À légender !, 2013

Page 1

semaine

Claude Queyrel Pascale Stauth À légender ! Château, Tourrettes-sur-Loup La Coupole, La Gaude et le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur

Tourrettes-sur-Loup


Semaine Ulysses, no. 07

fr

Exposition – Exhibition Claude Queyrel, Pascale Stauth À légender ! 08.02 – 06.07.2013 Espace Muséal, Château, Place MaximinEscalier, 06140 Tourrettes-sur-Loup, tél. 04 93 59 30 11/04 93 59 40 78. Du mardi au samedi de 14h à 18h. Pendant les vacances scolaires du mercredi au dimanche de 14h à 18h. Du 1er juin au 6 juillet du mercredi au dimanche de 11h à 13h et de 14h30 à 18h30. Entrée gratuite.

Le projet Ulysses, coordonné par le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, associe quarante-cinq structures et collectivités qui offrent une proposition artistique pluridisciplinaire de qualité internationale sur l’ensemble de l’année 2013. Formidable réservoir d’imaginaire, le voyage d’Ulysse permet d'envisager différentes formes d’écritures artistiques, d'aborder des notions fondamentales et finalement d’investir des espaces aux caractères très différents. Le projet se présente ainsi comme un itinéraire qui participe d’une découverte de l’art contemporain dans ses multiples attitudes à travers celle d’un territoire singulier, le territoire de Marseille-Provence 2013.

16.03 – 13.04.2013 Centre culturel La Coupole, Mairie de la Gaude, Quartier Sainte Appolonie, 06610 La Gaude, tél 04 93 24 49 81/ 06 28 63 65 81. Du lundi au vendredi de 9h à 12h et de 14h à 17h, sur rendez-vous le week-end. Entrée gratuite.

Commissaire – Curator : France Paringaux.

Remerciements – Thanks to : Bayer MaterialScience GmbH et Christian Piepers, Descours & Cabaud, Gilles Decker et son équipe, Brigitte Manoukian, Zeynep Perinçek, Érick Gudimard et Flore Gaulmier.

en Semaine hors-série Ulysses n° 07 Revue hebdomadaire pour l’art contemporain. Publié par – published by Analogues, maison d’édition pour l’art contemporain. 67, rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. Tél. +33 (0)9 54 88 85 67 www.analogues.fr

The Ulysses project, coordinated by the Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, encompasses 45 structures and local authorities offering a multi-disciplinary art proposition of international quality throughout 2013. Ulysses’s odyssey, a tremendous reservoir of imagination, makes it possible to envisage different forms of artistic writing, broach basic ideas, and lastly make use of spaces of very different kinds. The project is thus presented like an itinerary which is part and parcel of a discovery of contemporary art in its many different stances, through that of a particular territory: Marseille-Provence 2013.

Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou Conception graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles Réalisation – Production Laurent Bourderon Corrections Virginie Guiramand Traductions – Translations Simon Pleasance & Fronza Woods Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles Impression XL Print, Saint-Étienne Papier – Paper Imagine Silk 130 g/m2 Crédits photos – Photographic credits Claude Queyrel et Pascale Stauth Diffusion – Distribution Les Presses du réel, Dijon © les artistes pour les œuvres, l’auteur pour les textes, Analogues pour la présente édition. © the artists for the works, the author for the texts, Analogues for this edition. couverture et quatrième de couverture / cover and back cover

Alphabet (détail – detail), 2009-2013. ci-dessus / above

Page 2 Semaine Ulysses n°07, 2013.

Semaine, revue hebdomadaire pour l’art contemporain. Abonnement annuel – Annual subscription 3 volumes, 62 € Prix unitaire – price per issue 4 € Dépôt légal février 2013 Issn 1766-6465

fr

Lieu relais du Frac depuis 2001, le Château de Tourrettes présente tous les ans une exposition réalisée à partir de la collection du Frac ou un projet d’artiste. Il en est de même depuis 2009 avec le Centre culturel de La Gaude, autre lieu relais dans les Alpes-Maritimes. Ces partenariats à long terme tissent des liens avec la population locale et amènent le public à la découverte et à la rencontre des pratiques artistiques contemporaines et de leurs enjeux. Dans ces deux expositions, Claude Queyrel et Pascale Stauth donnent naissance à de nouvelles histoires, celles du héros – aux aventures extraordinaires et aux performances physiques hors du commun – dont les voyages, les traversées nous entraînent vers l’inconnu, vers ce qui se passe là-bas au loin, de l’autre côté. Ils jouent avec les signes, activent les images, et les effets produits s’avèrent de nouvelles manières d’expérimenter et de comprendre le monde du dehors. en

