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Destinées Au cœur du jazz
OPTIONS N° 653 / janvier 2020
liales, le jeune Jeremy fugue vers un autre continent, celui du jazz, dans les clubs d’un Londres écrasé par les privations de la Seconde Guerre mondiale. La seule autorité que Jeremy reconnaît désormais est celle de Percy, musicien noir américain, qui va bouleverser son existence : « Chaque phrase était pour nous une source nouvelle d’inspiration, une porte qui s’ouvrait sur un monde dont nous ne soupçonnions pas encore l’existence. » John Wain donne la parole tantôt au fils, tantôt au père, à une tante vieille fille, comme en des solos que chaque musicien accapare lors d’un concert. Et l’auteur parvient, à la première personne, à faire sonner chaque voix avec une justesse remarquablement incarnée. Darius Zaken, lui, vit dans la Médina du Tunis des années 1930, et assiste au lynchage de son père lors d’une émeute. Il en perd définitivement la voix, entravant ses études d’ingénieur qu’il poursuit, envers et contre tout, pour contenter sa mère. Presque par hasard, il assiste à un concert de jazz, perçoit le swing d’une clarinette, découvre une autre façon de dire le monde, entre tristesse et gaieté, entre nostalgie et ivresse : « Un morceau de jazz, c’était cent portes à ouvrir, dont chacune donnait sur cent autres. » Alors il joue, tant et tant qu’il accompagne sur scène des musiciens noirs américains, venus à Tunis pour encourager les GI’s prêts à débarquer en Sicile. Parmi eux, un certain Dizzy Gillespie… Il va clore ses études, rompre la relation fusionnelle avec sa mère et partir avec ces soldats musiciens à travers l’Europe et les États-Unis. Ami et pair de Gil Evans, Charlie Parker, Billie Holiday, Max Roach, Duke Jordan ou Miles Davis, il va se risquer au swing, au bebop, puis au hard bop, et enfin au cool jazz. Un vrai « Nègre blanc », à l’image de Mezz Mezzro. Cette fresque polyrythmique a pour titre Où bat le cœur du monde. Dans le jazz, assurément.
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Billie Holiday, Charlie Mingus, Mezz Mezzro… Trois autobiographies pour raconter un genre musical aussi libre que foisonnant. Et deux romans superbement incarnés.
Pour lire sur le jazz, voire pour lire le jazz, rien, a priori, ne vaut les autobiographies de musiciens. Comment, alors, ne pas évoquer Lady Sings the Blues, l’autobiographie de Billie Holiday ? « Papa et maman étaient mômes à leur mariage – lui 18 ans, elle 16 –, moi, j’en avais 3. Maman travaillait comme bonne chez des Blancs. Quand ils se sont aperçus qu’elle était enceinte, ils l’ont foutue à la porte. Les parents de papa, eux, ont failli avoir une attaque en l’apprenant. C’étaient des gens comme il faut, qui n’avaient jamais entendu parler de choses pareilles dans leur quartier, à Baltimore. Mais les deux mômes étaient pauvres, et quand on est pauvre, on pousse vite. » Ainsi commence le récit d’une vie écorchée ou s’entremêlent viol, prison, alcool, prostitution, drogue, constamment cassée et meurtrie par l’Amérique blanche et son racisme. Lorsqu’elle chante Strange Fruit, il s’agit de « l’odeur des magnolias, douce et fraîche, et soudain de l’odeur de la chair qui brûle », évoquant ainsi les Noirs pendus aux arbres, en Alabama… Même si l’on est « moins qu’un chien », on mord quand même. C’est ce que fait Charlie Mingus, le grand contrebassiste, compositeur et pianiste, dans son autobiographie très arrangée, lorsqu’il dénonce « les imprésarios, les hommes d’affaires installés dans de vastes bureaux qui me disent, à moi, un Noir, que je suis anormal parce que j’estime qu’il doit nous revenir une part de la récolte que nous produisons. Les musiciens sont tout autant victimes du racisme que n’importe quel pauvre enculé de Noir et… et ils ne veulent pas que ça change. » Mingus raconte sa rage, rage contre les Blancs, contre Dieu, contre l’humanité tout entière, rage parfois délirante, drôle, affublée de vantardise, chargée d’outrances. Mais lorsqu’il est question de rage, La Rage de vivre de Mezz Mezzrow s’impose. Milton Mezz Mezzrow était un « Nègre blanc », lui qui affirmait avec fierté « non seulement j’aimais les Noirs, mais j’en étais un, je me sentais plus près d’eux que des Blancs, j’avais même été traité comme eux ». Enfance à Chicago, consommation et deal de drogues (opiomane patenté), alcoolisme assumé, séjours en prison, ce récit, comme ceux de Mingus et de Billie, est brûlant, torride et flamboyant, de la sève même du jazz. On croirait de la fiction, ce sont dorénavant des classiques. Le Typhon vient de rééditer Et frappe le père à mort de John Wain (précédemment publié chez Plon en 1964). Las des querelles fami-
Jean-Marie OZANNE BIBLIOGRAPHIE • Billie Holiday (et William Dufty), Lady Sings the Blues, Parenthèses, 2003, 170 pages, 12 euros. • Charles Mingus, Moins qu’un chien, Parenthèses, 2018, 272 pages, 12 euros. • Mezz Mezzro (et Bernard Wolfe), La Rage de vivre, préface d’Henry Miller, Buchet-Chastel, 2013, 474 pages, 24 euros. • John Wain, Et frappe le père à mort, Le Typhon, 2019, 426 pages, 19 euros. • Philippe Hayat, Où bat le cœur du monde, Calmann-Levy, 2019, 429 pages, 20,50 euros. 45