théâtre faisons-nous vraiment ? Je ne pense pas, en tous cas, que notre répertoire soit plus ni moins politique aujourd’hui. Peut-être nos pièces sont-elles plus ou moins militantes,

plus ou moins révoltées, plus ou moins civiques, plus ou moins à débattre… Peut-être aussi que les formes que nous proposons, parce qu’elles se remettent sans cesse en cause, créent des questions, des étonnements, sont parfois ratées... Il n’y a pour moi pas de système, pas de recette scénique applicable à tous les coups. Tout est toujours en mouvement – et cela même s’il y a sans doute aussi la recherche d’un langage idéal, qui serait maîtrisé, la recherche utopique d’un repos… Ce n’est pas tant le choix du répertoire qui définit notre démarche, mais notre tentative toujours renouvelée de faire basculer quelque chose ; il y a par conséquent toujours un geste politique au cœur des représentations… Il y a, dans le lien avec le public, un fil qui se cherche en permanence entre poésie et politique. Cela nous amène d’ailleurs parfois à des formes totalement ana-chroniques... Ce que j’attends moi, en tant que spectatrice, lectrice, auditrice, en tant que consommatrice d’œuvres artistiques, c’est d’être bouleversée, déplacée de moi-même. Et c’est aussi cela que j’aspire à provoquer dans le théâtre que je pratique. C’est un endroit de l’émotion difficile à circonscrire et, d’un côté ou de l’autre de la scène, plutôt difficile à tenir parce qu’il n’est tout simplement pas toujours confortable, ni vraiment rassurant, encore moins consensuel. D.R. : Enfin, considérez-vous que le théâtre peut encore véritablement jouer un rôle dans la société contemporaine ? H.B. “Le théâtre n’a pas de mission ; nécessaire comme l’arbre, il jaillit des profondeurs.” Cette phrase de Jean Dasté m’accompagne depuis longtemps... Le théâtre (et le spectacle vivant en général) est aujourd’hui l’un des derniers lieux qui permette un rassemblement de personnes. Les licences de cafés ne sont plus renouvelées, les cinémas de quartier ferment, les bancs publics disparaissent, les réunions sur la voie publique sont empêchées ou carrément interdites, etc. Toute une industrie de l’audiovisuel privatif se développe et s’impose pour, non seulement orienter la pensée, mais aussi inciter l’individu, par la plus pure virtualisation de l’altérité, à un repli sur luimême, à un enfermement. Or, le rassemblement humain, l’échange qu’il permet ou suppose, est une nécessité : c’est la racine du collectif, vitale pour sa survie, sa durée, son enrichissement, sa vivacité. Évidemment on peut toujours aller hurler dans un stade de football... Mais je crois beaucoup plus dans la force du théâtre, dénué d’esprit de combat ou de compétition, parce qu’il propose au collectif la possibilité d’imaginer et de rêver sans limite, ni orientation. “L’oiseau en cage rêvera des nuages” dit un proverbe chinois. Le théâtre, en faire, y aller, c’est s’exercer à la liberté. Nous avons tous besoin de cela. réalisé par Dominique Répécaud à l’automne 2011


Mauricio Kagel (1931 - 2008) Figure majeure de la musique de la seconde moitié du XXe siècle, Mauricio Kagel incarne cette génération de compositeurs qui ont révolutionné non seulement la manière de composer la musique, mais aussi notre manière de l’écouter et de l’intégrer à nos vies quotidiennes. Né à Buenos Aires, son cursus musical s’accompagne d’une double formation en histoire de la littérature et en philosophie qui marquera toute son œuvre à travers une attention particulière pour le support textuel, l’interprétation de la parole sous toutes ses formes. C’est en Argentine qu’il se familiarise avec la musique électroacoustique et développe une véritable passion pour le cinéma et la photographie au point de devenir le cofondateur de la Cinémathèque argentine. C’est aussi le début d’une activité de cinéaste qu’il ne quittera jamais et qui, elle aussi, aura de profondes influences sur sa manière de composer et pas seulement pour la scène. De 1955 à 1957, avant de partir pour l’Allemagne grâce à une bourse d’étude, il dirige les principales activités artistiques de son université ainsi que celles du Teatro Colon où il exerce en parallèle les fonctions de chef de chant et de chef d’orchestre. Ouvert à la musique de son temps qu’il cherche à promouvoir en devenant dès l’âge de dix-huit ans conseiller artistique du comité AgrupaciÒn Nueva Musica, il conservera toute sa vie, soit en tant qu’interprète ou chef d’orchestre (Kölner Ensemble für Neue Musik, Cologne, 1957), soit en tant que pédagogue (cours de musique nouvelle puis chaire de théâtre musical à la Hochschule für Musik de Cologne, cours d’été de Darmstadt), cette activité de défenseur et promoteur de la musique contemporaine. Les caractéristiques qu’il développe en tant que compositeur, qui en font un artiste unique, inclassable et qui ne laissent après lui aucune chapelle, tiennent à la réunion de ces différentes passions dans l’acte de composition. C’est ce besoin de synthèse qui l’amènera à développer une créativité sans limites, à interroger de manière toujours originale et variée chaque forme qu’il utilise dans ses œuvres, à y laisser pénétrer d’autres codes qui ne feront que l’enrichir. Cette position le situe au cœur des remises en question non seulement de l’art musical en lui-même, mais aussi de ses rapports avec les autres arts et avec le public. Son œuvre comporte à la fois des pièces pour orchestre, voix, piano et orchestre de chambre, et autant pour la scène, la radiophonique ou le cinéma.