As a Frac staging-post since 2001, the Château de Tourrettes puts on an annual exhibition drawing from the Frac collection, or based on an artist’s project. Since 2009, the same has applied to the La Gaude Cultural Centre, another staging-post in the AlpesMaritimes. These long-term partnerships create bonds with the local populace and help the public to discover and encounter contemporary artistic activities and their challenges. In these two shows, Claude Queyrel and Pascale Stauth introduce new stories involving heroes— with extraordinary adventures and exceptional physical feats—whose travels and journeys draw us towards the unknown, and things that go on over yonder and faraway, on the far side. They play with signs and activate images, and the effects produced become new ways of experimenting with and understanding the world outside.


Semaine Ulysses, no. 07

fr

Exposition – Exhibition Claude Queyrel, Pascale Stauth À légender ! 08.02 – 06.07.2013 Espace Muséal, Château, Place MaximinEscalier, 06140 Tourrettes-sur-Loup, tél. 04 93 59 30 11/04 93 59 40 78. Du mardi au samedi de 14h à 18h. Pendant les vacances scolaires du mercredi au dimanche de 14h à 18h. Du 1er juin au 6 juillet du mercredi au dimanche de 11h à 13h et de 14h30 à 18h30. Entrée gratuite.

Le projet Ulysses, coordonné par le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, associe quarante-cinq structures et collectivités qui offrent une proposition artistique pluridisciplinaire de qualité internationale sur l’ensemble de l’année 2013. Formidable réservoir d’imaginaire, le voyage d’Ulysse permet d'envisager différentes formes d’écritures artistiques, d'aborder des notions fondamentales et finalement d’investir des espaces aux caractères très différents. Le projet se présente ainsi comme un itinéraire qui participe d’une découverte de l’art contemporain dans ses multiples attitudes à travers celle d’un territoire singulier, le territoire de Marseille-Provence 2013.

16.03 – 13.04.2013 Centre culturel La Coupole, Mairie de la Gaude, Quartier Sainte Appolonie, 06610 La Gaude, tél 04 93 24 49 81/ 06 28 63 65 81. Du lundi au vendredi de 9h à 12h et de 14h à 17h, sur rendez-vous le week-end. Entrée gratuite.

Commissaire – Curator : France Paringaux.

Remerciements – Thanks to : Bayer MaterialScience GmbH et Christian Piepers, Descours & Cabaud, Gilles Decker et son équipe, Brigitte Manoukian, Zeynep Perinçek, Érick Gudimard et Flore Gaulmier.

en Semaine hors-série Ulysses n° 07 Revue hebdomadaire pour l’art contemporain. Publié par – published by Analogues, maison d’édition pour l’art contemporain. 67, rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. Tél. +33 (0)9 54 88 85 67 www.analogues.fr

The Ulysses project, coordinated by the Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, encompasses 45 structures and local authorities offering a multi-disciplinary art proposition of international quality throughout 2013. Ulysses’s odyssey, a tremendous reservoir of imagination, makes it possible to envisage different forms of artistic writing, broach basic ideas, and lastly make use of spaces of very different kinds. The project is thus presented like an itinerary which is part and parcel of a discovery of contemporary art in its many different stances, through that of a particular territory: Marseille-Provence 2013.

Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou Conception graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles Réalisation – Production Laurent Bourderon Corrections Virginie Guiramand Traductions – Translations Simon Pleasance & Fronza Woods Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles Impression XL Print, Saint-Étienne Papier – Paper Imagine Silk 130 g/m2 Crédits photos – Photographic credits Claude Queyrel et Pascale Stauth Diffusion – Distribution Les Presses du réel, Dijon © les artistes pour les œuvres, l’auteur pour les textes, Analogues pour la présente édition. © the artists for the works, the author for the texts, Analogues for this edition. couverture et quatrième de couverture / cover and back cover

Alphabet (détail – detail), 2009-2013. ci-dessus / above

Page 2 Semaine Ulysses n°07, 2013.

Semaine, revue hebdomadaire pour l’art contemporain. Abonnement annuel – Annual subscription 3 volumes, 62 € Prix unitaire – price per issue 4 € Dépôt légal février 2013 Issn 1766-6465

fr

Lieu relais du Frac depuis 2001, le Château de Tourrettes présente tous les ans une exposition réalisée à partir de la collection du Frac ou un projet d’artiste. Il en est de même depuis 2009 avec le Centre culturel de La Gaude, autre lieu relais dans les Alpes-Maritimes. Ces partenariats à long terme tissent des liens avec la population locale et amènent le public à la découverte et à la rencontre des pratiques artistiques contemporaines et de leurs enjeux. Dans ces deux expositions, Claude Queyrel et Pascale Stauth donnent naissance à de nouvelles histoires, celles du héros – aux aventures extraordinaires et aux performances physiques hors du commun – dont les voyages, les traversées nous entraînent vers l’inconnu, vers ce qui se passe là-bas au loin, de l’autre côté. Ils jouent avec les signes, activent les images, et les effets produits s’avèrent de nouvelles manières d’expérimenter et de comprendre le monde du dehors. en

As a Frac staging-post since 2001, the Château de Tourrettes puts on an annual exhibition drawing from the Frac collection, or based on an artist’s project. Since 2009, the same has applied to the La Gaude Cultural Centre, another staging-post in the AlpesMaritimes. These long-term partnerships create bonds with the local populace and help the public to discover and encounter contemporary artistic activities and their challenges. In these two shows, Claude Queyrel and Pascale Stauth introduce new stories involving heroes— with extraordinary adventures and exceptional physical feats—whose travels and journeys draw us towards the unknown, and things that go on over yonder and faraway, on the far side. They play with signs and activate images, and the effects produced become new ways of experimenting with and understanding the world outside.


fr

Glissades Avec leur puissance poétique singulière, les œuvres récentes du couple d’artistes Pascale Stauth et Claude Queyrel soulèvent une des grandes questions qui traversent l'histoire de l'esthétique : est-il pertinent de considérer l’art comme un langage ? Il serait malséant, et démesuré, de prétendre épuiser ici ce vaste sujet. Imitant en cela la façon dont CQPS travaillent, c’est-à-dire de façon suggestive et buissonnière, je proposerai plutôt quelques modestes pistes d’analyse. Puissent ces dernières se tresser de manière féconde aux travaux exposés à La Gaude et à Tourrettes-sur-Loup. Je te prie de m'excuser, lecteur, mais je vais devoir commencer par un petit détour théorique. Schématiquement, on peut opposer deux modes d’être : celui des choses et celui des signes. Les choses existent matériellement, elles ne disent rien, n’ont pas de sens ; elles ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Les signes n’existent, par contre, qu'à travers la relation codifiée qu’ils entretiennent avec autre chose. Par exemple, le mot est l’association conventionnelle d’un « signifiant » (la graphie ou le son : dimension matérielle) et d’un « signifié » auquel on ne peut accéder si on ignore le code. Que signifie tukki en wolof ? Impossible de répondre pour qui ne connaît pas cette langue. Une autre caractéristique essentielle des signes est de pouvoir se combiner entre eux : avec un nombre fini de mots, on peut créer un nombre infini de phrases. Entre le monde des choses et le monde des signes, de multiples formes intermédiaires existent : c’est le cas notamment des images et des symboles. Comme les signes, ils ne sont pas réductibles à leur présence matérielle ; mais ce à quoi ils « renvoient » n’est pas aussi clairement codifié que pour les mots.

Par ailleurs, les images et les symboles ont en général une existence autonome et ne participent pas d’une structure combinatoire. Sauf dans certains cas. Chez Claude Queyrel et Pascale Stauth, par exemple. Ainsi, leurs « sémaphores » ne sont ni vraiment des signes (dans ce cas, on disposerait d’un dictionnaire pour les décoder) ni simplement des « choses », car leur présence éveille irrésistiblement notre instinct herméneutique. Nous « sentons » qu’il y a quelque chose à comprendre, mais nous sentons également que ce « quelque chose » ne se laissera pas déterminer aisément. Le matériau des sémaphores, à savoir le polycarbonate coloré, est donc parfaitement adapté à sa fonction : translucide mais non transparent, il ne laisse passer qu’une partie de la lumière. Une part d’opacité, et donc de mystère, demeure. L’énigme s’approfondit quand les sémaphores sont associés les uns aux autres : leurs multiples combinaisons créent autant de charades insolentes, de rébus insolites qui flattent le regard en même temps qu’ils interrogent l’esprit. Notre œil glisse de l'un à l'autre, cherchant vainement la pierre

de Rosette qui permettrait de les déchiffrer. Rébus, charades : ces termes résonnent également avec les « cartouches ». Car les images et les symboles ont un point commun : une image est en effet une « chose » (on peut s’arrêter à ce qu’elle est matériellement, à ses propriétés formelles), mais un tropisme spontané nous

Intervention (parc de Maison Blanche), Marseille, 2011.