On lui doit par ailleurs d’être le principal artisan de ce que l’on appellera “ le théâtre instrumental ” qui propulse l’instrumentation dans l’espace de jeu. Toujours avec un humour rare dans la profession, il n’aura de cesse d’affirmer que composer, faire écouter de la musique sont à considérer comme des actes hautement politiques.

le texte musical sur le clavier et à l’intérieur du piano, mais seulement si le son enregistré n’est pas altéré.” Le geste n’est plus seulement musical mais quasi chorégraphique et ainsi l’instrument n’est plus exclusivement de musique, il peut devenir de théâtre et s’adapter aux besoins du compositeur. Alors pourquoi théâtre instrumental et non pas danse instrumentale ?

Du théâtre instrumental “Je fais du théâtre parce que je veux atteindre sur scène une précision que la musique seule me permet rarement. Cette précision dans la présentation n’est à son tour qu’un moyen d’accéder à une plus grande musicalité, et ainsi le cercle se referme.” 1 A l’opposé de l’opéra traditionnel où l’action musicale et dramatique avançaient côte à côte dans un mouvement de va-et-vient, on ne retrouve dans le théâtre instrumental kagélien, ni parallèle, ni confrontation entre deux domaines artistiques distincts. Il y a bien participation théâtrale d’un instrumentiste dans un morceau de musique de chambre. Et cette théâtralisation de la musique de chambre est un processus logique lié au développement historique de l’acte compositionnel. Si l’on prend l’exemple du piano (de Bach à Schoenberg, en passant par Beethoven et Liszt), la volonté des compositeurs est évidente de s’approprier progressivement l’espace de jeu instrumental. Et l’invasion ne s’arrête pas là puisque bientôt cet instrument subira des débarquements en son sein... Dans la pièce Transicion II (écrite par Mauricio Kagel en 1958 pour clavier, percussion et deux enregistreurs), le pianiste et le percussionniste se retrouvent dans le corps même de l’instrument. Par l’entremise de leur position et de leurs gestes musicaux, ils étendent ainsi l’espace musical et géographique du piano. Et, en développant de nouveaux modes de jeu, ce geste se retrouve comme entité musicale propre, tant il est difficile de dissocier le son du geste qui le produit. Dans les notes explicatives à la partition, Kagel indique : “Pendant l’émission des parties de bandes qui ne sont pas accompagnées d’une interprétation simultanée dans la salle, il est recommandé (suivant la conviction et la décision de l’interprète) de marquer en le mimant,

Il semble que la démarche de Kagel ne pouvait que déboucher sur le théâtre dans la mesure où le système d’organisation du théâtre (son décor, ses costumes, ses éclairages, la place des acteurs, de leurs gestes, de leurs paroles) était peut-être celui qui se prêtait le mieux à une organisation de type musicale. Toutefois c’est paradoxalement au moment où Kagel semble s’approcher du théâtre qu’il s’en éloigne peut-être le plus. Dans la plupart des ses œuvres, il n’utilise en effet pas de textes littéraires (au sens large du terme). Dans Staatstheater, par exemple, secouer les bras ou tourner la tête est élevé au rang de sujet du récit. Pourtant, d’un point de vue strictement théâtral, la codification gestuelle kagélienne est beaucoup plus simpliste que les diverses tentatives que l’on peut observer par ailleurs dans le théâtre contemporain. Il dit d’ailleurs de lui-même “Le théâtre musical est beaucoup plus primitif que le théâtre dramatique.” 2 Pourtant d’autres œuvres dont Pas de Cinq nous présenteront l’image d’un compositeur véritablement auteur dramatique. Ici le jeu théâtral est implicitement contenu dans le texte musical, la grande qualité de cette œuvre étant à la fois d’être suffisamment serrée et assez souple pour permettre une liberté de jeu et de mise en scène. “Le plus souvent plusieurs interprétations sont possibles pour un même rythme ; pour le tempo, au contraire, il n’y a toujours qu’une seule interprétation.” 3 Entre ses œuvres purement instrumentales et celles exclusivement théâtrales existent des œuvres que l’on pourrait qualifier de “limite”. Et si Kagel paraît être autant compositeur que metteur en scène, c’est parce que la maîtrise de la notion de rythme qu’il affiche le rapproche de ces genres tels la tragédie, le drame ou la comédie, qui “s’articulent selon des mouvements, se développent selon des rythmes, s’ordonnent selon une architecture, qui ne sont point seulement analogues à ceux de la musique mais sont d’essence musicale” 4 (d’après Jacques Demierre, Mauricio Kagel entre théâtre et musique Contrechamps n°4, avril 1985) 1. M. Kagel : Qu’est-ce que le théâtre instrumental (in Tam Tam, C. Bourgois, Paris 1983) 2. M. Kagel : Staatstheater (Op. Vit., p. 180) 3. Ibidem (p. 111) 4. J. Copeau : Adolphe Appia et l’art de la scène (Cahiers Renaud-Barrault, Julliard, Paris 1955, pp. 92-97)

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