pousse à la considérer comme un « signe ». À quoi cette image renvoie-t-elle ? Quel est son « sens » ? Qu’y a-t-il à « comprendre » ? Là encore, nous ne disposons que rarement d’un code figé. Les significations glissent, se chevauchent, se superposent. Elles varient selon de multiples critères. Par exemple, lorsqu’on juxtapose une image à une autre, le « sens » de chacune d'elles en est modifié : le tout, en matière formelle comme symbolique, est plus que la somme des parties (c'est ce qu'Eisenstein explique très bien lorsqu'il définit le montage cinématographique). La notion de montage éclaire les travaux récents de CQPS. Chacune des images qu’ils ont glanées au cours de leurs flâneries est fixe, immobile, centripète. Les mains du couple d'artistes s’en emparent et, en les juxtaposant, les enrichissent de nouvelles harmoniques et d’une sorte de mouvement. Le regard glisse et dérive d’une image à l’autre. Des liens et des contrastes se créent : couleur ou noir et blanc, lignes, transparences, pleins et vides, mouvements, regards, textures… Une vie s'éveille par le jeu des raccords et des correspondances. Des récits possibles émergent, sans cependant se cristalliser : la présence des mains de CQPS produit un sentiment de précarité, voire d’hésitation. Comme si d’autres combinaisons, et donc d’autres récits, étaient virtuellement présents dans ces collages. À l'instar d'une pratique divinatoire, on peut rebattre les cartes, et les étaler différemment. Les mondes inventés par le travail à quatre mains de CQPS sont des mondes possibles, parmi une infinité d’autres – même si, pour eux, c'est ce monde-là et pas un autre qui s'est imposé, fixé le temps d’une pause par un jeu de mains. Leur table de mixage est une table de mirages. Cette pluralité des récits fait écho au projet de CQPS : raconter leur propre couple à travers une réflexion sur « le » couple, concept irrigué par la fréquentation des grands mythes et des grands récits. Saisir une identité – ici, une identité à deux – par un récit : difficile de ne pas opérer un

glissement (encore un) vers le concept d’« identité narrative » tel que Paul Ricœur l'a défini. Selon Ricœur, c'est en se racontant que chacun de nous saisit son identité, et cette « herméneutique de soi » est médiatisée, notamment, par la fréquentation des personnages de fiction. Or, tout mariage, toute union amoureuse réactive d'anciennes légendes, à commencer par la rencontre d'Adam et Ève, et en passant par tous les couples célèbres (réels ou fictifs) que les travaux des deux artistes convoquent. Il y a ainsi mille manières de raconter son couple, qui varient selon des facteurs multiples dont le lieu fait partie : CQPS ont laissé errer leur imagination dans ces sites imprégnés de légendes, de folklores et de cinéma que sont La Gaude ou Tourrettes-sur-Loup. Dans leurs cartouches, les références locales sont autant de tremplins vers de nouvelles histoires. Demain, ailleurs, ils se raconteront encore d'une autre manière. Analogies, correspondances, associations d'idées, résonnances : le spectateur, embarqué par CQPS, laisse lui aussi son esprit vagabonder vers d'autres mythes et d'autres images. En ce qui me concerne, la confrontation des mains de Pascale et Claude et de ces images d'amour et de désir a réveillé, entre autres, un souvenir de cinéma. Dans Intervention divine d'Elia Suleiman, un homme rejoint sa bien-aimée à un checkpoint, symbole même de la séparation. De façon furtive et clandestine, les deux amants assis dans une voiture unissent leurs mains dans un instant de délicat érotisme. Laissons donc ces sémaphores et ces cartouches ensemencer notre imaginaire, autorisons-nous le vagabondage visuel et poétique, et célébrons ensemble une autre forme de couple, sans laquelle l'expérience esthétique n'existerait pas, à savoir le couple qui unit l'artiste et le « regardeur ». Au fait, un tout dernier mot avant de prendre congé : le mot tukki, en wolof, signifie « voyage ». marc rosmini


fr

Glissades Avec leur puissance poétique singulière, les œuvres récentes du couple d’artistes Pascale Stauth et Claude Queyrel soulèvent une des grandes questions qui traversent l'histoire de l'esthétique : est-il pertinent de considérer l’art comme un langage ? Il serait malséant, et démesuré, de prétendre épuiser ici ce vaste sujet. Imitant en cela la façon dont CQPS travaillent, c’est-à-dire de façon suggestive et buissonnière, je proposerai plutôt quelques modestes pistes d’analyse. Puissent ces dernières se tresser de manière féconde aux travaux exposés à La Gaude et à Tourrettes-sur-Loup. Je te prie de m'excuser, lecteur, mais je vais devoir commencer par un petit détour théorique. Schématiquement, on peut opposer deux modes d’être : celui des choses et celui des signes. Les choses existent matériellement, elles ne disent rien, n’ont pas de sens ; elles ne renvoient à rien d’autre qu’elles-mêmes. Les signes n’existent, par contre, qu'à travers la relation codifiée qu’ils entretiennent avec autre chose. Par exemple, le mot est l’association conventionnelle d’un « signifiant » (la graphie ou le son : dimension matérielle) et d’un « signifié » auquel on ne peut accéder si on ignore le code. Que signifie tukki en wolof ? Impossible de répondre pour qui ne connaît pas cette langue. Une autre caractéristique essentielle des signes est de pouvoir se combiner entre eux : avec un nombre fini de mots, on peut créer un nombre infini de phrases. Entre le monde des choses et le monde des signes, de multiples formes intermédiaires existent : c’est le cas notamment des images et des symboles. Comme les signes, ils ne sont pas réductibles à leur présence matérielle ; mais ce à quoi ils « renvoient » n’est pas aussi clairement codifié que pour les mots.

Par ailleurs, les images et les symboles ont en général une existence autonome et ne participent pas d’une structure combinatoire. Sauf dans certains cas. Chez Claude Queyrel et Pascale Stauth, par exemple. Ainsi, leurs « sémaphores » ne sont ni vraiment des signes (dans ce cas, on disposerait d’un dictionnaire pour les décoder) ni simplement des « choses », car leur présence éveille irrésistiblement notre instinct herméneutique. Nous « sentons » qu’il y a quelque chose à comprendre, mais nous sentons également que ce « quelque chose » ne se laissera pas déterminer aisément. Le matériau des sémaphores, à savoir le polycarbonate coloré, est donc parfaitement adapté à sa fonction : translucide mais non transparent, il ne laisse passer qu’une partie de la lumière. Une part d’opacité, et donc de mystère, demeure. L’énigme s’approfondit quand les sémaphores sont associés les uns aux autres : leurs multiples combinaisons créent autant de charades insolentes, de rébus insolites qui flattent le regard en même temps qu’ils interrogent l’esprit. Notre œil glisse de l'un à l'autre, cherchant vainement la pierre

de Rosette qui permettrait de les déchiffrer. Rébus, charades : ces termes résonnent également avec les « cartouches ». Car les images et les symboles ont un point commun : une image est en effet une « chose » (on peut s’arrêter à ce qu’elle est matériellement, à ses propriétés formelles), mais un tropisme spontané nous

Intervention (parc de Maison Blanche), Marseille, 2011.

pousse à la considérer comme un « signe ». À quoi cette image renvoie-t-elle ? Quel est son « sens » ? Qu’y a-t-il à « comprendre » ? Là encore, nous ne disposons que rarement d’un code figé. Les significations glissent, se chevauchent, se superposent. Elles varient selon de multiples critères. Par exemple, lorsqu’on juxtapose une image à une autre, le « sens » de chacune d'elles en est modifié : le tout, en matière formelle comme symbolique, est plus que la somme des parties (c'est ce qu'Eisenstein explique très bien lorsqu'il définit le montage cinématographique). La notion de montage éclaire les travaux récents de CQPS. Chacune des images qu’ils ont glanées au cours de leurs flâneries est fixe, immobile, centripète. Les mains du couple d'artistes s’en emparent et, en les juxtaposant, les enrichissent de nouvelles harmoniques et d’une sorte de mouvement. Le regard glisse et dérive d’une image à l’autre. Des liens et des contrastes se créent : couleur ou noir et blanc, lignes, transparences, pleins et vides, mouvements, regards, textures… Une vie s'éveille par le jeu des raccords et des correspondances. Des récits possibles émergent, sans cependant se cristalliser : la présence des mains de CQPS produit un sentiment de précarité, voire d’hésitation. Comme si d’autres combinaisons, et donc d’autres récits, étaient virtuellement présents dans ces collages. À l'instar d'une pratique divinatoire, on peut rebattre les cartes, et les étaler différemment. Les mondes inventés par le travail à quatre mains de CQPS sont des mondes possibles, parmi une infinité d’autres – même si, pour eux, c'est ce monde-là et pas un autre qui s'est imposé, fixé le temps d’une pause par un jeu de mains. Leur table de mixage est une table de mirages. Cette pluralité des récits fait écho au projet de CQPS : raconter leur propre couple à travers une réflexion sur « le » couple, concept irrigué par la fréquentation des grands mythes et des grands récits. Saisir une identité – ici, une identité à deux – par un récit : difficile de ne pas opérer un

glissement (encore un) vers le concept d’« identité narrative » tel que Paul Ricœur l'a défini. Selon Ricœur, c'est en se racontant que chacun de nous saisit son identité, et cette « herméneutique de soi » est médiatisée, notamment, par la fréquentation des personnages de fiction. Or, tout mariage, toute union amoureuse réactive d'anciennes légendes, à commencer par la rencontre d'Adam et Ève, et en passant par tous les couples célèbres (réels ou fictifs) que les travaux des deux artistes convoquent. Il y a ainsi mille manières de raconter son couple, qui varient selon des facteurs multiples dont le lieu fait partie : CQPS ont laissé errer leur imagination dans ces sites imprégnés de légendes, de folklores et de cinéma que sont La Gaude ou Tourrettes-sur-Loup. Dans leurs cartouches, les références locales sont autant de tremplins vers de nouvelles histoires. Demain, ailleurs, ils se raconteront encore d'une autre manière. Analogies, correspondances, associations d'idées, résonnances : le spectateur, embarqué par CQPS, laisse lui aussi son esprit vagabonder vers d'autres mythes et d'autres images. En ce qui me concerne, la confrontation des mains de Pascale et Claude et de ces images d'amour et de désir a réveillé, entre autres, un souvenir de cinéma. Dans Intervention divine d'Elia Suleiman, un homme rejoint sa bien-aimée à un checkpoint, symbole même de la séparation. De façon furtive et clandestine, les deux amants assis dans une voiture unissent leurs mains dans un instant de délicat érotisme. Laissons donc ces sémaphores et ces cartouches ensemencer notre imaginaire, autorisons-nous le vagabondage visuel et poétique, et célébrons ensemble une autre forme de couple, sans laquelle l'expérience esthétique n'existerait pas, à savoir le couple qui unit l'artiste et le « regardeur ». Au fait, un tout dernier mot avant de prendre congé : le mot tukki, en wolof, signifie « voyage ». marc rosmini


en

Shifts With their particular poetic power, the recent works produced by the pair of artists Pascale Stauth and Claude Queyrel raise one of the major issues running through the history of aesthetics: is it relevant to regard art as a language? It would be unseemly, and over the top, to claim here to be treating this vast subject exhaustively. Imitating, in so doing, the way in which CQPS work, which is to say in a suggestive and truant-like way, I shall rather propose one or two modest avenues of analysis. May these latter create a fertile interweave with the works on view at La Gaude and at Tourrettes-sur-Loup. Please forgive me, dear reader, but I will have to start with a short theoretical detour. In a schematic sense, it is possible to contrast two ways of being: that of things and that of signs. Things exist materially, they do not say anything, and they have no sense; they refer to nothing other than themselves. Signs, on the contrary, only exist through the coded relationship which they have with something else. For example, the word is the conventional association of a “signifier” (written form or sound: material dimension) and a “signified” to which no access is possible if you do not know the code. What does tukki mean in Wolof? It is impossible to answer if you are not acquainted with this language. Another essential feature of signs is that they can be combined together: with a finite number of words, you can create an infinite number of sentences. Many different intermediary forms exist between the world of things and the world of signs: this is particularly so with images and symbols. Like signs, they cannot be reduced to their material presence; but what they “refer” to is not as clearly coded as it is for words. Furthermore, images and symbols usually have an autonomous existence

and are not part of any combinatory structure. Except in certain cases. With Claude Queyrel and Pascale Stauth, for example. So, their “semaphores” are neither really signs (in this case, you would have a dictionary available to decipher them) nor simply “things”, because their presence irresistibly arouses our hermeneutic instincts. We “sense” that there is something to understand, but we also sense that this “something”, will not let itself be easily defined. The material of the semaphores, mainly coloured polycarbonate, is thus perfectly adapted to its function: translucent but not transparent, it only lets a part of the light through. A share of opaqueness, and thus of mystery, remains. The enigma becomes deeper when the semaphores are associated with each other: their many different combinations create as many insolent charades, unusual riddles which flatter the eye at the same time as they challenge the mind. Our eye slides from one to the other, seeking in vain the Rosetta Stone which would make it possible to decipher them. Riddles, charades: these terms also echo with “cartouches”. For images and symbols share a point in common: an image is in fact a “thing” (we may linger on what it is materially speaking, and on its formal properties), but a spontaneous tropism prompts us to regard it as a “sign”. What does this image refer to? What is its “sense”? What is there to “understand”? Here again, we only rarely have a fixed code, meanings shift, become dovetailed, and overlaid. They vary in accordance with many different criteria. For example, when you put one image next to another, the “sense” of each one of them is altered thereby: the whole, formally and symbolically alike, is greater than the sum of the parts (this is what Eisenstein very clearly explained when he defined film editing). The notion of editing informs the recent works of CQPS. Each one of the images that they have gleaned during their walkabouts is fixed, immoveable, and centripetal. The hands of the pair of

artists take hold of them and, by juxtaposing them, enrich them with new harmonics and a sort of movement. The eye shifts and drifts from one image to the next, links and contrasts are created: colour or black and white, lines, transparencies, solids and voids, movements, looks, textures... A life is awakened by the interplay of connections and liaisons. Possible narratives emerge, but without becoming crystallized: the presence of the hands of CQPS produces a feeling of precariousness, and even hesitation. As if other combinations, and thus other narratives, were virtually present in these collages. Like a divinatory practice, it is possible to shuffle the cards and lay them out differently The worlds invented by the four-handed work of CQPS are possible worlds, among an infinity of others—even if, for them, it is this particular world and not another one which is imposed, fixed, for the duration of a pause, by a play of hands. Their mixing table is a table of mirages.

This plurality of narratives echoes the CQPS project: recounting their own couple through a way of thinking about “the” couple, a concept informed by visiting great myths and great narratives. Grasping an identity—here, an identity for two—through a narrative: it is difficult not to make a shift (another one) towards the concept of “narrative identity” such as Paul Ricoeur has defined

it. According to Ricoeur, it is by talking about ourselves that each one of us grasps our identity, and this “hermeneutics of the self” is mediatized, in particular, by visiting fictional characters. The fact is that any marriage, any amorous union, reactivates ancient legends, starting with the meeting between Adam and Eve, and proceeding by way of all the famous couples (real or fictitious), which the works of these two artists summon. So there are a thousand ways of describing your couple, varying with many different factors, one of which is place: CQPS have let their imagination wander into these sites steeped in legends, folklore and film, sites which are called La Gaude and Tourrettes-sur-Loup. In their cartouche, local references are so many springboards towards new stories. Tomorrow, somewhere else, they will be told again in a different way. Analogies, liaisons and links, associations of ideas, echoes: embarked by CQPS, the spectator also lets his spirit wander towards other myths and other images. As far as I am concerned, the confrontation between Pascale and Claude’s hands and these images of love and desire has stirred a memory of film, among other things. In Elia Suleiman’s Divine Intervention a man joins his beloved at a checkpoint, the very symbol of separation. In a furtive and clandestine way, the two lovers sitting in a car join their hands in a moment of delicate eroticism. So let us allow these semaphores and these cartouches sow seeds in our imagination, let us permit ourselves some visual and poetic wandering, and let us together celebrate another form of couple, without which aesthetic experience would not exist, namely the couple which joins artists and “onlooker” together. Now a very last word before taking our leave: the word tukki, in Wolof, means “journey”. marc rosmini

pages suivantes / following pages

Composition (Ulysse & Pénélope), 2010.

Cartouches III, 2012, 42 x 175 cm, Cartouches V, 2013, 42 x 207 cm, Cartouches II, 2012, 42 x 183 cm, Cartouches I, 2012, 42 x 152 cm, Cartouches IV, 2012, 42 x 178 cm, Cartouches VII, 2013, 42 x 171 cm, photographies numériques, impression sur papier – digital photographs, printed on paper.


en

Shifts With their particular poetic power, the recent works produced by the pair of artists Pascale Stauth and Claude Queyrel raise one of the major issues running through the history of aesthetics: is it relevant to regard art as a language? It would be unseemly, and over the top, to claim here to be treating this vast subject exhaustively. Imitating, in so doing, the way in which CQPS work, which is to say in a suggestive and truant-like way, I shall rather propose one or two modest avenues of analysis. May these latter create a fertile interweave with the works on view at La Gaude and at Tourrettes-sur-Loup. Please forgive me, dear reader, but I will have to start with a short theoretical detour. In a schematic sense, it is possible to contrast two ways of being: that of things and that of signs. Things exist materially, they do not say anything, and they have no sense; they refer to nothing other than themselves. Signs, on the contrary, only exist through the coded relationship which they have with something else. For example, the word is the conventional association of a “signifier” (written form or sound: material dimension) and a “signified” to which no access is possible if you do not know the code. What does tukki mean in Wolof? It is impossible to answer if you are not acquainted with this language. Another essential feature of signs is that they can be combined together: with a finite number of words, you can create an infinite number of sentences. Many different intermediary forms exist between the world of things and the world of signs: this is particularly so with images and symbols. Like signs, they cannot be reduced to their material presence; but what they “refer” to is not as clearly coded as it is for words. Furthermore, images and symbols usually have an autonomous existence

and are not part of any combinatory structure. Except in certain cases. With Claude Queyrel and Pascale Stauth, for example. So, their “semaphores” are neither really signs (in this case, you would have a dictionary available to decipher them) nor simply “things”, because their presence irresistibly arouses our hermeneutic instincts. We “sense” that there is something to understand, but we also sense that this “something”, will not let itself be easily defined. The material of the semaphores, mainly coloured polycarbonate, is thus perfectly adapted to its function: translucent but not transparent, it only lets a part of the light through. A share of opaqueness, and thus of mystery, remains. The enigma becomes deeper when the semaphores are associated with each other: their many different combinations create as many insolent charades, unusual riddles which flatter the eye at the same time as they challenge the mind. Our eye slides from one to the other, seeking in vain the Rosetta Stone which would make it possible to decipher them. Riddles, charades: these terms also echo with “cartouches”. For images and symbols share a point in common: an image is in fact a “thing” (we may linger on what it is materially speaking, and on its formal properties), but a spontaneous tropism prompts us to regard it as a “sign”. What does this image refer to? What is its “sense”? What is there to “understand”? Here again, we only rarely have a fixed code, meanings shift, become dovetailed, and overlaid. They vary in accordance with many different criteria. For example, when you put one image next to another, the “sense” of each one of them is altered thereby: the whole, formally and symbolically alike, is greater than the sum of the parts (this is what Eisenstein very clearly explained when he defined film editing). The notion of editing informs the recent works of CQPS. Each one of the images that they have gleaned during their walkabouts is fixed, immoveable, and centripetal. The hands of the pair of

artists take hold of them and, by juxtaposing them, enrich them with new harmonics and a sort of movement. The eye shifts and drifts from one image to the next, links and contrasts are created: colour or black and white, lines, transparencies, solids and voids, movements, looks, textures... A life is awakened by the interplay of connections and liaisons. Possible narratives emerge, but without becoming crystallized: the presence of the hands of CQPS produces a feeling of precariousness, and even hesitation. As if other combinations, and thus other narratives, were virtually present in these collages. Like a divinatory practice, it is possible to shuffle the cards and lay them out differently The worlds invented by the four-handed work of CQPS are possible worlds, among an infinity of others—even if, for them, it is this particular world and not another one which is imposed, fixed, for the duration of a pause, by a play of hands. Their mixing table is a table of mirages.

This plurality of narratives echoes the CQPS project: recounting their own couple through a way of thinking about “the” couple, a concept informed by visiting great myths and great narratives. Grasping an identity—here, an identity for two—through a narrative: it is difficult not to make a shift (another one) towards the concept of “narrative identity” such as Paul Ricoeur has defined

it. According to Ricoeur, it is by talking about ourselves that each one of us grasps our identity, and this “hermeneutics of the self” is mediatized, in particular, by visiting fictional characters. The fact is that any marriage, any amorous union, reactivates ancient legends, starting with the meeting between Adam and Eve, and proceeding by way of all the famous couples (real or fictitious), which the works of these two artists summon. So there are a thousand ways of describing your couple, varying with many different factors, one of which is place: CQPS have let their imagination wander into these sites steeped in legends, folklore and film, sites which are called La Gaude and Tourrettes-sur-Loup. In their cartouche, local references are so many springboards towards new stories. Tomorrow, somewhere else, they will be told again in a different way. Analogies, liaisons and links, associations of ideas, echoes: embarked by CQPS, the spectator also lets his spirit wander towards other myths and other images. As far as I am concerned, the confrontation between Pascale and Claude’s hands and these images of love and desire has stirred a memory of film, among other things. In Elia Suleiman’s Divine Intervention a man joins his beloved at a checkpoint, the very symbol of separation. In a furtive and clandestine way, the two lovers sitting in a car join their hands in a moment of delicate eroticism. So let us allow these semaphores and these cartouches sow seeds in our imagination, let us permit ourselves some visual and poetic wandering, and let us together celebrate another form of couple, without which aesthetic experience would not exist, namely the couple which joins artists and “onlooker” together. Now a very last word before taking our leave: the word tukki, in Wolof, means “journey”. marc rosmini

pages suivantes / following pages

Composition (Ulysse & Pénélope), 2010.

Cartouches III, 2012, 42 x 175 cm, Cartouches V, 2013, 42 x 207 cm, Cartouches II, 2012, 42 x 183 cm, Cartouches I, 2012, 42 x 152 cm, Cartouches IV, 2012, 42 x 178 cm, Cartouches VII, 2013, 42 x 171 cm, photographies numériques, impression sur papier – digital photographs, printed on paper.







Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.